Évangéline/Partie I, Chapitre II

Traduction par Léon Pamphile LeMay.
P.-G. Delisle (p. 31-43).


II


Déjà l’on arrivait à ce temps de l’année
Où le feuillage sec dort sur l’herbe fanée,
Où le soleil tardif est pâle et sans chaleur,
Où la nuit froide au pauvre apporte la douleur.
En bandes réunis les oiseaux de passage,
Sous un ciel noir et lourd, volaient, comme un nuage,
Des froides régions que l’aquilon flétrit
La forêt se tordait sous les vents de septembre
Comme un jeune coursier qui hennit et se cambre.

Tout, alors, présageait un hiver rigoureux.
L’abeille avait gardé tout son miel savoureux,
Et les coureurs des bois et les chasseurs sauvages
Qui, dans un cas pareil, se prétendaient fort sages,
Assuraient que l’hiver serait dur et mauvais
Car le renard perfide avait le cuir épais.


Ainsi venait l’automne et les froids avec elle.
Mais ce temps enchanteur, cette époque si belle
Qu’on appelle au hameau l’été de la Toussaint
Ranima le cœur triste et le soleil éteint :
Un éclat radieux portant aux rêveries
Illuminait les airs, les bois et les prairies ;
L’univers rayonnant et brillant de fraîcheur,
Semblait sortir des mains du sage Créateur.
On eût dit que l’amour régnait dans tout le monde :
Que l’océan chantait pour endormir son onde !

Et des accents nouveaux, de magiques concerts
Paraissaient s’élever des bourgs et des déserts !
Des enfants qui jouaient les voix vives et nettes,
Les refrains sémillants des luisantes girouettes
Qui criaient dans les airs, sur les toits des donjons,
Les doux roucoulements des amoureux pigeons,
Les plaintes de la brise et les battements d’ailes
Des oiseaux qui volaient au-dessus des tourelles,
Tout n’était qu’harmonie, ivresse et pur amour !
Tout semblait du printemps annoncer le retour !
Sur le bord de la mer et des hautes collines
Le soleil argentait les limpides bruines ;
L’océan était d’or : les arbres des forêts
Berçant, avec orgueil, les chatoyants reflets
De leur manteau safran, ou pourpre, ou diaphane,
Étincelaient de loin comme le fier platane,
Quand le Perse idolâtre orne ses verts rameaux
De voiles éclatants et de brillants joyaux.

Tout respirait la paix, le calme et l’innocence :
La nuit dans les vallons descendait en silence,
Et l’étoile du soir étincelait encor.
Irisant le ciel bleu de ses filandres d’or.
Les troupeaux bondissants regagnèrent l’étable
En flairant du gazon le parfum délectable.
En respirant du soir l’agréable fraîcheur.
Devançant les troupeaux, brillante de blancheur,
Venait en s’ébattant une grasse génisse,
Celle d’Évangéline, avec son beau poil lisse,
Sa clochette joyeuse et son joli collier.
On vît le jeune pâtre à travers le hallier
Ramener en chantant les brebis du rivage
Où croissait chaque année un riche pâturage.
Près de lui le gros chien au poil long et soyeux
Fièrement trottinait d’un air libre et joyeux,
Et pressait les traînards qui restaient en arrière.
Quand le jeune berger dormait sous la bruyère

C’était lui qui gardait les timides agneaux.
Et la nuit quand les loups réunis en troupeaux,
Dans les bois d’alentour hurlaient leurs cris de rage,
Lui seul les protégeait par son noble courage.


Quand la lune, plus tard, éclaira l’horizon,
Que sa molle lueur argenta le gazon,
Les chariots remplis d’un foin aromatique,
Arrivèrent des champs à la grange rustique :
Sous de larges harnais décorés de pompons
Les chevaux hennissants balançaient leurs grands fronts,
Secouaient avec bruit leur épaisse crinière
Où tombaient la rosée et la fine poussière,
Et rongeaient l’acier dur de leur mors écumant :
La féconde génisse arrêtée un moment
Ruminait, l’œil pensif, pendant que la laitière,
En écume d’argent, dans sa blanche chaudière,

Faisait couler le lait. Et dans la basse-cour,
Répétés par l’écho des granges d’alentour,
L’on entendit encor, comme dans un délire,
Des bêlements, des cris et des éclats de rire.
Mais ce bruit, toutefois, s’éteignit promptement ;
Un grand calme se fit : tout à coup, seulement.
En roulant sous leurs gonds les portes de la grange
Firent, dans le silence, un grincement étrange.


Assis dans son fauteuil fait de bois de noyer
Benoît le laboureur regardait, au foyer,
La flamme qui lançait d’éblouissantes flèches,
L’ondulante fumée et les vives flammèches,
Qui tournoyaient gaîment comme des feux-follets.
Sur le mur, en arrière, où les joyeux reflets
Dansaient légèrement des rondes fantastiques,
Son ombre se peignait avec des traits comiques ;

Pendant qu’à la clarté du foyer vacillant,
Prenant un air moqueur, un regard sémillant,
Chaque face sculptée au dossier de sa chaise
Semblait s’épanouir et sourire à son aise,
Et que sur le buffet, les plats de fin étain
Luisaient comme au soleil des boucliers d’airain.


