Évangéline (trad. Poullin)/01/05

Traduction par M. Poullin.
Librairie nationale d’éducation et de récréation (p. 50-59).

CHAPITRE V

tristesse et désolation



Q uatre jours s’étaient écoulés depuis les tristes événements que nous venons de raconter. À peine le chant matinal du coq avait-il réveillé les servantes de la ferme, que déjà une longue et morne procession de paysannes acadiennes arrivait des hameaux voisins, et se dirigeait vers le bord de la mer, emportant dans de lourds chariots tous leurs biens domestiques. De temps en temps, elles s’arrêtaient pour jeter derrière elles un regard douloureux, afin de revoir une dernière fois leurs demeures, avant que les détours de la route ou l’épaisseur des bois ne les leur eussent cachées pour toujours. À côté d’elles, les enfants couraient, pressant les bœufs, et serrant dans leurs petites mains quelques fragments de jouets qu’ils n’avaient pas voulu abandonner. La triste caravane arriva bientôt à l’embouchure du Gaspereau, où s’entassaient pêle-mêle, sur la plage, le mobilier et les outils des paysans.

Pendant tout le jour, les barques firent le trajet de la côte aux navires, et, durant le même temps, les chariots firent péniblement et sans trêve celui du village à la mer.

Vers le soir, au coucher du soleil, on entendit du côté du cimetière des roulements de tambour dont l’écho se répandit au loin dans la campagne. Les femmes et les enfants coururent aussitôt dans cette direction. Les portes de l’église s’ouvrirent tout à coup, puis les soldats sortirent, et derrière eux le lugubre cortège des villageois depuis longtemps prisonniers, et cependant, à cette heure, patients et résignés. Les jeunes gens marchaient au premier rang ; les vieillards fermaient la marche, pendant que les femmes suivaient sur le bord de la route. Tous se dirigèrent ainsi vers le rivage.

Évangéline attendait, silencieuse, à quelques pas de là ; le chagrin ne l’avait point abattue, et l’heure de l’épreuve la trouvait forte et résignée.

Cependant, lorsque le cortège se fut rapproché, et qu’elle eut aperçu le visage de Gabriel, pâle d’émotion, ses yeux se remplirent de larmes ; elle courut au-devant de lui, lui serra les mains, et, appuyant sa tête sur son épaule, elle lui dit tout bas :

« Gabriel, sois fort et prends courage ; car si nous nous aimons, rien ne saurait nous nuire, quelque infortune qui nous arrive. »

Elle disait cela en souriant ; mais soudain elle se tut ; elle venait d’apercevoir son père qui s’avançait à pas lents. Hélas ! comme il était changé ! Le coloris de ses joues avait disparu ; la flamme de ses yeux était éteinte, et son pas semblait alourdi par le violent chagrin qui oppressait son cœur. Évangéline se jeta au cou du vieillard qu’elle embrassa longuement, et, sentant que sa vive douleur ne pouvait être consolée, elle lui prodigua les paroles les plus tendres et les plus affectueuses.

Bientôt la lugubre procession arriva sur le bord de la mer ; alors commença l’embarquement ; ce fut un va-et-vient continuel de barques chargées de monde. Dans le désordre qui se produisit à ce moment, des femmes furent violemment séparées de leurs maris ; des mères virent leurs enfants laissés sur le rivage, étendre leurs bras vers elles avec des cris désespérés. Basile et Gabriel furent transportés sur des navires différents, pendant qu’Évangéline, triste et désolée, restait avec son père sur la plage.

Soudain, elle se tut… (page 53).

Au coucher du soleil, l’embarquement n’était pas encore terminé. Cernés, d’un côté, par la mer, et, de l’autre, par un cordon de soldats qui rendait toute fuite impossible, les fermiers acadiens durent passer la nuit sur la grève. On eût dit une de ces tribus de Bohémiens que nous voyons quelquefois autour de nos villes, ou un camp, le soir d’une bataille.

Dans le village abandonné, la scène était également triste ; les bestiaux, revenant des pâturages, avaient repris le chemin de la ferme ; ils attendirent longtemps devant la porte qu’ils connaissaient si bien ; mais personne ne répondit à leur appel.

Le silence le plus profond régnait dans les rues ; la cloche
Ils le virent immobile et tombé… (page 57).
de l’Angelus resta muette ; plus un toit ne lançait de fumée dans l’air, et aucune lumière ne brillait aux fenêtres.

