Edouard Garand (74 Voir et modifier les données sur Wikidatap. 27-30).

VIII


Quand le soir, tard, von Buelow revint vers Leuberg, il aperçut à plusieurs milles avant d’atteindre les limites de la ville, une immense lueur rouge qui barrait l’horizon. Son cœur se serra en songeant à ce qui attendait son pays, son malheureux pays, livré à la merci de la populace. En même temps, un sentiment de crainte, s’infiltra en lui.

Que deviendrait, que devenait Natalie Lowinska, seule, au milieu de cette ville où les appétits sanguinaires se donnaient libre cours. Il tâta le revolver qui était dans sa poche, mit le pied sur l’accélérateur, et l’auto projetant dans l’obscurité la lumière de ses phares, s’élança sur la route comme un bolide. Le vent sifflait, frappé par le pare-brise… Les cahots du chemin faisait vibrer le moteur… et la neige durcie sous les chaînes des roues d’arrière, s’arrachait du chemin, pour retomber en nuages blancs… Herman avait hâte, une hâte fébrile de franchir l’enceinte de la ville, de juger d’un coup d’œil, l’ampleur de la catastrophe qu’annonçait le firmament en feu…

Dès les limites, il vit ça et là, des cadavres de soldats, gisant sur les bords des trottoirs, des débris de vêtements témoins de lutte récente ; il continua sa route… Devant le palais d’Heinrich Borina, des êtres avinés, imitant les sans-culottes de la terreur, dansaient une sarabande folle, devant le cadavre déchiqueté du contrôleur des finances. On l’avait pendu à la grille. Il était horrible à voir avec sa face lacérée par les ongles… Les vitres aux fenêtres de la maison étaient brisées, la porte renfoncée ; le pillage avait eu lieu. Des splendeurs de cette maison rien ne subsistait dans les pièces intérieures que de désordres… Plus loin, le palais de la Borina flambait. Plus heureuse que son frère, l’artiste avait pu se sauver. Où ? Nul ne le savait.

Von Buelow continua sa route. Ici, avenue des Tilleurs tout un quartier flambait, le quartier aristocratique par excellence… Il put se frayer un chemin, lentement, au milieu de la cohue qui se pressait partout, envahissant la rue, envahissant les trottoirs… Sur les faces, des rictus, des grimaces qui voulaient être de joie… Il n’y avait plus d’hommes, plus de femmes. Il n’y avait que la bête humaine, qui bravait le froid, qui bravait le danger pour assouvir l’instinct de cruauté et de sadisme qui dort au fond de l’âme.

Ils riaient, ils chantaient, ces êtres… ils se réjouissaient de ce que des ministres venaient d’être égorgés… eux qui n’auraient pas fait de mal à un chien ou à un chat.

Le cœur de von Buelow se serrait au fur et à mesure qu’il se frayait son chemin avec difficulté. Qu’était-il advenu de Natalie ?

Le brasier s’arrêtait à un hôtel privé… Pour quelle raison avait-on respecté celui-là ? Il reconnut la demeure de Luther Howinstein, député de la gauche, avocat éminent, socialiste prédicant, et millionnaire. Il respira. Les manifestants ne s’étaient pas rendu plus loin, ce soir. Mais demain ?

Demain I Qu’adviendra-t-il de ce chaos ?… L’avenue devenait de plus en plus déserte. Il en profita pour augmenter de vitesse…

Il retrouva Natalie chez elle, toute pâle, les yeux, les grands yeux de lumière, effarés par la crainte.

En l’apercevant, elle courut se blottir dans ses bras.

— Herman ! cria-t-elle, j’ai tant eu peur pour vous…

— J’ai appelé chez vous aujourd’hui. On ne vous avait pas vu. J’ai cru que le roi vous avait fait demander.

— Et c’est vrai ?…

Et comme il lut dans son regard une interrogation muette sur le sort du souverain :

— Rassurez-vous, il est en sûreté, hors du royaume… Plût à Dieu qu’il eût ouvert les yeux avant ce jour. Nous n’aurions pas eu ces massacres…

Dehors, on entendait des cris, des vociférations, des hurlements lointains…

Herman, se pencha à la fenêtre. À l’autre extrémité de l’avenue, près de la Place des Rois, une troupe ayant à leur tête un détachement d’infanterie arborant en guise de drapeau un mouchoir rouge, s’avançait en chantant des hymnes révolutionnaires. Ils perquisitionnaient les maisons, et s’en revenaient les bras chargés de butins.

— Vite, cria Herman. Fuyons d’ici. Où sont vos gens ?

— Je les ai congédiés.

— Votre frère ?

