Évangéline (trad. Poullin)/01/04

Traduction par M. Poullin.
Librairie nationale d’éducation et de récréation (p. 41-49).

CHAPITRE IV

bonheur flétri



L e lendemain matin, le soleil se leva radieux sur le petit village et sur le bassin des Mines, où les vaisseaux étaient encore à l’ancre. Depuis longtemps, tout était en mouvement, et les travaux de chaque jour avaient recommencé.

Bientôt arrivèrent des pays environnants, des fermes et des hameaux voisins, les paysans acadiens revêtus de leurs habits de fête. Les joyeux bonjours, les rires francs et enjoués de la jeunesse augmentaient encore le charme de cette belle matinée. Du fond des prairies, où l’on ne voyait pas d’autre chemin que le sillon tracé par les roues des lourds chariots, débouchaient de tous côtés des groupes qui se réunissaient et regagnaient la grand’route.

Tout bruit de travail cessa dans le village bien avant midi. Les rues regorgeaient de monde, et à toutes les portes étaient assis des groupes bruyants échangeant des plaisanteries ou des histoires. Chaque maison était une hôtellerie, où tous étaient bien reçus et fêtés ; car chez ces gens simples, qui vivaient ensemble comme des frères, tout était en commun, et l’on aimait à partager.

Cependant, c’est sous le toit de Bénédict que l’hospitalité paraissait la plus large, car Évangéline était là, au milieu des hôtes de son père. Sa figure souriante, ses paroles de bon accueil et de joie, l’amabilité simple et modeste avec laquelle elle invitait à se rafraîchir les visiteurs de son père, rehaussaient encore le charme de cette fraternelle hospitalité.

Le repas des fiançailles eut lieu en plein air, au milieu du verger dont les fruits dorés embaumaient l’air. À l’ombre du porche d’entrée, étaient assis le prêtre et le notaire, ainsi que le bon Bénédict et le robuste Basile. Non loin de ces derniers, tout près du pressoir à cidre, on avait placé Michel le violoneux et le gai compère. Ses cheveux blancs flottaient au vent et sa figure réjouie, fortement enluminée, brillait comme un charbon ardent dont on a secoué les cendres. Aux sons vibrants de son violon, le vieillard chantait, d’une voix entraînante, les noëls antiques, tels que : « Tous les Bourgeois de Chartres », et « Le Carillon de Dunkerque » Deci, delà les couples, jeunes et vieux confondus ensemble, les enfants comme les autres, tourbillonnaient dans des rondes sans fin, sous les arbres du verger, ou sur le sentier de la prairie.

Entre les jeunes filles, la plus belle était l’aimable Évangéline ; le plus beau et le plus vaillant parmi les garçons, était Gabriel, le fils du forgeron.

Ainsi s’écoula la matinée.

Tout à coup, la cloche lança un appel retentissant, et dans les prairies on entendit résonner le tambour. Aussitôt, les hommes se dirigèrent vers l’église, pendant que les femmes attendaient dans le cimetière, suspendant aux pierres funèbres des guirlandes de feuilles d’automne et des branches fraîchement cueillies dans la forêt.

Bientôt arrivèrent les soldats anglais, qui passèrent fièrement au milieu de la foule et franchirent le seuil sacré. Les battements de leurs tambours et le bruit de leurs pas cadencés retentirent sous les voûtes de l’église, mais cela ne dura qu’un instant ; les lourdes portes se fermèrent, et un silence profond régna dans le lieu saint.

Alors le commandant anglais se leva, et, du haut des marches de l’autel, tenant à la main sa commission revêtue du sceau royal, il s’exprima ainsi :

« C’est par ordre de Sa Majesté que vous êtes convoqués aujourd’hui. Le roi s’est montré bon et clément ; c’est à vos cœurs de dire comment vous avez répondu à sa bienveillance. Interrogez vos consciences. La mission que je remplis en ce moment répugne à mon caractère et à ma nature, et je sais qu’elle est bien pénible pour vous ; mais je dois obéir et vous signifier la volonté de notre souverain. Cette volonté, la voici : Toutes vos terres, vos demeures, vos troupeaux de toute espèce sont confisqués au profit de la couronne d’Angleterre, et vous-mêmes serez transportés de cette province sous d’autres cieux. Dieu veuille que vous viviez désormais heureux et pacifiques, en nation prospère et en fidèles sujets ! Dès à présent, je vous déclare prisonniers, car tel est le bon plaisir de Sa Majesté ! »

Comme on voit, à l’époque du brûlant solstice d’été, la sérénité de l’atmosphère, brusquement troublée par l’orage qui hache les récoltes dans les champs, jonche le sol des débris des chaumières, disperse les troupeaux qui s’enfuient en mugissant, après avoir brisé leurs clôtures, ainsi tombèrent les paroles du commandant anglais sur le cœur des infortunés Acadiens.

