Évelina/Lettre 80
LETTRE LXXX.
- Suite de la lettre d’Évelina.
Mylord Orville nous quitta hier d’abord après le déjeûné, dans le dessein de s’acquitter des commissions dont je l’avois chargé pour mon père.
Pendant son absence, madame Beaumont nous proposa un tour de promenade dans le jardin. Madame Selwyn s’excusa sur des lettres qu’elle avoit à écrire, mais lady Louise voulut être de la partie.
Les attentions qu’elle eut pour moi au déjeûné m’avoient déjà fait soupçonner que son frère l’avoit mise dans sa confidence ; et la conduite qu’elle a tenue depuis étoit propre à me confirmer dans cette idée, car, au lieu de me laisser passer lorsque je voulus me retirer de la chambre, elle me rappela, et me dit d’un ton de surprise affecté : « Miss Anville, ne serez-vous pas des nôtres » ?
Il y a de la petitesse dans ce changement subit : aussi ne puis-je m’empêcher d’y répondre avec une espèce de mépris ; je déclinai son invitation avec autant de froideur qu’elle m’en a montré jusqu’ici. Mais comme je remarquai que mon refus la faisoit rougir, je devins moins fière ; j’aurois été fâchée de faire de la peine à la sœur de mylord Orville. J’acceptai donc la promenade, d’autant plus que madame Beaumont m’en fit la proposition une seconde fois.
Nous nous sommes honnêtement ennuyées toutes trois : madame Beaumont, qui ne parle pas beaucoup, fut encore plus tranquille que de coutume ; lady Louise fit des efforts perpétuels pour mettre de côté l’air de contrainte et de hauteur qui lui est naturel ; et moi-même je connoissois trop bien les motifs auxquels je devois attribuer ses politesses, pour en tirer la moindre vanité.
Mylord Orville fut bientôt de retour ; sa présence ramena la gaîté et la bonne humeur parmi nous : « Voilà justement, nous dit-il, l’occasion que je cherchois. Permettez, miss, que j’aie l’honneur de vous faire connoître sous votre véritable nom, à deux de mes plus proches parentes. Madame Beaumont, je vous présente la fille de sir John Belmont ; jeune dame à qui, j’en suis sûr, vous aurez déjà accordé votre estime et votre admiration, avant que de savoir de quelle condition elle étoit ».
« Mylord, répondit madame Beaumont, en me saluant fort obligeamment, le rang de cette jeune dame, — son mérite, — votre recommandation — sont autant de titres, dont un seul suffiroit pour lui attirer mon estime, et je me flatte que, pendant son séjour chez moi, elle aura été traitée avec tous les égards qui lui sont dûs. J’y aurois cependant regardé de plus près encore, si j’avois eu l’avantage de connoître sa famille plutôt ».
« La naissance, reprit mylord Orville, n’ajoute rien aux vertus de miss Belmont ; elle feroit honneur au rang le plus élevé. — Ma sœur, continua-t-il, je suis sûr que vous serez bien aise de vous assurer une part dans son amitié ; quelques jours encore, et j’aurai la satisfaction de vous présenter miss Belmont sous un autre nom et sous un autre titre ». Il baisa ma main, et la mit dans celle de lady Louise. Je rougis aussi bien qu’elle, et nous fûmes embarrassées l’une et l’autre ; elle, sans doute, du souvenir des traitemens peu honnêtes qu’elle m’avoit fait essuyer ; et moi, de la manière inattendue dont mes liaisons avec son frère lui furent annoncées. Au reste, elle me reçut fort poliment, et me dit en souriant, « qu’elle s’estimeroit heureuse de cultiver ma connoissance ».
Je répondis à ce compliment par une simple révérence, et nous continuâmes notre promenade. Il est clair que mylord Orville avoit déjà prévenu ces dames ; je le soupçonne du moins par le peu de sensation que produisit sur elles cette grande nouvelle.
D’autres personnes vinrent nous joindre, et mylord Orville m’informa alors du succès de sa visite. On a pris jour pour jeudi, comme je l’avois demandé. Mon père, m’a-t-il dit, a été infiniment sensible aux marques de ma tendresse, il m’a comblée de bénédictions et a consenti à me voir, en ajoutant qu’il se feroit un plaisir de prévenir tous mes souhaits. Mylord Orville me conseilla de lui rendre mes devoirs dans la soirée même, et il me fit entendre que je ferais bien de ne point admettre madame Selwyn à notre entrevue.
Je reçus cette bonne nouvelle avec un plaisir mêlé de crainte ; l’idée de revoir mon père m’affecta, et m’occupa tout le reste de la journée ; j’attendis avec impatience le moment de mon départ.