— À son cabinet de travail.

— Vous allez monter en auto avec lui, et filer jusque chez moi. Là vous serez en sûreté, du moins pour quelques jours. Ensuite, j’aviserai.

— Et vous ?

— Moi ! Ma place est au palais royal. Je vous rejoindrai cette nuit.

Natalie appela son frère et avec lui, monta dans l’auto de von Buelow et gagna la campagne. Ce dernier sortit, se faufila parmi les manifestants, et réussit à atteindre le palais royal. Devant les jardins, la foule, là aussi était massée… Des cris retentissaient ; des chants s’élevaient dans l’air… Là, comme ailleurs, les instincts étaient déchaînés. N’eût été la détermination des officiers du régiment des Dragons d’empêcher le pillage du palais, là comme ailleurs les scènes de carnage auraient eu lieu. L’édifice, dont s’enorgueillit Leuberg et qui dresse fièrement vers l’azur ses coupoles et ses flèches, ne serait à cette heure qu’un monceau de débris, de ruines, et de cendres…

Mais les dragons étaient là, qui montaient la garde, mais des mitrailleuses sont placées à chaque porte, prêtes à cracher la mort… Déjà elles ont tonné… Elles ont fait entendre leur voix aigre et redoutable. Une ligne de cadavres… un rempart de chair humaine est là pour indiquer leur pouvoir terrible… Ce sont elles les maîtresses…

Qu’attendait cette foule ? Pourquoi continuait-elle à se tenir massée devant les portes du palais ?

L’heure avait sonné depuis déjà longtemps de la rentrée au foyer paisible. Mais les esprits étaient surexcités… Mais tout ce monde avait soif d’action, une soif fébrile, morbide…

Peut-être les dragons relâcheraient-ils leur garde. Peut-être y aurait-il la ruée dans ses salles splendides, mystérieuses, où tant de trésors attirent la convoitise ! Peut-être aussi, trouverait-on, caché dans un coin, Karl lui-même. Oh ! la joie d’assouvir sur cette victime royale le besoin de briser, d’étreindre, de détruire… la joie de se tremper les mains dans ce sang qui n’est pas comme le sang des mortels communs !

Délibérément, von Buelow fendit la foule. Une idée venait de germer en lui, une idée téméraire et qu’il mit à exécution, parce qu’elle était téméraire. La sentinelle le salua. Il franchit la grille, conféra avec l’officier de faction.

Le bilan de journée ? Une trentaine de morts fauchés d’un coup, lors d’une ruée pour s’emparer du palais…

Il donna quelques ordres, entra dans la bâtisse… Sur le devant, il y avait un balcon, ou la cour se tenait, aux grandes parades. Seul, il y pénétra, fit allumer les lumières pour qu’il fut mieux exposé. Une balle pouvait le frapper, il n’en avait cure. Il fallait un maître à cette foule, pour la mâter, la dompter, avant que les désordres en s’aggravant ne deviennent irréparables…

Il se dressa donc devant elle, et, la main étendue en avant, imposa le silence… Surprise, la foule obéit. Les oreilles se tendirent pour savoir ce que cet homme allait dire…

Était-il, un des leurs ! Était-il un ennemi !

D’une voix puissante, mettant dans ses paroles tout le souffle de ses poumons, von Buelow commença :

— Citoyens… De ce soir l’Uranie est républicaine…

Il sortit une feuille de sa poche…

Voici l’abdication de Karl III.

Des hourrahs ! Des bravos, retentirent. Il n’avait pas besoin d’un plus long discours. Il avait dit ce qu’il avait à dire. Il s’était imposé comme une figure dominante, l’homme qui avait obtenu l’abdication du roi.

Il demanda à la foule de se disperser, appuyant cette demande sur une menace. Les dragons du roi étaient prêts à charger à la moindre alerte ; les mitrailleuses n’attendaient qu’un signal de l’officier pour crépiter et faucher impitoyablement, sans merci.

La foule grogna, privée du spectacle qu’elle recherchait : le sac du palais, et la vue du roi décapité, ensanglanté…

Elle se soumit. Bientôt, par petits groupes, le bloc s’effrita… et dans la nuit qui s’assombrissait chacun retourna chez soi…

De nouveau le calme enveloppa comme un suaire la ville de Leuberg.

Qu’allait-il advenir demain ! Ce terrible demain énigmatique ! Plus de roi, plus de César, plus de maître. Qui d’entre les politiques actuels aura la puissance ? Qui tiendra dans ses mains les destinées de l’Uranie ?

