Évelina (1778)
Maradan (2p. 238-242).


LETTRE LXXIV.


(Renfermée dans la précédente.)
Lady Belmont à Sir John Belmont.

Dans la ferme persuasion que l’heure d’angoisse qui s’approche mettra fin à mes souffrances, je veux encore une fois parler à sir John Belmont, en faveur de l’enfant qui, s’il survit à sa mère, sera chargé de lui présenter ces lignes.

Mais en quels termes, homme cruel ! l’infortunée Caroline vous écrira-t-elle avec quelque espérance de succès ? Sourd à la voix de la compassion, — aux remords de la conscience, — infidelle aux liens de l’honneur, — dites, Belmont, quelles sont les expressions que je puis employer, sans craindre d’être rebutée ?

Vous donnerai-je le tendre nom de mon époux ? — hélas ! vous le désavouez. — Vous appellerai-je le père de mon enfant ? — eh ! vous le condamnez à l’infamie ! — Vous nommerai-je mon amant qui m’a gardé la foi d’un mariage forcé ? — c’est vous-même qui me trahissez. — Vous donnerai-je enfin le titre d’un ami dont j’attendois des secours ? — non, car c’est vous qui m’avez plongée dans la misère, et qui avez causé ma ruine.

Malheureuse que je suis ! que me reste-t-il à faire pour toucher un cœur fermé à l’équité, aux remords, à la pitié ! Y a-t-il un moyen que je n’aie éprouvé ? Y a-t-il une ressource que je n’aie tentée ? J’ai tout employé ; l’amertume des reproches, la force de mes prières, tout a été inutile.

Vingt fois déjà la plume m’est tombée des mains, et je me suis dit dans mon désespoir que je n’avois rien à espérer de vous. — Mais la tendresse maternelle, la tendresse d’une mère qui tremble pour le sort de l’enfant auquel elle va donner le jour ; — voilà ce qui me rend le courage.

Peut-être, quand je ne serai plus, quand la coupe de mes maux sera remplie, quand la mort aura tiré le voile sur ma triste mémoire, quand vous n’aurez plus à craindre mes reproches, quand vous n’aurez plus à redouter mon témoignage et ma vue, — alors peut-être votre cœur s’ouvrira à la voix de la justice, aux cris de la nature.

Belmont ! ne leur résistez point, ne rejetez point l’enfant, comme vous avez rejeté la mère. Peut-être regretterez-vous un jour, quand il n’en sera plus temps, les maux dont vous êtes l’auteur ; peut-être vous repentirez-vous trop tard, hélas ! d’avoir persécuté, d’avoir perdu une infortunée ! — peut-être l’avenir vous rappellera-t-il les intrigues que vous avez employées pour me tromper, les angoisses et les peines qui me suivent dans le tombeau ! — Oh ! Belmont, cette idée désarme tout mon ressentiment ! que deviendrez-vous quand vous jetterez un œil repentant sur votre conduite passée !

Écoutez donc la prière solemnelle de l’infortunée Caroline, la dernière qu’elle ose vous adresser.

Lorsque le temps sera venu où vous gémirez sur vos erreurs (et ce temps viendra tôt ou tard) ; lorsque vous aurez reconnu vos torts et la noirceur de vos trahisons ; lorsque votre cœur déchiré voudra expier ses crimes, — alors je lui en offre encore les moyens ; lisez ici les conditions sous lesquelles je signe votre pardon.

Belmont ! je suis ton épouse, tu le sais ! — Hâte-toi donc de justifier aux yeux de l’univers une réputation que tu as flétrie ; reçois dans tes bras l’enfant infortuné qui te présentera cette requête de sa mère.

J’ai trouvé un ami auquel je suis redevable du peu de consolation, du peu de tranquillité dont je jouis encore. Cet homme, le plus estimable et le plus digne des mortels, m’a donné sa promesse, qu’à ce prix seul il vous délivrera le gage de notre malheureux amour.

Ah ! si tu retrouves un jour dans cette innocente créature les traits de l’infortunée Caroline ; — si l’enfant te retraçoit le souvenir de la mère, Belmont ! par cette raison seule tu le réprouveras peut-être ! — Cher objet de mon amour, cher enfant pour qui je sens déjà toute l’étendue de la tendresse maternelle, garde-toi bien de ressembler à ta mère ! La mort t’enlève un de tes parens, et la haine te feroit perdre celui qui te reste.

Je dois finir, les forces m’abandonnent, et je sens le poids des idées terribles qui m’accablent. Adieu — pour toujours.

Mais dans ces derniers adieux, — qui ne te seront présentés qu’après que la fougue de tes passions sera passée, — qu’après que toutes mes douleurs seront descendues avec moi dans le tombeau, — oublierai-je d’ajouter une parole consolante pour cet homme jadis si cher, qui puisse le soutenir dans les afflictions qui l’attendent ? Non Belmont, tu sauras que ma compassion l’emporte de beaucoup sur mon ressentiment ; — je prierai pour toi dans mon heure dernière, et le souvenir de l’amour que je te portois autrefois, effacera celui des maux que tu m’as faits. Encore une fois, adieu.

Caroline Belmont.