Madame Beaumont me prêta son carrosse ; et mylord Orville me demanda instamment la permission de m’accompagner : « Vous risquez, me dit-il, de choquer madame Selwyn, si vous y allez seule, au lieu qu’elle n’aura rien à dire si nous partons ensemble. Nous en serons quittes pour quelques mauvaises plaisanteries, mais il vaut mieux la laisser rire que de nous exposer à lui déplaire ».
En effet, je n’eus pas lieu de me repentir de ma complaisance ; la conversation du lord me fut d’une grande ressource, et le temps me dura si peu, que nous nous vîmes au bout de notre course lorsque je la crus à peine commencée.
Dès que nous fûmes descendus de voiture, M. Macartney vint à notre rencontre et nous conduisit dans une salle : « Ah ! mon cher frère, m’écriai-je, que je suis heureuse de vous trouver ici » !
Il me remercia tendrement. Mylord Orville lui tendit la main, et lui dit : « M. Macartney, j’espère que nous nous connoîtrons mieux, je me promets beaucoup de satisfaction de votre amitié ».
M. Macartney. « Mylord, vous me faites trop d’honneur ».
« Mais, où est ma sœur ? car je l’appellerai et la regarderai toujours comme telle ; — je crains qu’elle n’évite ma rencontre : — je vous charge, mon cher frère, de la prévenir en ma faveur et de m’assurer sa tendresse ».
M. Macartney. « Vous êtes la bonté même ; mais je vous supplie de l’excuser pour le moment, elle n’auroit pas la force de vous voir ; peut-être dans peu… ».
Mylord Orville. « Oui, dans très-peu de temps j’espère que vous nous la présenterez, et que nous aurons le plaisir de vous féliciter. Je dis nous ; et vous le voulez bien, ma chère Évelina. Monsieur et madame Macartney seront les premiers hôtes qui logeront chez nous ; nous y comptons, monsieur, votre sœur et moi ».
Un domestique vint m’avertir que mon père m’attendoit dans sa chambre.
Je priai mylord Orville de m’y suivre ; mais sa délicatesse l’en empêcha, puisque mon père avoit demandé expressément de me voir seule. Il se contenta de m’accompagner jusqu’au haut de l’escalier, et m’exhorta de son mieux à prendre courage : ses efforts furent inutiles, je me représentois vivement ce que cette entrevue avoit de terrible ; et, dans cet instant auguste, je ne connoissois d’autre sentiment que celui de la crainte.
Enfin, je fus introduite ; mon père m’accueillit avec bonté. « Est-ce vous, ma fille » ? me dit-il.
Je volai vers lui, et me jetai à ses pieds. « Oui, je la suis, monsieur ; je suis votre fille : heureuse que vous vouliez la reconnoître ». Il tomba lui même à genoux, et me serra tendrement dans ses bras. « Te reconnoître ! oui, mon enfant, volontiers ; mais Dieu sait avec quel mélange de plaisir et de douleur je m’acquitte de ce devoir ». Nous nous levâmes tous deux, et nous passâmes dans un cabinet voisin qu’il ferma à clef. Puis il m’approcha d’une fenêtre, et, après m’avoir considérée avec une inquiétude des plus attendrissantes, il s’écria :
« Oh ! ma pauvre Caroline » ! et à ces mots il versa un torrent de larmes. Faut-il vous dire, monsieur, que ce spectacle fit couler les miennes en abondance ?
Je voulus de nouveau embrasser ses genoux, mais il me retint, et s’étant jeté sur un sofa, il y demeura dans une attitude qui marquoit le plus profond accablement.
Je respectois trop sa douleur pour penser à l’interrompre ; je me tins à l’écart, et j’attendis en silence qu’il se fût remis. Mais tout-à-coup il entra dans une espèce de fureur ; il se leva en sursaut, et s’écria d’un ton qui me fit trembler : « Eh bien ! ma fille, as-tu assez humilié ton père ? — Si cette preuve de ma foiblesse te suffit, sors, et ne me tourmente plus par ta présence ».
Un ordre aussi sévère et aussi inattendu me frappa comme la foudre ; je restai immobile et muette, incertaine si j’avois bien entendu.
« Sors, te dis-je, reprit-il avec emportement ; retire-toi, du moins par pitié : laisse-moi, si je dois conserver l’usage de ma raison, — laisse-moi pour toujours ».
« J’obéis », lui répondis-je toute tremblante, et je pris aussi-tôt le chemin de la porte ; mais, avant que de l’atteindre, je me retournai par un mouvement involontaire, et je tombai à genoux. « Ne refusez pas, monsieur, votre bénédiction à votre fille ; c’est la seule grace qu’elle implore : accordez-la-lui, et sa vue ne vous sera plus à charge ».
