Évangéline/Partie II, Chapitre IV

Traduction par Léon Pamphile LeMay.
P.-G. Delisle (p. 151-174).


IV


Bien loin à l’occident sont d’immenses campagnes,
Désertes régions où de hautes montagnes
Élèvent vers le ciel leurs sommets recouverts,
Sous le souffle glacé des éternels hivers,
D’une neige éclatante et d’une glace épaisse.
De place en place, un roc se déchire et s’affaisse
Pour ouvrir une gorge, un ravin périlleux
Où passent, en criant sur leurs âpres essieux,

Les pesants chariots de quelque caravane.
Au couchant l’Orégon roule une eau diaphane ;
De cascade en cascade, au loin vers le levant,
Le joli Nebraska verse son flot mouvant ;
Vers le ciel du midi maintes larges rivières,
Charriant, sans repos, les sables et les pierres,
Dans leurs lits balayés par le vent des déserts,
Coulent vers l’océan avec des bruits divers
Comme les sons d’un orgue ou d’une étrange lyre
Qu’une main fait vibrer dans un pieux délire.
Entre les flots d’azur de ces nombreux torrents
Qui dirigent leurs cours vers des cieux différents,
Se déroulent sans fin les superbes prairies,
Océan de gazon, mers ou plaines fleuries
Qui roulent sous le vent, et bercent au soleil,
La rose, le foin vert et l’amorphas vermeil.
Là, fiers ou courroucés, sur les flots de verdure,
Des troupeaux de bisons errent à l’aventure ;

Là courent les chevreuils et les souples élans,
Les sauvages chevaux avec les loups hurlants ;
Là s’allument des feux qui dévorent la terre ;
Là des vents fatigués souillent avec mystère ;
Les sauvages tribus des enfants d’Ismaël
Arrosent ces déserts d’un sang chaud et cruel.
Et l’avide vautour, hâtant ses ailes lentes,
En tournoyant dans l’air, suit leurs pistes sanglantes,
Comme l’esprit vengeur des vieux chefs massacrés
Qui gravit le ciel par d’invisibles degrés.
De place en place on voit s’élever la fumée
Au-dessus de la tente où la horde affamée
Fait bouillir, en dansant autour du grand brasier,
Dans un vase de pierre, un chevreuil tout entier.
Et d’espace en espace, au bord des fraîches ondes
Qui sillonnent au loin ces retraites fécondes,
S’élève un vert bosquet où l’oiseau va chanter.
Et l’ours sombre et morose, en grognant, vient hanter

Le flanc d’un rocher noir, le fond d’une ravine
Où sa griffe déterre une amère racine.
Puis au-dessus de tout, limpide, radieux,
Comme un toit protecteur se déroulent les cieux.


Mais déjà Gabriel le chasseur intrépide
Avait franchi ces lieux dans sa course rapide ;
Et près des monts Ozarks au flanc aride et nu
Avec ses compagnons il était parvenu.
Et depuis bien des jours le vieux pâtre et la vierge
Avaient quitté la ville et la petite auberge
Où l’hôtelier leur dit le départ du trappeur.
Toujours encouragés par un espoir trompeur,
Avec des Indiens au visage de cuivre,
Ils s’étaient mis en route empressés à le suivre.
Parfois ils croyaient voir, à l’horizon lointain,
S’élever vers le ciel, dans l’air pur du matin,

De son camp éloigné la fumée ondulante :
Le soir, ils ne trouvaient, sous la cendre brûlante,
Que des brasiers éteints et des charbons noircis.
Quoique bien fatigués et rongés de soucis
Ils ne s’arrêtaient pas, et, sans perdre courage,
Ils poursuivaient plus loin leur pénible voyage.
Comme si quelque fée au pouvoir merveilleux
Avait cruellement étalé sous leurs yeux
Ces mirages menteurs, cette ombre enchanteresse,
Qu’on croit toujours saisir, qui s’éloignent sans cesse.


Comme ils étaient un soir tous dans leur campement,
Assis autour du feu, parlant tranquillement ;
Ils virent arriver une femme sauvage :
Le chagrin se peignait sur son pâle visage ;
Mais on voyait briller, dans son œil abattu,
Une force étonnante, une grande vertu.

