Œuvres complètes (Crémazie)/Lettres 20

aux mêmes.


Paris, 27 mars 1871.


Mes chers frères,

J’ai reçu, vendredi matin, vos lettres du 10 mars, ainsi que les journaux. J’espère que, désormais, j’aurai le bonheur de vous lire chaque semaine.

Je suis désolé de vous avoir, par ma lettre du 22 février, causé de l’inquiétude. Heureusement que tout a tourné pour le mieux et que vous savez maintenant que la traite que mon bon frère Jacques m’a adressée, est arrivée à bon port.

Jacques m’annonce la mort de M. de Gaspé. C’était un bien brave homme. Comme littérateur, il a été un peu inventé par M. Casgrain. Cependant, son livre restera dans notre répertoire canadien, moins comme œuvre de style que comme tableau de mœurs du temps passé.

Vous connaissez, au moment où je vous écris, l’horrible fusillade de la place Vendôme. Nous sommes en pleine terreur, moins la guillotine. L’émeute, maîtresse de la capitale, fait arrêter qui bon lui semble. Il est vrai qu’à moins d’être une notoriété publique, on en est quitte pour une nuit passée au poste. Il ne faut pas dire un mot de blâme sur la conduite de nos seigneurs et maîtres, ou gare les coups de crosse des gardes nationaux de Belleville et de la Villette, qui, avec la clique Montmartre, règnent en despotes sur la capitale du monde civilisé. L’Assemblée nationale ne sait pas où donner de la tête. Sur sept cent cinquante députés, on compte près de six cent cinquante ennemis de la république qui ne voient dans la crise que nous traversons qu’un moyen d’arriver plus vite au gouvernement de leurs rêves : la monarchie.

Entre la réaction blanche qui siège à Versailles et la terreur rouge qui trône à l’Hôtel de Ville, la pauvre France roule au fond de l’abîme qui doit l’engloutir. Après avoir vainement essayé d’obtenir aide et protection de l’assemblée nationale, les mairies des vingt arrondissements de Paris, pour éviter une collision sanglante, ont accepté les élections pour la commune. Elles ont eu lieu hier. Nous n’en connaissons pas encore le résultat. Au reste, ces élections ont été faites au milieu d’un calme parfait.

Il est très probable que les hommes du 18 mars auront une grande majorité : les conservateurs s’étant abstenus, Blanqui serait élu à une immense majorité dans le dix-huitième arrondissement (Montmartre). Flourens et Pyat seraient également élus.

Tout cela ne présage rien de gai pour l’avenir. Et nous ne sommes qu’au prologue. Tant que la garde nationale ne sera pas désarmée, nous aurons l’émeute à jet continu. Non seulement la voyoucratie des faubourgs est armée jusqu’aux dents, mais elle possède encore quatre cent quatre-vingt-onze canons et mitrailleuses, sans compter un certain nombre d’obusiers. Il faudra donc que la province, comme aux journées de juin 1848, vienne livrer bataille dans les murs mêmes de Paris, à l’anarchie qui menace de faire de la France une seconde Pologne. La lutte sera formidable. Je crois que la lutte définitive restera aux partisans de l’ordre, mais au prix de quels sanglants sacrifices, Dieu seul le sait !

Le comité central, désespérant d’entraîner la France dans la voie républicaine, veut faire des grandes cités, Paris, Lyon, Bordeaux, Marseille, etc., des villes libres comme Hambourg, Brème, Lubeck, etc. Ce serait tout simplement le démembrement à l’intérieur après le démembrement de la frontière par la Prusse. En attendant, la Prusse tient tout le nord de Paris sous le feu de ses canons. On doit payer cinq cent millions le 1er avril. On comptait, pour se procurer cette somme, sur les banquiers étrangers. L’anarchie qui règne depuis dix jours a considérablement refroidi la confiance des capitalistes anglais et hollandais. Si, le 1er avril, les Prussiens n’ont pas reçu le demi-milliard qui leur est dû, ils seront dans leur droit en entrant dans Paris. On parle déjà du prince Frédéric-Charles comme gouverneur de Paris. Je crois que ces craintes sont exagérées.

Dans mon quartier, nous sommes tranquilles. Quelques sons de trompette, quelques roulements de tambour nous réveillent bien un peu la nuit, mais c’est là un petit malheur.

Je vous envoie une botte de journaux qui vous diront les faits et gestes de notre gouvernement. Par ces temps incertains et troublés, j’aime mieux rester chez moi que d’aller chercher les émotions de la place publique, émotions sur lesquelles je suis blasé maintenant.

Je suis bien portant ; l’appétit me revient ; j’ai toujours faim et je travaille à combler le déficit causé par les privations du siège.