Le bon vieillard chantait d’un ton mélancolique
Des refrains de chanson, des couplets de cantique,
Ainsi que ses aïeux, jadis, avaient chanté,
À l’ombre de leur bois, sous leur ciel enchanté,
Leur ciel de Normandie. Et son Évangéline,
Portant jupe rayée et blanche capeline
Filait, en se berçant, une filasse d’or.
Le métier dans son coin se reposait encor.
Mais le rouet actif mêlait avec constance,
Son ronflement sonore à la douce romance

Que chantait le vieillard assis devant le feu.
Comme dans le lieu saint quand le chant cesse un peu
On entend, sous les pas, vibrer l’auguste enceinte,
Ou du prêtre à l’autel on entend la voix sainte.
Ainsi quand le fermier, vaincu par les émois,
Suspendait les accents de sa dolente voix,
De la vieille pendule au milieu des ténèbres
On entendait les coups réguliers et funèbres.


Pendant que le vieillard chantait dans son fauteuil
On entendit des pas retentir sur le seuil,
Et la clenche de bois bruyamment soulevée
De quelque visiteur annonça l’arrivée.
Benoît reconnut bien les pas du forgeron
Avec ses gros souliers pleins de clous au talon,
Ainsi qu’Évangéline, à l’émoi de son âme,
Où se mêlait le trouble et la plus chaste flamme,

Avait bien deviné qui venait avec lui.
— « Ah ! sois le bienvenu, Lajeunesse, aujourd’hui !
S’écria le fermier en le voyant paraître,
« La gaîté, quand tu viens, semble aussitôt renaître !…
« Veux-tu donc savourer un tabac généreux ?
« J’en ai plus qu’il t’en faut, et j’en suis fort heureux
« Prends au coin du foyer ta place accoutumée ;
« Et fumons en causant. C’est parmi la fumée,
« Qu’on voit dans leur orgueil se dessiner tes traits !
« Quand tu fumes, ton front, ton visage si frais
« Brillent comme la lune à travers les nuages
« Qui s’élèvent, le soir, au bord des marécages. »
Basile, souriant, suivi de son garçon
Au foyer plein de feu vint s’asseoir sans façon,
Et répondit ainsi : — « Mon cher Bellefontaine,
« Tu plaisantes toujours et n’as jamais de peine,
« D’autres sont obsédés de noirs pressentiments
« Et ne font que rêver malheurs et châtiments :

« Ils s’attendent à tout : rien ne peut les surprendre…
Puis il s’interrompit en ce moment pour prendre
Son calumet de terre et le charbon fumant
Qu’Évangéline allait lui porter poliment,
Et bientôt ajouta : « Je n’aime point pour hôtes
« Ces navires anglais mouillés près de nos côtes.
« Leurs énormes canons qui sont braqués sur nous
« Ne nous annoncent point les desseins les plus doux ;
« Mais quels sont ses desseins ? sans doute qu’on l’ignore.
« On sait bien qu’il faudra quand la cloche sonore
« Appellera le peuple à l’église, demain,
« S’y rendre pour entendre un mandat inhumain ;
« Et ce mandat, dit-on, émane du roi George.
« Or, plus d’un paysan soupçonne un coupe-gorge.
« Tous sont fort alarmés et se montrent craintifs ! »
Le fermier répondit : — « De plus justes motifs
« Ont sans doute amené ces vaisseaux sur nos rives :
« La pluie, en Angleterre, ou les chaleurs hâtives

« Ont peut-être détruit les moissons sur les champs,
« Et, pour donner du pain à leurs petits enfants,
« Et nourrir leurs troupeaux, les grands propriétaires
« Viennent chercher les fruits de nos fertiles terres. »
— « Au bourg l’on ne dit rien d’une telle raison,
« Mais l’on pense autrement, » reprit le forgeron
En secouant la tête avec un air de doute ;
Et poussant un soupir : « Mon cher Benoît, écoute ;
« L’Angleterre n’a pas oublié Louisbour,
« Pas plus que Port Royal, pas plus que Beau Séjour.
« Déjà des paysans ont gagné les frontières ;
« D’autres sont aux aguets sur le bord des rivières,
« Attendant en ces lieux avec anxiété
« Cet ordre qui demain doit être exécuté !
« On nous a dépouillé, pour combler nos alarmes,
« De tous nos instruments et de toutes nos armes ;
« Seul le vieux forgeron a ses pesants marteaux
« Et l’humble moissonneur ses inutiles faux ! »

Avec un rire franc mais un peu sarcastique
Le vieillard jovial à son ami réplique :
« Sans armes nous goûtons un plus profond repos,
« Au milieu de nos champs et de nos gras troupeaux ;
« Nous sommes mieux encor par derrière nos digues
« Que n’étaient autrefois nos ancêtres prodigues
« Dans leurs murs qu’ébréchaient les canons ennemis,
« D’ailleurs dans l’infortune il faut être soumis.
« J’espère cependant que ce soir la tristesse
« Fuira loin de ce toit où va régner l’ivresse.
« Car le contrat, ce soir, doit se conclure enfin
« Les jeunes gens, ensemble et d’une habile main,
« Ont bâti la maison et la grange au village.
« Le fenil est rempli de grain et de fourrage ;
« Pour un an leur foyer est pourvu d’aliments.
« Attends, mon cher Basile, encor quelques moments
« Et Leblanc va venir avec sa plume d’oie ;
« De nos heureux enfants partageons donc la joie. »

Cependant à l’écart en face d’un châssis
Les jeunes fiancés étaient tous deux assis
Regardant le ciel bleu, la belle Évangéline
Livrait à Gabriel sa main brûlante et fine ;
En entendant son père elle rougit soudain.
Puis un profond soupir fit onduler son sein.
Le silence venait à peine de se faire
Que l’on vit à la porte arriver le notaire.