Évelina (1778)
Maradan (2p. 109-120).


LETTRE LXII.


Évelina à M. Villars.
À Bristol, le 12 septembre.

La première quinzaine que j’ai passée aux eaux s’est écoulée dans la plus parfaite tranquillité. Je me flattois de continuer d’y jouir d’un repos constant ; mais déjà je vois mes espérances trompées, et il est très-probable que le calme sera suivi d’un orage furieux.

Nous étions sorties un matin, madame Selwyn et moi, pour nous rendre à la fontaine, lorsque nous rencontrâmes trois jeunes gens, excessivement bruyans, qui ne sembloient être ici que pour tuer le temps, et qui en étoient d’autant plus importuns. Ils eurent la hardiesse de se mettre sur notre passage, pour nous examiner de près ; je devins sur-tout l’objet de leur impertinente curiosité ; l’un d’eux s’avisa de me regarder sous le chapeau, pendant que les autres se parloient à l’oreille. Madame Selwyn, choquée de cette impolitesse, prit un air sérieux, et leur dit : « Messieurs, vous plaît-il de passer, ou du moins de nous laisser continuer notre chemin » ?

« Très-volontiers, madame, si c’est pour vous seule que vous demandez cette liberté ».

« Pour moi, et pour mademoiselle aussi, si vous le voulez bien ; du moins je vous le conseillerois, ne fût-ce que pour épargner à mon domestique la peine de vous apprendre à vivre ».

Ce ton imposant les frappa d’abord ; puis ils s’en moquèrent. L’un d’eux riposta qu’il seroit charmé que le drôle commençât ses leçons, pour qu’il pût avoir le plaisir de le jeter dans la rivière ; un autre s’approcha de moi avec une effronterie sans égale, et me dit : « Par ma foi, je crois vous connoître, — et je ne me trompe point : n’ai-je pas eu l’honneur de vous voir au Panthéon » ?

Je le reconnus alors pour ce même personnage qui m’avoit tant tourmentée dans l’assemblée dont il parloit. Je lui fis une révérence, sans ajouter d’autre réponse. Ils me saluèrent tous assez cavalièrement ; et après avoir fait quelques mauvaises excuses à madame Selwyn, ils se rangèrent pour nous laisser passer, mais en demandant la permission de nous accompagner.

« Et où vous êtes-vous cachée, madame, pendant tout ce temps » ? poursuivit celui qui m’avoit déjà adressé la parole : « savez-vous bien que j’ai été un siècle à vous chercher ? Je ne vous ai trouvée nulle part, et personne n’a pu me donner de vos nouvelles, personne n’a pu me dire ce que vous étiez devenue. Dans quelle prison vous a-t-on claquemurée ? Chaque soir j’ai couru deux ou trois endroits publics, dans l’espérance de vous revoir. Avez-vous été à la campagne » ?

« Oui, mylord ».

« D’aussi bonne heure ! et pourquoi du moins n’avoir pas attendu la fête du roi » ?

« Je n’ai rien de commun avec cette fête ».

« Tant mieux, ma foi, pour toutes les femmes qui devoient en être. Êtes-vous déjà depuis quelque temps à Bristol » ?

« Depuis une quinzaine de jours tout au plus ».

« Comment, morbleu ! et je n’ai pas eu le bonheur de vous y rencontrer plu-tôt ; mais je joue de guignon depuis que je suis arrivé ici : comptez-vous encore d’y faire quelque séjour » ?

« La chose est incertaine, mylord ».

« Six semaines, pour le moins, j’espère ; car au diable les eaux si vous partez plutôt ».

Madame Selwyn, qui avoit écouté jusqu’ici la conversation avec impatience, l’interrompit alors : « Vous vous proposez donc, mylord, d’embellir le séjour d’un pays que vous avez quelque espérance d’habiter un jour » ?

« Mylord, cette dame vous en veut », reprit l’un de ses compagnons ; l’autre s’étoit absenté.

« Point du tout, répondit madame Selwyn : mais comme il seroit possible que mylord fît un jour le voyage dont il parle, il est juste qu’il pense à s’y préparer des plaisirs ».

Quelque dégoûtée que je fusse de ce lord, je désapprouvai pourtant la sortie de madame Selwyn ; mais vous la connoissez, monsieur, et vous savez qu’elle ne laisse échapper aucune occasion de donner carrière à son humeur satirique.

