Évelina (1778)
Maradan (2p. 352-383).


LETTRE LXXXII.


Continuation de la lettre d’Évelina.
Clifton-Hill, le 13 novembre.

Le temps approche où je puis espérer de vous revoir, mon cher monsieur ; en attendant je mène toujours une vie des plus agitées : je ne dors point, le sommeil semble fuir la grande joie comme les grands chagrins ; — je vais passer une partie de la nuit à continuer mon journal.

Nous fîmes partie hier au soir d’aller à Bath, que je n’avois pas vu encore, et nous nous sommes mis en route ce matin d’abord après le déjeûné. Lady Louise et madame Beaumont étoient dans le phaéton de mylord Merton, M. Coverley dans celui de M. Lovel, madame Selwyn et moi nous étions, restées avec mylord Orville.

À une petite demi-lieue de Clifton, nous remarquâmes une chaise de poste qui nous suivoit au galop et lorsqu’elle fut à notre portée, nous entendîmes une voix crier à nos domestiques : « Holà, garçons, pouvez-vous me dire si miss Anville est dans une de ces chaises » ?

Je reconnus d’abord le capitaine Mirvan, et mylord Orville arrêta notre voiture. Le capitaine mit pied à terre, pour venir nous complimenter. « Ah ! vous voilà, miss Anville, comment va-t-il ? On m’a dit que vous étiez devenue miss Belmont, — je vous en félicite ; — mais que fait notre vieille Française ?

« Madame Duval ? je suppose qu’elle se porte bien ».

« Je l’espère, du moins, et je me flatte bien de lui faire reprendre service ; elle s’est assez reposée, il est temps qu’elle rentre en campagne. — Et à propos, son chevalier ? vous ne m’en dites rien ; est-il toujours si maigre » ?

« Je n’en sais rien, ils ne sont à Bristol ni l’un ni l’autre ».

« Non ? — mais du moins, la vieille grand’maman sera de la noce ! L’occasion sera belle pour y étaler ses étoffes de Lyon. D’ailleurs, je me propose de danser avec elle une courante sur un air nouveau. Quand est-ce qu’elle arrive » ?

« Nous ne l’attendons pas du tout ».

« Comment, diable ! voilà une mauvaise nouvelle. — J’ai rêvé tout le long du chemin à lui jouer quelque tour de ma façon ».

« Cela est extrêmement obligeant ».

« Oh ! je vous promets que Marion n’auroit pas réussi à m’engager dans cette course, si j’avais pu prévoir que je ne trouverois pas ma vieille Française ; je m’étois fait une fête de la régaler de la belle manière ».

« C’est donc miss Mirvan qui vous a engagé à ce voyage » ?

« Oui, nous avons couru toute la nuit ».

« Est-elle avec vous » ?

« Mais sans doute, elle est là-bas dans la voiture ».

« Et que ne me le disiez-vous plutôt ».

Aussi-tôt je descendis pour aller l’embrasser. Mylord Orville me devança pour ouvrir la portière, et je n’ai pas besoin de vous dire avec combien de joie je revis mon amie.

Nous demandâmes toutes deux qu’on nous permît de rester ensemble, et mylord Orville eut la complaisance d’offrir au capitaine Mirvan une place dans son phaéton.

La visite de ma chère Marie me vient on ne peut pas plus à propos, et me fait un plaisir infini. Cette excellente fille, aussi-tôt qu’elle a été informée du changement de ma situation, a pressé son père de la conduire à Clifton ; ses prières, jointes aux instances de lady Howard et de madame Mirvan, ont déterminé le capitaine : mais Marie convient que, s’il avoit su qu’il ne trouveroit point madame Duval, elle n’auroit jamais obtenu cette faveur. Ils étoient arrivés chez madame Beaumont peu de minutes après notre départ, et n’eurent pas beaucoup de peine à nous rattraper.

Je ne vous dis rien de la conversation que j’eus avec mon amie ; vous devinez aisément quel en fut le sujet.

Nous nous arrêtâmes devant un grand hôtel, où nous fûmes obligés de demander une chambre. Lady Louise étoit déjà fatiguée à mourir ; elle avoit besoin de prendre quelques rafraîchissemens avant que de commencer nos promenades.

Dès que nous fûmes rassemblés, le capitaine m’entreprit avec sa politesse ordinaire : — « Eh bien ! miss Belmont, je vous fais mon compliment : on me dit que vous êtes déjà brouillée avec votre nouveau nom ».

« Pas que je sache, monsieur ».

