Œuvres complètes (Crémazie)/Lettres 15


DERNIÈRES LETTRES.


À SES DEUX FRÈRES.


Paris, 18 février 1871.


Mes chers frères,

Il est enfin permis d’expédier des lettres cachetées. Le 31 janvier, j’ai écrit à Joseph une lettre ouverte, comme commissionnaire, sous le nom de Jules Fontaine, pour vous faire savoir que, malgré la famine et le bombardement, j’étais encore de ce monde. Pour moi, je suis toujours sans nouvelles de vous depuis le 2 septembre. Depuis l’amnistie, les lettres parviennent assez facilement. Avez-vous reçu toutes celles que je vous ai adressées par ballon ?[1]

Dans la maison que j’habite, 34, rue de l’Entrepôt, on a reçu des lettres d’Angleterre, de Suisse, de Suède, mais elles étaient écrites depuis la signature de l’amnistie. Celles qui sont arrivées pendant l’investissement sont encore à Bordeaux. On dit qu’elles nous arriveront dans quelques jours. Vous avez dû connaître la signature de l’amnistie le 30 janvier au plus tard. M’avez-vous écrit depuis ? Si oui, je recevrai vos lettres la semaine prochaine. J’espère cependant me trouver, avant cette époque, en possession de celles que vous m’avez écrites pendant le siège. Je n’ai pas besoin de vous dire avec quelle douloureuse inquiétude j’attends vos nouvelles. C’est si long cinq mois, et tant de choses ont pu se passer pendant ces cent cinquante jours !

Ma santé est aussi bonne qu’elle peut l’être après la crise effrayante que nous venons de traverser. Mon estomac est devenu l’arche de Noé : tous les animaux de la création y ont passé. Le bœuf était devenu un mythe, le cheval très cher dans le dernier mois du siège. Mince était ma bourse, puisque je ne vivais et ne vis encore que d’emprunts. J’ai été obligé de me rabattre sur le chien, et, dans les plus mauvais jours, sur les rats. Je ne parle pas des chats, qui étaient devenus un mets d’aristo. Au fond, ce n’est pas plus mauvais qu’autre chose. Seulement, comme nous avons une répugnance naturelle pour la chair de ces animaux, il faut se faire violence pour ingurgiter cette cuisine de chien. La sauce, les épices qui assaisonnent cette ratatouille endiablée, le pain impossible, noir comme du vieil acajou et lourd comme du plomb, que nous avons mangés dans ces derniers temps, tout cela m’a donné une gastrite de première qualité. Aujourd’hui que nous sommes ravitaillés et que nous mangeons du vrai bœuf et du vrai pain, ma digestion va mieux et les crampes d’estomac, qui m’ont fait passer des nuits si cruelles dans le dernier mois du siège, ont cessé depuis que je mange une nourriture de chrétien. N’étaient l’inquiétude que me cause la privation de vos nouvelles depuis bientôt six mois, puisque vos dernières lettres portaient la date du 2 septembre, et l’ennui d’avoir fait et de faire encore des dettes pour vivre, je ne me trouverais pas trop mal, vu les circonstances. Comme tout le monde, j’ai maigri beaucoup, mais c’est un tout petit malheur.

M. G. B. m’a bien prêté cent vingt-cinq francs, mais, comme il m’a dit qu’il était très gêné lui-même, je n’ai pas osé lui en demander davantage. Quelques amis sont venus à mon secours, et, comme dès les premiers jours de l’investissement, le gouvernement a décrété que les loyers, chambres, garnis ou appartements non meublés, ne seraient payés qu’après la fin de la guerre, je me suis dispensé de payer ma chambre pendant les quatre derniers mois. J’ai donc pu vivoter, mais en tirant le diable par la queue, et je puis vous assurer que la susdite queue était parfois joliment rude. Remarquez que cette cuisine digne des sorcières de Macbeth, coûtait le double du bœuf et du mouton dans les temps ordinaires.

Le froid, très rigoureux cet hiver, nous a aussi fait beaucoup souffrir. Les pauvres diables comme moi ne pouvaient pas payer le bois deux sous la livre. Force nous était donc de nous réchauffer à la flamme du patriotisme. C’est très beau dans une proclamation, mais cette flamme sacrée vous laisse joliment grelotter quand vous êtes seul, en tête à tête avec elle, au coin de votre cheminée qui n’a pas vu de feu depuis plusieurs mois.

