Gent & Gassman (p. 57-75).

CHAPITRE V.

DE LA COULEUR DES GLACIERS.


Aucun glacier n’est parfaitement blanc ; vus de loin, ils ont généralement une légère teinte bleuâtre ou verdâtre, qui contraste agréablement avec la couleur souvent très-sombre des rochers environnantes ; et comme cette teinte est toujours plus intense sur les parois des aiguilles et dans l’intérieur des crevasses qu’à la surface, il en résulte que les glaciers les plus crevassés sont aussi ceux qui font le plus bel effet pittoresque. Le glacier de Rosenlaui, vu de Meiringen, et le glacier du Tour, à l’ouest du col de Balme, peuvent être comptés parmi les plus remarquables sous ce rapport.

Lorsqu’on se trouve sur le glacier même, la surface, qui n’est point recouverte par les moraines, paraît d’un blanc mat, à-peu-près comme la neige de nos hivers, après qu’elle a séjourné quelque temps dans nos rues et sur nos places publiques. Les parties recouvertes par des débris de rochers sont au contraire parfaitement transparentes, au moins dans la partie inférieure des glaciers, et paraissent d’autant plus foncées qu’elles sont plus compactes. On dirait en plusieurs endroits un immense massif de verre sur un fond opaque.

Plus la glace est compacte et plus la couleur azurée des crevasses est intense et brillante : c’est ce qui fait que les crevasses de l’extrémité des glaciers l’emportent de beaucoup en magnificence sur celles de la partie supérieure. Lorsque les crevasses sont longitudinales à l’extrémité du glacier, on peut s’y introduire sans aucun danger. C’est ainsi que l’année dernière tous les voyageurs qui visitaient le glacier de Rosenlaui ne manquaient pas d’entrer dans une grande crevasse ouverte sur le flanc droit du glacier[1]. L’imagination ne saurait rien imaginer de plus riche que le bleu de ces parois.

À mesure que l’on remonte le glacier et que la glace diminue de compacité, les teintes perdent insensiblement de leur intensité, le bleu des crevasses devient moins foncé et plus mat ; quelquefois aussi il se transforme en un vert tendre d’une rare beauté : cette dernière couleur affecte de préférence les parois de ces lits de ruisseaux que nous ayons déjà mentionnés plus haut comme l’un des plus beaux phénomènes des glaciers. Au grand glacier de Zermatt, ces ruisseaux, dont quelques-uns sont très-considérables, coulent généralement dans un lit qu’on dirait taillé dans un massif de béryl, tandis que le fond des crevasses voisines est souvent d’un beau bleu de ciel. Peut-être l’eau de ces ruisseaux exerce-t-elle ici quelque influence qui aura échappé à l’observation.

Quoi qu’il en soit de cette différence, toujours est-il que, pour être affectée d’une teinte quelconque, soit bleue, soit verdâtre, il faut que la glace ait atteint une certaine compacité : c’est là la raison pour laquelle le névé proprement dit, lorsqu’il est à l’état parfaitement grenu, ne présente aucune de ces teintes ; il est blanc comme de la neige. D’un autre côté le glacier prend une teinte généralement plus bleue lorsqu’il pleut que lorsque le temps est serein et l’évaporation très-forte, attendu qu’alors les couches même les plus superficielles se convertissent en glace par l’effet de l’eau qui s’infiltre dans le glacier. J’ai eu l’occasion de faire cette observation plusieurs fois pendant mon séjour sur le glacier inférieur de l’Aar.

Nous sommes encore dans une ignorance parfaite quant aux causes qui déterminent ces teintes variées. Je ne sache pas même que cette question ait jamais été discutée d’une manière scientifique. L’opinion plus ou moins poétique de quelques voyageurs pittoresques, qui ne voient dans ces teintes bleues que le reflet du firmament, ne saurait être prise en considération. Il suffit d’avoir vu des glaciers conserver pendant plusieurs jours consécutifs leur belle couleur par un ciel couvert, pour être assuré qu’elle est indépendante de l’azur du ciel. Tout ce que l’on peut dire à cet égard, c’est qu’elle est moins brillante par les jours sombres que par les jours sereins. D’ailleurs comment expliquerait-on un reflet vert de l’azur du firmament ?

