Gent & Gassman (p. 135-146).

CHAPITRE XI.

DE LA FORMATION DES GLACIERS.


La question de la formation des glaciers est, avec celle du mouvement, la plus difficile que nous ayons à traiter. C’est pour en faciliter l’intelligence aux personnes qui n’ont point observé les glaciers sur place, que j’ai commencé par décrire, dans les chapitres précédens, les glaciers tels qu’ils se présentent à l’observateur, leur forme, leur structure, leurs dimensions, les phénomènes nombreux auxquels ils donnent lieu, et la manière dont ils sont influencés par les agens extérieurs. J’espère ainsi avoir mis le lecteur en demeure de juger par lui-même de la valeur des argumens que j’emprunte à ces divers phénomènes. Car il en est des glaciers comme des êtres organisés ; on arrive difficilement à comprendre leur formation et leur développement, si auparavant on ne s’est pas familiarisé avec leurs formes et leur organisation au terme de leur accroissement.

Nous avons dit, en traitant des glaciers en général, que leur origine est dans les régions supérieures ; c’est là, dans les mers de glace et sur les cimes qui les environnent, que tombe annuellement cette immense quantité de neige qui sert à les alimenter. Simler et Scheuchzer sont les premiers qui aient attribué à la transformation de cette neige en glace la formation des glaciers. Plus tard, cette idée a été abandonnée par Gruner qui lui en a substitué une toute contraire et complètement erronée : il paraît avoir emprunté son explication à la manière dont les couches de glace se forment en hiver sur le bord des bassins de nos fontaines ; car il suppose que les glaciers sont dus à l’accumulation des eaux qui, ne pouvant s’écouler pendant l’hiver, se congèleraient dans les hautes vallées des Alpes, et donneraient ainsi lieu aux glaciers. De Saussure et, après lui, Toussaint de Charpentier[1] ont de nouveau démontré que la glace des glaciers est toute différente de celle qui se forme par la congélation de l’eau, et que c’est là une conséquence de son mode de formation.

Des opinions diverses ont été émises sur l’état primitif de la neige dans ces hautes régions. M. Hugi, qui très-souvent a eu à lutter contre le mauvais temps au milieu de la mer de glace de l’Oberland bernois, à des hauteurs de 10 et 12 000 pieds, décrit la neige qui y tombe comme une neige fine et sèche (trocknes Schneestöbern[2]). C’est aussi à-peu-près sous cette forme que je l’ai vu tomber l’année dernière et cette année encore sur le glacier de l’Aar, à une hauteur d’environ 7 500 pieds. On trouve chez les montagnards l’idée assez généralement répandue que sur les hauts névés la neige tombe à l’état grenu. Sans vouloir nier le fait d’une manière absolue, je suis porté à croire que l’on s’est peut-être laissé induire en erreur par la structure grenue des neiges dans les hautes régions, qui, comme nous l’avons vu plus haut (Chap. 3), est l’un des caractères des hauts névés. Deux de mes guides, hommes dignes de confiance, m’ont assuré qu’ils avaient vu tomber de la neige floconneuse à de très-grandes hauteurs, comme dans la plaine.

De Saussure[3] cite, comme un fait remarquable, la fréquence de la grêle ou plutôt du grésil dans les hautes régions. Sur 140 observations qu’il fit de deux heures en deux heures, il en compta une de grêle proprement dite et onze de grésil : or, ce grésil n’est probablement pas autre chose que la neige sèche de M. Hugi. Sur les plus hautes sommités, la chaleur du soleil ne parvient guère qu’à fondre la superficie de cette neige, qui, en se regelant, se recouvre d’une croûte ou d’un vernis assez solide. C’est ce qui a lieu, suivant de Saussure, sur le sommet du Mont-Blanc ; voici ce qu’il dit à cet égard : « Dès qu’il s’élève un vent un peu fort, ce vent déchire ce vernis, soulève ces écailles et les fait voler à une très-grande hauteur. Il s’y joint des neiges en poussière que le vent entraîne encore plus facilement. On voit alors, des vallées voisines, une espèce de fumée que l’on prendrait pour un nuage qui s’élève de la cime en suivant la direction du vent. Les gens du pays disent alors que le Mont-Blanc fume sa pipe[4]. » J’ai vu cette année le névé recouvert de semblables croûtes de glace au bas de la Strahleck. On conçoit que sur les plus hautes cimes l’évaporation ait à-peu-près seule prise sur les neiges ; mais comme l’air est habituellement à une température trop peu élevée, il ne s’en absorbe qu’une faible partie, et l’on devrait s’attendre à les voir s’accumuler indéfiniment, si les vents n’en enlevaient une bonne partie. Aussi suffit-il du plus léger vent pour soulever cette neige fine et l’emporter dans toutes les directions.

