Évelina (1778)
Maradan (1p. 223-233).


LETTRE XXVIII.


M. Villars à Lady Howard.
Berry-Hill, 2 mai.

Votre lettre, madame, m’ouvre une nouvelle source d’inquiétudes ; elle me présage bien des maux, et je ne vois pas comment les prévenir. C’est avec regret que je me vois obligé de combattre votre opinion, et j’en suis d’autant plus fâché, que mes argumens vous paroîtront un peu étranges : vous direz que je raisonne en hermite qui ne connoît pas le monde, et à qui il siéroit mieux de garder sa cellule, que d’être le surveillant d’une jeune demoiselle accomplie, dans le siècle où nous vivons ; mais souvenez-vous que vous m’avez provoqué, que par conséquent je dois me défendre, et tâcher de justifier les mesures que j’ai suivies jusqu’ici.

La mère de ma pupille, entraînée dans l’abîme par son imprudence, par la dureté de madame Duval, et par la scélératesse de sir Belmont, m’étoit autrefois ce que sa fille m’est encore aujourd’hui, l’amie chérie de mon cœur. J’honorerai sans cesse sa mémoire, et n’oublierai point que je lui ai promis solemnellement sur son lit de mort, que sa fille ne connoîtroit que moi pour père, et que si jamais elle sortoit de ma maison, ce seroit pour passer dans les bras d’un époux digne d’elle.

Je vous proteste, madame, qu’il m’en a peu coûté pour demeurer fidèle à mes engagemens, et que je n’ai jamais été tenté de faire valoir les prétentions de ma pupille à la charge de sir Belmont. Pouvois-je aimer cette pauvre orpheline, sans détester l’auteur de sa ruine ? Pouvois-je confier la fille au bourreau de la mère ? Pouvois-je lui abandonner un enfant innocent, qui excitoit toute ma compassion et ma pitié ?

Je déteste jusqu’au nom de cet homme, je ne puis l’entendre prononcer, et souvent même j’ai été sur le point de le maudire. Malgré cela, je n’ai jamais pensé à lui retenir son enfant ; loin de-là, je me serois fait une joie de la remettre entre ses mains, pour peu qu’il eût donné des marques de regrets, ou même d’humanité ; mais jusqu’ici il est absolument indigne du bonheur d’être père, puisque le barbare, étouffant tous les sentimens de la nature, a poussé la dureté jusqu’à ne pas s’informer de l’existence de cette infortunée, quoiqu’il ne sût que trop dans quel état il avoit laissé sa malheureuse épouse. Vous me demandez, madame, quelles sont mes intentions ? je prévois qu’elles sont de nature à ne pas obtenir votre suffrage. Il est vrai pourtant que, plus d’une fois, j’ai pris la résolution de présenter mon Evelina à son père, et de réclamer ses droits ; mais j’ai toujours renoncé à l’exécution de ce dessein : je craignois tour à tour de réussir et d’échouer.

Lady Belmont, fermement persuadée de sa mort prochaine, m’a prié instamment, si elle venoit à accoucher d’une fille, de ne point l’abandonner à un homme si peu propre à se charger de son éducation ; elle me recommanda même, au cas qu’il insistât pour qu’elle lui fût remise, de me retirer avec elle à la campagne, jusqu’à ce que son père, par un changement total de conduite, se fût rendu digne de recevoir un tel dépôt. Quelquefois elle ajouta : « Et si la pauvre petite sympathisoit avec sa mère, du moins elle ne manquera de rien, tant qu’elle sera sous votre protection ». Hélas ! son enfant n’eut pas plutôt vu le jour, que l’infortunée lady Belmont se trouva plongée dans un abîme de misères, qui troublèrent son repos et sa réputation, et la conduisirent au tombeau.

Pendant l’enfance de la petite Evelina, j’ai formé nombre de plans pour lui assurer les droits de sa naissance ; mais je n’ai jamais pu tomber d’accord, avec moi-même. D’un côté j’aurois désiré sans doute de lui faire rendre la justice qui lui étoit due ; et de l’autre, je tremblois qu’en prenant soin de sa fortune, je n’exposasse son cœur à de nouveaux dangers. Cependant je crus gagner beaucoup à mesure qu’elle avançoit en âge, et que son caractère commençoit à se développer ; une franchise naturelle, une aimable simplicité, un fond de candeur et d’innocence, un cœur porté à recevoir les moindres impressions ; toutes ces qualités me firent croire qu’en suivant mon inclination, je parviendrois à établir son bonheur. Je devois craindre pour elle une maison dont le maître est un homme dissolu et sans principes, où elle seroit privée des conseils d’une mère, et même de la direction de toute personne sensée, où sa perte en un mot eût été inévitable. Mon plan étoit non-seulement de l’élever et de la chérir comme mon propre enfant, mais encore de l’adopter comme héritière de mes petits biens, et de lui choisir dans la suite un époux avec qui elle pût passer des jours heureux et tranquilles, sans mélange de vice et d’ambition.

Tel est le récit exact de ce qui s’est passé jusqu’ici ; tels sont les motifs par lesquels je me suis décidé ; je me flatte qu’ils justifieront suffisamment la conduite qui en a été le résultat. Il me reste à vous entretenir, madame, des mesures qu’il convient de prendre pour l’avenir.

Nombre de difficultés se présentent ici, et je désespère de les surmonter selon mes vœux.