Les teintes des glaciers sont donc des teintes naturelles, inhérentes à la nature même de leur glace, et elles sont, comme nous l’avons dit, d’autant plus intenses, que la glace est plus compacte et forme des masses plus considérables : c’est même une condition essentielle pour la rendre appréciable ; car un fragment de glace détaché des parois d’une crevasse où les teintes sont très-intenses sera parfaitement incolore, absolument comme un verre d’eau puisé dans un de nos lacs suisses.

Il est évident que ces teintes sont le résultat d’influences locales, car autrement elles devraient être uniformes dans tous les glaciers : au lieu de cela nous avons vu qu’elles varient considérablement dans leurs nuances, absolument comme les rivières, les fleuves et les lacs, mais avec cette différence, que l’on peut assigner diverses causes aux variations de ces derniers, telles que la nature des plantes qui croissent sur leurs bords ou même sur leur fond, tandis qu’il n’en est pas de même à l’égard des glaciers. Ici tout est en quelque sorte primitif, car par eux-mêmes les glaciers ne favorisent point le développement des êtres organisés, à l’exception de quelques plantes et de quelques animalcules microscopiques, qui forment ce que l’on appelle vulgairement la neige rouge.

La neige rouge ne fait pas proprement partie de la glace des glaciers : c’est un corps étranger qui se développe à sa surface, et qui, scientifiquement parlant, n’a pas plus de rapport avec le massif des glaces que les plantes et les animaux n’en ont avec les couches minérales de la terre. Mais comme, de tout temps, les naturalistes ont signalé ce phénomène comme l’un des plus curieux que présentent les glaciers, je vais entrer dans quelques détails à cet égard.

Saussure[2] est à ma connaissance le premier qui ait signalé la neige rouge dans les Alpes : il en recueillit à plusieurs reprises sur le Mont-Bréven et sur le St-Bernard, et les expériences auxquelles il la soumit le conduisirent à penser que ce pourrait bien être une matière végétale, et vraisemblablement une poussière d’étamine. Il observe qu’elle ne se voit nulle part à une hauteur de plus de 1 440 toises au-dessus de la mer, et qu’elle n’existe qu’au milieu de grands espaces couverts de neige, et dans une certaine période de la fonte des neiges.

Depuis Saussure la neige rouge est devenue l’objet de nombreuses recherches de la part des naturalistes ; mais aucun ne l’a étudiée avec autant de soin que M. Schuttleworth. Comme je ne possède pas d’observations qui me soient propres sur ce phénomène, je me bornerai à extraire l’intéressante notice que ce savant botaniste vient de publier dans le No 50 de la Bibliothèque universelle de Genève, février 1840.

Après avoir passé en revue les travaux de ses devanciers, M. Schuttleworth rend compte de ses propres recherches de la manière suivante :

Le 25 août de cette année (1839), me trouvant à l’hospice du Grimsel, j’appris que quelques couches de neige dans le voisinage de l’hospice commençaient à se teindre en rouge. Il avait fait très-mauvais temps pendant quelques jours, il était même tombé une grande quantité de neige, qui cependant commençait à céder à l’influence d’une température plus douce et à des pluies chaudes. Le 24 avait été un jour de dégel et de brouillards, et le 25 le ciel était clair, la température agréable et même chaude au soleil ; le faible vent qu’il faisait n’était pas froid. Je me hâtai donc de me transporter sur les lieux, accompagné de mon ami le Dr Schmidt et de MM. Muehlenbeck, Schimper, Bruch et Blind, naturalistes alsaciens distingués, dont l’arrivée au Grimsel, ce jour-là même, m’avait causé une agréable surprise.

