Œuvres complètes (Crémazie)/Lettre à M. l’abbé Casgrain (1866)


La situation intellectuelle du pays, telle qu’elle existait il y a quinze ans, est tracée de main de maître dans la correspondance qui suit et qui n’a pas besoin de commentaires.

1866.
Cher monsieur,


« J’ai reçu, il y a quelques jours, le numéro du Foyer canadien qui contient votre article magistral sur le mouvement littéraire en Canada.

« Dans cette étude vous avez bien voulu vous souvenir de moi en termes beaucoup trop élogieux pour mon faible mérite ; c’est donc plutôt à votre amicale bienveillance qu’à ma valeur d’écrivain que je dois cette appréciation louangeuse de mon petit bagage poétique.

« Dans ce ciel sombre que me font les tristesses et les amertumes de l’exil, votre voix sympathique a fait briller un éclair splendide dont les rayons ont porté dans mon âme, avec les souvenirs chers de la patrie absente, une consolation pour le présent, une espérance pour l’avenir.

« Pour ces fleurs que vous avez semées sur mon existence maintenant si aride, soyez mille fois remercié du plus profond de mon cœur.

« Comme toutes les natures d’élite, vous avez une foi ardente dans l’avenir des lettres canadiennes. Dans les œuvres que vous appréciez, vous saluez l’aurore d’une littérature nationale. Puisse votre espoir se réaliser bientôt ! Dans ce milieu presque toujours indifférent, quelquefois même hostile, où se trouvent placés en Canada ceux qui ont le courage de se livrer aux travaux de l’intelligence, je crains bien que cette époque glorieuse que vous appelez de tous vos vœux ne soit encore bien éloignée.

« MM. Garneau et Ferland ont déjà, il est vrai, posé une base de granit à notre édifice littéraire ; mais, si un oiseau ne fait pas le printemps, deux livres ne constituent pas une littérature. Tout ce qui s’est produit chez nous en dehors de ces deux grandes œuvres ne me semble pas avoir chance de vie. Qui lira X*** dans cinquante ans ? Et, s’il m’est permis de parler de moi, qui songera à mes pauvres vers dans vingt ans ?

« Nous n’avons donc réellement que deux œuvres hors ligne, les monuments élevés par MM. Garneau et Ferland. Dans la poésie, dans le roman nous n’avons que des œuvres de second ordre. La tragédie, le drame sont encore à naître. La cause de cette infériorité n’est pas dans la rareté des hommes de talent, mais dans les conditions désastreuses que fait à l’écrivain l’indifférence d’une population qui n’a pas encore le goût des lettres, du moins des œuvres produites par les enfants du sol.

« Dans tous les pays civilisés, il est admis que si le prêtre doit vivre de l’autel, l’écrivain doit vivre de sa plume. Chez tous les peuples de l’Europe, les lettres n’ont donné signe de vie que lorsqu’il s’est rencontré des princes pour protéger les auteurs. Avant la Renaissance, les couvents possédaient le monopole des travaux intellectuels, parce que les laïques qui auraient eu le goût et la capacité de cultiver les lettres ne pouvaient se vouer à un travail qui n’aurait donné du pain ni à eux ni à leurs familles.

« Les moines, n’ayant pas à lutter contre les exigences de la vie matérielle, pouvaient se livrer, dans toute la sérénité de leur intelligence, aux travaux littéraires et aux spéculations scientifiques, et passer ainsi leur vie à remplir les deux plus nobles missions que puisse rêver l’esprit humain, l’étude et la prière.

« Les écrivains du Canada sont placés dans les mêmes conditions que l’étaient ceux du moyen âge. Leur plume, à moins qu’ils ne fassent de la politique (et Dieu sait la littérature que nous devons aux tartines des politiqueurs), ne saurait subvenir à leurs moindres besoins. Quand un jeune homme sort du collège, sa plus haute ambition est de faire insérer sa prose ou ses vers dans un journal quelconque. Le jour où il voit son nom flamboyer pour la première fois au bas d’un article de son cru, ce jour-là il se croit appelé aux plus hautes destinées ; et il se rêve l’égal de Lamartine, s’il cultive la poésie ; de Balzac, s’il a essayé du roman. Et quand il passe sous la porte Saint-Jean, il a bien soin de se courber de peur de se cogner la tête. Ces folles vanités de jeune homme s’évanouissent bientôt devant les soucis quotidiens de la vie. Peut-être pendant un an, deux ans, continuera-t-il à travailler ; puis un beau jour sa voix se taira. Le besoin de gagner le pain du corps lui imposera la dure nécessité de consacrer sa vie à quelques occupations arides, qui étoufferont en lui les fleurs suaves de l’imagination et briseront les fibres intimes et délicates de la sensibilité poétique. Que de jeunes talents parmi nous ont produit des fleurs qui promettaient des fruits magnifiques ; mais il en a été pour eux comme, dans certaines années, pour les fruits de la terre. La gelée est venue qui a refroidi pour toujours le feu de leur intelligence. Ce vent d’hiver qui glace les esprits étincelants, c’est le res angusta domi dont parle Horace, c’est le pain quotidien.