L’action dissolvante du soleil sur les neiges augmente en raison inverse de la hauteur ; mais ici encore il faut tenir compte de la position des cimes ; sur les flancs septentrionaux les neiges sont plus persistantes que sur les flancs méridionaux ; elles se transforment moins facilement en glace. C’est essentiellement sur les hauts plateaux ou les mers de glace proprement dites que s’opère la transformation du glacier. De toute la masse de neige qui y tombe annuellement, une partie est absorbée par l’évaporation ; une très-faible partie s’échappe à l’état liquide par les canaux souterrains ; mais la partie la plus considérable se transforme en glace au moyen de la fonte opérée à la partie supérieure, l’eau servant à cimenter les couches inférieures, qu’elle transforme en glace en se congelant avec elles. Il est rare que dans les lieux très-élevés la couche annuelle entière soit transformée en glace. Cette transformation de la neige en glace, je voudrais pouvoir dire cette glacification progressive de la neige, est cause que certains passages inaccessibles pendant toute l’année deviennent praticables pendant les derniers mois de l’été. Tel est entre autres le glacier de Saint-Théodule, au col de Saint-Jacques, qui ne peut être franchi qu’aux mois d’août et de septembre. Encore à cette époque toute la neige n’est-elle pas fondue ; c’est pourquoi il convient de prendre ses mesures pour le passer avant que la chaleur de midi ait ramolli la croûte extérieure de la neige qui, le matin, est ordinairement assez dure pour pouvoir être franchie sans danger et surtout sans fatigue.

La neige qui tombe sur l’extrémité inférieure des glaciers est loin d’avoir la même importance pour le mécanisme de leur mouvement. Elle se fond ordinairement avant d’avoir eu le temps de passer à l’état de glace compacte ; c’est ce qui fait qu’au printemps, après la fonte des neiges, on retrouve ordinairement les blocs de la surface du glacier aussi dégagés de glace qu’ils l’étaient en automne. Si, au contraire, une partie de la neige avait formé une nouvelle couche de glace dans cette partie du glacier, on devrait les trouver plus ou moins enfoncés dans cette glace, comme cela a réellement lieu dans les régions supérieures. La hauteur à laquelle la neige tombée sur les glaciers se transforme en glace n’est point une ligne constante, comme nous l’avons vu au Chap. 3 ; elle varie dans les divers glaciers, et même dans un seul et même glacier, suivant les années. Dans les glaciers qui descendent au midi, et où l’influence des rayons solaires agit d’une manière plus intense, cette ligne est sensiblement plus élevée que dans les glaciers qui débouchent au nord. De même si un hiver a été très-neigeux et que le printemps qui succède offre de fréquentes alternances de chaud et de froid, toute la neige n’aura pas le temps de se fondre sur place ; mais il s’en transformera une partie en glace, qui s’acheminera avec la masse entière du glacier vers la partie inférieure.

Ce qui prouve en outre que les glaciers se forment presque exclusivement dans les hautes régions, c’est-à-dire au-dessus d’un niveau qui ne peut guère être de moins de 7 000 pieds, mais qui souvent est bien plus élevé, c’est que l’on rencontre souvent, à des hauteurs très-considérables, enclavés entre des glaciers, de vastes espaces couverts de verdure, qui jamais, de souvenir d’homme, n’ont été envahis par la glace. Or, s’il était vrai, comme on l’a prétendu, que la glace des glaciers se reproduisît sur place par la congélation de la neige qui y tombe pendant l’hiver, on ne concevrait pas pourquoi la neige qui tombe en aussi grande abondance sur ces espaces non recouverts par les glaciers, ne se transformerait pas également en glace, et pourquoi les glaciers se trouveraient de préférence dans les vallées[5].