Le Lord. « Peu m’importe l’endroit que j’habiterai ; mais je suis moins facile sur la société que j’y trouverai : c’est pourquoi je souhaiterois que les objets qui m’ont charmé dans ce monde-ci, me suivissent dans l’autre pour ma consolation ».

Madame Selwyn. « Comment, mylord ! voudriez-vous dégrader votre demeure, en y admettant les habitans insipides des régions inférieures » ?

Le lord se retourna vers moi sans répondre. « Que ferez-vous aujourd’hui de votre soirée, madame » ?

« Je reste chez moi, mylord ».

« Et, à propos, où demeurez-vous » ?

« Les jeunes demoiselles ne demeurent nulle part », interrompit encore une fois madame Selwyn.

« Cette ridicule femme, me dit le lord à l’oreille, est-elle votre mère » ? (Quelles expressions, monsieur, pour une pareille question !)

« Non, mylord ».

« C’est donc votre tante » ?

« Non plus ».

« Qu’elle soit ce qu’elle voudra ; je desirerois qu’elle se mêlât de ses affaires. Une femme qui a passé la trentaine, que diable fait-elle au monde ? elle n’y est plus qu’un meuble d’embarras. — Irez-vous à l’assemblée » ?

« Je ne crois pas, mylord ».

« Et comment faites-vous donc pour passer votre temps » ?

« D’une façon, s’écria madame Selwyn, qui vous paroîtra singulière. Mademoiselle lit ».

« Ha ! ha ! reprit le compagnon du lord, vous voilà tombé entre bonnes mains ».

Le Lord. « Vous auriez plus beau jeu, madame, avec mon ami Coverley ; car je vous promets qu’avec moi vous ne gagnerez pas grand’chose ».

« Madame Selwyn. « Avec vous, mylord ; point du tout, je n’en ai pas la vanité. Ce que j’en dis-la, n’est absolument que par manière de conversation, sans que j’y cherche malice ; ce seroit avoir une petite idée de vous, mylord, que de vous, croire sensible à la critique ».

Le Lord. « En vérité, madame, vous ne sauriez mieux faire que de tourner vos épigrammes contre M. Coverley. Vous trouverez là votre homme : avec moins de modestie, je parie qu’il auroit été un bel-esprit ».

M. Coverley. « Tranquillisez-vous, mylord ; s’il plaît à madame de réserver toutes ses faveurs pour vous, pourquoi voulez-vous me les faire partager par force » ?

Madame Selwyn. « Ne craignez rien, messieurs ; je ne suis point une femme romanesque, et il n’est point question ici de faveurs, ni pour l’un ni pour l’autre ».

Le lord continua à m’interroger : «Avez-vous été malade depuis que je vous ai vue » ?

« Oui, mylord ».

« Je l’aurois deviné ; vous avez mauvais visage, et c’est vraisemblablement la raison pour laquelle j’ai eu tant de peine à vous retrouver ».

Madame Selwyn. « Voilà une découverte, mylord, qui ne me semble pas un chef-d’œuvre de galanterie ; il y auroit eu moyen, je crois, de l’annoncer d’une manière un tant soit peu plus polie ».

Le Lord. « Au diable ! si j’y résiste : cette femme ne me passe pas un seul mot. Allons, Coverley, entreprenez-la, je vous en prie ».

Celui-ci s’en excusa ; et le lord m’ayant demandé si j’avois coutume de venir tous les matins à la fontaine, je lui répondis que non. Nous y étions précisément arrivés, et je pus enfin terminer cet entretien, si toutefois il est permis d’appeler ainsi une suite de questions sans liaison et sans intérêt.

J’échappai aux importunités de ce gentilhomme, graces à madame Selwyn, qui avoit joint une nombreuse société de dames : deux d’entr’elles me ramenèrent. Le lord eut la curiosité de nous suivre de loin jusqu’à la porte de nos appartemens.

Madame Selwyn étoit impatiente de savoir par quel hasard j’avois fait la connoissance d’un homme dont les manières annonçoient un libertin déterminé ; je ne fus point en état de la satisfaire, puisque j’ignore même le nom du lord. Elle continua ses recherches d’un autre côté, et nous recueillîmes, dans l’après-dînée, des informations détaillées, par le canal du sieur Ridgeway, notre apothicaire.