C’était une Shawnée. Elle allait aux montagnes
Rejoindre ses parents et ses jeunes compagnes
Qu’elle avait dû quitter pour suivre son époux
À la chasse aux castors, aux ours, aux caribous,
Jusqu’aux lieux où l’hiver étend son aile blanche.
Mais elle avait vu, là, le féroce Camanche,
Enivré de fureur, du tomahawk armé,
Massacrer, sous ses yeux, son mari bien-aimé,
Un fier Visage-Pâle, un Canadien paisible.
Aucun des voyageurs ne parut insensible
Au récit de la femme, à son affliction ;
Ils lui dirent des mots de consolation,
Et la firent asseoir à leur table modeste
Quand la braise eut doré le chevreuil gras et leste.


Lassés du poids du jour et du poids des ennuis,
Quand le repas fut fait, que le voile des nuits

Eut ouvert, sous le ciel, ses grands replis humides,
L’exilé d’Acadie et ses sauvages guides
Livrèrent au repos leurs membres fatigués.
Pendant que les reflets capricieux et gais
Du brasier allumé dans la vaste prairie
Jouaient sur leur front blême et leur joue amaigrie,
La Sauvagesse vint, l’âme pleine de deuil,
S’asseoir sur le gazon devant l’agreste seuil
De la tente où veillait la triste Évangéline,
Puis elle fit entendre à la vierge orpheline,
Le récit douloureux de ses derniers malheurs.
Elle lui répéta, les yeux noyés de pleurs,
Et de cette voix grave, humble et mélancolique
Qui distingue partout l’enfant de l’Amérique,
Sa première espérance et ses félicités,
Son amour, son hymen et ses adversités ;
Comme elle avait de joie et de peur d’être mère,
Et plaignait son enfant de n’avoir point de père !

Évangéline, émue à ces tristes discours,
Donna, pendant longtemps, à ses pleurs libre cours.
Elle voyait près d’elle une autre infortunée,
Une femme aux chagrins comme elle destinée ;
Un cœur brûlant d’amour déçu, blessé, flétri,
Et privé pour jamais de son objet chéri.
Les liens du malheur unirent ces deux femmes,
Et d’intimes rapports enchaînèrent leurs âmes.
La vierge d’Acadie à la femme des bois
Dit aussi ses douleurs et depuis quels longs mois
Bien loin de sa patrie elle était exilée.
Et la femme des bois, la figure voilée,
L’écoutait en silence, assise à quelques pas.
Ses yeux étaient de flamme ; elle ne pleurait pas.


Quand la vierge eut fini son histoire pénible
L’Indienne resta sombre, morne, insensible,

Comme si la terreur eut frappé son esprit :
Mais un moment après, tressaillante, elle prit
Dans ses deux frêles mains les mains d’Évangéline.
Puis assise à ses pieds dans l’ombre et la bruine,
Elle lui répéta l’histoire de Mowis,
Fiancé de la neige et brillant comme un lis,
Qui s’étant fait chérir d’une vierge encor pure
Une nuit partagea sa couche de verdure.
Et du discret wigwam sortit soudainement
Quand le rayon du jour dora le firmament ;
Qui pâlit, se fana, se fondit comme une ombre,
Aux baisers du soleil qui chassait la nuit sombre.
Son amante abusée, en proie à ses regrets,
Le suivit, en pleurant, jusqu’au bord des forêts,
Tendant vers lui ses bras pour retarder sa fuite.
Sans reposer sa voix elle redit ensuite,
Avec le même accent et si doux et si beau,
Comment, pendant la nuit, la belle Lilinau,