Mais, me direz-vous, du moment que la neige fond pendant le jour, et que l’eau qui est résultée de cette fonte se congèle pendant la nuit, toutes les conditions que vous avez assignées à la formation des glaciers, c’est-à-dire à la transformation de la neige en glace se trouvent réunies ; et, cela étant, pourquoi ne se formerait-il pas des glaciers à des niveaux inférieurs à celui des hauts névés ? Je suis loin de prétendre qu’on ne rencontre pas quelquefois, au printemps, des glaces en des endroits où, une année auparavant, l’on avait observé des neiges. Souvent les guides des Alpes vous disent en vous faisant voir une tache de neige isolée à une grande hauteur : ce sera l’année prochaine une glacière. Cependant ce cas n’en est pas moins fort rare, et il ne se présente jamais que dans les régions très-voisines des hauts névés. L’opinion de Saussure à cet égard me paraît assez juste, quoiqu’il ne l’appuie d’aucun exemple. Voici ce qu’on lit au § 540 de ses voyages dans les Alpes : « Si, à la fin d’un hiver abondant en neiges, une grande avalanche s’arrête dans un endroit que sa hauteur ou sa situation tient à l’abri des vents du midi et de l’ardeur du soleil, et que l’été suivant ne soit pas bien chaud, toute cette neige n’aura pas le temps de se fondre ; sa partie inférieure, imbibée d’eau, se convertira en glace ; l’on verra des neiges permanentes et même des glaces dans un endroit où il n’y en avait point auparavant. L’hiver suivant, de nouvelles neiges s’arrêteront dans cette même place, et leur masse augmentée résistera encore mieux que la première fois aux chaleurs de l’été. Si donc on a quelques étés consécutifs qui ne soient pas bien chauds, et qui succèdent à des hivers abondans en neiges, il se formera des glaciers dans des places où l’on ne se souvenait pas d’en avoir vu. »

J’ai vu de petits glaciers de cette sorte sur le flanc septentrional du Mont-Cervin, à une hauteur d’environ 8 000 pieds ; tandis qu’au dessus il y avait une grande tache de névé très-grenu, dont la surface était à peine assez solide pour nous permettre de nous y laisser glisser. Ces glaciers, qui ne me parurent pas être de bien ancienne date, reposaient sur un fond peu incliné et n’avaient qu’une faible épaisseur ; leur glace était moins compacte que celle des grands glaciers ; aussi l’influence des années chaudes s’y fait-elle sentir, dit-on, d’une manière plus sensible que sur les grands massifs de glace.

La présence de ces petits glaciers qu’on pourrait appeler bâtards, ne saurait infirmer l’opinion que j’ai émise au commencement de cet ouvrage, savoir, que le berceau de tous les glaciers est dans les hauts névés et en particulier dans les mers de glace, dont ils ne sont que les émissaires destinés à transporter dans les régions inférieures l’excédant de leurs neiges, qu’ils transforment, sous l’influence d’une température plus élevée et d’alternances plus fréquentes de chaud et de froid, en glace de plus en plus compacte. Cette explication est également justifiée par le fait de l’augmentation de plus en plus grande des grains de névés, que je crois pouvoir envisager comme le noyau ou la forme primitive de ces gros fragmens ou prétendus cristaux de glace de l’extrémité inférieure des glaciers. Enfin une dernière preuve, la meilleure de toutes, nous est fournie par le mouvement des glaciers. Si les glaciers se formaient sur place, ou, en d’autres termes, si la neige qui tombe à leur surface pendant l’hiver se transformait en glace, comme c’est le cas dans les mers de glace, ils devraient atteindre un volume beaucoup plus considérable que ces dernières, puisque, à leur quote-part de glace annuelle viendraient s’ajouter continuellement les masses qui descendent des régions supérieures.

