Évelina (1778)
Maradan (2p. 92-106).




LETTRE LX.


Continuation de la précédente.
Berry-Hill, le 10 août.

Vous vous plaignez de mon silence, ma chère miss Mirvan ; mais que voulez-vous que j’écrive ? Je n’ai point d’événemens à vous marquer, et mon imagination n’est pas assez vive pour suppléer au défaut des matières. Aujourd’hui cependant j’ai de quoi étoffer une lettre, puisque j’ai à vous rendre compte d’une conversation que j’eus hier avec M. Villars.

Nous avions déjeûné ensemble, et, depuis mon retour, je ne me rappelle pas d’avoir passé une heure aussi gaie. Après le repas, il ne se retira pas dans son cabinet, selon sa coutume ; il continua à discourir avec moi pendant que je travaillois, et vraisemblablement il ne m’auroit pas quittée de toute la matinée, si nous n’avions été interrompus par la visite d’un fermier, qui venoit lui demander conseil au sujet de quelques affaires domestiques : ils sortirent l’un et l’autre.

Dès que je fus seule, ma pauvre tête s’apperçut de l’effort qu’elle avoit fait pour soutenir la conversation, et je me sentis fatiguée. Je laissai-là mon ouvrage, et, les bras appuyés sur la table, je m’abandonnai de nouveau à mes réflexions, que j’avois réussi à endormir pendant un moment : à ce calme succéda une tristesse involontaire, qui s’empara de toute mon ame.

J’étois dans cette attitude quand M. Villars rentra dans la chambre. Je ne lui avois point entendu ouvrir la porte, et je le vis tout d’un coup devant moi, me fixant d’un air attentif. Je me recueillis au plus vîte ; et, en me levant avec précipitation ? je m’écriai : « Le fermier Smith est-il parti, monsieur » ?

« Ne vous dérangez pas, me répondit-il gravement ; je retourne tout de suite dans mon cabinet ».

« Vous ne resterez donc pas avec moi, comme je l’espérois » ?

« Comme vous l’espériez ! et étoit-ce effectivement ce que vous attendiez » ?

Cette question étoit trop inattendue pour que je pusse y répondre d’abord. Mais, lorsque je vis qu’il se disposoit à s’en aller, je le suivis, et je le suppliai de demeurer. « Non, me dit-il avec un sourire forcé ; non, ma chère, je ne veux point troubler vos méditations ».

Je fus bien plus décontenancée ; et, pendant que je cherchois à lui répondre, il sortit. Mon cœur l’accompagna ; mais je n’eus point le courage de le suivre. L’idée d’une explication, amenée d’une manière si sérieuse, m’épouvanta. Je me souvins des soupçons que vous aviez conçus au sujet de mon inquiétude présente, et je craignois que M. Villars ne l’interprétât de même.

Seule et pensive, je passai le reste de la matinée dans ma chambre. J’essayai de paroître gaie au dîné ; mais M. Villars lui-même étoit sérieux, et je ne pus suffire seule à la conversation. Dès qu’on eut desservi, il se mit à lire, et je m’assis dans une croisée. Je crois y être restée près d’une heure. Toutes mes idées rouloient sur le moyen de dissiper les doutes de M. Villars, sans l’informer des circonstances qu’il me coûtoit tant de lui avoir cachées. Mais, tandis que je formois ainsi mon plan pour l’avenir, j’oubliois le moment présent, et j’étois tellement absorbée dans l’objet de mes spéculations, que je ne fis nulle attention au mauvais effet que devoit produire mon air rêveur et distrait. Enfin, après un moment de réflexion, je regardai autour de moi, et je m’apperçus que M. Villars avoit mis son livre de côté, pour m’observer à son aise. Aussi-tôt je revins de ma léthargie ; et, sans savoir ce que je disois, je lui demandai s’il avoit lu.

« Oui, me répondit-il après une petite pause ; oui, mon enfant, je viens d’étudier un livre qui m’afflige et m’embarrasse ».

Je compris de quel livre il prétendoit parler, et vous sentez bien que je ne fus pas prompte à répliquer.

« Qu’en pensez-vous ? continua-t-il ; si nous lisions ensemble ? Voulez-vous m’aider à débrouiller ce que le sujet a d’obscur » ?

