Évelina/Lettre 79
LETTRE LXXIX.
- Continuation de la lettre d’Évelina.
Depuis quelque temps, mon cher monsieur, votre Evelina passe sa vie dans un tourbillon perpétuel ; chaque jour devient plus intéressant, et chaque événement en prépare un autre.
Madame Selwyn, après son retour à Clifton, est entrée ce matin brusquement dans ma chambre : « Préparez-vous, ma chère, m’a-t-elle dit, à une terrible nouvelle » !
« Eh ! bon Dieu, qu’est-il donc arrivé » ?
« Armez-vous de toute la philosophie de Berry Hill ; — appelez à votre secours tout le courage et toute la résignation dont vous êtes capable, et sachez que la semaine prochaine on vous marie avec mylord Orville ».
Cette nouvelle inattendue me jeta dans la plus grande consternation ; j’osois à peine la croire, et dans mon étonnement je m’écriai : « Ô ciel ! que dites-vous là, madame » ?
« Effectivement il y a de quoi s’effrayer : devenir à la fois comtesse, et épouser l’homme qu’on adore, — cela est terrible » !
Je la suppliai de m’épargner les railleries, et de me parler sérieusement. Elle consentit à m’informer de tout ce qui s’étoit passé ; mais je ne fus point quitte de ses plaisanteries.
Mon pauvre père, m’a-t-elle dit, est toujours dans une extrême agitation. Il s’est expliqué avec la plus grande franchise ; le sort de ses deux filles l’inquiette également ; il craint de revoir celle qu’il a retrouvée, et il tremble d’annoncer à l’autre la nouvelle terrassante de sa disgrace. Madame Selwyn a jugé à propos de le mettre au fait de mes relations avec mylord Orville ; cette découverte l’a rempli de joie ; il consent à tout, il approuve même l’empressement du lord, et il verra volontiers que notre mariage se fasse le plutôt possible. Sir Belmont, continua madame Selwyn, a payé ma confidence d’un parfait retour ; il m’a raconté l’histoire des amours de M. Macartney, et, après bien des pour-parlers, nous sommes convenus qu’il falloit songer à se défaire de ces deux filles au plutôt. « Ainsi, mademoiselle, si vous êtes curieuse de faire parade du nom de miss Belmont, vous n’avez point de temps à perdre, car dans huit jours d’ici il n’en sera plus question ».
« Dans huit jours ! — Mais, madame, ce plan me paroît singulier ! — sans me consulter, — sans demander l’avis de M. Villars, — sans vous assurer même de l’agrément de mylord Orville » !
« Toutes ces difficultés sont levées ; — car d’abord on ne se met pas en peine de vous ; nous savons déjà qu’une jeune fille ne donne jamais sa main et son cœur que malgré elle, — en apparence, s’entend : — nous sommes sûrs d’ailleurs de M. Villars ; il est trop de vos amis pour s’opposer à votre bonheur ; — et quant à mylord Orville, on y a pourvu aussi, puisqu’il est du secret ».
« Lui, madame ! vous m’étonnez » !
« Oui, sans doute, il en est ; car dès que j’ai vu que nos délibérations prenoient une tournure favorable aux vœux de ce gentilhomme, j’ai persuadé à sir John de le faire appeler ».
« Quelle idée, madame » !
« Sir John goûta mon avis, et dépêcha un de ses domestiques. J’eus soin de prévenir le messager, qu’au cas que mylord Orville ne se trouvât point dans la maison, il falloit le chercher dans le grand berceau du jardin. — Cela vous fait rougir, ma chère. — Eh bien ! mylord Orville arriva sur-le-champ ; je l’ai présenté à votre père, et nous avons pris conseil ensemble ».
« J’en suis bien fâchée ; que pensera mylord Orville d’une pareille précipitation » ?
« Tranquillisez-vous là-dessus, ma chère, et fiez-vous-en au bon sens de mylord Orville. Tout a été mûrement discuté point par point. Votre mariage se fera sans éclat, puis vous irez dans une des terres de votre futur. Miss Green et votre frère qui n’ont point de chez eux, se fixeront en attendant dans une maison de campagne de sir Belmont ».
« Mais pourquoi cette grande hâte, chère dame ? ne pouvoit-on pas nous laisser un peu plus de temps » ?
« Je pourrois vous en alléguer mille bonnes raisons ; mais deux ou trois suffiront, je pense, pour vous convaincre, en dépit de toute la logique de votre coquetterie. D’abord, vous conviendrez que vous ne serez pas fâchée de quitter la maison de madame Beaumont, et dans ce cas vous en reste-t-il d’autre à choisir que celle de mylord Orville » ?
« Sans doute j’avois un asyle, lors même que j’étois orpheline : aujourd’hui que je suis avouée par mon père, je dois manquer de ressources moins que jamais ».
« Votre père voudroit épargner, autant qu’il est possible, la réputation de l’infortunée qui a tenu jusqu’ici votre place : ces ménagemens seroient difficiles, si on la renvoyoit d’abord ; et, si l’on vous faisoit entrer immédiatement dans la jouissance de vos droits, ce seroit le moyen de découvrir toute l’intrigue aux yeux du public, et la pauvre fille ne passeroit plus que pour une bâtarde de madame Green, autrefois blanchisseuse et nourrice à Berry Hill. Il est juste de prévenir cet inconvénient, d’autant plus que M. Macartney ne seroit pas trop flatté d’une pareille généalogie ; nous lui connoissons, vous et moi, une bonne dose d’orgueil et d’amour-propre ».
