Évelina/Lettre 63
LETTRE LXIII.
- Suite de la lettre d’Évelina.
Oh ! mon cher monsieur, mylord Orville est toujours le même, toujours tel qu’il me parut quand je le vis pour la première fois, le plus aimable des hommes ; et votre heureuse Évelina reprenant tout d’un coup sa tranquillité et son assiette précédente, a fait sa paix avec elle-même. Le monde recommence à avoir des attraits pour elle ; — elle ne voit plus dans l’avenir des jours destinés à s’écouler dans l’affliction, dans le doute et dans le soupçon ; — son courage lui inspire de nouvelles espérances, elle se flatte encore de trouver des gens de bien : — quoiqu’elle soit pourtant persuadée, autant que jamais, qu’il y auroit de la folie à attendre de la perfection parmi des êtres d’un second ordre.
Votre conjecture étoit juste : oui, sa lettre fut écrite dans un moment de délire, je n’en doute plus. — Mais mylord Orville seroit-il capable d’intempérance !
J’accompagnois ce matin madame Selwyn à Clifton Hill, chez madame Beaumont. J’étois triste en chemin, et il me fallut beaucoup de temps pour achever cette promenade : l’agitation de mon esprit me fit sentir, plus que de coutume, le déclin de mes forces. Je rappelai tout mon courage, résolue d’écarter ce qui auroit pu donner à mylord Orville une fausse idée de l’abattement où j’étois. Heureusement nous trouvâmes madame Beaumont seule. Les visites se firent attendre, et ce ne fut qu’après une heure d’intervalle que nous vîmes arriver un phaéton. Le cavalier et la dame qui en étoient descendus, entrèrent familièrement dans la salle, sans être annoncés. Je reconnus d’abord mylord Merton : il étoit botté, et tenoit un fouet à la main. Après avoir fait une espèce de révérence à madame Beaumont, il se tourna vers moi. Sa surprise étoit facile à démêler ; mais il fit semblant de ne pas me remarquer. Sans doute qu’il vouloit s’instruire auparavant par quel hasard je me trouvois dans cette maison, où ma présence ne le mettoit pas trop à son aise. Il approcha une chaise de la fenêtre, et y resta assis sans dire le mot à personne.
En attendant, la jeune demoiselle sautilloit à travers la chambre ; et en passant elle salua légèrement madame Beaumont, en lui demandant : « Comment va-t-il, madame » ? Puis, sans faire la moindre attention à nous autres, elle se jeta nonchalamment sur un sofa, protestant, d’un ton de voix affecté et doucereux, qu’elle étoit fatiguée à mourir. « En vérité, madame, les chemins sont insupportables, — une poussière à vous crever les yeux, — avec cela une chaleur des plus incommodes : « — je suis hâlée à ne pas pouvoir me montrer d’un siècle. Aussi, mylord, ne sortirai-je plus avec vous ; vous ne savez pas choisir vos promenades ».
Mylord Merton. « Sur mon honneur, je n’en connois pas de plus belle en Angleterre ; c’est au soleil que vous devez vous en prendre, et non à moi ».
Madame Selwyn. « Mylord a raison de rejeter la faute sur le soleil, qui, par les avantages sans nombre qu’il nous donne, rachète suffisamment ces sortes de petits inconvéniens : le défaut que vous lui trouvez ne lui fera rien perdre dans notre estime ».
Cette attaque n’amusa nullement mylord Merton, et je crois que madame Selwyn la lui auroit épargnée, s’il se fût montré un peu plus honnête envers nous.
Madame Beaumont. « Avez-vous rencontré votre frère, lady Louise » ?
Lady Louise. « Non, madame : est-il sorti ce matin » ?
J’appris alors ce que j’avois déjà soupçonné, c’est-à-dire que cette lady Louise est la sœur de mylord Orville. Quelle différence entre la sœur et le frère ! quelque ressemblance, à la vérité, dans les traits, mais nulle dans les manières. « Oui, reprit madame Beaumont ; je crois même qu’il vous cherchoit ».
Lady Louise. « Ah ! c’est que mylord a couru la poste encore, et nous pouvons l’avoir rencontré sans nous en être apperçus. Il n’y a pas de plaisir en cabriolet avec ce Merton ; il va d’une vitesse effroyable, et j’en ai chaque fois des vertiges. Aussi n’ai-je pas manqué de le quereller d’importance toute la matinée. Vous n’avez pas d’idée, madame, comme je l’ai grondé ; n’est-il pas vrai, mylord » ?
