Évelina (1778)
Maradan (2p. 66-72).


LETTRE LV.


Suite de la lettre précédente.
4 juillet.

Maintenant vous pouvez, mon cher monsieur, m’envoyer madame Clinton en toute sûreté ; le plutôt sera le mieux. Rien ne s’oppose plus maintenant à mon départ de Londres : peut-être seroit-il heureux pour moi que je n’y fusse jamais venue !

Madame Duval m’a chargée ce matin d’aller à Snow-Hill, pour inviter les Branghton et M. Smith à passer la soirée chez elle. M. Dubois, qui a déjeûné avec nous, fut prié de m’accompagner. J’acceptai cette commission malgré moi ; car je me souciais peu de me trouver seule avec M. Dubois, et tout aussi peu de rencontrer le jeune Branghton. Un autre motif plus pressant ajoutoit d’ailleurs à ma répugnance ; j’espérois de recevoir une réponse de mylord Orville, je me flattois même de sa visite. Néanmoins il fallut me soumettre aux ordres de madame Duval : le moyen de lui tenir tête !

Le pauvre M. Dubois n’ouvrit pas la bouche en chemin, et je suppose que cette promenade ne nous amusoit guère ni l’un ni l’autre. Nous trouvâmes toute la famille assemblée dans la boutique. M. Smith s’adressa à miss Branghton, dès qu’il me vit, et lui fit toutes sortes de galanteries. Vous voyez, monsieur, que ma conduite du bal de Hampstead a eu un bon effet, et je m’en réjouis. D’un autre côté, j’eus à essuyer les importunités du jeune Branghton. Il ricana sans cesse, et me fixa si impertinemment, que, pour me débarrasser de lui, je me vis obligée de quitter mon air de réserve avec M. Dubois, et de lier conversation avec lui.

M. Branghton le père jugea aussi à propos de prendre la parole. « J’ai appris avec peine, me dit-il, par mon fils, que vous avez désapprouvé notre conduite à l’égard de mylord Orville ; mais je voudrois bien savoir ce que vous y trouvez à redire : il me semble que nous avons arrangé le tout pour le mieux ».

« Bonté ! ajouta le fils, il falloit voir miss, dans quelle colère elle étoit, et avec quel emportement elle quitta la chambre ».

« Il est trop tard, leur répondis-je, pour discuter cette matière : seulement je vous prierai de ne plus vous servir dorénavant de mon nom sans que j’en sois avertie. Au reste, que voulez-vous que je dise à madame Duval ? lui ferez-vous l’honneur de venir » ?

« Quant à moi, reprit M. Smith, je remercie la vieille dame ; je n’ai plus envie d’être sa dupe : elle m’excusera ».

Les autres promirent de venir, et je me retirai. En sortant de la boutique, j’entendis que M. Branghton disoit à son fils : « Courage, Tom ! elle fait la prude ». Je fus à peine à dix pas de la maison, que le jeune homme me suivit.

J’affectois de ne point le regarder, et pour l’éviter avec d’autant plus de décence, je m’entretins avec M. Dubois, qui devint plus gai que jamais : malheureusement il interpréta à faux cette légère attention de ma part.

On m’annonça en rentrant qu’il m’étoit venu pendant mon absence deux visites, dont on me rendit les cartes. J’y lus les noms de mylord Orville et de sir Clément Willoughby. Ce dernier m’intéresse peu : mais je regrette infiniment d’avoir manqué le lord ; il sera parti vraisemblablement à l’heure qu’il est, et je ne le reverrai plus.

Le jeune Branghton étoit venu me rejoindre à la porte de la maison ; il observa que mylord Orville nous avoit suivis tout le long du chemin. Je n’eus rien de plus pressé que de monter l’escalier, et le sieur Branghton trouva bon de s’en retourner, après avoir dit à M. Dubois que je lui paroissois trop fière aujourd’hui, et qu’il croyoit bien faire en me laissant tranquille.

Il auroit été à souhaiter que M. Dubois eût pris le même parti ; mais il jugea à propos de me relancer de nouveau dans la chambre à manger, où il m’avoit vue entrer.

« Vous ne l’aimez donc pas, ce garçon, mademoiselle » ? me dit-il.

« Non, en vérité, et je le déteste ; sa présence me donne des maux de cœur ».

« Ah ! vous me rendez la vie », s’écria-t-il avec transport en se jetant à mes pieds.

Dans le même instant madame Duval ouvrit la porte.

Il se releva au plus vite, honteux et confus de cet accident. Mais comment vous dépeindrai-je la rage de madame Duval ? Elle livra un assaut des plus furieux, et sa langue la servit avec une volubilité merveilleuse. Ses reproches sembloient être dictés par la jalousie : M. Dubois fut accusé d’infidélité. Il se défendit foiblement par des subterfuges, et madame Duval lui ayant ordonné de fuir sa présence, il lui céda prudemment le champ de bataille. J’eus à mon tour un rude choc à soutenir ; elle me prodigua les titres de séductrice, d’ingrate, de fille rusée ; elle me fit entendre que je n’irois point avec elle à Paris, et qu’elle ne se mêleroit plus de mes affaires, à moins que je ne consentisse incessamment à épouser le jeune Branghton.

Quelque effrayée que je fusse de la colère de madame Duval, cette dernière proposition me rendit tout mon courage : je lui déclarai rondement que, sur cet objet, je ne lui obéirois jamais. Cette réponse ne fit que l’irriter davantage, et elle me montra la porte.

Telle est la situation dans laquelle je me trouve actuellement. Je me dispenserai de voir les Branghton cette après-dînée, et je souhaite de ne les plus revoir du tout. En attendant, je suis fâchée d’avoir déplu à madame Duval, quoique ce ne soit point par ma faute.

Mais ce qui est très-certain, c’est que je serai fort aise quand je pourrai quitter cette ville ; il n’y a plus rien qui m’y attache. Lord Orville est le seul que j’aurois désiré de revoir encore : un moment d’entretien auroit réparé bien des choses ; je lui aurois expliqué alors ce que je n’ai fait qu’effleurer dans mon billet. En attendant, c’est toujours une consolation pour moi qu’il ait cherché à me parler avant son départ : cette attention prouve du moins qu’il n’a pas été entièrement mécontent de moi.

Adieu, mon cher monsieur : bientôt je pourrai vous demander votre bénédiction ; bientôt le temps reviendra où je pourrai rapporter à votre affection toute ma joie et tout mon bonheur.