« Et pourquoi êtes-vous donc si pressée de l’échanger » ?

« Miss Belmont ! répéta M. Lovel d’un air fort étonné, peut-on savoir sans indiscrétion de qui on parle ? N’ai-je pas toujours compris que mademoiselle s’appeloit Anville » ?

Le capitaine. « Par la sambleu ! j’ai quelque idée, monsieur, de vous avoir vu autrefois. N’êtes-vous pas, par hasard, cet honnête homme qui avoit passé toute une soirée au spectacle sans savoir quelle pièce on donnoit » ?

M. Lovel. « Je crois en effet, monsieur, que j’ai eu l’avantage de vous voir quelque part ce printemps ».

Le capitaine. « Par ma foi, si je vivois encore cent printemps, je ne vous oublierois pas ; le tour étoit bon, et j’en ai ri plus d’une fois. Imaginez-vous, mesdames, que ce galant homme, tel que vous le voyez là, dépense cinq schellings par jour pour informer ses amis qu’il est encore en vie ».

Madame Selwyn. « Ce n’est pas payer trop cher une nouvelle de cette importance ».

Lady Louise s’étant un peu refaite, nous commençâmes nos courses.

Bath est une ville charmante. La vue de l’amphithéâtre est admirable, l’élégante symétrie du cirque m’a également plu. Mais je n’ai pas été aussi contente de ce qu’on y appelle les parades ; ces grandes places ne valent pas les belles rues pavées de Londres ; l’une se distingue, si vous voulez, par sa belle vue sur le Prior-Parc et la rivière Avon ; mais, malgré cela, elle ne répond pas à l’idée que je m’en étoit faite.

J’ai été scandalisée du négligé des dames dans l’appartement des bains ; il est vrai qu’elles sont voilées, mais toujours il y a peu de délicatesse à s’exposer, dans un équipage aussi leste, aux regards de tous les curieux.

L’idée du bain rappela au capitaine l’ancienne histoire de madame Duval.

« Parbleu ! s’écria-t-il, quel dommage que notre Française ne soit pas ici. Il y auroit de quoi la satisfaire, et je m’offrirois volontiers à la rouler un tant soit peu dans cet étang ».

Mylord Orville. « Cette dame vous auroit beaucoup d’obligations, monsieur, d’une preuve aussi distinguée de votre attention ».

Le capitaine. « Que voulez-vous, mylord, cette vieille sorcière m’a mis martel en tête, et j’avoue qu’elle m’intrigue ».

M. Lovel. « Je ne conçois pas pourquoi nos dames ont fait choix aux bains d’un accoutrement aussi singulier. J’y ai réfléchi plus d’une fois, très-sérieusement, mais je n’en ai jamais pu trouver la raison ».

Lady Louise. « Je suis très-fort de votre avis, et j’aimerois beaucoup qu’on abolît cet usage. J’ai toujours été l’ennemie des bains, uniquement parce qu’on s’y habille mal ; vous devriez, M. Lovel, avoir la charité de m’aider à inventer quelqu’ajustement élégant qui y convienne mieux ».

M. Lovel. « Moi, madame ! je m’en garderai bien, — Il y auroit de la témérité à vouloir diriger un goût aussi exquis que le vôtre ; d’ailleurs, je ne suis pas fort pour l’invention des modes, et je ne crois pas en avoir trouvé trois de toute ma vie. — En général, la parure n’est pas mon fait, et j’y ai peu de prétention ».

Lady Louise. « Fi donc ! M. Lovel, que dites-vous là ? Ne savons-nous pas tous que c’est vous qui donnez le ton dans le beau monde ! Je ne connois personne qui se mette mieux que vous ».

M. Lovel. « Vous me confusionnez, madame ; moi, bien mis ! je suis fait quelquefois à ne pas oser me montrer : — ma figure révolte. — Ce matin encore j’ai employé une grosse demi-heure à réfléchir sur l’habit que je mettrois ».

Le capitaine. « Vertu de ma vie, que n’étois-je avec vous ! Je parie que je vous aurois fait aller un peu plus vîte en besogne. Qui diable se met en peine de vos habits » ?

Madame Selwyn. « N’allez pas quereller monsieur sur ce qu’il a réfléchi ; ce n’est pas-là ordinairement son foible ».

M. Lovel. « En vérité, madame, vous êtes fort honnête ».

Le capitaine. « Mais dites-moi un peu, monsieur, vous êtes-vous jamais plongé par ici » ?

