Œuvres (Ferrandière)/Fables/Fable 168

Janet et Cotelle (Première partie : Fables — Seconde partie : Poésiesp. 180-183).

FABLE CLXVIII.

MÉTÉ[1] OU LE ROI TARTARE.


Dans un canton de Tartarie,
Pays de la superbe Asie,
Mété règnoit en souverain,
Grand héros, juste et bon et surtout très-humain.
Satisfait du bel héritage

Qu’il avoit eu de ses ayeux,
Sensible autant qu’il étoit sage,
Il ne voyoit pour lui d’autre avantage.
Que de rendre son peuple heureux.
De ceux qui l’attaquoient il savoit se défendre :
Mais sa clémence et ses nombreux succès
Obligeoient l’ennemi de ne rien entreprendre
Contre ce roi l’amour de ses sujets.
Un kan las de la paix, comme lui de la guerre,
Pour la renouveler imagine un moyen,
Bizarre, extravagant, mais qu’il croit nécessaire
Pour troubler le repos de ce bon souverain,
Qui de le conserver faisoit sa grande affaire.
Il demande à Mété le cheval le plus beau
De sa magnifique écurie :
Que mon ambassadeur m’amène ce cadeau,
Écrivoit-il, sans tarder je vous prie.
Toute la cour représente à Mété
Que pareille ambassade est une hostilité.
Un cheval, repond-il, fût-il de l’Arabie,
Ne peut valoir la paix dont jouit la patrie :
Le coursier partira, plus de réflexion.
Tout bas les courtisans blâment son action.
À quelque temps de là le kan a l’insolence
D’exiger de ce roi nouvelle complaisance.
Envoyez-moi, dit-il, par mon ambassadeur,
De tout votre sérail la femme la plus belle,
Et, s’il en est, douce et fidelle ;
J’attends de ce présent et plaisir et bonheur.

On s’étonne, on s’émeut, aux armes chacun crie !…
Non, dit Mété, je cède à cette fantaisie.
Une femme de moins ne me fait pas grand tort.
La paix certainement vaut bien mieux qu’une femme ;
Ce bel objet donné ne change point mon sort.
J’ai toujours ri de l’amoureuse flamme
Qui fit battre dix ans les plus fameux héros ;
Jamais maîtresse ici n’eût causé tant de maux.
La princesse partit dans un riche équipage,
Et d’un air très-joyeux entreprit son voyage ;
Ce sexe aime à changer, et même d’esclavage.
Sur ces précieux dons le kan réfléchissoit,
Et se disoit,
Je ne puis les devoir qu’à stupide foiblesse,
Ou bien à l’extrême détresse.
Or, poussons ce monarque à bout :
Sans guerroyer j’obtiendrai tout.
Un mois après l’envoi de la princesse,
Par une lettre écrite au souverain
Le kan veut qu’il lui cède, et dès le lendemain,
La moitié de son territoire.
Oh ! oh ! dit vivement le roi,
Maintenant il y va de l’honneur de ma gloire.
Femme et cheval étoient à moi
Je pus en disposer sans nuire à la patrie :
Mais ce pays étant le bien de mes sujets,
Ah ! je le dois défendre au péril de ma vie.
Dès cet instant je romps la paix ;
Que tout ici se prépare à la guerre.
Marchons, marchons, contre cet arrogant,
Et la victoire, amis, ne nous coûtera guère,
Toujours le lâche est insolent.
Il avoit bien raison : il trouve en arrivant

Le kan, ses généraux, à table dans l’ivresse ;
Le dépouiller de tout est l’œuvre du moment.
Mais par pitié ce roi lui laisse
Une maison, quelques champs, des jardins ;
Et pour dissiper ses chagrins
Et le cheval et la princesse.


FIN DES FABLES ET DU PREMIER VOLUME.
  1. Ce Mété que les Huns prétendent avoir été le fondateur de leur monarchie, a été revendiqué, à juste titre, par les Tartares, comme étant un des plus grands héros de leur nation, et le meilleur de leurs rois. Voyez l’histoire orientale.