Edouard Garand (74 Voir et modifier les données sur Wikidatap. 11-13).

III


Durant le mois qui suivit, von Buelow et moi sommes devenus les meilleurs amis du monde. Possède-t-il une force magnétique personnelle qui attire vers lui ? Je ne sais. Sa personnalité me hante. J’accomplis ma besogne quotidienne machinalement, l’esprit ailleurs. Dès que je peux me dégager de mes obligations, je saute dans un tramway, à destination de Montréal Nord, et de là, je me rends à pied jusqu’aux « Ormes ». C’est ainsi qu’il a baptisé son petit domaine.

La tranquillité de cette retraite, que la haute muraille de pierre qui l’entoure isole du paysage environnant, est devenu un endroit de rêve, comme un château mystérieux de contes de fées.

Les domestiques me connaissent. Ils me saluent avec déférence. Ils savent que je suis l’intime du maître.

Une fois la grille franchie, c’est comme si je laissais Montréal. Je n’entends plus le bruit strident des tramways, ni celui rauque et sourd des trompes d’autos

Je pénètre dans l’asile du silence.

J’oublie alors qu’il y a une ville tout près… J’oublie la rue St-Jacques, l’hôtel de ville, les grands hôtels, les théâtres, les mille et un endroits où je vais glaner les nouvelles pour les offrir en pâture à mes lecteurs. Je cesse moi aussi d’être Sydney Jones… Je deviens l’un des mille acteurs et figurants qui ont joué dans le grand drame uranien.

Le présent s’abolit. Sous la parole magique de von Buelow, je vois se défiler des paysages exotiques ; j’assiste à des manifestations populaires ; j’entends les cris frénétiques d’une foule en colère ; je vibre, les nerfs tendus comme ont vibré ceux qui ont participé aux journées tragiques du 8 janvier 19… Je vois le sang gicler des troncs humains sous la chute des têtes dans le panier macabre ; je déteste, je hais, je frémis, je m’enthousiasme.

L’obsession est devenue tellement grande que je ne puis me libérer, durant le jour, des évocations tragiques de la Révolution uranienne.

Installés tous deux dans son cabinet de travail, nous causons. Je le laisse parler la plupart du temps. Contre son habitude, il s’échauffe. Sa voix prend les inflexions variées de la colère et de l’enthousiasme. Il est heureux de me raconter sa vie, d’évoquer sa jeunesse dramatique.

Au bout du mois, j’avais tous les matériaux que je recherchais. Je lui demandai la permission d’écrire non plus une histoire mais un récit où il sera la figure dominante.

— Si cela vous intéresse…

C’était la permission que je sollicitais depuis si longtemps.

Il ajouta :

À une condition : vous ne publierez pas avant que je vous le dise. Ça vous va ?

— Entendu.

— Je vous donnerai de mes nouvelles de temps à autre. Jusqu’ici, vous avez bien l’intrigue. Vous n’avez pas le dénouement. Je vous le fournirai.

La journée de son départ, je le reconduisis jusqu’à la gare Bonaventure.

Il n’était plus le même homme, avec sa perruque rouge, sa moustache qu’il avait laissé pousser depuis un mois, et qu’il teignait, et les lunettes aux montures larges et noires qui lui masquaient la figure.

Nous nous serrâmes la main.

— À bientôt, j’espère.

— Je l’espère comme vous. Tenez-moi au courant de votre travail. Je vous enverrai de mes nouvelles sous peu et la liste des endroits où vous pourrez m’écrire.

La cloche de la locomotive sonnait. Vite, il sauta dans le train, qui, l’instant d’après, s’ébranlait lourdement, en route vers l’inconnu, emportant avec lui, l’incarnation humaine de Némésis.

Je savais que von Buelow partait pour accomplir sa vengeance et je ne pus m’empêcher de frissonner en songeant au choc inévitable de ces deux forces, disciplinées et maîtresses d’elles-mêmes toutes deux : Howinstein et von Buelow.

Plus que le duel entre deux hommes, leur rencontre avait une signification lourde de conséquences.

Il se tramait contre l’Uranie, un complot dont Howinstein était le chef.

Qui sortira vainqueur ? L’alternative n’était pas indifférente. Du résultat dépendait un avenir contraire. Plus que le vengeur d’une querelle personnelle, von Buelow m’apparaissait comme un paladin d’autrefois, idolâtre de son pays, et qui partait seul porter la guerre à l’ennemi le plus dangereux parce que le plus secret et qui attaquait les forces mêmes de la nation en cherchant à en saper les bases morales, dans une vaste conspiration qui devait éclater sous peu. Howinstein mort, c’était la délivrance.

Von Buelow vaincu, c’était la consécration de la rumeur infâme, son prestige détruit, c’était Howinstein, maître de la situation, débarrassé de son ennemi le plus mortel, en mesure d’accomplir le coup d’État, que dans l’ombre il méditait. C’était la société secrète, qu’il dirigeait, pieuvre aux tentacules innombrables, et dont il était la tête, enserrant l’état, étreignant le pouvoir jusqu’à étouffer Carl et son conseil.

Le soir même du départ de von Buelow, je commençai à écrire. Tous mes documents étaient préparés, classés. Je devins historien. J’abdiquai, pour laisser vivre et agir mes héros, me contentant de les regarder se mouvoir et évoluer sur la scène uranienne, enregistrant leurs paroles et leurs gestes, essayant de fouiller en eux-mêmes pour connaître leur état d’âme.

J’ai éprouvé une griserie cérébrale grande pendant que les pages s’empilaient sur ma table, que je voyais l’intrigue se nouer par la précipitation des événements dans l’attente du dénouement.

De temps à autre, je recevais une lettre des États-Unis. Von Buelow s’intéressait également à l’œuvre. Il me fournissait des détails, des descriptions, que je n’avais qu’à coordonner et qui insensiblement, m’amenaient jusqu’à la fin de la trame, la dernière page du livre.

J’ai maintenant mon épilogue. Mon volume est complet.

J’ai terminé la vie romance de von Buelow. Je lui ai donné comme décor, ce que nous appelons en anglais « back ground » ou plus justement « climax » la révolution uranienne. L’une et l’autre sont intimement mêlées, indissolublement unies.