C’était dans des endroits où la neige ne se fond jamais entièrement que se trouvaient les couches où la neige rouge commençait à se former. Ces couches étaient peu inclinées, et leur exposition était vers l’est et le nord-est ; leur surface était plus ou moins parsemée de petites particules de terre, qui lui donnaient cette apparence grisâtre de saleté que présente toujours la vieille neige à des hauteurs moyennes et dans les positions où elle est dominée par du terrain plus élevé. La surface était de même sillonnée et légèrement creusée par l’effet du vent et de l’écoulement des eaux produites par le dégel partiel de la surface, dégel singulièrement favorisé par la grande absorption de chaleur dans les particules terreuses. Par-ci par-là on remarquait des taches roses ou couleur de sang très-pâle, d’une forme et d’une étendue indéterminée, surtout plus prononcées dans les sillons et au fond des creux. La nature de la vieille neige étant toujours plus ou moins grossièrement granuleuse, la matière colorante était contenue dans les intervalles des grains ; ce qui donnait à la surface, vue de près, une apparence marbrée. Les taches colorées s’étendaient sous la surface de la neige jusqu’à une profondeur de quelques pouces, souvent même presque d’un pied ; quelquefois la couleur était plus prononcée à la surface, mais d’autres fois son intensité était plus forte à une profondeur de quelques pouces. Là où des rochers ou des pierres avaient formé des puits dans la neige, les côtés perpendiculaires de ces puits étaient aussi colorés à une profondeur de plusieurs pieds ; mais la matière colorante ne pénétrait qu’à une très-petite profondeur dans la substance de la neige, qui devenait de plus en plus compacte à mesure qu’elle était plus éloignée de la surface.

Une quantité suffisante de la neige ainsi colorée ayant été ramassée et placée dans des vases de faïence pour la faire dégeler, j’attendis avec impatience le moment où je pourrais l’examiner au microscope. À mesure que la neige se fondait, la matière colorante se déposait peu à peu sur les côtés et le fond des vases, sous la forme d’une poudre rouge-foncé, ce qui rendait déjà improbable l’existence d’une matière gélatineuse ; et au bout de deux à trois heures d’attente, la neige étant en partie fondue, j’en transportai une partie sous un microscope qui me donnait des grossissemens de 300 diamètres.

Ne m’attendant à y voir que des globules inanimés de Protococcus, je fus très-étonné de trouver qu’elle était composée de corps organisés de forme et de nature diverses, dont une partie était des végétaux, mais dont le plus grand nombre, doué des mouvemens les plus vifs, appartenait au règne animal. La couleur de la plus grande partie d’entre eux était d’un rouge vif, tirant, tantôt sur la couleur du sang, tantôt sur le cramoisi, ou d’un rouge brunâtre très-foncé et presque opaque. Mais outre ces corps colorés, il y en avait d’autres également organisés, incolores ou grisâtres, dont les plus grands, évidemment de nature animale, étaient en si petit nombre, que je soupçonnai que leur présence était accidentelle, tandis qu’il y avait un nombre infini de très-petits corps sphériques incolores, de nature évidemment végétale, qui remplissaient tous les espaces non occupés par les autres.

Comme les infusoires surpassaient de beaucoup les algues en nombre, je commencerai par eux la description des organismes qui constituent la neige rouge.

1. Les corps les plus frappans et qui, par leur grand nombre et leur couleur foncée, produisaient en grande partie la teinte rouge de la neige, étaient de petits infusoires de forme ovale, de couleur brun-rougeâtre très-foncé, et presque opaques. Mesurés au micromètre, leur plus grand diamètre était d’environ 1/50 de millimètre, et leur plus petit d’environ 1/150. Ils traversaient le champ de vision avec une vitesse étonnante et dans toutes les directions. Quoique le plus grand nombre fussent parfaitement ovales avec des bouts arrondis, il y en avait en forme de poire, c’est-à-dire, dont un des bouts était arrondi et obtus, tandis que l’autre était aminci, en pointe et selon l’apparence obliquement tronqué. Les premiers avaient un mouvement horizontalement progressif, tandis que les autres, s’arrêtant souvent au milieu de leur course, tournaient rapidement pendant un instant sur leur bout pointu, sans changer de place. Dans quelques-uns des infusoires de la forme ovale, j’observai, vers un bout ou vers le centre, deux petites places ovales, rougeâtres et presque transparentes, que je regardai comme des estomacs, d’après Ehrenberg. Je ne pus distinguer aucun autre signe d’organisation, et de retour chez moi, où j’ai pu consulter l’ouvrage d’Ehrenberg sur les infusoires, je n’ai point hésité à les regarder comme une espèce non encore décrite du genre Astasia Ehrenb., pour laquelle je propose le nom spécifique de Astasia nivalis (Cf. Ehrenb., Infus., p. 101, tab. 7, fig. 1.)