« Dans de pareilles conditions, c’est un malheur que d’avoir reçu du ciel une parcelle du feu sacré. Comme on ne peut gagner sa vie avec les idées qui bouillonnent dans le cerveau, il faut chercher un emploi, qui est presque toujours contraire à ses goûts. Il arrive le plus souvent qu’on devient un mauvais employé et un mauvais écrivain. Permettez-moi de me citer comme exemple. Si je n’avais pas reçu en naissant, sinon le talent, du moins le goût de la poésie, je n’aurais pas eu la tête farcie de rêveries qui me faisaient prendre le commerce comme un moyen de vivre, jamais comme un but sérieux de la vie. Je me serais brisé tout entier aux affaires, et j’aurais aujourd’hui l’avenir assuré. Au lieu de cela, qu’est-il arrivé ? J’ai été un mauvais marchand et un médiocre poète.

« Vous avez fondé une revue que vous donnez presque pour rien. C’est très beau pour les lecteurs. Ne pensez-vous pas que si l’on s’occupait un peu plus de ceux qui produisent et un peu moins de ceux qui consomment, la littérature canadienne ne s’en porterait que mieux ? Si une société se formait pour fournir le pain à un sou la livre, à la condition de ne pas payer les boulangers, croyez-vous que ceux-ci s’empresseraient d’aller offrir leur travail à la susdite société ?

« Puisque tout travail mérite salaire, il faut donc que l’écrivain trouve dans le produit de ses veilles, sinon la fortune, du moins le morceau de pain nécessaire à sa subsistance. Autrement vous n’aurez que des écrivains amateurs.

« Vous savez ce que valent les concerts d’amateurs ; c’est quelquefois joli, ce n’est jamais beau. La demoiselle qui chante : Robert, toi que j’aime, sera toujours à cent lieues de la Pasta ou de la Malibran. Le meilleur joueur de violon d’une société philharmonique ne sera toujours qu’un racleur, comparé à Vieuxtemps ou à Sivori. La littérature d’amateurs ne vaut guère mieux que la musique d’amateurs. Pour devenir un grand artiste, il faut donner toute son intelligence, tout son temps à des études sérieuses, difficiles et suivies. Pour parvenir à écrire en maître, il faut également faire de l’étude non pas un moyen de distraction, mais l’emploi et le but de toute son existence. Lisez la vie de tous les géants qui dominent la littérature, et vous verrez que le travail a été au moins pour autant dans leurs succès que le génie qu’ils avaient reçu de Dieu. Tous les grands noms de la littérature actuelle sont ceux de piocheurs, et ils ont trouvé dans leur labeur incessant la fortune en même temps que la gloire. Pour qu’un écrivain puisse ainsi se livrer à un travail assidu, il faut qu’il soit sûr au moins de ne pas mourir de faim. Pour donner le pain quotidien au jeune homme qui a le désir et la capacité de cultiver les lettres, il faudrait fonder en Canada une revue qui paierait cinq, dix et même quinze sous la ligne les œuvres réellement supérieures. Quand un jeune auteur recevrait pour un travail d’un mois, pendant lequel il aurait produit 400 à 500 lignes bien limées, bien polies, soixante à quatre-vingts piastres, comme il trouverait dans cette somme de quoi vivre pendant deux mois, soyez sûr que, s’il avait réellement le mens divinior, il continuerait un métier qui, en lui donnant le nécessaire, lui apporterait encore la gloire par-dessus le marché !

« Mais comment arriver à ce résultat ? Par une société en commandite. C’est ainsi qu’ont été fondées toutes les grandes revues européennes. On perd de l’argent les premières années, mais un jour vient où le goût public s’épure par la production constante d’œuvres grandes et belles, et alors la revue qui a produit cet heureux changement, voit chaque mois sa liste d’abonnés augmenter, et cette affaire, qui ne semblait d’abord n’être qu’un sacrifice patriotique, devient bientôt une excellente opération commerciale. Il en a été de même dans tous les pays. Pourquoi en serait-il autrement dans le Canada ?