Atterrés par la stupeur, les paysans demeurèrent un moment silencieux ; mais bientôt s’éleva, toujours croissante, une lamentation de deuil et de colère, puis, poussés par une même impulsion, tous se précipitèrent vers la porte de l’église pour fuir leurs oppresseurs. Vaine tentative, il leur était impossible de s’échapper. Alors des cris et de farouches imprécations retentirent dans la maison de prières.

Tout à coup, au-dessus de toutes les têtes, se dressa Basile le forgeron, les bras levés en l’air, la face enflammée et contractée par la colère, il s’écria d’une voix tonnante :

« À bas les tyrans d’Angleterre ! Ils n’ont jamais reçu notre serment de fidélité ! À mort ces soldats de l’étranger, qui s’emparent de nos foyers et de nos moissons ! »

Il en eût dit davantage ; mais l’impitoyable main d’un soldat lui ferma la bouche d’un coup brutal, et l’étendit sur les dalles de l’église.

Soudain, au fort de la lutte et du tumulte de cette bataille exaspérée, la porte du sanctuaire s’ouvrit et livra passage au Père Félicien qui, la figure grave, monta lentement les degrés de l’autel. D’un geste de sa main vénérable, il imposa silence aux clameurs de cette foule agitée que sa présence frappait
Michel le violoneux (page 42).
de respect et de crainte. Puis il s’adressa au peuple. Sa voix grave et solennelle, ses paroles modérées et tristes rappelaient les sons distincts de l’horloge, frappant l’heure à coups mesurés, après le tapage du sinistre tocsin.

« Que faites-vous là, mes enfants ? dit-il. Quel délire vous a surpris ? J’ai passé parmi vous quarante années de ma vie, pour vous enseigner, non seulement par mes discours, mais par mes actes, à vous aimer les uns les autres ! Et voilà ce qu’ont produit mes efforts et mes veilles ! Voilà le résultat de mes prières ! Avez-vous si vite oublié mes leçons d’amour et de miséricorde ? Voudriez-vous profaner la maison du Prince de la Paix par des cœurs remplis de haine et par des actions
Elle cria : « Gabriel ! » (page 49).
de violence ? À cette heure d’épreuve, où les méchants nous assaillent, répétons ensemble cette prière suprême que Jésus crucifié prononça à l’heure de la mort : « Ô Père, pardonnez-leur ! »

Ces paroles de reproche, si courtes qu’elles fussent, pénétrèrent profondément dans le cœur de ces hommes simples et bons, un moment égarés par une vive douleur. Ils répétèrent alors cette sublime prière : « Ô Père, pardonnez-leur ! », et le calme revint dans cette foule, tout à l’heure si vivement émue.

Ensuite, le service du soir commença ; les cierges furent allumés, et les pieux Acadiens oublièrent un instant, dans la prière, le sort douloureux qui leur était réservé.

Cependant la funeste nouvelle s’était répandue dans le village ; de toutes parts, on voyait les femmes et les enfants errer en se lamentant, de maison en maison. Évangéline attendait depuis longtemps, à la porte de la maison paternelle, le retour de Bénédict. À l’intérieur, la nappe était mise, et tout était disposé pour le repas du soir. Peu à peu le jour baissait et le soleil couchant projetait les grandes ombres des arbres sur les prairies parfumées. Évangéline, de plus en plus inquiète, sentait son âme envahie par la tristesse ; et cependant, malgré son inquiétude, des sentiments de résignation pénétraient son âme naturellement bonne. S’oubliant alors entièrement, elle se dirigea vers le village, parcourant les sentiers, consolant les femmes éplorées qui regagnaient leurs demeures où les rappelaient les soins du ménage et la fatigue de leurs enfants.

Le soleil, ce jour-là, se coucha au milieu de vapeurs qui voilaient sa face, et bientôt l’Angelus tinta doucement. Évangéline se dirigea vers l’église, et attendit quelque temps, allant et venant autour de l’édifice, à l’intérieur duquel régnait le plus profond silence. Bientôt, vaincue par l’inquiétude, elle
Le commandant anglais, (page 43).
cria, d’une voix qui trahissait sa crainte. « Gabriel ! » Mais aucune réponse ne se lit entendre.

Enfin, la pauvre enfant retourna d’un pas lent vers la ferme toujours déserte, et désormais sans maître. Le feu couvait dans l’âtre, et le souper était intact. Les chambres vides et abandonnées avaient un aspect lugubre et terrifiant. Les pas d’Évangéline résonnaient tristement sur les escaliers et sur le parquet de sa chambre. Au milieu du silence de la nuit, elle entendait la pluie tomber avec bruit sur les feuilles flétries du sycomore qui se trouvait près de la fenêtre. Les éclairs sillonnaient la nuit sombre et la voix retentissante du tonnerre semblait lui rappeler la justice de Dieu. Alors elle se souvint de la légende racontée la veille par le notaire ; cette pensée ramena le calme dans son âme troublée, et elle s’endormit dans une pensée d’espérance et de résignation.