« Hélas ! je suis indigne de te bénir ; — indigne de te nommer ma fille, — indigne de voir le jour. — Ô Dieu ! que ne puis-je rappeler le passé, me mettre à l’époque de ta naissance, — ou du moins que ne puis-je anéantir un souvenir si cruel » !
« Plût au ciel que ma présence vous fût moins odieuse, qu’au lieu d’irriter vos chagrins, elle pût les adoucir ! Ah ! monsieur, avec quelle gratitude je vous prouverois mon attachement, même aux dépens de ma vie ».
« Sont-ce là tes sentiment ? viens, mon Évelina, lève-toi, c’est à moi de tomber à genoux. Oui, on me verroit à genoux, — ramper comme un ver, — me rouler dans la poussière, si par cette humiliation je pouvois expier ma faute, obtenir par ta bouche le pardon d’une épouse que j’ai outragée » !
« Ah ! monsieur, lisez mieux dans mon cœur : — Ah ! si vous y voyiez toute l’étendue de ma tendresse filiale, tout l’intérêt que je prends à vos peines, vous m’épargneriez ces discours déchirans, — vous ne me menaceriez plus de me bannir de votre présence, de me retirer votre amour ».
« Se peut-il, mon enfant, que tu ne me haïsses point ? La fille de l’infortunée Caroline peut-elle me voir sans me détester ? n’es-tu pas née pour m’avoir en exécration ; élevée pour me maudire, ta mère ne t’a-t-elle pas laissé sa bénédiction, à condition que tu m’aurois en horreur » ?
« Non, non, jugez mieux d’elle, jugez mieux de moi-même ». Je tirai alors de mon portefeuille la lettre de ma mère, et, après l’avoir pressée de mes lèvres, je la présentai à sir Belmont.
Il me l’arracha avidement : « Donne, c’est son écriture ; — d’où vient cette lettre ? — de qui la tiens-tu ? — pourquoi ne l’ai-je pas reçue plutôt » ?
Je ne répondis point à ces questions ; leur impétuosité m’intimida, et je continuai à garder la posture respectueuse que j’avois prise.
Il s’approcha d’une des croisées, où il demeura sans parler, les yeux fixés sur l’adresse de la lettre : il trembloit comme une feuille ensuite il revint vers moi ; » Ouvre-la, dit-il, car je ne puis ».
À peine avois-je moi-même assez de force pour lui obéir. Je rompis cependant le cachet ; il reprit la lettre, et comme s’il n’avoit osé la lire, il se promena à grands pas dans la chambre : « Sais-tu ce qu’elle contient, me demanda-t-il » ?
Non, monsieur ; elle n’a jamais été ouverte ».
Il se prépara enfin à la lire, et après l’avoir parcourue rapidement, il leva les yeux vers le ciel, la lettre lui tomba des mains, et il s’écria : « Oui, ma Caroline, tu triomphes dans le séjour des saints, — tu seras heureuse pendant toute l’éternité, — et moi je suis perdu pour toujours » ! Il se tut un instant, puis, succombant tout-à-coup à son désespoir, il se jeta par terre en s’écriant : « Malheureux que je suis, indigne de vivre et de voir lumière ! dans quel cachot irai-je me cacher » !
Il me fut impossible de me retenir plus long-temps, j’allai vers lui, et n’osant parler encore, j’employai mes larmes et mes caresses pour soulager sa douleur. Il se releva et reprit la lettre : « Tu veux que je te reconnoisse, chère Caroline ! oui, tu seras satisfaite, dût-il m’en coûter la dernière goutte de mon sang. Oh ! que n’es-tu témoin des horreurs dont mon ame est déchirée ! tous les tourmens de la terre ne sont rien au prix de cette lettre » !…
Il la relut encore : « Évelina, me dit-il, elle me charge de te recevoir ; veux-tu m’aider à remplir sa volonté ? as-tu la force d’avouer pour père le bourreau de ta mère » ?
Quelle terrible question ! j’en ai frémi.
« Je dois rétablir sa réputation, et avouer sa fille ; c’est à ces conditions qu’elle a signé mon pardon. — J’ai déjà fait tout ce qui dépendoit de moi pour justifier son honneur aux yeux du monde entier ; et avec qu’elle joie ne voudrois-je pas ouvrir mes bras à sa fille, — la presser sur mon cœur, chercher dans sa tendresse mon repos et ma consolation : mais j’en suis indigne, je le sais, hélas ! j’ai mérité mes chagrins par mes crimes ».
