Œuvres complètes (Crémazie)/Lettres 12

À la même.


Paris, 18 septembre 1870.
Ma bonne mère,

J’ai reçu, hier soir, votre lettre du 2 courant. Je commençais à désespérer d’avoir de vos nouvelles, vu que les communications sont coupées par les Prussiens. Comme je suis heureux d’apprendre que votre santé est toujours bonne, et combien je remercie Dieu de la faveur qu’il m’accorde en me conservant ma bonne vieille mère !

Pour moi, je me porte bien.

Au moment où vous m’écriviez, vous espériez encore que la victoire allait couronner les efforts de la France. Hélas ! quelques heures après le départ de votre lettre, vous avez dû apprendre la catastrophe de Sedan et la chute de l’empereur. Aujourd’hui nous sommes en république, et les Prussiens campent sous les murs de la capitale. On s’est déjà battu avec les avant-postes.

Ici on est plein d’ardeur et de courage. On ne voit que des chassepots, on n’entend que le son du clairon et le roulement du tambour. Les gardes nationaux font l’exercice, soir et matin, dans les rues. Les munitions ne manqueront pas. Les provisions sont en quantité suffisante pour soutenir un siège de trois mois. Jusqu’à présent, la vie n’est pas plus chère qu’à l’ordinaire. Les fruits sont à un bon marché sans précédent. De magnifiques pêches se vendent un demi-sou, le raisin deux sous la livre. Les maraîchers et jardiniers des environs de Paris ont fait leur récolte en toute hâte pour ne rien laisser à l’ennemi. Ils arrivent en foule à Paris et vendent à n’importe quels prix les fruits qui ne se gardent pas, comme les pêches et les raisins.

Je ne pense pas que la capitale soit bombardée. Il est probable que la paix sera conclue avant qu’on n’arrive à cette extrémité.

Les élections, qui ne devaient avoir lieu que le 16 octobre, se feront le 2 octobre. Le gouvernement a rapproché la date de la réunion des collèges électoraux afin de pouvoir légaliser sa position, car le roi de Prusse refuse de traiter avec la république actuelle, qui n’a été proclamée que par les membres de l’extrême gauche. Si le gouvernement actuel fait la paix et paie l’indemnité que demandent les Prussiens, il est perdu, car les républicains rouges et les partisans de la monarchie se réuniront pour le renverser.

Les troupes italiennes doivent entrer à Rome aujourd’hui. Nos pauvres zouaves canadiens n’auront même pas la gloire d’exposer leur vie pour la défense du Saint-Siège, car il est probable que Pie IX n’opposera aucune résistance à la marche des soldats de Victor-Emmanuel. Triste et déplorable année pour nous, descendants des pionniers français. Nous voyons à la fois la chute du pouvoir temporel et l’invasion de la mère patrie.

Je vous écris dimanche au lieu de lundi, parce que, la ligne du Nord étant coupée, les communications avec l’Angleterre se font maintenant par Saint-Nazaire. Votre dernière lettre a mis plus de deux jours à venir de Londres.

Je commence un journal que je ferai, chaque soir, pendant la durée du siège, pour vous faire connaître les incidents et les bruits qui parviendront à mon oreille.

Je vois que notre pauvre archevêque est toujours bien faible. J’espère pourtant que le bon Dieu nous le conservera.

Je suis allé au bureau de poste en revenant de la grand’messe. J’ai appris du chef des dépêches que l’on espérait pouvoir communiquer, pendant tout le siège, avec l’Angleterre, la ligne d’Orléans étant gardée militairement. Ce sera un peu plus long. J’aurai donc le bonheur de continuer à recevoir de vos nouvelles chaque semaine.

Je vous embrasse cent mille fois.

Votre pauvre enfant.