M. Lovel. « L’expression n’est pas des mieux choisies ; — mais si vous demandez si j’y ai pris le bain, je vous dirai que cela m’est arrivé assez fréquemment ».

Le capitaine. « Et à quoi bon, si l’on ose le savoir, cette immense frisure ? Votre tête par elle-même me paroît assez bien graissée pour revenir sur l’eau ».

Madame Selwyn. « Oui ; d’autant plus que la partie la plus légère est toujours celle qui surnage ».

Le capitaine. « Vous décidez trop tôt, madame ; et pour savoir si monsieur est plus leste de la tête, ou des talons, il faudroit que nous le vissions militaire. En attendant je parie dix guinées contre un schilling que je le culbute d’un seul coup de main, et le fais sauter dans l’étang la tête la première ».

Mylord Merton. « Va, je tiens la gageure ».

Le capitaine. « Oui dà ! — eh bien ! l’affaire sera faite avant que vous ayez le temps de compter quatre ».

M. Lovel. « Mais voilà qui est plaisant ! je ne vois pas, messieurs, quel droit vous avez de faire des paris sur ma tête, sans avoir demandé mon consentement ». Et pour plus de précaution, il se retira en même temps de la fenêtre.

M. Coverley. « Vous n’y êtes pas, Lovel ; on peut faire des gageures sur vous tant qu’on veut, votre consentement n’y est nullement nécessaire. Le capitaine parieroit, s’il en avoit l’envie, que votre nez est de couleur bleu céleste ».

Madame Selwyn. « Ou bien que les graces de votre esprit l’emportent sur celles de votre corps, — ou enfin telle autre absurdité ».

M. Lovel. « Je vous assure qu’on s’arroge là un privilège qui me déplaît fort, et je pourrois vous prier de ne pas pousser plus loin ces petites libertés ».

Le capitaine. « Je me moque bien de vos prières ; et s’il me prenoit envie de parier que vous n’avez pas une dent dans la bouche, m’en empêcheriez-vous » ?

M. Lovel. « Non, mais il s’agiroit de prouver ensuite votre thèse ».

Le capitaine. « Cela seroit possible encore ; en vous cassant la mâchoire, par exemple, je pourrois gagner ».

M. Lovel. « Me casser la mâchoire ! et cela pour l’amour d’une gageure ; vous n’y pensez pas, monsieur, et tous les paris du monde ne pourraient pas justifier une action aussi barbare ».

Il fallut que mylord Orville se mît de la partie, pour terminer cette ridicule discussion ; il nous fit remonter en voiture, et nous retournâmes à Clifton. Madame Beaumont nous retint tous à dîner. Elle a eu la complaisance d’offrir à miss Mirvan une chambre dans sa maison : le capitaine logera aux eaux.

Après notre retour, M. Lovel débuta par nous faire force excuses de ce qu’il paroissoit à table en habit de cheval. Madame Beaumont nous demanda ensuite, à miss Mirvan et à moi, comment nous avions trouvé Bath.

M. Lovel. « Dans une course comme celle-là, peut-on dire que ces dames ont vu la ville » ?

Le capitaine. « Et pourquoi pas ? croyez-vous qu’elles ont mis leurs yeux en poche » ?

M. Lovel. « Pas tout-à-fait, monsieur, — mais je doute que vous trouviez quelqu’un, — un quelqu’un comme il faut, s’entend, — qui se vante d’avoir vu Bath, pour s’y être promené pendant une matinée ».

Le capitaine. « Ah ! vous croyez peut-être que nous eussions vu la ville plus à notre aise en y allant de nuit » !

M. Lovel. « Non, monsieur, non, et ce n’est pas ma faute si vous ne me comprenez point. Je veux dire que je n’appelle pas avoir vu Bath, lorsqu’on n’y a pas été dans la bonne saison ».

Le capitaine. « Et qu’y voit-on de plus dans une saison que dans l’autre » ? M. Lovel jugea cette question trop absurde pour y répondre.

Mylord Orville. « Les amusemens de Bath sont d’une monotonie dont on se lasse bien vite ; mais ce qui m’y déplaît le plus, c’est qu’elle est un repaire de joueurs ».

Mylord Merton. « J’espère, mylord, que vous ne voudrez pas abolir le jeu ; c’est la rocambole de la vie, et le diable m’emporte si je pourrois vivre sans cartes ».

« J’en suis très-fâché, dit gravement lord Orville en regardant sa sœur ».

Mylord Merton. « Vous n’êtes pas juge compétent, mylord ; mais je voudrois vous tenir une fois dans un de nos brelans, et je suis sûr que vous ne le quitteriez pas plus volontiers qu’un autre ».

