Œuvres complètes (Crémazie)/Lettres 14

Œuvres complètesBeauchemin & Valois (p. 458-469).

PENDANT L’ARMISTICE.

Les premiers jours qui suivent la signature de l’armistice n’apportent aucun soulagement à notre détresse. Les chemins de fer sont coupés, les routes effondrées, les mines françaises et prussiennes ont fait sauter les ponts. Il faut au moins huit jours pour raccorder les rails et jeter des tabliers en bois sur les arches des ponts. Les avant-postes prussiens profitent de ces quelques jours pour faire un commerce de victuailles qui leur rapporte gros, attendu que ce qu’ils vendent a été volé aux malheureux paysans de la Beauce, de la Normandie et de la Brie.

À Saint-Denis, à Saint-Cloud, à Versailles, on peut acheter un poulet pour 12 francs, du mouton à 4 francs la livre, des œufs à 50 c. pièce, du pain blanc à 75 c. la livre. Les personnes à l’aise peuvent donc, dès le 30 janvier, se nourrir d’une manière substantielle. L’immense majorité de la population, composée de gens dont les ressources épuisées ne permettent pas de faire de grosses dépenses pour la nourriture, est obligée d’attendre le ravitaillement général pour améliorer son ordinaire. Le 5 février, je mange du pain blanc. Jamais gâteau ne m’a fait autant de plaisir. Le 10 février, je mange enfin un morceau de bœuf bouilli. C’est joliment bon quand pendant près de trois mois on n’a mangé que du cheval, du chien, du chat et du rat. Je n’ai pu aborder le mouton et le veau que le 16 février. À dater de ce jour, bien que les prix soient encore plus élevés qu’avant l’investissement, les mets ordinaires deviennent accessibles aux petites bourses. La ville de Londres a envoyé à Paris une masse considérable de denrées alimentaires. Distribués dans la classe pauvre, ces dons de John Bull ont soulagé beaucoup de misères.

Les élections ont eu lieu le 8. L’insouciance des honnêtes gens (on compte près de 300,000 abstentions), la stupidité des classes ouvrières, qui se laissent mener par une douzaine d’ambitieux, donnent à Paris des députés impossibles. Razoua, un drôle, Millière, accusé publiquement par Rochefort d’avoir volé 30,000 francs à la caisse de la Marseillaise, Solain et Malon, ouvriers de l’Internationale, Greppo, l’ancien Pilade de Proudhon, Garibaldi, le vieux condottiere, Gambon, l’homme à la vache, Lockroy, journaliste de cinquième catégorie, Floquet, un roquet déguisé en avocat, etc., tels sont les représentants de la capitale du monde civilisé.

Les révolutionnaires, parfaitement organisés, ne perdent pas leurs voix comme les conservateurs. La liste adoptée par leurs chefs est acceptée par tout le parti. Avec le système absurde du scrutin de liste, chaque électeur de Paris avait 43 noms à écrire sur un seul bulletin. Comment voulez-vous qu’un simple bourgeois puisse connaître 43 personnes qui puissent le représenter à l’assemblée nationale ? Comme il n’y a pas d’entente dans le parti conservateur, composé de quatre fractions qui ne peuvent s’accorder entre elles, les orléanistes, les bonapartistes, les légitimistes et les républicains modérés, chacun vote pour les hommes qu’il connaît personnellement. Souvent même le petit rentier, ne sachant comment remplir son bulletin, finit, après avoir trouvé une vingtaine de noms parmi les sommités de son parti, par donner son vote à son propriétaire, à son beau-père ou à ses fournisseurs. Quelquefois même, il vote pour soi, afin que son nom figure parmi ceux des candidats dans le dépouillement des votes publiés par le Journal officiel. C’est ce qui vous explique comment, dans le scrutin du 8 février, 10,400 individus ont reçu des voix, qui 1, qui 2, qui 3. Sur ces 10,400, 900 ont été nommés par plus de 4,000 électeurs. Avec le scrutin de liste, les radicaux, qui marchent comme un seul homme, sont toujours certains de faire passer la plus grande partie de leurs candidats. Thiers, Jules Favre, Henri Martin, l’amiral Saisset, etc., n’ont été élus à Paris que parce qu’il y a une douzaine de noms sur lesquels s’accordent les hommes de toutes les nuances du parti conservateur. J’oubliais Mégy, celui qui a été condamné à vingt ans de travaux forcés pour assassinat d’un sergent de ville chargé de l’arrêter à son domicile. Cet aimable révolutionnaire, mis en liberté le 5 septembre par l’émeute triomphante, a reçu plus de 50,000 voix !

