Œuvres (Ferrandière)/Fables/Fable 101

Janet et Cotelle (Première partie : Fables — Seconde partie : Poésiesp. 114-115).

FABLE CI.

LE KHAN DE BUKARIE ET SON FILS.


Je ne lis jamais qu’avec peine
L’éloge des exploits du fameux Gengiskan,
Et des hauts faits de Tamerlan,
Assassins de l’espèce humaine.
Oui, c’est le nom qu’ils méritoient ;
Leurs crimes de beaucoup ont passé leurs conquêtes :
Eh ! qui pourroit compter les têtes
Que ces deux monstres entassoient ?
Mais j’aime bien ce khan de Bukarie,
Sensible, doux et vertueux,
Très-peu connu sinon dans sa patrie,
Car il mettoit sa gloire à faire des heureux :
Aussi fut-il chéri pendant toute sa vie.
Ce souverain qu’on nomme Akataïs,
Voyant son successeur dans l’aîné de ses fils,
Réprimoit avec soin ses défauts ; ses caprices,
Tout ce qui lui faisoit prévoir des injustices.
Cet enfant, appelé Timour,
Atteignoit sa quinzième année ;
Il étoit absolu, vain de sa destinée.
Revenant de la chasse un jour,
Il aperçoit une chaumière ;
Avec sa suite il veut s’y rafraîchir.
Les maîtres du logis étoient dans la misère :
On ne voyoit, pour se nourrir,
Qu’un beau mouton paissant sur la bruyère.
Allons, leur dit ce prince, et d’un ton imposant,
Prenez cet animal, qu’on le tue à l’instant ;

Appétit de chasseur le doit rendre excellent.
On obéit, la bête est égorgée ;
Ou grillée, ou rôtie, elle est toute mangée.
L’enfant au palais de retour,
Raconte au souverain, et comme un plaisant tour,
L’ordre qu’il a donné, tout ce qu’il vient de faire,
Mauvaise chasse et pourtant bonne chère.
Quoi ! dit Akataïs, rougissant de colère,
Vous osez ordonner de tuer ce mouton
Chez les plus pauvres gens qui soient dans ce village ?
De votre père, hélas ! c’étoit un don
Qui devoit quelques jours soutenir leur ménage :
Sans pitié commander cette mort… à votre âge !…
Mais plus grand vous prendrez et la vache et le veau,
Plus grand encor tout le troupeau ;
À ceux qui s’en plaindront vous ôterez la vie :
Rien n’arrête en son cours l’affreuse tyrannie.
Sortez, disparoissez pour un an de ma cour ;
Qu’il soit gardé dans la plus forte tour.
Le coupable, contrit, honteux de l’aventure,
Subit sa peine sans murmure.
Pour tirer plus de fruit de la correction,
Mettre à profit sa solitude,
Il consacra son loisir à l’étude.
Son esprit s’éclaira, son cœur devint si bon,
Si juste et de plus si sincère,
Qu’après cette utile prison
Timour par ses vertus enorgueillit son père.
Toujours chez l’indigent il répandit ses biens,
Et jamais ne mangea de moutons que les siens.