Lady Louise. « J’espère, mylord, qu’il n’y a personne ici qui vous ait empêché d’y rester ».

Mylord Merton. « Vous savez, madame, le pouvoir que vous avez sur moi, il n’y a rien que vous ne me fassiez oublier ».

M. Coverley. « Excepté elle-même. Avouez, mylord, que je vous tire-là bien d’affaire ».

Mylord Merton. « Vous autres gens d’esprit avez toujours des réponses prêtes ; ce n’est pas mon fait, j’en conviens ».

Madame Selwyn. « C’est dommage que vous ne donniez pas dans le bel esprit ; il ne tiendroit qu’à vous d’y réussir ».

« À propos, interrompit M. Lovel en s’adressant à lady Louise, savez-vous la nouvelle du jour » ?

Lady Louise. « Qu’est-ce, je vous en prie » ?

M. Lovel. « Le bruit qu’on fait courir d’une certaine personne qui se trouve aux eaux.

Lady Louise. « On ne m’en a rien dit ; contez-moi cela au plus vîte ».

M. Lovel. « Pardon, madame, c’est un secret, et je n’en aurois point parlé, si je n’avois cru que vous en étiez déjà instruite ».

Lady Louise. Vous êtes insupportable avec votre circonspection, et peu s’en faut que je ne me fâche. Allons, vîte, je veux le savoir ; le direz-vous, ou non » ?

M. Lovel. Vous savez, madame, que je n’ai rien à vous refuser ; mais auparavant il faut que toute la compagnie me promette d’en garder le secret ».

Le capitaine. « Puissiez-vous être muet vous-même ! — Garder le secret ! la plaisante idée. — » Et n’avez-vous pas honte de prononcer ce mot en parlant à une femme ? Mais à y regarder de près, je crois que j’aimerois mieux encore mettre tout le sexe ensemble dans ma confidence ; plutôt qu’un bavard comme vous ».

M. Lovel. « Un bavard comme moi ! monsieur, je n’ai pas l’honneur d’entendre votre expression ».

Le capitaine. « Peu importe, on vous l’expliquera quand il vous plaira ».

M. Lovel. « Vous m’offensez, monsieur ; mais comme vous vous servez souvent de termes de marine, il faut bien vous passer celui-ci, avec tant d’autres, qui ne méritent point d’attention ».

Mylord Orville, pour changer la conversation, demanda à miss Mirvan si elle se proposoit de passer l’hiver à Londres.

Le capitaine. « Non, assurément ; et qu’y feroit-elle ? elle y a vu tout ce qu’il y avoit à voir ».

M. Lovel. « Ne diroit-on pas qu’on va voir Londres comme on voit le spectacle » ?

Le capitaine. « Et vous-même, monsieur le savant, sous quel point de vue l’envisagez-vous ? me le direz-vous » ?

M. Lovel. « Non pas, monsieur, vous auriez également de la peine à me comprendre. Je ne suis pas assez au fait de votre jargon marin pour me mettre à votre portée. Ne trouvez-vous pas, madame, que l’entreprise seroit un peu difficile » ?

Lady Louise. « Tout aussi difficile que de faire parler l’italien à mon perroquet ».

M. Lovel. « Admirable, madame ! vous êtes d’une humeur charmante. Et en effet, il faut convenir que messieurs les marins diffèrent trop de nous autres en manières et en langage, pour qu’il y ait de quoi se récrier si on leur entend parler de Londres comme d’un cabinet de curiosités ».

Lady Louise. « Vous êtes un drôle de corps aujourd’hui, M. Lovel ».

M. Lovel. « N’ai-je pas raison ? Prétendre d’avoir vu Londres dans trois ou quatre semaines ! cela me donne, malgré moi, des envies de rire ».

Le capitaine. « Et combien de temps vous faut-il donc, de par tous les diables ? Vous faut-il une journée entière pour chaque rue » ?

M. Lovel, au lieu de répondre, se mit à ricaner avec lady Louise. « Je vous proteste, reprit le capitaine, que si l’on me choisissoit pour votre conducteur, je vous ferois trotter d’un bout de la ville à l’autre dans moins d’une matinée ».

On continua à rire sous cape, et le capitaine s’en étant apperçu, se mit dans une colère affreuse. « Écoutez, mon damoiseau, s’écria-t-il, toujours en apostrophant M. Lovel ; laissez-là vos grimaces ; c’est un langage que je n’entends pas, je pourrois fort bien y répondre par un bon coup de poing ».