Si Paris est ultra-radical, la province est ultra-monarchique. Elle n’envoie que des ducs, des comtes, des marquis et des barons à l’assemblée nationale. Sur les 753 députés qui siègent à Bordeaux, il y a plus de 600 partisans de la monarchie. Le duc d’Aumale et le prince de Joinville sont au nombre des élus. La comédie jouée en 1848 au profit des Bonaparte, va se jouer cette fois pour le compte des d’Orléans. Le nouveau régime durera vingt ans, puis on fera une révolution. Comme intermède, on aura la république, et il y a gros à parier que Napoléon IV régnera aux Tuileries en 1895. J’ai bien peur que la France, avec ses prétendants et ses révolutions périodiques comme celles des républiques de l’Amérique du Sud, ne finisse par devenir une seconde Pologne. Il y a quelque chose de plus terrible que l’invasion prussienne pour la France, c’est l’anarchie qui règne dans les esprits. Le malheur des Français, c’est qu’ils n’ont aucun principe fixe en religion, en politique et en philosophie. En politique comme en religion, le non serviam de l’Écriture sainte semble être le mot d’ordre des grandes villes. Thiers couronne admirablement sa longue carrière. Choisi comme député par 28 départements, élu chef du pouvoir exécutif par l’unanimité de l’assemblée nationale, l’auteur de l’Histoire du Consulat et de l’Empire est aujourd’hui le maître de la France. Ramènera-t-il les d’Orléans ? Je ne le crois pas, du moins pour le moment. Riche à millions, n’ayant pas d’enfants, que pourrait-il attendre de Louis-Philippe II ? Le premier dans la république, il ne serait que le second sous la monarchie. Je crois qu’il laissera vivre la république pendant un an ou deux, puis, quand il aura pansé de son mieux les plaies de la France, il posera carrément au pays la question : République ou Monarchie ? Le plébiscite dira si le peuple veut un roi ou un président, mais je reste convaincu que Thiers ne fera pas de coup d’État pour placer le comte de Paris sur le trône. Le nom de Thiers inspire la confiance et relève à l’étranger le crédit de la France, singulièrement compromis par les excentricités de Gambetta et l’incapacité du gouvernement de Paris. Pendant tout le mois de février, Paris a été tout à fait tranquille. Le 24 février et les jours suivants, beaucoup de manifestations autour de la colonne de Juillet. On fait des discours, mais on ne songe pas à brûler une cartouche. Le 26 au soir, le bruit se répand que les Prussiens vont entrer à minuit. Belleville s’émeut. Plus de 50,000 hommes armés se portent du côté de l’Arc de triomphe de l’Étoile, afin de s’opposer par la force à l’entrée des soldats de Guillaume. C’est une fausse alerte, les Prussiens ne font leur entrée que le 1er mars. L’assemblée ayant ratifié les préliminaires de la paix le même jour, les Teutons quittent, le 3 mars au matin, le quartier de Paris où ils avaient été parqués comme des lépreux. Leur entrée dans Paris restera l’une des choses les plus ridicules de l’histoire.

Vous connaissez les conditions douloureuses de cette paix que le roi Guillaume vient d’imposer à la France. Je n’ai donc pas à vous en parler. Il me reste à vous dire un mot des causes de cette série de désastres sans précédent dans l’histoire. Dans ces derniers temps, j’ai vu beaucoup de militaires. J’ai causé avec des gens sérieux et qui raisonnent avec leur intelligence et non avec leurs passions. D’après ce que j’ai vu, lu et entendu, voici les causes de cette épouvantable catastrophe qui a fait de la première nation du monde une puissance de second ordre.