Je poussai un profond soupir ; et s’approchant de moi, il me dit d’un ton ému : « Mon enfant, je ne saurois être plus long-temps témoin indifférent de vos chagrins ; — vos soucis ne sont-ils pas les miens ? est-il juste d’ailleurs que vous m’en laissiez ignorer la cause, puisque j’en partage l’effet » ?

« La cause, monsieur ! et quelle cause, je vous prie ? — Je ne sais pas ; j’ignore moi-même… ».

« Ne craignez pas, ma très-chère Évelina, de vous ouvrir à moi ; parlez-moi à cœur ouvert : — je vous promets une pleine indulgence pour tout ce que vous me confierez. Avouez-moi donc quel est le sujet qui nous afflige réciproquement : qui sait si je n’aurai pas à vous donner des conseils qui puissent adoucir vos maux » ?

« Vous êtes trop bon, monsieur ; mais, en vérité, je ne vous comprends pas ».

« Je sens, ma chère, qu’il vous en coûte de vous expliquer ; je vais voir si je puis attraper votre secret en devinant ».

« Monsieur, la chose est impossible. Personne ne devineroit, ne s’imagineroit jamais… ». Je m’interrompis brusquement ; car je remarquai que, par ce qui m’étoit échappé, j’étois convenue qu’il existait un secret à deviner ; heureusement que M. Villars ne prit pas garde à ma bévue.

« Mais que j’essaie du moins ; peut-être suis-je meilleur devin que vous ne pensez ; et, si j’en crois les probabilités, je vous assure, ma chère, que je ne suis pas fort éloigné du but. — Ah çà, sois de bonne foi, mon enfant, et parle moi sans réserve. — N’est-il pas vrai qu’après la vie tumultueuse et dissipée que tu as menée à Londres, la campagne te paroît aujourd’hui un séjour ennuyant, insipide » ?

« Non assurément ; je l’aime plus que jamais, et plus que jamais je desirerois ne l’avoir point quittée » !

« Oh ! mon enfant, pourquoi ai-je consenti à ce voyage ? Ma raison s’y est toujours opposée ; mais je manquois de courage pour tenir contre les instances qu’on me faisoit de toutes parts ».

« Oui, monsieur, j’ai à me reprocher l’indiscrétion avec laquelle je vous ai arraché votre consentement ; mais j’en suis assez punie » !

« Ces réflexions viennent trop tard ; tâchons seulement de nous épargner du repentir pour l’avenir, et de tirer quelque utilité de nos fautes passées ». Il prit alors un siége, et m’invita de m’asseoir à côté de lui ; puis il continua en ces mots : « Que je poursuive mes conjectures : regrettez-vous peut-être la perte des amis que vous avez laissés en ville ? — La privation de leur société vous fait-elle de la peine ? L’idée de ne pas les revoir de si-tôt vous chagrine-t-elle ? — Par exemple, mylord Orville… ».

Je ne pus plus rester sur ma chaise, et je me levai pleine de confusion. « Non, mon cher monsieur, ne m’en demandez pas davantage. — Je n’ai rien à vous avouer, rien à vous dire ; et si j’ai été pendant quelque temps plus sérieuse qu’à l’ordinaire, c’est uniquement par hasard : je ne saurois en alléguer la raison. Vous faut-il un autre livre, monsieur ? — ou bien souhaitez-vous de reprendre celui-ci » ?

Il garda un silence absolu, pendant que je faisois semblant de m’occuper à chercher un livre ; ensuite il continua en poussant un soupir : « Hélas ! je ne le vois que trop, mon Évelina m’a été rendue ; mais je n’ai point retrouvé mon enfant ».

Ce mot me toucha vivement. « Oui, monsieur, m’écriai-je, elle vous appartient plus que jamais. Sans vous, le monde seroit pour elle un désert, et la vie un fardeau : — pardonnez-lui, — et daignez être encore une fois le dépositaire de toutes ses pensées ».

« Il n’y a qu’elle qui puisse savoir combien je désire sa confiance, et quel est le prix que j’y attache ; mais de la lui extorquer, de la lui arracher, c’est à quoi ma droiture et mon amitié ne consentiront point. Je suis fâché d’avoir tant insisté : laissez-moi, mon enfant, et tâchez de vous remettre ; nous nous reverrons vers l’heure du thé ».

« Voulez-vous donc refuser de m’écouter » ?