M. Lovel. « Monsieur, savez-vous bien ce que vous dites ? est-ce ainsi que l’on parle à un homme de ma sorte » ?

Le capitaine. « À d’autres ! Versez rasade, monsieur ; je parie que vous l’avalerez ». Et en même temps il demanda un verre d’aile, qu’il but à la bonne digestion de M. Lovel. Cette turlupinade fut accompagnée d’un geste menaçant.

M. Lovel ne jugea pas à propos de répondre ; mais il avoit l’air capot : nous sortîmes pour lui laisser le temps de terminer sa dispute avec le capitaine.

On venoit de me rendre deux lettres, l’une de lady Howard et de madame Mirvan, qui renferme les félicitations les plus obligeantes ; l’autre est de madame Duval : — mais, à ma grande surprise, je n’ai pas reçu une ligne de vous, monsieur.

Madame Duval semble se réjouir beaucoup des nouvelles que je lui ai données : un gros rhume l’empêche de venir à Bristol. Elle me dit que les Branghton sont tous bien portans, et que miss Polly est à la veille de se marier avec le sieur Brown. « Quant à M. Smith, ajoute-t-elle, il a changé de logement, et depuis ce temps il règne dans la maison une morne tranquillité. Mais ce n’est pas tout encore, et j’ai bien d’autres sujets de plainte ; j’ai été indignement trompée : M. Dubois a eu la bassesse de me quitter, et s’en est retourné en France sans me dire le mot ». Elle finit par m’assurer, comme vous l’avez prédit, monsieur, que si j’épouse mylord Orville, je serai un jour son unique héritière.

Nos cavaliers sont revenus pour prendre le thé avec nous ; il n’y eut que le capitaine Mirvan qui nous manqua ; il étoit allé faire un tour dans son auberge, et il avoit amené sa fille pour séparer, à ce qu’il disoit, la friperie de celle-ci d’avec ses habits.

M. Lovel avoit toujours un air fort contrit. « De ma vie, dit-il, je n’ai rien vu d’aussi bas et d’aussi mal avisé que ce rustre de capitaine ; il n’est venu ici, je pense, que pour me chercher querelle ; mais je lui proteste qu’il ne trouvera pas son compte avec moi.

Lady Louise. « Cet homme m’a donné une frayeur mortelle, — il est d’une brutalité révoltante ».

Madame Selwyn. « N’ai-je pas compris, M. Lovel, qu’il vous a menacé d’un coup de poing » ?

M. Lovel. « Sans doute, madame ; mais si l’on vouloit prendre garde à tout ce que disent ces gens du peuple, on ne seroit jamais à l’abri de leurs insolences ; — le plus court est, je pense, de n’y faire aucune attention ».

Madame Selwyn. « Comment, monsieur, vous empocheriez donc tranquillement un soufflet » ?

Pendant ce temps je vis arriver le phaéton du capitaine, et je descendis pour aller à la rencontre de ma chère Marie. Je la trouvai seule dans la voiture ; elle me dit que son père lui avoit ordonné de prendre les devants ; qu’elle le soupçonnoit de machiner quelque mauvais projet pour jouer pièce à M. Lovel. Nous fîmes un tour de promenade dans le jardin, où mylord Orville nous joignit : il se plaignit un peu de ce qu’il étoit exclus de notre société ; nous l’y reçûmes volontiers, et j’en fus richement récompensée, car je ne crains pas d’avouer que je passai avec lui un quart d’heure des plus agréables de ma vie.

Le retour du capitaine Mirvan nous mit tous assez mal à notre aise ; il s’annonça cependant d’un air fort content ; il caressa sa fille, se frotta les mains, et eut peine à cacher sa joie ; mais cette belle humeur même ne nous présageoit rien de bon. Nous le suivîmes tous dans la salle des visites, où il affecta de reprendre son sérieux ; il étoit tellement rempli de son sujet, qu’il oublia de saluer madame Beaumont, pour commencer d’abord son jeu avec M. Lovel. « Dites-moi, je vous prie, s’écria-t-il, avez-vous un frère dans ces quartiers » ?

M. Lovel. « Non pas, Dieu soit loué ; je suis exempt de cette sorte d’engeance ».

Le capitaine. « Cela m’étonne ; car je viens de rencontrer quelqu’un qui vous ressemble, au point que je l’aurois pris pour votre frère jumeau ».

M. Lovel. « Que ne nous l’avez-vous amené ; j’aurois été charmé de faire sa connoissance : je n’ai aucune idée de sa personne, et je serois extrêmement curieux de le voir ».