Elle accompagna cette question d’un sourire expressif.
Mylord Merton. « Vous avez été, comme toujours, la douceur même ».
Lady Louise. « Oh, fi donc ! mylord, cela ne s’appelle pas dire sa pensée : ne sais-je pas que vous me soupçonnez d’être méchante » ?
Mylord Merton. « Non assurément ; comment pouvez-vous avoir de telles idées » ?
Madame Selwyn se levoit pour quitter, quand madame Beaumont lui proposa une promenade au jardin. « Je l’accepterois volontiers, répondit-elle, si je ne craignois pas que miss Anville fut trop fatiguée » ?
À ces mots, lady Louise, qui appuyoit la tête sur son bras se releva pour me regarder ; et après m’avoir examinée avec la curiosité la plus indiscrète, elle reprit sa première posture sans avoir prononcé une parole.
Je dis à madame Beaumont que la promenade ne me gênoit nullement, et je la priai même de permettre que je l’y accompagnasse. Elle y invita aussi lady Louise ; mais celle-ci s’en excusa. « Bon Dieu ! madame, je ne saurois faire un pas ; cette chaleur est tuante, et je suis déjà très-fatiguée : d’ailleurs, je n’aurois pas le temps de m’habiller. Avons-nous du monde aujourd’hui » ?
« Personne, à moins que mylord Merton ne veuille rester. — Oui, madame, dit mylord. — Il ne mérite guère qu’on lui fasse l’honneur de l’inviter : vous ne savez pas, madame, le tour qu’il m’a joué. Nous avons rencontré le phaéton de M. Lovel, et mylord s’est avisé de m’engager dans une espèce de course ; notre cabriolet fendoit l’air. Je vous ai promis, petit monstre, que je vous en punirois ; comptez du moins que vous m’avez mené pour la dernière fois ».
Nous descendîmes, et leur laissâmes tout le loisir de vider leur querelle.
Nous étions à peine entrées dans le jardin, lorsque j’apperçus à quelque distance mylord Orville, qui descendoit de cheval. Sa vue me rendit tout mon trouble ; cependant je fis un effort pour ne le pas faire paroître ; mon visage ne devoit lui exprimer que du ressentiment. Il s’approcha de nous avec sa politesse ordinaire. Je me détournai pour éviter ce premier abord, et il alloit demander à madame Beaumont des nouvelles de sa sœur, lorsqu’en me reconnoissant il s’écria : « Miss Anville ! » et aussi-tôt il me complimenta, non d’un air vain ou effronté, non de l’air d’un homme qui a des reproches à se faire, mais avec un visage serein, gai, et j’ose dire charmant, avec un sourire gracieux, avec des yeux rayonnans de joie. Nul souvenir fâcheux ne sembloit alarmer sa conscience ; la lettre sembloit oubliée, et dans cette entrevue il n’y eut que moi qui sentis de l’inquiétude.
Ah ! si vous aviez vu, monsieur, avec quelle politesse il se présenta ! avec quelle douceur il me fixa, lorsqu’il me reconnut ! Tout étoit enchanteur en lui, jusqu’au son de sa voix. Il se félicitoit, disoit-il, de sa bonne fortune ; il se flattoit que je ferois quelque séjour à Bristol ; mais il espéroit que je n’y étois pas pour des raisons de santé ; car, dans ce cas, ajouta-t-il, sa satisfaction se convertiroit en crainte.
Flattée de ces propos, et charmée d’ailleurs de retrouver mylord Orville tel que je l’avois connu autrefois, je n’oubliai pourtant point le ressentiment que je lui devois, ni le sujet qui y avoit donné lieu. Je crois même, monsieur, que si vous eussiez été témoin de ma conduite, elle ne vous auroit point déplu. Je ne quittois point mon air sévère et réservé ; mes yeux fuyoient ceux du lord, et je ne lui répondis qu’en peu de mots.
Il est naturel qu’un pareil changement doit l’avoir frappé ; et je pense qu’il ne l’aura pas remarqué sans se rappeler, et se repentir en même-temps, des sujets de plainte qu’il m’a donnés, car il est impossible qu’il ait oublié entièrement qu’il m’a offensée.
Je rompis la conversation dès que je pus le faire avec décence, et je fis observer à madame Selwyn que nous serions rendus fort tard chez nous. On rebroussa chemin, et mylord Orville ne dit plus rien. Il aura été surpris de mon empressement à partir, et il ne s’y attendoit sûrement pas. À dire vrai, je regrettois déjà d’avoir reçu ses politesses d’une manière si froide, quoique, d’un autre côté je fusse dans la nécessité de lui montrer un peu d’humeur.