Imprudente, et parfois légère en sa conduite.
Par un méchant fantôme avait été séduite.
Le fantôme venait, vers le déclin du jour,
Se cacher dans les pins qui voilaient le séjour
De Lilinau la vierge au front ceint de liane :
Et, lorsqu’elle passait le seuil de sa cabane,
De sa noire retraite il sortait pour la voir.
Il soupirait d’amour comme le vent du soir,
Et murmurait tout bas de bien tendres paroles.
Lilinau, se fiant à ces propos frivoles,
Rechercha sa présence et l’aima tendrement.
Chaque soir il venait vers elle constamment.
En caressant, un jour, ses verdoyantes plumes
Elle suivit son vol à travers bois et brumes.
On ne la revit plus. Sa tribu la chercha ;
Mais personne jamais, sans doute, n’approcha
Du gîte où l’enchanteur la retenait captive.
Toujours Évangéline écoutait, attentive,

Les contes merveilleux de la femme des bois,
Et les sons lents et doux de sa magique voix.
Elle s’imaginait être au loin transportée
Au splendide horizon d’une terre enchantée.
Vers des cieux inconnus son cœur prenait l’essor.
La lune se leva comme une boule d’or
Sur les pics dentelés de l’Ozark aux flancs chauves,
Sa mystique lueur glissa dans les alcôves,
Les voûtes, les arceaux des lointaines forêts,
Et des gîtes cachés elle vit les secrets.
La tente de la vierge apparaissait plus blanche ;
La mousse et le roseau, le gazon et la branche,
Exhalaient des soupirs longs et mystérieux ;
Les ruisseaux murmuraient des bruits harmonieux
Et de tièdes zéphirs volaient sur les prairies.
La vierge abandonnait aux douces rêveries
Son esprit enivré, son cœur toujours aimant.
Mais une vague horreur, un noir pressentiment

Se glissaient dans son âme et troublaient son ivresse,
Comme un serpent impur se glisse avec adresse,
Roulant ses orbes froids sous les buissons épais,
Dans le nid du moineau dont il trouble la paix.
Ce triste sentiment n’était point de la terre,
De célestes esprits semblaient, avec mystère,
Lui souffler leurs secrets dans l’air calme des nuits.
Elle sentit soudain redoubler ses ennuis.
Quelque chose lui dit dans un secret langage,
Que, pareille en sa course à la vierge sauvage,
Elle aussi poursuivait un fantôme menteur.
Mais bientôt un sommeil calme et réparateur,
Versant sur sa paupière un merveilleux arôme,
Chassa de son esprit la crainte et le fantôme.


Aussitôt qu’apparut l’aube du lendemain
Les voyageurs, dispos, reprirent leur chemin.

Avec eux s’éloignait la plaintive Shawnée,
Jeune et pourtant au deuil à jamais condamnée.
Elle dit à la vierge : « Écoute-moi, ma sœur,
« Je connais tous ces lieux comme le vieux chasseur,
« Sur le flanc de ces monts où l’aigle a fait son aire,
« Le flanc que le soleil en se couchant éclaire,
« Est assis un village, une humble mission
« Où reste un homme blanc comme ta nation :
« C’est le chef du hameau ; c’est une Robe-noire.
« Son souvenir toujours sera dans ma mémoire,
« De son peuple souvent j’ai vu le tendre cœur
« Éclater de plaisir ou saigner de douleur
« Pendant qu’il lui parlait de la vie éphémère,
« De l’aimable Jésus et de sa bonne mère. »
Et la vierge aussitôt dit à ses compagnons :
« Si nous changeons de route et si nous atteignons
« Le bourg que ce mont semble enlever sur son aile,
« Peut-être aurons-nous là quelque bonne nouvelle. »

À peine eut-elle dit que les aventuriers
Guidèrent vers les monts leurs rapides coursiers.
Quand le soleil entra dans son lit de nuée
La troupe voyageuse, ardente et dénuée,
Détourna la montagne et découvrit au loin
Une grasse prairie où moutonnait le foin,
Où serpentaient les eaux d’une vive fontaine.
Elle entendit chanter plus d’une voix lointaine,
Et vit le groupe gai des tentes des chrétiens
Unis dans ces déserts par de sacrés liens.