En même temps le domestique de M. Mirvan entra dans la chambre, pour annoncer la visite d’un homme de petite taille qui demandoit à parler à M. Lovel.

Madame Beaumont ordonna qu’on fît monter l’étranger, et elle témoigna quelque surprise de ce que son propre domestique n’étoit point venu faire ce message.

« Je ne sais qui ce peut être, reprit M. Lovel, je ne connois personne à Bristol qui soit de petite taille, — à l’exception du marquis de Carlton, — avec lequel je n’ai guère de relations. Après lui, je ne devine plus personne : voyons cependant ».

Un bruit confus, que nous entendîmes dans l’escalier, attira notre attention ; le capitaine impatienté se hâta d’ouvrir la parte ; et, en battant des mains, il s’écria : « Par la sambleu ! monsieur, c’est la même créature que j’ai prise tantôt pour votre frère » ! Et, à notre grand étonnement, il rentra tirant après lui un gros singe habillé en élégant, mais dans le goût le plus bizarre et le plus extravagant.

Cette apparition effraya tout le monde. Le pauvre M. Lovel demeura confondu ; lady Louise poussa des hauts cris : miss Mirvan et moi nous montâmes sur nos chaises ; madame Beaumont suivit notre exemple. Mylord Orville se plaça devant moi, comme pour me servir de sauvegarde. Madame Selwyn, mylord Merton et M. Coverley partirent d’un éclat de rire immodéré ; en quoi ils furent vaillamment secondés par le capitaine, qui, succombant sous le poids de la joie, poussa l’excès jusqu’à se rouler par terre.

La première voix qui se fit jour à travers de ce vacarme général, fut celle de lady Louise ; elle cria de toutes ses forces, qu’on ôtât ce monstre de sa vue, sans quoi elle menaçoit de se trouver mal.

M. Lovel, de son côté, commença à se fâcher tout de bon, et il demanda à M. Mirvan du ton le plus sérieux ce qu’il prétendoit par cette plaisanterie.

Le capitaine. « Ce que je prétends ! et parbleu ne le voyez-vous pas ? Je veux vous peindre d’après nature ». Puis il saisit le singe, et en nous le montrant à tous, il ajouta : « Ah ça, messieurs et dames, j’en appelle à votre jugement ; y eut-il jamais une ressemblance plus frappante ? sur ma foi, à la queue près, il y auroit de quoi les prendre l’un pour l’autre ».

M. Lovel. « Capitaine, je saurai vous faire rendre raison de ces insultes ; vous me les payerez, j’en réponds ».

Le capitaine. « Ah ! pour la singularité du fait, vous devriez essayer de changer d’habits avec ce petit gentil-homme, et je parie que vous vous y méprendrez vous-même ».

M. Lovel. « Comment, monsieur, me comparer avec un singe ? Sachez que je ne suis pas accoutumé à être traité de la sorte, et vous verrez si j’endurerai cet affront ».

Le capitaine. « Ouais ! monsieur se met en colère ! — eh bien ! vous avez tort ; ce pauvre petit animal ne vous fera pas le moindre mal : — approchez, et donnez-lui la patte ; il est doux comme un agneau ; embrassez-le, et soyez bons amis ».

« Qui ! moi ! s’écria M. Lovel en fureur. — Je ne voudrois pas toucher cette vilaine bête pour tout l’or du monde ».

M. Coverley. « Appelez-le en duel, je serai votre second ».

Le capitaine. « Allons, va ; je servirai moi de second à mon petit ami. — Allons, courage ! — aux armes, messieurs ».

M. Lovel. « Le ciel m’en préserve ! j’aimerois autant me battre contre un chien enragé ».

Mylord Merton. « Pour moi, je ne serois pas curieux non plus d’approcher de cet étranger ; il fait des grimaces horribles ».

Lady Louise. Ah ! je n’y tiens plus ; ôtez-moi ce vilain animal, ou je me meurs ».

Mylord Orville. « Capitaine ! vous voyez que vous inquiétez ces dames ; ayez la complaisance de faire sortir cette bête ».

Le capitaine. « Eh ! parbleu, pourquoi ont-elles plus peur d’un singe que de l’autre ? Cependant, si cela leur convient, nous les mettrons dehors tous deux ».

« Ceci en est trop », s’écria M. Lovel en levant sa canne.

« Halte-là ! jeune homme, reprit le capitaine : à bas votre canne sur-le-champ ».