« On jette, chaque année, des capitaux dans des entreprises qui présentent beaucoup plus de risques aux actionnaires et qui n’ont pas pour elles le mérite de contribuer à conserver notre langue, le second boulevard de notre nationalité, puisque la religion en est le premier.

« J’ai souvent rêvé à cela dans les longues heures de l’exil. J’ai tout un plan dans la tête, mais les bornes d’une lettre ne me permettent pas de vous le détailler aujourd’hui. D’ailleurs la tête me fait toujours un peu souffrir, et je suis éreinté quand j’écris trop longtemps. Je finirai demain cette trop longue missive…

« Ce qui manque chez nous, c’est la critique littéraire. Je ne sais si, depuis que j’ai quitté le pays, on a fait des progrès dans cette partie essentielle de la littérature ; mais de mon temps c’était pitoyable. Les journaux avaient tous la même formule, qui consistait en une réclame d’une dizaine de lignes.

« Pour parler de vers, on disait : « Notre poète, etc. » S’agissait-il de faire mousser la boutique d’un chapelier qui avait fait cadeau d’un gibus au rédacteur, on lisait : « Notre intelligent et entreprenant M*** vient d’inventer un chapeau, etc. » Réclames pour poésies, pour chapeaux, pour modes, etc., tout était pris dans le même tas.

« Dans votre article sur le mouvement littéraire, vous venez de placer la critique dans sa véritable voie ; comme vous aviez pour but de montrer la force de notre littérature canadienne, vous avez dû naturellement ne montrer que le beau côté de la médaille. Si je me permettais de vous adresser une prière, ce serait de continuer ce travail plus en détail, en louant ce qui est beau, en flagellant ce qui est mauvais. C’est le seul moyen d’épurer le goût des auteurs et des lecteurs.

« Personne n’est mieux doué que vous pour créer au Canada la critique littéraire.

« Du long verbiage qui précède, je tire cette conclusion : aussi longtemps que nos écrivains seront placés dans les conditions où ils se trouvent maintenant, le Canada pourra bien avoir de temps en temps, comme par le passé, des accidents littéraires, mais il n’aura pas de littérature nationale.

« Dans votre lettre du 1er juin 1864, à laquelle des douleurs physiques et morales m’ont empêché de répondre, vous me demandez de vous envoyer la fin de mon poème des Trois morts. Cette œuvre n’est pas terminée, et des sept ou huit cents vers qui sont composés pas un seul n’est écrit. Dans la position où je me trouve, je dois chercher à gagner le pain quotidien avant de songer à la littérature. Ma tête, fatiguée par de rudes épreuves, ne me permet pas de travailler beaucoup. Ce que vous me demandez, d’autres amis me l’ont également demandé, en m’écrivant que je devais cela à mon pays. Ces phrases sont fort belles, mais elles sont aussi vides qu’elles sont sonores. Je sais parfaitement que mon pays n’a pas besoin de mes faibles travaux, et qu’il ne me donnera jamais un sou pour m’empêcher de crever de faim sur la terre de l’exil. Il est donc tout naturel que j’emploie à gagner ma vie les forces qui me restent. J’ai bien deux mille vers au moins qui traînent dans les coins et les recoins de mon cerveau. À quoi bon les en faire sortir ? Je suis mort à l’existence littéraire. Laissons donc ces pauvres vers pourrir tranquillement dans la tombe que je leur ai creusée au fond de ma mémoire. Dire que je ne fais plus de poésie serait mentir. Mon imagination travaille toujours un peu. J’ébauche, mais je ne termine rien, et, suivant ma coutume, je n’écris rien. Je ne chante que pour moi. Dans la solitude qui s’est faite autour de moi, la poésie est plus qu’une distraction, c’est un refuge. Quand le trappeur parcourt les forêts du nouveau monde, pour charmer la longueur de la route solitaire, il chante les refrains naïfs de son enfance, sans s’inquiéter si l’oiseau dans le feuillage ou le castor au bord de la rivière prête l’oreille à ses accents. Il chante pour ranimer son courage et non pour faire admirer sa voix : ainsi de moi.

« J’ai reçu hier les journaux qui m’apprennent la mort de Garneau. Le Canada est bien éprouvé depuis

quelque temps. C’est une perte irréparable. C’était un grand talent et ce qui vaut mieux, un beau caractère. Si ma tête me le permet, je veux payer mon tribut à cette belle et grande figure. Je vous enverrai cela, et vous en ferez ce que vous voudrez. »

Votre tout dévoué
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