Œuvres complètes (Crémazie)/Lettres 21

aux mêmes.


Orléans, 3 avril 1871.
Mes chers frères,

Depuis hier, je suis dans la ville de Mgr  Dupanloup. La situation de la capitale est tellement grave que j’ai cru prudent de prendre congé de messieurs de la Commune.

La poste ne fonctionne plus depuis jeudi, le 30. Je voulais aller à La Ferté, mais le chemin de fer de l’Est ne marche plus depuis vendredi. Le chemin d’Orléans étant encore libre, je me suis mis en route à midi et je suis arrivé ici à trois heures.

Tous ceux qui peuvent quitter Paris s’empressent de fuir en province. On évalue à près de deux cent mille le nombre des personnes qui ont abandonné la capitale depuis le 18 mars.

À Orléans, tout est plein. J’ai eu beaucoup de peine à trouver une petite chambre. La vie est aussi chère, sinon plus chère qu’à Paris. Je ne sais combien de temps je resterai ici. Aussitôt que les affaires auront repris leur cours normal, je retournerai à la capitale afin d’exécuter les commandes dont Joseph me parle dans sa dernière lettre.

Je n’ai pas reçu de nouvelles de vous depuis le 10 mars, ce qui s’explique facilement par l’interruption du service des postes. Comme la crise actuelle peut durer longtemps et que je ne resterai pas plus de trois semaines ou un mois ici, continuez à m’adresser vos lettres, rue de l’Entrepôt, 34, Paris. Elles me parviendront à Orléans aussitôt que les communications postales seront rétablies. Dans tous les cas, je les retrouverais à Paris, à mon retour.

Je n’ai pas encore eu le temps de rien voir ici, si ce n’est l’église, où je suis arrivé à temps pour entendre la fin des vêpres et le sermon. Je vous en parlerai plus au long dans ma prochaine.

Orléans, qui a été occupé pendant trois mois par les Prussiens, est aujourd’hui débarrassé de la présence des troupes du roi Guillaume. Tout est parfaitement tranquille, comme dans le temps jadis.

Comme nous ne recevons plus de journaux de Paris, nous n’avons à nous mettre sous la dent que les récits des voyageurs. Ce matin, on nous annonce que Neuilly a été bombardé et que trois bataillons de la garde nationale ont été faits prisonniers par les zouaves pontificaux. Est-ce vrai ? J’en doute.

Vous devez être mieux renseignés à Québec sur Paris que nous à Orléans. La Commune est perdue nécessairement. Si Thiers ne réussit pas, les Prussiens se chargeront de l’affaire et occuperont la capitale. Ici, en province, il se fait une petite réaction en faveur de Napoléon III. À l’hôtel où je mange, des voyageurs qui arrivent de l’Ouest et du Nord nous affirment que, depuis l’établissement de la Commune, les neuf dixièmes des paysans et des habitants des petites villes demandent un plébiscite pour rappeler le régime impérial. Décidément, ces pauvres Français ne sont que de grands enfants qui ne sauront jamais ce qu’ils veulent et qui seront constamment ballottés entre l’anarchie et la réaction.

À la semaine prochaine.