Il est évident que, lorsque le 19 juillet, Napoléon III a déclaré la guerre à la Prusse, la France n’était pas prête à entrer en lutte avec la confédération germanique. Mais est-ce bien le gouvernement impérial qui doit seul porter la responsabilité de l’état de désorganisation dans lequel se trouvait l’armée française ? Je ne le crois pas. Quand, en 1868, le maréchal Niel voulut organiser la garde mobile, il rencontra une opposition formidable dans la Chambre. Il demandait vingt-cinq millions, on ne lui en accorda que quatre. Et pourtant c’est la garde mobile qui a formé les armées de Chanzy et d’Aurelle de Paladines. Quelque temps après, il sollicitait un crédit de dix millions pour armer les forteresses du Nord : Sedan, Thionville, Montmidy. Le corps législatif refusa cette somme. Il est probable que, si Sedan avait été convenablement fortifié, l’armée française n’aurait pas été obligée de capituler, le 2 septembre. À l’époque où les députés refusaient les demandes du ministre, Jules Simon et Garnier-Pagès arrivaient de Berlin. Ils avaient dîné avec quelques Allemands idéologues et démocrates qui avaient juré inter pocula que les Prussiens portaient la France dans leurs cœurs. Jules Simon et Garnier-Pagès crièrent sur tous les tons que les « peuples sont pour nous des frères, » que si Napoléon III organisait la mobile, c’était uniquement pour river les fers du pauvre peuple. L’opposition républicaine devait naturellement refuser les crédits demandés par le gouvernement. Seuls, les trente-cinq à quarante membres de la gauche n’auraient pu empêcher le vote nécessaire au ministère de la guerre pour compléter les armements de la France. Cette partie de la majorité qu’on nomme aujourd’hui le centre et que, sous la Convention, on appelait la Plaine, trouva l’occasion bonne pour se refaire une popularité. En France, comme chez nous, quand un député, en se présentant devant ses électeurs, peut prouver, Moniteur en main, qu’il a refusé de voter les impôts nouveaux ou les sommes d’argent demandées par le gouvernement, il est presque certain d’être réélu. Donc la plus grande partie de la majorité fit cause commune avec l’opposition.

Non seulement le parti républicain essaya par tous les moyens de paralyser les efforts que faisait le gouvernement pour mettre la France en état de lutter avec la Prusse, mais encore il travailla à éteindre l’esprit de discipline dans l’armée. C’est ainsi que l’on vit les purs faire des souscriptions pour racheter des soldats que le gouvernement avait envoyés tenir garnison en Afrique pour les punir d’avoir fait de la propagande socialiste dans leurs régiments. Naturellement les tourlourous, voyant qu’en refusant d’obéir à leurs chefs ils avaient chance, non seulement d’être rachetés par les frères et amis, mais encore d’être proclamés grands citoyens par les rédacteurs du Rappel, se moquaient de la discipline et disaient hautement qu’un citoyen n’était pas un esclave, pour obéir aux officiers qui n’étaient que les suppôts du tyran. C’est ce qui vous explique les onze cents « non » donnés à la caserne du Prince-Eugène, lors du plébiscite du 8 mai. Après les désastres de Forbach et de Reichshoffen et les journées glorieuses mais inutiles de Gravelotte, Mars-la-Tour et Borny, la discipline cessa d’exister dans l’armée de MacMahon. Dans les batailles des 29, 30 août et 1er septembre, sous les murs de Sedan, les soldats, surtout les régiments de Paris, refusaient d’obéir à leurs officiers et leur jetaient de la boue à la figure. C’est à cet esprit de révolte qu’il faut attribuer, plus encore qu’aux canons d’acier, la capitulation de Sedan. Il est juste de remarquer que les régiments qui n’étaient jamais venus à Paris surent obéir jusqu’au bout aux ordres de leurs chefs.

En examinant la conduite de la gauche pendant les quatre dernières années de l’empire, je trouve que Jules Favre, Gambetta et Cie ont fait à Napoléon III le même genre de guerre que Thiers a fait à Guizot de 1840 à 1848. L’historien du Consulat et de l’Empire voulait bien démolir le ministère Guizot, mais il ne songeait nullement à renverser le trône de Louis-Philippe. Et lorsque, le 24 février, la révolution eut balayé le roi citoyen et son ministre Guizot, Thiers fut effrayé autant que désolé d’avoir trop bien réussi. Ainsi, Jules Favre et Cie voulaient bien démolir l’empire, mais ils ne songeaient pas à mettre en péril les destinées de la patrie. Jamais ils n’avaient regardé comme possible le démembrement de la France par la Prusse. D’ailleurs ils ne connaissaient pas plus que l’entourage de l’empereur les préparatifs formidables de Bismark. À dater de Sadowa, la presse républicaine ne cessa de pleurer sur l’humiliation de la France. Napoléon III, disait-elle, traînait dans la boue le drapeau tricolore, ce drapeau que les géants de 92 avaient promené par toute l’Europe ; bientôt la patrie ne serait plus qu’une vassale de l’empire germanique, etc., etc.

