Œuvres complètes (Crémazie)/La guerre d’Orient

Œuvres complètesBeauchemin & Valois (p. 97-101).

LA GUERRE D’ORIENT


 
« Des bords du Dniéper aux mers de l’Amérique,
« Des rivages du Don aux flots de la Baltique,
« Mon aigle à double tête étend son vol vainqueur ;
« Les peuples ont gardé l’empreinte de sa serre,
« Et, tremblant désormais au bruit de son tonnerre,
« Se taisent de frayeur.

« Pour acheter les rois j’ai l’or de Sibérie ;
« J’ai les îles d’Aland au golfe de Botnie,
« Labyrinthe sans fin dont moi seul ai la clé ;
« Pour garder Pétersbourg, j’ai Cronstadt l’imprenable,
« Solitaire géant qui règne formidable
« Sur son roc isolé.

« Mon peuple m’appartient, hommes, enfants et femmes.
« Je possède les corps et règne sur les âmes ;
« Je dispense à mon gré la joie et la douleur,
« Et le Russe, du ciel redoutant la vengeance,
« Obéit en tremblant à ma double puissance
« De pape et d’empereur.


« Il manque à ma couronne une cité splendide,
« Qui, subissant des Turcs la puissance stupide,
« Implore mon secours d’un regard suppliant ;
« Ville de souvenirs, qui sut ravir à Rome
« Le trône des Césars, et que l’univers nomme
« Reine de l’Orient.

« Je veux par un exploit digne de Catherine,
« Des fils de Mahomet achevant la ruine,
« Renverser le Croissant pour arborer la Croix.
« Et, malgré l’Occident et toute sa puissance,
« Mon étendard vainqueur flottera sur Byzance
« Asservie à mes lois.

« Que peuvent contre moi, dans leur vaine colère,
« Les soldats de la France et l’or de l’Angleterre ?
« Ne puis-je pas semer la terreur et la mort
« Au sein des nations ? Et contre leurs attaques
« N’ai-je pas mes Tartars, n’ai-je pas mes Cosaques
« Et mes glaces du Nord ?

« Ces rois de l’Occident ignorent donc l’histoire ?
« Dans les murs de Paris, conduits par la victoire,
« Les Russes n’ont-ils pas déjà dicté leurs lois ?
« Ce qu’ils ont fait deux fois, ils le feront encore,
« Aux marais du Danube, aux rives de Bosphore,
« Vainqueurs comme autrefois.

« À moi, soldats du Don ! Venez, je vous convie
« Aux sauvages plaisirs d’une sanglante orgie.

« Vos pieds savent fouler les peuples expirants,
« Et semer leur passage et de morts et de flammes :
« Je vous livre Stamboul, ses harems et ses femmes,
« Et l’or des Musulmans !… »

À l’insolent défi que Nicolas prononce
La France et l’Angleterre ont donné la réponse.
Entendez-vous au Nord le tonnerre grondant ?
C’est Bomarsund qui tombe au bruit de la mitraille,
Cet invincible fort que six jours de bataille
Ont réduit au néant.

Quel est ce nom vainqueur venu de la Crimée
Qu’apporte d’Orient la brise parfumée ?
C’est le grand nom d’Alma !… D’où vient ce chant de deuil ?
C’est Saint-Arnaud mourant sous les yeux de l’Europe,
Qui d’un linceul de gloire, expirant, s’enveloppe
Pour descendre au cercueil.

Ô héros d’Inkermann ! où trouver une lyre
Pour chanter dignement ce généreux délire
Qui vous fit les vainqueurs d’un combat de géants ?
En répétant vos noms aux peuples de l’Aurore,
Les échos de la Grèce ont cru redire encore
Les exploits des Titans.

Quand les peuples, trompés par un triste vertige,
Des vertus d’autrefois dédaignant le prestige,
Au seul culte de l’or se vouent avec ardeur ;
Quand leur esprit souillé semble ne plus comprendre
Ces deux sublimes mots que Dieu leur fait entendre,
La justice et l’honneur,


C’était votre devoir, à vous, reines du monde,
D’allumer un flambeau, dans cette nuit profonde,
Qui pût illuminer l’univers incertain,
Et qui, de ses projets montrant la perfidie,
Fît mettre l’autocrate et sa race flétrie
Au ban du genre humain.

Des droits des nations sublimes sentinelles,
Vous avez, conquérant des palmes immortelles,
Accompli la grandeur de cette mission,
Sans craindre des tyrans les menaces terribles.
Les peuples béniront les deux noms invincibles
De France et d’Albion.

Fiers des grands souvenirs de leur vaillante épée,
Quand les Français disaient cette immense épopée
Que l’on nomme Austerlitz, Lodi, Wagram, Eylau,
Jalouse de leur gloire, objet de son envie,
Des rives d’Albion une voix ennemie
Répondait : Waterloo.

Mais ces temps sont passés : l’Angleterre et la France,
Dont les âges futurs chanteront la vaillance
De ces brillants guerriers que la justice arma,
Rappelant du passé les heures fugitives
Et les faits immortels, les échos des deux rives
Répéteront : Alma !

Pour nous, ô Canadiens ! enfants de ces deux races
Dont l’univers entier garde les nobles traces,

Quand nos frères là-bas meurent au champ d’honneur,
Si nous ne pouvons pas, partageant leur victoire,
Recevoir avec eux les lauriers dont la Gloire
Couronne un front vainqueur,

Ah ! nous pouvons du moins dans des combats paisibles,
À leur exemple unis et comme eux invincibles,
Continuer toujours au bord du Saint-Laurent
Ces sublimes vertus, ce bienfaisant génie
Qui vont sauver encore au jour de l’agonie
Le vieux monde expirant.

Et si jamais un jour la République austère
Qui donne à l’autocrate un appui mercenaire,
Nous voulait immoler à son ambition,
Des jours de Châteauguay ressuscitant la gloire,
Sachons porter secours et donner la victoire
Au drapeau d’Albion.


Québec, décembre 1854.