Évelina (1778)
Maradan (2p. 86-91).




LETTRE LIX.


Continuation de la précédente.
Berry-Hill, 29 juillet.

Vous m’embarrassez, ma chère Marie, avec vos badinages, et je ne sais pas trop comment y répondre ; il n’en est pas moins vrai cependant que vos soupçons, loin d’être fondés sur des faits, ne sont que l’ouvrage de votre imagination. Je ne mérite point le reproche de foiblesse que vous me faites ; et, pour lever vos doutes, il ne me reste qu’à tâcher de me mettre au-dessus de mes chagrins ; j’y vais travailler sérieusement.

Vous me témoignez votre surprise de ce que cette affaire peut troubler mon bonheur, tandis que le cœur n’y est pas intéressé. Et croyez-vous réellement, vous qui connoissez la haute idée que j’avois prise de mylord Orville, qu’une révolution aussi étonnante dans son caractère puisse m’être indifférente ? Une lettre telle que la sienne m’eût choquée même de la part d’un étranger ; donc je devois à bien plus forte raison y être sensible, lorsqu’elle me vient de l’homme dont je l’attendois le moins.

Vous êtes bien aise, dites vous, de ce que j’ai laissé la lettre sans autre réponse : m’eût-il écrit dans les termes les plus respectueux, je me serois bien gardée de pousser cette correspondance plus loin ; l’air mystérieux avec lequel ce billet fut remis, et le projet de renvoyer son domestique le lendemain, suffisoient pour m’inspirer de la défiance. Je suis naturellement ennemie des menées sourdes, et de tout ce qui craint le grand jour, quoique dans la démarche dont il s’agit, j’aie eu le malheur de m’écarter du droit chemin, que j’ai été accoutumée de suivre depuis ma plus tendre enfance.

Il prétend que j’ai engagé un commerce de lettres avec lui ! Et comment peut-il me supposer un tel dessein ? me croire aussi hardie, aussi effrontée, aussi sotte ? J’ignore si son valet est repassé le lendemain ; mais je me réjouis d’avoir quitté Londres avant l’heure marquée, et sans avoir laissé de message. Qu’avois-je à dire d’ailleurs ! c’eût été faire trop d’honneur à une telle lettre, que d’en tenir le moindre compte à l’auteur.

Mais je n’en reviens pas ; comment a-t-il pu l’écrire ? Oh ! ma chère Marie, qu’est-ce qui l’a engagé à offenser une fille qui auroit mieux aimé mourir que de lui faire de la peine ? Quelle licence dans son style ! Observez avec quel peu de ménagement il a entrecoupé ses prétendus remercîmens et ses expressions de reconnoissance ! Qui auroit soupçonné un homme aussi modeste en apparence, d’être capable d’une telle vanité !

Je regrette de plus en plus la retenue que je me suis imposée envers M. Villars ; je ne comprends rien à mon opiniâtreté : dans les premiers temps, je sentois une répugnance insurmontable de publier cette affaire ; — aujourd’hui, je suis honteuse de convenir que j’ai un secret à révéler ! Mais je mérite punition ; c’est par une fausse délicatesse que j’ai gardé le silence ; car, puisque mylord Orville lui-même n’étoit pas jaloux de soutenir son caractère, étoit-ce à moi de le sauver aux dépens du mien ?

Dans le moment présent, où le premier choc est passé, et où je commence à envisager l’affaire sous son vrai point de vue, je crois que je serois tranquille, si j’étois moins tourmentée par mes amis du voisinage ; tout le monde crie contre moi, on dit que mon humeur a changé, que je suis d’un sérieux à glacer, que ma santé tombe à vue d’œil. Ces remarques n’échappent point à M. Villars, et il en gémit. Un nuage épais couvre son front respectable aussi souvent qu’on parle de moi, et ses regards expriment en même temps sa tendresse et son inquiétude : j’en souffre d’autant plus, que je suis la seule cause de ses chagrins.

Madame Selwyn, qui possède une très-belle terre à trois milles de Berry-Hill, et qui a toujours eu pour moi beaucoup d’amitié, fera dans peu un tour à Bristol. Elle a proposé à M. Villars de m’y conduire pour rétablir ma santé. Il étoit embarrassé s’il devoit m’y laisser aller ou non ; mais j’ai décliné cette offre sans balancer, en protestant que l’air pur de notre habitation contribueroit plus que tout autre au retour de mes forces. Il m’a remercié de ce que je voulois bien consentir à ne pas le quitter. Que de bonté ! Puissé-je, comme il me l’écrivoit dans l’effusion de son cœur, devenir réellement la consolation de ses vieux jours !

Je ne demande plus d’être séparée de lui. Sérieuse à Berry-Hill, je serois malheureuse par-tout ailleurs. La présence de M. Villars m’aidera à retrouver la gaîté de mon caractère, et avec un léger effort, je suis presque sûre d’y réussir. La bienveillance d’un ami tel que lui me rend du courage : j’oublierai mes soucis dans la douceur de son commerce, et sa piété me servira d’exemple. Je sais que je lui dois tout ; et ses bienfaits ne pèsent point à ma reconnoissance : loin de-là, je fais consister ma gloire et ma satisfaction à me rappeler la somme des obligations qui me sont imposées envers lui.

Il étoit un temps où je pensois qu’il existoit un homme qui, lorsque l’âge auroit mûri son esprit, brilleroit parmi ses semblables avec ce même éclat de vertu qui distingue à mes yeux le digne M. Villars ; éclat infiniment supérieur aux bluettes passagères du bel-esprit et de l’imagination, puisqu’il a pour but le bien-être du genre humain, sans se borner à briguer une vaine et stérile admiration ! Mais quelle étoit mon erreur ! que j’ai mal jugé ! que j’ai été cruellement trompée !

Je n’irai point à Bristol, malgré les sollicitations pressantes de madame Selwyn. Je ne veux plus voir le monde : le peu de mois que j’ai passés dans ses tourbillons, ont suffi pour m’en dégoûter ; j’en déteste jusqu’au nom même.

J’espère aussi de ne plus revoir mylord Orville. Accoutumée à le considérer depuis notre première connoissance, comme un être supérieur à son espèce, sa présence pourroit me faire oublier mon ressentiment et ses torts ; car comment pourrois-je, ma bonne amie, voir le lord Orville et être mécontente de lui !

Je l’aimois en sœur ; — je lui aurois confié chaque pensée de mon cœur, s’il m’avoit demandé ma confiance : telle étoit l’idée que j’avois de son honneur, de sa délicatesse et de son caractère. Mille fois je me suis dit que cet homme n’avoit d’autre vue, d’autre étude que la prospérité et la félicité de son prochain ; mais je n’y penserai plus, — je n’en parlerai plus, — je n’en écrirai plus.

Adieu, ma chère amie.