Comme cet inconnu se distingue particulièrement par la hauteur de sa taille, nous n’eûmes pas beaucoup de peine à le dépeindre. M. Ridgeway nous rapporta qu’il s’appeloit mylord Merton ; que, parvenu depuis peu à ce titre, il avoit déjà dissipé plus de la moitié de sa fortune ; qu’au reste, grand amateur du sexe, il passoit pour un homme de mauvaises mœurs, peu vu dans la société d’honnêtes femmes, et n’ayant d’autre amusement que le jeu et les courses de chevaux.

« Eh bien ! miss Anville, me dit madame Selwyn, n’ai-je pas lieu d’être contente de l’avoir traité un peu rudement ? Laissez-moi le soin de le tenir en respect ».

« Oh ! madame, répondit le sieur Ridgeway, vous pouvez le voir sans danger, il va se mettre dans la réforme ».

« Prétendez-vous dire par-là qu’il va se marier » ?

« À-peu-près, madame ; du moins on croit que le mariage se fera bientôt. Il a été depuis long-temps sur le tapis ; mais les parens de la demoiselle n’y ont pas voulu consentir avant qu’elle fût majeure : le frère sur-tout s’y est vivement opposé ; aujourd’hui cependant, que sa sœur est maîtresse de ses volontés, prend le parti de se tenir tranquille. La prétendue est jolie, et elle sera puissamment riche dans la suite. Nous l’attendons tous les jours aux eaux ».

« Comment l’appelez-vous », demanda madame Selwyn ?

« Larpent ; lady Louise Larpent, sœur de mylord Orville » !

« Orville » ! répétai-je avec un mouvement de surprise.

« Oui, madame ; mylord arrive avec elle, à ce qu’on m’a écrit. Ils logeront à Clifton-Hill, chez madame Beaumont, une de leurs parentes ».

Mylord arrive avec elle ! Oh ! si vous saviez quelle émotion me donnèrent ces paroles ! Quel étrange événement, mon cher monsieur ! faut-il justement qu’il choisisse ce moment-ci pour venir à Bristol ! Il est impossible que je puisse l’éviter, madame Selwyn étant liée avec madame Beaumont. Peu s’en est fallu même que mylord Orville et moi n’eussions logé ensemble : madame Beaumont a offert sa maison à madame Selwyn, et celle-ci n’a décliné cette politesse qu’à cause de l’éloignement où nous eussions été des fontaines ».

Que je crains la première entrevue ! — Puissé-je quitter Bristol avant son arrivée ! sa présence me fera trembler. Ah ! si ses yeux étoient d’accord avec cette cruelle lettre, comment pourrois-je supporter sa vue ! Si j’avois, selon votre idée, renvoyé le billet, je serois bien plus à mon aise ; il sauroit du moins de quelle manière j’envisage sa conduite : mais aujourd’hui il jugera mes sentimens d’après la contenance que je garderai ; et qui me répond qu’il l’interprétera dans son vrai sens ? Mon indignation sera peut-être taxée de confusion, et ma réserve d’embarras. D’ailleurs, mon cher monsieur, se peut-il que je mette entièrement de côté les égards que j’ai eus pour lui, que j’oublie tout-à-fait le plaisir que je trouvois autrefois à le voir !

Il est naturel qu’à notre entrevue, le souvenir de la lettre sera la première chose qui nous frappera l’un et l’autre ; le lord cherchera peut-être à lire dans mes yeux ce que j’en pense. Oh ! puissent-ils lui exprimer combien je déteste l’insolence et la vanité ! il verroit alors combien il s’est trompé, s’il a cru flatter par là mon caractère.

Il fut un temps où j’aurois été révoltée de la seule idée qu’un homme tel que Merton dût appartenir à mylord Orville : cependant j’ai appris avec quelque plaisir que celui-ci a désapprouvé le mariage projeté.

Qu’un homme d’un caractère aussi dissolu puisse être le choix de la sœur de mylord Orville, c’est ce que j’ai de la peine à comprendre ! N’est-il pas également inconcevable qu’à la veille de son mariage, ce libertin pense encore à faire sa cour à d’autres femmes ? Dans quel monde nous vivons ! qu’il est corrompu, dégénéré ! Aurois-je tort, si j’y renonçois pour toujours ? Si je trouve que le cœur de mylord Orville a conduit sa plume, je me persuaderai que, de tous les hommes, il n’y en a qu’un vraiment vertueux, et que cet homme unique réside à Berry-Hill.