Le pauvre M. Lovel, trop poltron pour tenir ferme, et trop furieux pour plier, se tourna en arrière ; et sans réfléchir à quoi il s’exposoit, il déchargea sa colère sur le singe, à qui il sangla un rude coup. L’animal lui sauta aussi-tôt au cou, et lui mordit l’oreille. Je ne pus refuser davantage ma pitié à M. Lovel ; c’est un maître fat, à la vérité, mais encore n’avoit-il rien fait qui méritât une pareille correction.

Les cris devinrent plus forts que jamais, et sur-tout on ne distinguoit pas ceux de M. Lovel d’avec la voix de lady Louise, qui s’imaginoit apparemment qu’elle seroit mordue à son tour ; l’impitoyable capitaine crioit aussi, mais c’étoit de joie.

Mylord Orville vint enfin au secours du pauvre Lovel ; toujours humain et compatissant, il quitta son poste d’auprès de moi, qui n’avois plus rien à craindre, et saisissant le singe par le collier, il lui fit lâcher prise, et le jeta hors de la chambre.

M. Lovel nous offroit un spectacle vraiment hideux ; son sang couloit le long de ses habits, et il pleuroit à chaudes larmes. Il ne cessa de se lamenter, et de répéter que sa blessure étoit mortelle.

« M. Mirvan, interrompit madame Beaumont, indignée de la conduite du capitaine, je ne trouve rien de plaisant à tout ceci, et je suis très-fâchée que vous ayez choisi ma maison pour un jeu aussi barbare ».

Le capitaine. « Pouvois-je prévoir ; madame, que l’affaire réussiroit si mal ? Je n’avois d’autre dessein que de donner un compagnon à M. Lovel ».

M. Coverley. « Je ne voudrois pas pour mille guinées que la même chose me fût arrivée ».

Le capitaine. « Eh bien ! notre homme en est quitte à meilleur marché ; il a reçu le tout gratis. — Venez, M. Lovel, soyez de bonne humeur : la fin couronnera l’œuvre ; mon singe sera plus honnête une autre fois, je me charge de vous réconcilier ».

M. Lovel. « Je m’étonne que madame Beaumont souffre qu’un homme comme moi soit traité chez elle de la sorte ».

Le capitaine. « Voilà bien du tapage pour une misère, pour un bout d’oreille : on croira tout au plus que vous avez été au pilori ».

Madame Selwyn. « Mais, sans doute, et cette cicatrice peut encore vous faire honneur ; on vous prendra pour un écrivain du parti de l’opposition ».

M. Lovel. « Comme me voilà accommodé ! mon habit de cheval, que j’avois mis pour la première fois, est tout ensanglanté » !

Le capitaine. « Voilà ce que c’est que de réfléchir une heure sur sa toilette ».

M. Lovel s’étant approché ensuite du miroir, recommença ses lamentations. « Quelle horrible blessure ! je n’en guérirai jamais, et je n’oserai plus me montrer avec une oreille dans cet état ».

Le capitaine. « Il ne tient qu’à vous de la cacher en portant perruque ».

M. Lovel. « Moi, prendre perruque ! — jour de ma vie, je ne le ferois pas pour mille livres sterlings par heure ».

Lady Louise. « En effet, un jeune homme en perruque, cela seroit abominable ».

Mylord Orville voyant que cette contestation ne finissoit pas, crut devoir proposer au capitaine un tour de promenade. Il réussit à l’y engager, et nous en fûmes débarrassés. M. Mirvan ne sortit point sans marquer toute sa satisfaction.

Il n’eut pas plutôt fermé la porte que M. Lovel s’exhala en nouvelles plaintes : « Ce capitaine, dit-il, est le plus grand brutal que j’aie jamais vu ; on a tort de l’admettre dans une société d’honnêtes gens ».

M. Coverley. « J’espère, Lovel, que vous ne boirez pas cet affront ; il faut en tirer vengeance »

M. Lovel. « Avec un homme de mon état je ne balancerois pas un instant ; mais un corps comme celui-là, qui a passé toute sa vie à batailler, — en vérité cela mérite un peu de réflexion ».

Mylord Merton. « N’importe, il faut vous faire rendre raison ».

M. Lovel. « Messieurs, chacun est le meilleur juge en sa propre cause, je ne demande conseil à personne ».

M. Coverley. « Mais vous ne sauriez ; — pensez donc qu’il y va de votre honneur ».

M. Lovel. « Vous m’impatientez à la fin ; — dans toute autre occasion je suis homme à faire montre de mon courage aussi bien que vous ; — mais se battre pour une bagatelle comme celle-là, certes, il en vaut bien la peine » !