« Non ; mais je ne voudrois point vous contraindre. Depuis long-temps j’ai observé que vous aviez des chagrins ; je les ai partagés, et je me suis défendu de vous en parler ; car j’espérois que le temps et l’éloignement de ce qui peut troubler votre repos amèneroient un changement : mais, hélas ! votre affliction augmente, — votre santé se dérange ; — en un mot, vous n’êtes plus la même. Oh ! ma chère Évelina, une telle altération fait saigner mon cœur. Faut-il que je voie mon enfant chéri, celle que j’avois élevée pour être l’appui de ma vieillesse ! faut-il que je la voie succomber elle-même sous le poids d’une douleur secrette ! — faut-il qu’elle me cache ses soucis, à moi qui devrois les partager ! — Mais retirez-vous, ma chère, allez dans votre chambre ; nous avons besoin tous deux de nous remettre : une autre fois nous reprendrons cette conversation ».

« Ah ! monsieur, m’écriai-je d’un cœur pénétré, souffrez que je reste avec vous. Ne me croyez pas dépourvue jusqu’à ce point de reconnoissance ».

« Qu’il n’en soit pas question, interrompit M. Villars : ce ne sont pas des reproches que je prétends vous faire, et je serois fâché que vous doutassiez un instant du droit naturel et légitime que vous avez à tout ce que je possède. Mon intention n’étoit pas de vous toucher ; je ne cherchois qu’à vous soulager : mais l’inquiétude que je ressens moi-même m’a conduit trop loin, et j’ai eu tort d’insister avec tant de force. Consolez-vous, mon enfant ; le temps adoucira vos chagrins, et tout ira bien ».

Il me fut impossible de retenir plus long-temps mes larmes ; j’en versai un torrent. Mon cœur brûloit de tendresse et de reconnoissance : mais j’étois accablée de l’idée que je m’étois rendue indigne de ces sentimens généreux. « Monsieur, lui dis-je d’une voix étouffée, vous êtes la bonté même ; je ne mérite pas tant de faveurs ; je suis incapable de m’acquitter envers vous de ce que je vous dois : — mais du moins mon cœur sent le prix de vos bienfaits, et il vous en rend ses actions de grace ».

« Ma très-chère enfant, je ne puis vous voir pleurer ; séchez vos larmes, si c’est pour moi qu’elles coulent : ce spectacle m’afflige ; pensez-y, mon Évelina, et rassurez-vous : je l’exige ».

« Eh bien ! monsieur, ajoutai-je en me jetant à ses genoux, dites donc que vous me pardonnez, que vous pardonnez ma retenue, que vous me permettrez de vous ouvrir les pensées les plus secrettes de mon cœur ; acceptez la promesse solemnelle que je vous fais de ne jamais vous manquer de confiance ! Mon père, mon protecteur, mon unique et mon meilleur ami, que je chéris et que je respecte ; dites que vous pardonnez à votre Évelina ; et elle s’appliquera à mieux mériter vos bontés ».

Il me releva, et m’embrassa tendrement ; il m’appela sa seule joie, son unique espérance sur la terre, l’enfant de son cœur ; il me serra dans ses bras, et, tandis que je fondois en larmes, il tâcha de me consoler dans les termes les plus affectueux. Le moment où j’écartai cette réserve déplacée, que je m’étois follement imposée envers le meilleur des hommes, fut aussi celui où il me rendit toute son amitié ; le souvenir de cette réconciliation me sera cher à jamais.

Revenus à nous-mêmes, nous reprîmes tranquillement nos places, et M. Villars sembloit attendre l’explication que je lui avois fait espérer. J’étois extrêmement embarrassée pour entamer ce récit ; il vit ma confusion, et pour me l’épargner il me demanda, avec le ton d’une aimable plaisanterie, si je voulois le laisser deviner encore. J’y consentis par mon silence.

« Je vous parlois tantôt, si je ne me trompe, du regret que vous devez avoir eu à quitter ceux qui vous ont fait à Londres un accueil si distingué ; il me sembloit naturel que vous fussiez affligée, de ne pas les revoir, et de ne pas pouvoir répondre, suivant vos desirs, à leur amitié. De telles réflexions sont propres à faire impression sur un cœur aussi sensible que celui de mon Évelina. — Vous ne me dites rien, ma chère : — voulez-vous que je vous nomme ceux que je crois mériter le plus vos regrets » ?

Je gardai toujours le silence, et il continua.