Vers le milieu de janvier, le froid est devenu moins intense et nous n’en souffrons plus maintenant. Cependant ma chambre, qui n’a pas été chauffée depuis la fin de novembre, est toujours froide comme une glacière, et je vous écris ces lignes chez mon ami le lieutenant de mitrailleuses, celui avec qui j’ai assisté à la bataille du 13 octobre. Comme, depuis l’amnistie, il a quitté la caserne du quai de l’Alma pour revenir à sa chambre de la rue de l’Entrepôt, il a emporté avec lui le bois que lui accorde le gouvernement, en sa qualité d’officier. Quand je veux me chauffer un brin, je vais fumailler une pipe avec lui. Pendant que je vous écris ces lignes, il est occupé à ranger une collection d’obus et de cartouches de toute espèce, en souvenir du siège de Paris. Je l’entends qui murmure : « Tas de filous que ces républicains ! Ils nous ont mis dans un joli pétrin. Si vos républicains d’Amérique sont comme les nôtres, ça doit être du propre votre pays ! » Comme Pandore, dans les Deux Gendarmes, je lui réponds :

« Brigadier, vous avez raison. »


Il éclate de rire et recommence son petit train-train d’obus et de cartouches.

Je suis bien heureux de l’avoir, car il m’est impossible d’acheter du bois pour deux raisons, la première, c’est que je garde les quelques sous que j’emprunte pour manger, la seconde, c’est que nous ne sommes pas encore ravitaillés sous le rapport du combustible et que le bois se vend encore huit francs le cent kilos.

Jusqu’au 19 décembre, j’ai écrit chaque jnur mon journal du siège. À cette date, j’ai dû cesser, car il m’était impossible, à cause du froid, de tenir une plume cinq minutes sans avoir l’onglée. Cependant j’ai continué, chaque jour, à prendre des notes au crayon, dans mon lit. Maintenant qu’il fait moins froid et que mon officier a mis sa chambre à ma disposition, je vais terminer mon journal en mettant au net les notes prises depuis le 19 décembre. Je vous l’expédierai aussitôt que mes moyens me permettront de payer le port, qui sera assez élevé, car ces notes couvriront plus d’une centaines de pages.

Chaque jour, j’ai acheté quand même le Petit journal, afin que vous puissiez avoir la collection complète de l’histoire du siège de Paris.

Tout est donc consommé. Bourbaki, dans l’Est, se suicide de désespoir ; au nord, Faidherbe perd la bataille de Saint-Quentin ; Chanzy, pour se dérober à la poursuite de Frédéric-Charles, est obligé de chercher un refuge derrière la Mayenne. Bombardé pendant vingt-trois jours, épuisé par la famine, qui enlève sept cents victimes par jour, Paris, voyant que tout espoir est perdu, est obligé de capituler. Mais, dans sa chute, la grande ville emporte du moins la consolation d’avoir donné au monde un spectacle unique dans l’histoire. Pendant cent trente-cinq jours, une population de deux millions d’habitants a souffert la faim, les maladies de toute espèce, le bombardement le plus effroyable. Au milieu de cette cataracte de calamités, pas une voix ne s’est élevée pour dire : Rendons-nous !

Elles étaient réellement admirables, ces pauvres femmes qui, par des froids de quinze degrés, faisaient la queue pendant quatre et cinq heures pour obtenir une demi-livre de pain noir et deux onces de cheval, sans murmurer, sans se plaindre, espérant toujours, toujours, que tant de sacrifices sauveraient la patrie.

Les crétins doublés de coquins qui régnaient à l’Hôtel de Ville n’ont rien su faire de l’admirable dévouement de la population parisienne. Elle est bien lourde la responsabilité qui pèsera dans l’histoire sur les hommes du 4 septembre. Si Paris avait fait pour Palikao la moitié des sacrifices qu’il a faits pour le gouvernement provisoire, je suis certain que le vainqueur de la Chine aurait sauvé la situation.

Gambetta, en voulant jouer au Danton et terroriser la province, a tout perdu. Les départements ne sont point républicains et ne veulent pas se faire tuer pour la plus grande gloire de la république une et indivisible. Car, il ne faut jamais oublier que, dans cette pauvre France, on est toujours plus partisan que patriote. Les seuls qui se soient conduits comme des patriotes et battus comme des héros, ce sont les zouaves pontificaux, qui appartiennent presque tous à la vieille noblesse et au parti légitimiste.

Pour les républicains de la veille, ce sont d’effrontés bavards qui redoutent avant tout les champs de bataille. Ils prennent volontiers des canons chez le marchand de vins, mais jamais ils n’attaquent ceux des Prussiens.

Le bombardement a été une chose effrayante. Il y avait des nuits où l’on ne pouvait dormir. On aurait dit un congrès de tonnerres. Cependant nous avions fini par nous y habituer. Quand l’amnistie a été signée, nous avons été tout surpris de ne plus entendre le canon. Il nous manquait quelque chose pour nous endormir.

Pardonnez-moi le décousu de cette lettre écrite à bâtons rompus, pendant que mon officier d’artillerie me fait une macédoine de républicains, de Prussiens, d’obus et de cartouches.

J’ai bien hâte de recevoir vos lettres.


  1. Ces lettres ne sont qu’une répétition partielle de son journal.