Sous un chêne orgueilleux dont l’antique feuillage
De son ombre voilait les tentes du village,
Étaient agenouillés, avec soumission,
Le peuple et le pasteur de l’humble mission.
Voilé par une vigne un crucifix de marbre
Avait été fixé dans l’arbre de l’arbre

Et semblait reposer un regard triste et doux
Sur les pieux chrétiens tombés à ses genoux.
À travers les rameaux du chêne solitaire
La prière et le chant s’élevaient de la terre
Et montaient vers les cieux comme un divin encens.
Les voyageurs, touchés de ces pieux accents,
S’avancèrent sans bruit, la tête découverte,
Se mirent à genoux sur la pelouse verte,
Et prièrent longtemps avec dévotion.
Quand le prêtre eut donné la bénédiction
Qui tomba de sa main sur la foule attendrie
Comme le grain de blé tombe sur la prairie
De la robuste main de l’actif moissonneur,
Il s’avança vers eux sollicitant l’honneur
De les avoir longtemps pour hôtes dans sa tente.
Basile, un peu confus, d’une voix hésitante,
L’assura d’un respect profond et filial.
En entendant parler son langage natal

Au milieu de ces monts, de ces forêts sauvages,
Que n’éveillent jamais que les grossiers langages
Des ignares tribus qui peuplent ces déserts,
Où des ours et des loups les discordants concerts,
Le prêtre catholique eut une grande joie.
En suivant un sentier où la verdure ondoie,
Il guide à son wigwam les voyageurs lassés,
Puis il les fait asseoir sur des rameaux cassés
Recouverts de la peau de riche bête fauve ;
Et, signant de la croix son front auguste et chauve,
Il partage avec eux ses gâteaux de maïs,
Mets de tous les repas dans ces lointains pays.
À chacun à son tour, en souriant, il passe,
Pleine d’eau jusqu’au bord, sa vieille calebasse.


Bientôt, les voyageurs disent, en peu de mots,
Le but de leur voyage et leurs pénibles maux.

Le prêtre leur répond d’une voix solennelle :
— « L’aube n’a pas six fois aux cieux tendu son aile,
« Le soleil ne s’est point six fois non plus enfui,
« Depuis que Gabriel, des trappeurs avec lui,
« S’est assis sur la natte où la vierge est assise.
« Pour se rendre à mes vœux, d’une voix indécise
« Il me dit longuement son funeste destin,
« Puis il continua son voyage lointain. »
La voix du vieux pasteur était bien onctueuse :
C’était le doux écho d’une âme vertueuse.
La vierge, cependant, sentait faiblir son cœur ;
Chaque mot lui semblait éloigner le bonheur,
Et tombait lourd et froid dans son âme tremblante,
Comme durant l’hiver la neige ruisselante
Tombe dans un chaud nid d’où s’est enfui l’oiseau.
— « Il va chasser au nord dans un pays nouveau, »
Continua le prêtre, » et l’automne prochaine,
« Il revient avec nous prier sous le grand chêne. »

Évangéline, alors, dit à l’humble pasteur
D’une voix suppliante et pleine de candeur :
— « Mon père, permettez qu’en ce lieu je demeure
« Pour attendre l’époux ou bien ma dernière heure »
Le bon prêtre touché de l’ardeur de ses feux.
Se rendit aussitôt à ses suprêmes vœux.


Le lendemain matin, revêtu de son aube,
Le prêtre dit la messe à la clarté de l’aube ;
Et quand fut consommé l’holocauste divin,
Basile fit seller son coursier mexicain,
Puis il s’achemina vers ses lointains rivages,
N’ayant plus avec lui que ses guides sauvages.


Les jours se succédaient lentement, lentement
Le maïs parfumé qui semblait seulement

Un verdoyant duvet répandu sur la terre,
Quand la vierge arriva dans le bourg solitaire,
Balançait maintenant ses longs épis dorés
Que les feuilles ceignaient de leurs tissus serrés.
On épluchait déjà dans l’amour et la joie,
Les épis couronnés d’une aigrette de soie.
Les vierges rougissaient quand leur petite main
Dépouillaient des épis aux graines de carmin.
Les vierges rougissaient et cachaient leur visage,
En riant, en secret, de l’amoureux présage,
Elles riaient encore à chaque épi tortu,
L’appelaient un voleur dans les blés descendu,
Sans pitié le jetaient au loin avec rudesse.
Auprès d’Évangéline étrangère à l’ivresse
Alors nul blond épis n’amena Gabriel.
Le prêtre lui disait : « Lève toujours au ciel
Un cœur plein de foi vive, une humide paupière
Et le ciel, à la fin, entendra ta prière.