C’est ce que von Buelow se demandait en roulant par la grande route vers le château ancestral. À mesure qu’il avançait, les destinées de son pays l’intéressaient de moins en moins. Il y avait là, sous le même toit qui l’abriterait ce soir, un être dont le souvenir seul et la pensée suffisait à lui emplir l’âme de douceur et de sérénité.

Il avait hâte maintenant de revoir Natalie Lowinska, de sentir glisser sur lui la caresse de ses grands yeux de mystère.

Les événements de la journée avaient tendu ses nerfs jusqu’au paroxysme. Ses sentiments, ses sensations, s’amplifiaient, s’intensifiaient. Sa poitrine s’élargissait, il respirait l’air du soir violemment, cet air froid et sec de janvier…

Dans la campagne, aucune perturbation ne s’était produite. Les maisons échelonnées ça et là, gardaient leur air tranquille et honnête. Par les cheminées, la fumée blanche montait vers le bleu du ciel où les étoiles curieuses regardaient la terre de leur œil unique, lumineux et jaune.

Dans le salon du château, Natalie était là qui attendait Herman avec son frère et la comtesse. Les minutes de l’attente anxieuse s’étaient changées en heures cruellement longues.

Natalie s’inquiétait peu sur son propre sort à elle. Qu’adviendrait-il de sa demeure, qu’adviendrait-il de ses richesses, qu’adviendrait-il de sa vie même ?

Une seule chose l’inquiétait : savoir Herman sain et sauf. Elle ne doutait pas qu’il trouverait le moyen de sortir de l’orgie sanguinaire subitement déchaînée sur Leuberg.

Du moment qu’il serait là, elle ne craindrait plus rien. Appuyée sur sa force calme, elle saurait, elle aussi, traverser la période sombre qui s’ouvrait pour l’Uranie.

Et puis, elle était jeune, frémissante de vie, et les dangers partagés à deux, donneraient à leur amour, un cachet de romanesque qui l’amplifierait.

Sans prendre le temps de déposer sa pelisse, Herman von Buelow se précipita dans le salon où les deux êtres les plus chers au monde étaient réunis. Il embrassa pieusement sa mère, et plus passionnément sa fiancée. Ensemble dans la chaleur tiède du confortable logis, ils édifièrent un plan d’avenir.

Herman décida d’épouser dès le lendemain Natalie Lowinska. Il lui fallait un protecteur pour veiller sur elle dans la tourmente. Et comme il ne savait quelles tournures prendraient les événements, comme il ne savait si sa vie commençait ou bien tirait vers son déclin, s’il ne serait pas lui-même, l’une des premières victimes du peuple exaspéré, il voulait s’abandonner à la griserie ignorée jusqu’alors d’aimer et d’être aimé. Et cela, sans plus tarder. Il adorait Natalie. Depuis que la conviction lui était venu qu’il l’aimait, il ne pouvait concevoir la vie sans elle. Elle lui devenait nécessaire comme l’air qu’il respirait.

Après que tout le monde se fut retiré pour la nuit, ils restèrent seuls au salon. Le fauteuil rapproché du foyer ils regardaient, leurs mains entrelacées, flamboyer les bûches. Elles crépitaient, et la flamme les dévorait, en se tordant.

Alors, oubliant les heures sombres, Herman se pencha vers elle. Son masque impassible s’anima, sa voix dure habituellement prit des inflexions douces comme des caresses, il se grisa de ses propres paroles impuissantes pourtant à extérioriser tout ce qui chantait en lui, d’amour, de ferveur, de tendresse.

Peu lui importait demain ! Il n’y pensait pas, ne voulait pas y penser… Délibérément, il ignorait les dangers qui le menaçaient lui et les siens. Il n’avait pas peur de demain, malgré ses incertitudes, ses périls, ses dangers. Des vies tenaient à la sienne. Sa propre vie était donc nécessaire… Qu’on essaye de la lui prendre… L’héritier des von Buelow qui comptait parmi ses ancêtres tant d’hommes illustres au service de l’Uranie, se dresserait, seul, s’il le faut pour faire face à la meute déchaîné…

Les heures passaient, rapides, celles-là, heures de rêverie tranquille et calme, malgré la menace suspendue, heures d’épanchement, de communion intime de deux âmes qui se recherchent et se comprennent dans un serrement de main, un regard, un mot banal en apparence, mais lourd de sens…

Herman von Buelow vivait, vivait pleinement, ces heures-là avec une frénésie plus grande encore qu’il avait vécu les heures tragiques de la grande guerre.

Dès le matin, Natalie agenouillée près de lui, dans l’oratoire, serait consacrée devant Dieu et devant les hommes son épouse pour le temps et l’éternité de par la bénédiction que la main faible d’un prêtre étendrait sur eux.