J’ai les plus grands égards pour votre opinion, et je suis extrêmement fâché que cette fois-ci elle diffère de la mienne : cependant ne suis-je pas fondé à croire que la félicité de mon Evelina sera plus assurée dans la retraite que dans le tourbillon du monde ? Mais à quoi serviront mes raisonnemens, puisqu’il s’agit d’une femme telle que madame Duval ? Puis-je attendre le moindre succès de tout ce que j’alléguerois pour la faire changer d’avis ? Son caractère violent et emporté m’empêche même d’en faire l’essai : elle est trop ignorante pour se laisser instruire, trop entêtée pour écouter mes représentations, et trop orgueilleuse pour reconnoître ses torts.

Je m’abstiendrai donc d’entrer dans des détails qui produiroient infailliblement des contestations désagréables. Vouloir ramener à la conviction un esprit aussi imbu de préjugés, aussi esclave de ses passions, ce seroit discuter avec un sourd l’effet du son, ou avec un aveugle la nature des couleurs. C’est pourquoi je cède à la nécessité, et j’acquiesce malgré moi à une entreprise que je ne suis pas le maître de faire échouer ; seulement je m’appliquerai à chercher les moyens qui me paroîtront les plus propres pour avancer le bonheur de mon enfant, sans blesser sa sensibilité.

D’abord je désapprouve hautement l’idée d’une procédure juridique. S’il est permis à un vieillard de dire son sentiment avec franchise, je ne fais aucune difficulté de vous avouer, madame, combien j’ai été surpris de ce que vous avez pu, même pour un moment, prêter l’oreille à un projet aussi violent, qui entraîne une publicité fâcheuse, et qui est absolument incompatible avec la délicatesse de votre sexe. Je suis persuadé que vous n’avez pas pesé tous ces inconvéniens. Il y eut un temps où je proposai un plan pareil ; mais alors il étoit question de constater l’innocence de lady Belmont, de dessiller les yeux du public sur les torts qu’on lui attribuoit ; alors un défaut total de ressources pouvoit rendre cette extrémité nécessaire. Aujourd’hui le cas n’est plus le même, et le retour tardif de madame Duval ne sert qu’à retracer le souvenir des malheurs de mon amie.

Je ne consentirai jamais à des voies de rigueur ; ma jeune et timide pupille en souffriroit trop ; ce seroit l’exposer ouvertement à la curiosité publique et à la malignité des conjectures. Et à quel propos ? pour lui procurer des richesses dont elle peut se passer, pour satisfaire une vanité qui n’est pas dans son caractère. Un enfant plaider contre son père ! Non, madame ; accablé d’âge et d’infirmités, vous me verriez plutôt fuir avec elle au bout de l’univers, dussé-je mourir en route ! Je le répète, les motifs qui pouvoient engager l’infortunée lady Belmont à prendre un tel parti, étoient très-différens ; toute la félicité de ce monde étoit perdue pour elle sans retour ; sa vie lui étoit devenue une charge ; sa réputation, qu’elle avoit appris de bonne heure à mettre au-dessus de tout, avoit reçu une atteinte mortelle : il ne lui restoit donc qu’à sauver son honneur et celui de sa fille. Mais cette consolation même lui a été refusée.

Choisissons des mesures moins violentes, et essayons de gagner sir John Belmont par la douceur ; mais sur-tout qu’il ne soit plus question de procès.

Avec madame Duval, il seroit inutile de se piquer de délicatesse ; il faut lui opposer des argumens qui s’accordent mieux avec sa façon de penser : ainsi je m’abstiendrai de lui dire que son plan est mal imaginé ; mais je tâcherai de prouver qu’il ne sauroit nous convenir dans le moment présent. Ayez la bonté, madame, de lui faire sentir qu’en suivant ses idées, nous manquerions précisément le but qu’elle se propose, puisque, dans le cas même où nous obtiendrions gain de cause, sir John seroit toujours le maître de fixer aussi bas qu’il lui plairoit les prétentions de sa fille ; et nous savons qu’il est très-capable de prendre ce parti, si on le poussoit à bout.

Madame Duval ne sauroit mieux faire que de demeurer tranquille, et d’abandonner entièrement la poursuite de cette affaire : la haine qui subsiste depuis tant d’années entre elle et M. Belmont, ne me permet pas d’augurer favorablement de son entremise. Mon Evelina ne paroîtra également que lorsque les circonstances l’exigeront. Et moi-même, je ne prétends pas agir directement ; je me bornerai à vous continuer mes conseils, mais je suis peu disposé à me compromettre avec un homme tel que sir John Belmont.

Il me semble, madame, qu’une lettre de votre part feroit le meilleur effet ; il y aura plus d’égard qu’aux représentations d’aucun de nous. Je serois donc d’avis que vous prissiez sur vous de lui écrire pour entamer la négociation. Si dans la suite il consent à voir Évelina, j’ai en réserve une lettre posthume que sa malheureuse épouse m’a laissée pour lui être remise, supposé qu’une telle entrevue eût jamais lieu.

Il est clair que les Branghton n’ont inventé ce projet que dans des vues d’intérêt. En assurant à Évelina la succession de son père, ils se flattent d’obtenir celle de madame Duval, et en cela, je crois qu’ils se trompent. Des esprits de la trempe de cette femme aiment assez à laisser leurs biens à des personnes qui n’en ont pas besoin ; et si notre jeune amie se trouvoit dans une situation opulente, je suis persuadé que sa grand’mère seroit d’autant plus portée à lui faire des avantages.

J’ajouterai encore une considération, dont je ne pourrai pas me départir : j’ai promis solemnellement à lady Belmont, que je ne souffrirai point que son enfant soit reconnu avant qu’elle l’ait été elle-même. Cette condition doit être remplie, et je vous supplie, madame, d’y insister.

Je suis avec un profond respect, &c.

Arthur Villars.