« Pour tout au monde, je ne voudrois pas être la cause de la perte de cette fille ; mais, en attendant, madame, ne pourrois-je pas retourner à Berry-Hill » ?
« Cela ne se peut pas ; nous ne demandons pas mieux que de prévenir un éclat, et d’épargner toute mortification à la jeune Green ; mais il est juste, d’un autre côté, que vous paroissiez dorénavant sous le nom de la fille de sir John Belmont. D’ailleurs, entre nous, je soupçonne que cette extrême délicatesse n’est pas absolument désintéressée ; et s’il ne tient qu’à cela, je puis vous dire que le double mariage que nous avons résolu lève toutes les difficultés. Sir John se charge de votre fortune ; vous pouvez compter sur une dot de 30,000 livres sterlings payables sans délai ; il vous équipera et vous établira sous le nom d’Évelina Belmont. En même temps, M. Macartney épousera miss Polly Green. — Sir John ne sera censé avoir marié qu’une seule fille : ainsi le public ignorera la révolution qu’aura subie celle qui a tenu jusqu’ici la place de l’héritière légitime ».
Il fallut me rendre à ces raisons, sinon par conviction, du moins par complaisance. Je m’informai encore, si je n’obtiendrois point la permission de revoir mon père, ou si je devois croire que j’étois bannie pour toujours de sa présence ?
« Ma chère, m’a répondu madame Selwyn, votre père ne vous connoît pas ; il suppose que vous n’avez été élevée que pour le détester, et il vous craint plus qu’il ne vous aime ».
Cette réponse m’a vivement alarmée ; j’ai témoigné à madame Selwyn combien je desirois de détruire cette prévention, et de mériter son affection par une obéissance vraiment filiale : j’ajoutai que puisqu’il ne demandoit pas à me voir, j’étois fort embarrassée pour en trouver le moyen.
Ce soir nous avons eu assemblée chez nous ; dès que les parties de jeu furent formées, mylord Orville m’entretint en particulier, et employa toute son éloquence pour me réconcilier avec le plan précipité qu’on se propose de suivre. Jugez, monsieur, de ma surprise, lorsqu’il m’apprit que tout étoit arrangé pour mardi prochain, et que mon père lui-même avoit fixé ce jour pour être le plus important de ma vie.
« Quoi ! mardi, m’écriai-je presque hors d’haleine : oh ! mylord ». —
« Oui, ma chère Évelina, ce jour est destiné à me rendre le plus heureux des mortels, et il vous paroîtra sans doute toujours solemnel, dût-il être différé d’une année entière. Madame Selwyn vous aura informée des motifs qui nous ont engagés l’avancer ; joignez à ces raisons mon propre empressement, et vous serez, j’espère, assez généreuse pour ne pas vous opposer à rendre mon bonheur parfait ».
« Je ne prétends pas, mylord, m’opposer à la volonté de mes amis ; je suis même sensible à la confiance que vous me témoignez ; mais, avouez vous même que cette singulière précipitation a de quoi me choquer. J’aurai à peine le temps de recevoir des lettres de Berry-Hill, et pour tout au monde je ne voudrois point terminer une affaire de cette importance sans l’agrément du digne M. Villars ».
Il s’est offert d’aller lui-même à Berry-Hill pour vous rendre ses devoirs, et c’est moi seule qui l’en ai empêché, en l’assurant que je vous avois déjà écrit. Il m’a proposé ensuite, qu’au lieu de nous rendre d’abord dans le Lincolnshire, nous irions passer un mois avec vous. J’ai saisi cette idée avec plaisir, et je n’ai point déguisé à mon amant combien il m’obligeoit par cette complaisance. — Enfin, monsieur, il a fallu me rendre à ses instances, et tout ce que j’ai pu obtenir, c’est que notre mariage sera différé jusqu’à jeudi. Mylord Orville s’est chargé de faire consentir mon père à ce court délai ; je l’ai prié en même temps de lui parler de l’extrême désir que j’ai de le revoir : il m’a promis d’employer tout son crédit pour me procurer une seconde entrevue.
Il voulut parler ensuite de douaire et de contrat ; mais je l’assurai que ces termes m’étoient absolument étrangers.
Maintenant, mon cher monsieur, me sera-t-il permis de demander ce que vous pensez de tous ces arrangemens ? N’êtes-vous pas d’avis qu’on s’est trop hâté ? Je regrette presque la facilité avec laquelle j’ai donné mon consentement : mais, pour peu que vous y trouviez à redire, j’insisterai sur un nouveau délai.
Je me propose d’écrire incessamment à mes amis de Howard-Grove et à madame Duval, pour leur rendre un compte détaillé de l’état actuel de mes affaires ; c’est une attention que je leur dois.
Adieu, mon très-cher et très honoré monsieur ; tout dépend à présent de votre décision : je l’attends en tremblant ; mais je vous promets de m’y soumettre aveuglément.