Gent & Gassman (p. 132-134).

CHAPITRE X.

DES CÔNES GRAVELEUX DES GLACIERS.


Les personnes qui ont visité beaucoup de glaciers se rappelleront sans doute d’avoir remarqué quelquefois à leur surface de petits cônes de gravier tout-à-fait semblables à de grandes taupinières. En les abordant on est assez naturellement tenté de les renverser du pied ou d’y introduire son bâton, et l’on est tout étonné de les voir résister au choc. Ils sont en effet d’une dureté et d’une consistance extraordinaires, et lorsqu’on les examine de près, on trouve que l’enveloppe seule est de gravier, et qu’elle recouvre un cône de glace très-compacte. Ce phénomène, quelque bizarre qu’il puisse paraître, s’explique cependant très-facilement, et voici comment : tout le monde sait que lorsque, pour faciliter la circulation de la population, l’on répand, en hiver, du sable ou des cendres dans les rues de nos villes de la zone tempérée, quand une pluie froide vient de changer la neige en verglas, la partie de la glace qui se trouve recouverte par ces matières se conserve plus long-temps que les parties qui n’en étaient pas recouvertes. Ces corps protègent la glace qu’ils recouvrent contre l’évaporation et la fonte. Il en est de même des glaciers ; le gravier qui revêt ces cônes a d’abord été accumulé dans des creux par les petits filets d’eau qui circulent à sa surface ; mais lorsqu’une ouverture vient à se faire dans ces creux, dont le fond est tapissé de gravier, ou qu’une crevasse les traverse et en opère ainsi l’écoulement, le gravier accumulé, se trouvant à sec, agit sur la glace de la même manière que de grands blocs, c’est à dire qu’il l’empêche de se fondre et de s’évaporer. Le fond des creux s’élève ainsi d’autant plus rapidement que les surfaces environnantes s’abaissent par l’effet de l’évaporation et de la fonte, et il arrive par là peu à peu au niveau du reste de la surface, où il finit par former un cône en relief. Ce cône graveleux s’élève de plus en plus jusqu’à ce que les petits cailloux se détachent de ses flancs devenus trop raides. Le soleil alors parvient en peu de temps à fondre le ciment de glace qui les unit ; la glace arrive à jour, et il n’en faut pas davantage pour opérer en peu de temps la disparition de tout le cône. C’est en petit une répétition du phénomène que nous ont offert les moraines médianes dans leur exhaussement.

Les petits cailloux isolés exercent sur le glacier une action diamétralement opposée à celle du gravier formant tapis ou des grands blocs. Au lieu d’empêcher la fonte ils l’accélèrent, et c’est pourquoi l’on voit souvent un grand nombre de petits cailloux engagés dans la glace à l’endroit où, peu de temps auparavant, on avait remarqué un cône graveleux. De cette manière les cônes graveleux contribuent beaucoup à cette mobilité de la surface des glaciers qui en fait à la fois le charme et la difficulté.

Tous les glaciers ne présentent pas ce curieux phénomène, il est au moins aussi rare que celui des tables et en tout cas moins connu des physiciens. Les glaciers où j’en ai vu le plus grand nombre sont le glacier inférieur de l’Aar et le grand glacier de Zermatt. De même que les tables, ils ne se trouvent guère que dans la partie supérieure ou moyenne des glaciers, là où la pente est peu considérable ; ils sont généralement situés aux bords des moraines médianes, auxquelles les petits ruisselets enlèvent le gravier qui sert par la suite à les former. J’en ai vu de dimensions très-différentes, depuis sept à huit pouces de base et cinq ou six pouces de haut, jusqu’à une largeur et une hauteur d’autant de pieds.

Les cônes graveleux nous fournissent ainsi une nouvelle preuve en faveur de l’opinion que j’ai émise plus haut et qui se trouve déjà justifiée par la marche des moraines et des tables, savoir, que c’est en grande partie sinon uniquement par leur surface extérieure que les glaciers se fondent.