« Parmi les personnes dont parle votre journal de Londres, il n’en est point qui paroisse dans un jour plus avantageux que mylord Orville ; peut-être… ».

« Je sais, monsieur, où vous en voulez venir, et j’ai craint long-temps que ce ne fût là l’objet de vos soupçons ; mais je vous proteste que vous êtes dans l’erreur : je hais ce lord Orville ; il est le dernier pour qui je serois prévenue ».

Je m’arrêtai ; M. Villars me fixa avec un air de surprise qui me fit rougir. « Vous haïssez mylord Orville » ! répéta-t-il.

Et sans chercher d’autre réponse, je tirai de mon porte-feuille la lettre que je lui remis. « Tenez, monsieur, voyez combien les écrits de cet homme diffèrent de son langage ».

Il la lut et relut plus d’une fois avant que de parler ; puis il ajouta : « Je suis tellement étonné, que je ne sais pas ce que je lis. Quand avez-vous reçu cette lettre » ?

Je le lui dis, et il la parcourut encore une fois. « Il n’y a qu’une seule excuse à alléguer en faveur du lord ; il faut qu’il ait été pris de vin, lorsqu’il a écrit cette singulière lettre ».

« Mylord Orville pris de vin ! lui, capable d’un excès ! — Mais oui, monsieur, il n’y a rien que je ne croie de lui ».

« Je ne puis concevoir qu’un homme dont la conduite a été marquée au coin de la plus grande délicatesse ; qu’un homme qui, dans toutes les occasions, a montré les sentimens les plus estimables, ait pu se résoudre à insulter aussi ouvertement et aussi insolemment une jeune fille pleine de modestie. Mais, ma chère, vous eussiez dû mettre cette lettre sous enveloppe, et la lui renvoyer sur le champ. Un tel ressentiment auroit été digne de votre caractère, et l’auroit mis en état de justifier le sien. Je suis sûr qu’en relisant son billet le lendemain, il en auroit été honteux, et auroit reconnu sa faute ».

En effet, ma chère Marie, pourquoi cette idée ne m’est-elle pas venue ? Une pareille démarche auroit pu me valoir les excuses de mylord Orville, et m’épargner des humiliations, qui toutes retomboient à sa charge. Il est vrai qu’en adoptant la conjecture de M. Villars, le lord auroit eu de la peine à se rétablir dans la haute opinion que j’avois eu la foiblesse de prendre de lui, puisque l’aveu de son intempérance l’auroit mis, à mes yeux, au niveau du commun des hommes ; mais du moins mon orgueil auroit été satisfait.

Supposé que mylord Orville m’ait écrit effectivement dans un instant où il n’étoit pas le maître de toute sa raison, dois-je être encore sensible à son offense, tandis que j’ai pour moi l’approbation d’un vieillard respectable, qui ne connoît le vice et ses excès que par ouï-dire ? Sa bonté et les éloges qu’il a bien voulu me donner, me rendent le courage et me consolent infiniment. Votre indignation, me dit-il, est une preuve de votre vertu ; vous vous êtes représenté Orville comme un homme sans défaut : tout sembloit annoncer son mérite, et vous avez cru que son caractère répondoit à ce que les apparences en promettoient. Innocente et sans fraude, pouviez-vous prévoir ses artifices ? Vos espérances ont été trompées, et vous en avez été d’autant plus affligée, que vous vous attendiez peu à une pareille révolution ».

Ces paroles resteront gravées dans mon esprit, elles me serviront de consolation et d’encouragement. La conversation que je viens d’avoir avec M. Villars, m’a sans doute beaucoup affectée ; mais elle contribuera à dissiper mes chagrins. La réserve est l’ennemie du repos ; et dans quelque faute que je puisse tomber à l’avenir, je ne me permettrai plus de dissimuler. Je voue à ma chère Marie et au digne M. Villars une confiance sans bornes.

Quoique je me sente actuellement soulagée, il s’en faut pourtant que je sois telle que je devrais être. J’ai mis bien du temps à écrire cette lettre ; dans peu vous en recevrez, j’espère, de plus gaies.

Adieu, ma douce amie : je vous prie sur-tout de laisser ignorer nos secrets à madame votre mère. Elle veut du bien à mylord Orville, et ce n’est point par moi qu’elle doit apprendre combien peu il mérite l’honneur qu’elle lui fait.