Évelina (1778)
Maradan (2p. 383-385).


LETTRE LXXXIII.


M. Villars à Évelina.

Tous mes vœux sont remplis ; mon Évelina est heureuse, et ses vertus reçoivent le juste salaire qui leur est dû.

Oui, mon enfant, ta félicité est gravée en lettres d’or dans mon cœur, leur impression est ineffaçable. En vain l’infortune voudroit encore appesantir son bras sur moi, en vain essaieroit-elle de m’arracher l’unique substance qui reste à ma vieillesse ; il faudroit qu’elle commençât par renverser le frêle édifice de mon corps, mais elle n’ébranlera point mes sentimens, tant que je conserverai une goutte de sang dans mes veines glacées.

Tu me demandes mon consentement ! que cette expression est foible au prix de la ferveur avec laquelle je t’accorde toute mon approbation ! Tu as toujours été, mon Evelina, la joie, la consolation et l’orgueil de ma vie ; pourrois-je m’opposer à ton bonheur, moi qui voudrois l’acheter aux dépens de mes jours !

Hâte-toi, mon enfant, de me réjouir par ta présence, viens recevoir les bénédictions que je brûle de répandre sur toi dans l’épanchement de mon cœur. Mais écoute aussi la prière que j’adresse au ciel dans ces circonstances solennelles. Puisse l’état de prospérité auquel tu vas parvenir ne jamais t’éblouir ! Fais toujours consister ta gloire à conserver un cœur pur et serein. Je ne puis penser, sans attendrissement, au moment qui te ramènera dans mes bras, et je crains bien que cette émotion ne soit trop forte pour un père qui t’idolâtre. Mais, non, je suis vieux, l’âge, les afflictions et mes infirmités, ont miné ma constitution : cependant la joie d’être témoin de ton bonheur guérira tous mes maux, et me fera oublier tous les revers de la fortune. L’unique grace que je demande encore au ciel, c’est de mourir un jour dans tes bras ; oui, mon enfant, tu viendras fermer mes yeux, tu viendras recueillir de ma bouche mourante les vœux et les bénédictions, que je te laisserai en quittant ce monde.

Ne t’afflige pas, ma chère, de ce que ces réflexions peuvent avoir de triste pour toi : à mon âge, elles sont fort naturelles. J’envisage ma fin d’un œil tranquille : puisse la tienne être également heureuse ! puisses-tu, rassasiée de jours et de prospérité, descendre dans la tombe, aussi chérie et aussi regrettée que je le serai par toi ! — puisses-tu laisser une autre Évelina, digne de transmettre ton nom et tes vertus !

Arthur Villars.