Quelquefois les chutes de glace de certains glaciers très-élevés donnent lieu à de nouveaux glaciers qu’on pourrait nommer des glaciers remaniés. On en observe un exemple très-frappant au glacier de Schwarzwald. La partie supérieure de ce glacier repose sur le sommet des Wetterhoerner, dont les parois sont très-escarpées du côté de la Scheideck, de manière qu’il s’en détache souvent des masses de glace très-considérables qui, en tombant, se brisent et se triturent complètement. Il en résulte alors de longues coulées blanches qui ont tout-à-fait l’apparence de la neige. On pourrait même croire qu’elles sont composées de neige durcie, si, en les arpentant, on n’y découvrait pas de temps en temps quelques blocs de glace dont le reflet azuré indique qu’ils proviennent des masses du glacier supérieur. Ces éboulis présentent toujours une pente très-régulière comme tous les talus d’éboulement avec une pente de raccordement qui est moins considérable. En peu de temps ces éboulemens se cimentent de nouveau par l’effet de la fonte et de la congélation, et redeviennent une glace aussi compacte qu’auparavant ; les moraines reparaissent sur les bords antérieurs et latéraux, en même temps qu’il se forme aussi des crevasses ; en un mot, le glacier reprend tout-à-fait le caractère des glaciers ordinaires. Je conseille à tous les naturalistes qui prennent quelque intérêt aux glaciers, de visiter ce petit glacier qui se trouve à un quart de lieue de la route de la Grande-Scheideck, entre Meyringen et Grindelwald.

Les renseignemens que M. Léopold de Buch[6] a publiés sur la limite des neiges éternelles du nord de l’Europe ne laissent aucun doute sur l’identité du mode de formation des glaciers dans les régions polaires avec ceux de la Suisse. Il en est de même de ceux du Spitzberg, que M. Martins a étudiés en détail, et sur lesquels il vient de publier des observations du plus grand intérêt[7]. Suivant cet auteur, la glace de ces glaciers ressemble en tous points à celle des glaciers supérieurs ou névés des Alpes, c’est-à-dire qu’elle n’est point formée de la réunion de fragmens intimement unis et n’a point cette compacité qui caractérise la glace de la partie inférieure de nos glaciers. Cela paraît en effet très-naturel du moment que l’on sait que la température moyenne des régions de nos névés correspond à celle du bord de la mer au Spitzberg ; or, nous avons vu que la glace des glaciers proprement dits n’acquiert sa compacité qu’à mesure que ceux-ci descendent dans les régions inférieures où la température est peu élevée. Enfin Scoresby, dans sa description des régions arctiques[8], dit positivement avoir remarqué de la glace au-dessous de la neige, et il fait observer que cette glace est formée par l’infiltration réitérée de l’eau résultant de la fonte de la neige.


  1. Gilbert’s Annalen der Physik, vol. 63.
  2. Hugi, Naturhistoriche Alpenreise, p. 340.
  3. De Saussure, Voyages dans les Alpes, T. 4, p. 284, § 2075.
  4. De Saussure, Voyage dans les Alpes, T. 4, p. 203, § 2013.
  5. Je sais très-bien que par l’action réfrigérante de ses couches inférieures le glacier active pendant la nuit la congélation de l’eau résultant de la fonte de la neige qui gît à sa surface ; mais cette influence ne saurait être d’aucun effet sur la formation même des glaciers, puisqu’à l’époque où s’opère dans nos Alpes la fonte des neiges hivernales, c’est-à-dire pendant les mois d’avril, de mai et de juin, la température tombe naturellement presque toutes les nuits au-dessous de 0°.
  6. Ueber die Grenzen des ewigen Schnees im Norden. Gilbert’s Annalen der Physik, vol. 41.
  7. Observations sur les glaciers du Spitzberg comparés à ceux de la Suisse et de la Norvège, par Ch. Martins. Biblioth. univ. de Genève, 1840, no 55. Voy. aussi Bullet. de la Soc. géol. de France tom. XI, p. 282.
  8. Scoresby, Account of the arctic regions, 1820.