Il est, dans nos déserts, une plante au front pur
Comme l’étoile d’or dans la plaine d’azur ;
Sa fleur mystérieuse au nord toujours s’incline.
C’est une douce fleur que la bonté divine
Sème, de place en place, en nos prés étendus
Pour diriger les pas des voyageurs perdus.
Semblable à cette fleur est la Foi dans notre âme.
Les fleurs des passions ont bien plus de dictame,
Plus de vives couleurs, plus de pompeux éclats ;
Mais soyons défiants, elles trompent nos pas,
Et leur baume suave est, hélas ! bien funeste.
Seule ici-bas la Foi, cette plante céleste,
Est le guide éclairé de nos pas chancelants :
Ensuite elle orne, au ciel, nos fronts étincelants.


Ainsi venaient déjà les beaux jours de l’automne.
Ils passèrent pourtant ! Les fruits de leur couronne

Tombèrent, un par un, sur le guéret durci :
Gabriel ne vint pas ! l’hiver s’enfuit aussi ;
Le printemps embaumé s’ouvrit comme une rose ;
L’abeille butina la fleur nouvel-éclose ;
L’oiseau bleu fit pleuvoir sur les feuilles des bois
Les suaves accords de sa joyeuse voix.
Gabriel ne vint pas ! Cependant sur son aile
La brise de l’été portait une nouvelle
Plus douce que l’arôme et l’éclat des bouquets :
Que le frais coloris et l’odeur des bosquets.
« Gabriel le chasseur avait planté sa tente
Au fond du Michigan, sous la voûte flottante,
Sous les pesants arceaux des antiques forêts,
Où de la Saginaw roulent les flots muets. »
Évangéline, enfin rendue à l’espérance,
Oubliant sa faiblesse, oubliant sa souffrance,
Et tout ce qu’a d’amer une déception,
Dit un adieu pénible à l’humble mission.

Cherchant à fuir ses maux, sa triste destinée,
Avec elle partit la fidèle Shawnée.
Après avoir longtemps erré dans le désert ;
Après avoir, hélas ! plus d’une fois souffert
L’aiguillon de la faim et d’une soif acerbe ;
Après avoir couché, sans nul abri, sur l’herbe,
Elle atteignit des bois éloignés vers le Nord,
Et de la Saginaw suivit au loin le bord.
Un soir elle aperçut, au fond d’une ravine,
La tente du chasseur… Elle était en ruine !…


Sur les ailes du temps s’envolaient les saisons.
La pauvre Évangéline, aux lointains horizons,
Ne voyait pas encor bonheur apparaître.
Un profond désespoir consumait tout son être,
Sous les feux des étés, les frimas des hivers,
Elle traîna sa peine en bien des lieux divers.

Tantôt on la voyait aux missions moraves,
Priant Dieu de briser ses terrestres entraves ;
Sur un champ de bataille aux malheureux blessés
Tantôt elle portait des secours empressés ;
Elle entrait aujourd’hui dans une grande ville,
Et demain se cachait dans un hameau tranquille.
Comme un pâle fantôme on la voyait venir,
Et souvent de sa fuite on n’avait souvenir.
Quand elle commença sa course longue et vaine
Elle était jeune et belle, et son âme était pleine
De suaves espoirs, de tendres passions :
Sa course s’achevait dans les déceptions !
Elle avait bien vieilli ; sa joue était fanée ;
Sa beauté s’en allait ! Chaque nouvelle année
Dérobait quelque charme à son regard serein,
Et traçait sur son front les rides du chagrin.
On découvrait déjà, sur sa tête flétrie,
Quelques cheveux d’argent, aube d’une autre vie,

Aurore dont l’éclat mystérieux et doux
Nous dit qu’un nouveau jour va se lever pour nous ;
Comme dans l’Orient l’aube brillante et vive
Annonce à l’univers que le soleil arrive.