Œuvres complètes (Crémazie)/Lettre à M. l’abbé Casgrain (2 avril 1864)


III


2 avril 1864.


Cher monsieur,

« J’ai bien reçu en son temps votre lettre du mois de juin dernier. Si je ne vous ai pas répondu alors, c’est que j’étais tellement malade que j’avais à peine la force nécessaire pour écrire à mes frères. Depuis mon départ de Québec jusqu’au mois dernier, j’ai existé, mais je n’ai pas vécu.

« Ma tête, fatiguée par les inquiétudes et les douleurs qui m’ont fait la vie si pénible pendant les dernières années de mon séjour au pays, n’est que depuis quelques semaines revenue à son état normal. Mes frères m’ont envoyé le volume contenant mes poésies. Je vous remercie des soins que vous avez bien voulu apporter à la publication de ces vers. Pourquoi n’avez-vous donc pas publié les deux pièces sur la guerre d’Orient, qui ont paru, l’une dans le Journal de Québec du premier janvier 1855, l’autre dans la même feuille du premier janvier 1856 ? Je les regarde comme deux de mes bonnes pièces, et j’aurais préféré les voir reproduites plutôt que les vers insignifiants faits sur la musique de Rossini pour la fête de Mgr de Laval. Cette autre pauvreté intitulée : Qu’il fait bon d’être Canadien, ne méritait pas non plus les honneurs de l’impression.

« Je reçois assez régulièrement les livraisons du Foyer canadien. J’ai lu avec un plaisir et un intérêt infinis la vie de Mgr Plessis par l’abbé Ferland. J’ai appris avec un vif regret que cet écrivain si sympathique avait eu deux attaques d’apoplexie. Espérons que la Providence voudra bien conserver longtemps encore au Canada ce talent si beau et si modeste, qui est à la fois l’honneur de l’Église et la gloire des lettres américaines.

« M. Alfred Garneau a publié une très jolie pièce de vers dans le numéro de janvier 1864. Si je ne me trompe, c’est un peu dans le genre de mes Mille Îles.

« Mais une chose m’a frappé dans le Foyer : où sont les nouveaux noms que vous vous promettiez d’offrir au public ? Si l’on excepte Auger, qui a donné un joli sonnet dans le mois de janvier 1863, je ne rencontre que les signatures déjà connues. Que font donc les jeunes gens de Québec ? Êtes-vous trop sévères pour eux ? Je ne le crois pas, car après avoir donné asile à la Maman de M. X., vous n’aviez plus le droit de vous montrer bien difficiles. Avez-vous donc mis de côté cette règle, établie dès la fondation des Soirées canadiennes, que les écrivains du pays devaient seuls avoir accès au Foyer ? S’il en est ainsi, je le regrette, car ce recueil perdra ce qui faisait son principal cachet.

« Du moment que vous avez abandonné cette ligne de conduite, qui me paraissait si sage, ne croyez-vous pas qu’il vaudrait mieux alors donner à vos abonnés les œuvres des écrivains éminents du jour, que d’ouvrir votre répertoire aux minces productions des rimailleurs français échoués sur les bords du Saint-Laurent ? J’admets volontiers que la Maman de M. X. a toujours raison, mais êtes-vous bien sûr, en admettant cette respectable dame, d’avoir eu raison ?

« Les Soirées canadiennes existent-elles toujours ? Quels sont les écrivains qui alimentent cette revue ? Quand vous n’aurez rien de mieux à faire, vous me feriez un indicible plaisir en me donnant quelquefois des nouvelles de la petite république littéraire de Québec.

« Préparez-vous quelques belles légendes ? Légende ou poème, histoire ou roman, quel que soit le sujet que vous traitiez, j’ose espérer que vous voudrez bien en remettre un exemplaire à mes frères, afin qu’ils me le fassent parvenir. Car, de loin comme de près, je suis toujours un admirateur de votre talent. »

Votre tout dévoué
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