Madame Selwyn. « Si vous appelez cela une bagatelle, falloit-il donc en faire tant de bruit » ?

M. Lovel. « À vous dire vrai, madame, je croyois d’abord que j’avois la joue emportée ; mais le mal n’étant pas si grand, le plus court est de s’en consoler. J’ai l’honneur de souhaiter le bonsoir à madame Beaumont ; ma voiture m’attend, et je n’ai pas le temps de rester davantage ». Il nous quitta fort confus et fort honteux.

Ce capitaine est un vrai trouble-fête par-tout où il vient. Heureusement que nous ferons peu de séjour ensemble, car je doute même que la société de ma chère Marie puisse compenser à la longue les désagrémens auxquels on est exposé avec son père.

M. Mirvan chanta triomphe à son retour ; il se divertit beaucoup de la sortie paisible de M. Lovel. « Je me flatte, s’écria-t-il dans son langage, de l’avoir assaisonné de la bonne façon ; nous verrons s’il restera encore demain une heure à délibérer sur sa toilette. Convenez-en, miss, son frac seroit un pendant admirable du négligé de madame Falbala ! Parbleu ! il ne me manque plus qu’elle pour achever la pièce ».

On se mit ensuite à jouer aux cartes ; mylord Orville, miss Mirvan et moi, nous ne jouâmes point ; — nous trouvâmes de quoi nous amuser infiniment mieux.

Pendant que nous étions engagés dans une conversation des plus agréables, un domestique vint me rendre une lettre, qui, par je ne sais quel accident, avoit été égarée. Je reconnus d’abord votre écriture, et j’en eus bien de la joie, mon cher monsieur. Mylord Orville devina bientôt, par mon émotion, d’où venoit cette lettre ; et sachant que son contenu devoit être essentiel pour notre bonheur, il me pria de rompre le cachet. Je pus le faire hardiment, et sans craindre d’être observée des joueurs, qui étoient beaucoup trop occupés de leur partie pour prendre garde à ce qui se passoit autour d’eux.

J’ouvris donc la lettre, — mais je n’eus pas d’abord la force de la lire jusqu’au bout. — Votre consentement accordé avec tant de bonté, et en même temps d’une manière aussi solennelle, — la tendresse de vos expressions, — la certitude de ne plus rencontrer d’obstacles dans mon heureuse union avec l’amant chéri de mon cœur ; — toutes ces considérations se présentèrent vivement à mon esprit, — je sentis mon bonheur : mais ma joie étoit trop complète pour ne pas être agitée. Je versai des larmes de reconnoissance et de plaisir, et je remis ma lecture à un moment plus tranquille. En attendant, mylord Orville étoit impatient d’apprendre ce que vous m’écriviez ; il m’eût été difficile de le satisfaire, et, pour ne lui laisser rien à desirer, je lui remis votre lettre.

Il a été touché, comme moi, de vos bontés ; il a baisé votre signature, et en me serrant tendrement la main : « Oh ! mon Évelina, m’a-t-il dit, il est donc vrai que vous m’appartenez pour la vie : ah ! si vous pouviez comprendre toute l’étendue de ma félicité ; je sais l’apprécier, mais je n’essaierai point de vous exprimer ce que je sens ». J’aurois dû lui répondre, mais je ne le pus, et même je n’ai plus parlé de toute la soirée ; la vraie joie n’est pas babillarde.

Il me reste à vous témoigner, mon très-cher monsieur, la gratitude dont mon cœur est rempli ; mais c’est un devoir que je me réserve pour notre première entrevue. C’est à vos pieds que je viendrai recevoir votre bénédiction, sans laquelle il manqueroit à mon contentement un degré de perfection. Mylord Orville se fait une fête de vous présenter votre Évelina, comblée d’honneurs et rendue heureuse par le don de sa main.

Si le temps me le permet, je vous écrirai deux mots jeudi prochain, pour vous marquer l’heure précise de notre arrivée. Ma lettre vous sera rendue par un exprès.

Je finis, monsieur, en faisant usage aujourd’hui pour la première, et peut-être aussi pour la dernière fois, du nom de

Votre très-dévouée et très-affectionnée

Evelina Belmont.

Lady Louise a demandé, de son propre mouvement, d’assister à notre mariage ; miss Mirvan et madame Selwyn en seront aussi. Celui de M. Macartney avec ma sœur de lait se fera le même jour. Mon père aura soin de la dot.