Les captifs s’étaient réunis autour des feux allumés sur la grève avec les épaves que les flots de la mer avaient rejetées sur le rivage. De toutes parts, on entendait les voix désolées des hommes et des femmes auxquelles se mêlaient les pleurs des enfants. Le vénérable pasteur allait, d’un feu à l’autre, porter à chacun des paroles de consolation. Il arriva ainsi à la place occupée par Évangéline et son père.

À la lueur du foyer, la figure du vieillard lui apparut livide, décharnée, et les yeux hagards du fermier semblaient indiquer qu’il était désormais incapable de rien sentir ni de rien voir. Vainement sa fille essayait de l’encourager par ses paroles et par ses caresses ; vainement elle lui offrait des aliments ; il restait immobile, inattentif et muet, et fixait d’un œil égaré et inconscient la clarté vacillante de la flamme. « Benedicite », murmura le prêtre, d’une voix émue de pitié. Il en aurait dit davantage ; mais son cœur débordait, et l’aspect saisissant de la douleur qu’il avait sous les yeux paralysait ses paroles. Il posa silencieusement ses mains sur la tête d’Évangéline, en levant les yeux au ciel, puis il s’assit et mêla ses larmes à celles de l’infortunée jeune fille, et tous trois restèrent muets.

Tout à coup, vers le Sud, une lumière rouge et sanglante s’éleva au-dessus du village de Grand-Pré, illuminant au loin le ciel et la mer, ainsi que les vaisseaux en rade ; on vit alors, du faîte des maisons, jaillir d’énormes colonnes de fumée, que la flamme éclairait d’une lueur sinistre.

Tous les gens assemblés sur le rivage et ceux à bord du vaisseau considéraient ce spectacle avec terreur. Après le silence du premier moment, les malheureux Acadiens s’écrièrent dans leur désespoir : « Nous ne reverrons plus nos maisons du village de Grand-Pré. »

Soudain, les coqs, croyant le jour venu, se mirent à chanter bruyamment dans l’intérieur des métairies, les bestiaux et les chevaux, surpris par l’incendie, brisèrent leurs liens, franchirent les barrières et les clôtures, et, affolés par la peur, s’enfuirent dans la prairie. Ces bruits que le vent du soir apportait aux infortunés proscrits augmentaient encore leur douleur.

Le prêtre et la jeune fille, terrifiés par ce spectacle, mais incapables de prononcer une parole, avaient les yeux fixés sur cette lugubre clarté, toujours grandissante et d’un rouge de plus en plus éclatant. Quand ils se retournèrent pour adresser la parole à leur compagnon silencieux, ils le virent tombé en bas de son siège, étendu et immobile sur le sable. Il était mort. Le prêtre souleva lentement la main inanimée du vieillard, et Évangéline, saisie d’effroi, s’agenouilla auprès de son père, en poussant de profonds gémissements. Bientôt elle perdit connaissance, et laissa tomber sa tête sur la poitrine de cet être chéri que la mort venait de lui ravir. Elle resta ainsi toute la nuit, anéantie par un sommeil lourd et profond. Quand elle sortit de cet état d’insensibilité, elle vit une foule de gens rassemblés autour d’elle ; l’affection était empreinte sur tous les visages ; tous, pâles d’émotion et les larmes dans les yeux, la regardaient avec une douloureuse sympathie.

Les lueurs de l’incendie, qui se reflétaient sur la grève, éclairaient cette scène de désolation. Il semblait à l’imagination impressionnée d’Évangéline que le jour du jugement dernier était arrivé.

À ce moment, une voix bien connue de tous dit à la foule assemblée : « Déposons ici son corps près de la mer. Quand des temps meilleurs nous ramèneront dans nos foyers, nous déposerons avec piété ses cendres vénérables dans le cimetière du village. » Ainsi parla le pasteur.

Alors, on enterra sur le rivage le fermier de Grand-Pré ; la cérémonie eut lieu sans cloches et sans livres, et fut éclairée, en guise de torches funèbres, par les lueurs du village que dévorait l’incendie.

Pendant que le prêtre prononçait les prières des morts, le bruit des vagues de la mer semblait s’associer à la douleur de ces pauvres proscrits, qui, dès le premier jour de leur triste pèlerinage, laissaient un de leurs frères, non le moins vénéré, sur le chemin de l’exil…

Aux premières lueurs du jour, le tumulte et le va-et-vient de l’embarquement recommencèrent ; et bientôt les navires prirent la mer, laissant derrière eux le mort sur la grève et le village en cendres…