J’essayai plusieurs fois de l’interrompre, mais ce fut en vain, la douleur m’avoit ôté l’usage de la parole.
Ses yeux étoient toujours fixés sur la lettre ; il s’arrêta sur-tout à ces mots : Mon enfant, ne ressemble point à ta mère. Il les répéta haut en s’écriant : « Quelle amertume il y a dans ces paroles ! — Viens ici, mon Évelina, que je te regarde encore ! Ah ! juste ciel ! vit-on jamais une ressemblance plus frappante ! — voilà ses yeux, sa bouche, — ses traits. Oh ! mon enfant, mon enfant » ! — Peignez-vous, monsieur, — car j’essaierais en vain de rendre ce tableau, — peignez-vous mon saisissement, quand je vis mon père tomber à genoux devant moi. « Ô toi, me dit-il, l’image de ta mère que j’ai assassinée, vois ton père à tes pieds ; — vois jusqu’où il s’abaisse pour te prier de lui épargner ta haine. Parle-moi au nom de l’épouse que j’ai perdue ; — que j’apprenne par ta bouche qu’elle ne dédaigne pas entièrement les remords affreux auxquels je suis en proie ». —
« Ah ! mon père, dans quelle situation vous me réduisez ? levez-vous ; — de grace ! levez-vous ; — ne renversez pas l’ordre de la nature, levez-vous ; c’est moi qui demande à genoux votre bénédiction ».
« Que le ciel te bénisse, ma fille ; je n’ose le faire moi-même ». Il m’embrassa tendrement, en ajoutant : « Ta douceur m’enchante ; j’avois tort de te craindre ; tes sentimens ne laisseroient rien à desirer au meilleur des pères ; je tâcherai d’accoutumer mes yeux à te voir avec moins de répugnance. Peut-être un temps viendra, où je goûterai toute la consolation que je devrois ressentir d’avoir une telle fille ; — mais pour le moment je dois être seul ; j’ai besoin d’être laissé à mes réflexions ; elles sont terribles, et je ne veux pas que tu les partages avec moi. — Adieu, mon enfant, ne t’inquiète point : — je ne saurois rester avec toi, Évelina ; ta physionomie est un poignard pour mon cœur, — chacun de tes regards me rappelle ta mère ».
Ses larmes et ses soupirs l’empêchèrent d’en dire davantage ; il s’arracha d’entre mes bras, et il alloit sortir, mais je le retins de toutes mes forces : « Ah ! monsieur, pensez-vous déjà à me quitter ? — Suis-je redevenue orpheline ? — Oh ! mon cher père ; ne m’abandonnez pas, je vous en conjure ; prenez pitié de votre fille, et ne la privez pas d’un père dont l’amour lui est si nécessaire».
« Tu ne sais ce que tu me demandes, mon enfant les secousses que mon ame éprouve dans cet instant sont trop fortes pour être supportées plus long-temps, il faut que je te quitte. Ne t’imagine pas que c’est par dureté, j’en suis bien éloigné, sois en sûre, et prends bonne opinion de moi. — Mylord Orville s’est conduit généreusement envers toi, — j’espère que tu seras heureuse avec lui. Dieu te bénisse, mon Évelina ! — aime-moi, si tu le peux, — ou du moins ne me hais pas ; tâche de me conserver une dans ton cœur, et n’oublie point que je suis ton père ».
Je ne vous parle pas, monsieur, de mon émotion ; elle ne pouvoit guère aller plus loin. Mon père m’embrassa de nouveau, me donna sa bénédiction, et se précipita hors de la chambre sans que je pusse le retenir ; il me laissa noyée dans mes larmes.
Vous, monsieur, qui avez tant de bontés pour votre Évelina, vous comprendrez aisément combien j’ai souffert dans cette entrevue. Je prie le ciel de mettre une prompte fin aux remords qui accablent mon père, et de rendre la paix à son cœur.
Dès que je fus dans une assiette un peu plus tranquille, j’allai rejoindre mylord Orville, qui m’attendoit avec une extrême impatience. Je fus témoin d’une nouvelle scène attendrissante ; M. Macartney m’informa que mon amant venoit de régler le sort de l’infortunée qui, jusqu’ici, avoit passé pour la fille de sir Belmont. Il veut qu’elle continue à être regardée comme ma sœur, et qu’en cette qualité elle conserve ses droit à la succession future de mon père, quoiqu’à la rigueur et selon les loix, elle n’y soit nullement autorisée.
Ô mylord Orville ! — l’unique étude de ma vie sera de te prouver, mieux que par des paroles, combien je reconnois toute l’étendue de ta générosité et la noblesse de tes sentimens.