Tandis qu’elle excitait ainsi l’opinion publique dans ses journaux, la gauche refusait au ministre de la guerre les fonds nécessaires pour se préparer à prendre la revanche de Sadowa, cette revanche que demandaient avec tant d’ardeur les écrivains de son parti. Le but de ce double jeu est facile à deviner. L’opposition se disait : — Ou Napoléon III fera la guerre à la Prusse ou il ne la fera pas. S’il ne la fait pas, nous le renverserons en soulevant contre lui le sentiment national, froissé et humilié par les agrandissements de la Prusse. Si, au contraire, malgré le refus de la chambre de voter les crédits demandés, Napoléon fait la guerre à Guillaume, il y a gros à parier qu’il sera battu. Vaincu, il est détrôné par le peuple. Nous proclamons la république, et, renouvelant les grands jours de la Convention, nous repoussons l’Allemand victorieux et fraternisons avec la démocratie allemande. — Comme celui de Thiers, ce petit calcul de partisan, mais non pas de patriote, a malheureusement trop bien réussi. On a renversé l’empire, mais on a perdu la France.

La grande faute de Napoléon III est dans la politique extérieure suivie depuis 1859, et non pas dans le fait de la guerre de 1870. La Prusse était prête et voulait absolument cette guerre. Bismark, plus adroit que le duc de Grammont, a su faire surgir, au moment qui lui convenait, la question Hohenzollern et a réussi à mettre la France dans son tort en lui faisant déclarer la guerre. Je suis convaincu que, de ce côté-ci du Rhin, la majorité des Français voulait la guerre, du moins dans les villes ; les uns, pour en finir avec ce cauchemar qui, depuis Sadowa, pesait sur l’Europe et paralysait les affaires et l’industrie, les autres pour rétablir le prestige de la France, amoindri par la campagne de 1866.

Non, la grande faute du gouvernement impérial, ce n’est pas d’avoir conduit les Français sur le Rhin en 1870, c’est d’avoir fait la guerre à l’Autriche en 1859 pour fonder l’unité italienne, mère de l’unité allemande ; c’est d’avoir, en 1864, laissé égorger le Danemark par la Prusse et l’Autriche réunies ; c’est d’avoir, en 1866, se fiant aux belles paroles de Bismark, qui avait promis les bords du Rhin pour prix de la neutralité de la France, assisté, l’arme au bras, au démembrement de l’empire autrichien. Sedan, la paix du ler mars n’ont été que la conséquence logique, inévitable de 1859, de 1864 et de 1866. Voilà pour les causes politiques.

Quelques lignes maintenant pour expliquer les causes militaires. 1° d’abord la jalousie entre les chefs. À Forbach, Frossard, voulant gagner son bâton de maréchal, refusait les quarante mille hommes que Bazaine lui offrait et qui lui auraient certainement fait gagner la bataille. 2° la déplorable administration de l’intendance, qui a fait plus de mal à la France que les Prussiens. Le 25 juillet, il y avait deux cent cinquante mille hommes entre Strasbourg et Metz. Si on avait attaqué le 25, au lieu d’attendre le 4 août, on avait toutes les chances de vaincre les Prussiens, qui se trouvaient seuls, les contingents bavarois, badois, wurtembergeois et saxons n’étant pas encore arrivés à cette date dans le Palatinat. Malheureusement, il a fallu attendre pendant huit jours les provisions et les munitions que l’intendance n’avait pas su faire arriver à temps. 3° infériorité des commandants en chef et des généraux de division. L’Algérie, qui, depuis 1830, a été l’école militaire de l’armée française, n’a pas produit de grands capitaines. Dans nos luttes contre les tribus insurgées du Tell et de la Kabylie, on n’a fait que des coups de main de guérillas. Ce genre de guerre produit des colonels brillants, voire même des généraux de brigade, mais rien de plus. Il est évident que la grande stratégie ne peut s’apprendre dans un pays où l’on fait plutôt la guerre de partisans que la grande guerre. Les généraux d’Afrique sont des paladins magnifiques. Ils savent mourir en héros de l’Arioste, comme Douai à Wissembourg ; mais ils ne peuvent lutter avec un stratégiste comme de Moltke et un manœuvrier comme le prince Frédéric-Charles, les deux plus grands hommes de guerre de notre époque. J’ai entendu dire à des officiers qu’il n’y avait pas en ce moment dans l’armée française un général capable de commander trois cent mille hommes. 4° enfin les armes à longue portée, qui rendent inutiles la valeur et l’enthousiasme du soldat.

Espérons que la France, instruite par les revers de ces derniers mois, réformera ce qu’il y a de défectueux dans son organisation militaire, et que nous pourrons encore dire de ses guerriers : Gesta Dei per Francos !