En prenant congé je ne pus m’empêcher de remarquer que mylord Orville étoit devenu tout aussi sérieux que moi ; ses sourires et sa belle-humeur avoient fait place à une gravité vraiment imposante.
« Je crains, dit madame Beaumont, que mademoiselle ne soit pas en état de continuer la marche, sans se reposer auparavant ».
Mylord Orville. « Si un phaéton n’épouvante pas ces dames, et qu’elles veuillent bien se fier à moi, je ferai atteler dans l’instant, et j’aurai l’honneur de les ramener ».
Madame Selwyn. « Vous êtes bien bon, mylord ; mais mon testament n’est pas encore fait, et sans cette précaution je ne risquerai pas de monter en cabriolet avec un jeune homme ».
Madame Beaumont. « Tranquillisez-vous là-dessus, je réponds de la prudence de mylord ».
Madame Selwyn. « Et qu’en pensez-vous, miss Anville » ?
Je répondis que j’aurois préféré d’aller à pied ; — mais voyant combien ce brusque refus choquoit mylord Orville, je crus devoir ajouter — que je serois fâchée qu’il prît cette peine.
Ce correctif fut d’un grand effet, et le lord, reprenant toute sa gaîté, répéta son offre de si bonne grâce et avec tant d’instance, qu’il n’y eut pas moyen de le refuser : depuis ce moment, mon cher monsieur, ma froideur et ma réserve disparurent insensiblement. Ne m’en veuillez point de mal ; j’avois pris la résolution de tenir ferme, je m’en étois fait même une loi ; mais lorsque j’arrangeai ce plan, je ne pensois qu’à la lettre, et je ne pensois pas à mylord Orville. D’ailleurs le ressentiment ne doit-il pas cesser, lorsque l’offense n’existe plus ? Cependant soyez bien sûr, monsieur, que si le lord avoit soutenu son caractère, tel qu’il l’a déployé dans cette détestable lettre, votre Évelina ne se seroit pas dégradée au point de souffrir patiemment des traitemens dont elle auroit eu à rougir devant vous.
Nous nous arrêtâmes dans le jardin jusqu’à ce qu’on vînt nous avertir que la voiture étoit prête. En partant, madame Beaumont invita de nouveau madame Selwyn d’accepter des chambres dans sa maison ; mais les mêmes raisons subsistant toujours, cette offre fut déclinée.
Mylord Orville mena sa chaise fort lentement et avec tant de précaution, qu’il auroit été ridicule d’être inquiet. Je n’entrai pour rien dans la conversation, madame Selwyn eut soin d’y fournir deux personnes. Le lord parla peu, mais son grand sens et sa politesse raffinée donnent à tout ce qu’il dit un assaisonnement délicieux. Madame Selwyn elle même ne put s’empêcher de lui faire compliment de ses procédés honnêtes. « Avouez, mylord, lui dit-elle, lorsque nous fûmes arrivés chez nous ; avouez que si quelque personne de votre connoissance vous avoit vu, vous eussiez été bien confus ».
« Je ne vois pas trop pourquoi, madame ; à moins que ce ne fût par compassion de l’envie que j’aurois pu leur inspirer ».
« Non, mylord, vous eussiez eu à rougir de ce que, dans ce siècle téméraire, vous soyez seul assez sage pour mener prudemment un cabriolet, tandis que vous aviez des femmes avec vous ».
« Oh ! lorsque le cocher a peur lui-même, les dames n’ont rien à craindre de son étourderie ; je suis persuadé que vous n’étiez pas à beaucoup près aussi inquiètes pour votre sûreté que je ne l’ai été pour celle de mon cœur ». Et en même temps il mit pied à terre, nous présenta le bras ; et, remontant en chaise, il partit comme un éclair.
Madame Selwyn trouve qu’il doit y avoir de l’erreur dans la naissance de ce jeune homme, et qu’à coup sûr il appartient encore au siècle passé. Il lui paroît beaucoup trop poli pour celui-ci.
Eh bien ! ne croyez-vous pas que ; dans ces conjonctures, je puisse laisser tomber ma rancune sans risquer d’être blâmée ? Vous-même, me désapprouveriez-vous ? Ah ! si vous aviez vu combien sa conduite étoit respectueuse, vous seriez le premier à me conseiller de ne plus lui vouloir du mal.