2. Parmi ces infusoires il y avait, mais en fort petit nombre, des corps beaucoup plus grands, de forme ronde ou ovale, d’un beau rouge de sang tirant sur le cramoisi, assez transparens et entourés d’un bord ou membrane incolore. Leur dimension variait de 1/12 à 1/50 de millimètre. Quoique je n’aie pu observer aucun mouvement ou trace d’organisation intérieure, je n’ai point de doute que ce ne soient des animaux infusoires, et je les regarde comme devant faire une nouvelle espèce de la famille des Volvociens et du genre Gyges de Bory et Ehrenberg (Cf. Ehrenb., Infus. p. 51, tab. 2, f. 31), à laquelle je donne le nom de Gyges sanguineus. Je suis porté à croire que Greville a eu sous les yeux des infusoires pareils, peut-être de la même espèce : il les a figurés Scot. crypt. Flor. vol. 4, tab. 231, fig. 8, et fig. 5 et 6 en partie. Si je comprends bien le passage où M. de Candolle décrit la neige rouge envoyée par M. Barras du St-Bernard, il paraît que ce naturaliste célèbre a aussi observé ces animaux ; et la même forme se retrouve évidemment dans un dessin colorié que le Dr Schmidt a fait au Grimsel en 1827.

3. Il se trouvait aussi, en petit nombre, d’autres corps bien plus petits, parfaitement sphériques et d’une belle couleur de sang, quoique peu transparens. Vus en certaines positions, ils présentaient à un des bords une petite fente ou ouverture très-étroite. Leur diamètre était d’environ 1/100 de millimètre. Ils avaient un mouvement progressif en cercles, pendant lequel ils tournaient en même temps sur leur axe. Je ne sais à quel genre d’infusoires établi par Ehrenberg je dois rapporter cet animal. D’après les descriptions de plusieurs auteurs qui donnent des dimensions très-diverses aux globules du Protococcus nivalis, et d’après le dessin déjà mentionné du Dr Schmidt, je ne doute pas que cet organisme n’ait été regardé comme de petits globules du Protococcus.

4. Parmi les autres infusoires j’ai observé, mais très-rarement, des corps parfaitement sphériques, d’une couleur cramoisie très-foncée, un peu transparens à leur bord et entourés d’une membrane incolore. À une place déterminée, vers le bord, la masse colorante offrait une ouverture transparente et presque incolore, en forme de demi-lune, qui communiquait avec le bord membraneux. Leur diamètre était d’environ 1/30 de millimètre. Je n’ai remarqué en eux aucun mouvement, et je ne sais à quel genre les rapporter, quoique, de même que les précédens, ils appartiennent probablement au groupe des Volvociens.

Outre ces infusoires, qui contribuaient à colorer la neige en rouge, il y en avait encore quelques autres incolores ou grisâtres. Comme je ne les ai vus que très-rarement, il est possible qu’ils s’y trouvassent accidentellement.

5. Un infusoire de forme ovale, incolore et transparent, renfermant vers une de ses extrémités une masse granuleuse grisâtre. Son plus grand diamètre était d’environ 1/8 de millimètre ; le plus petit d’environ 1/20.

6. Quelques corps plus petits, sphériques ou légèrement ovales, incolores, transparens à leur bord, contenant de même une masse grisâtre indistinctement granuleuse, et d’un diamètre d’environ 1/100 de millimètre. Cette forme a surtout de la ressemblance avec la Pandorina hyalina d’Ehrenberg (l. c. p. 54, tab. 2, f. 34).

7. Enfin, j’ai observé un seul individu incolore et transparent, apparemment composé de deux globules sphériques soudés ensemble, sans aucune trace de contenu ou d’organisation quelconque. Le diamètre d’un des globules pouvait avoir environ 1/200 de millimètre au plus. Il ne serait pas impossible que cette forme dût être rapportée à la Monas gliscens d’Ehrenberg (l. c. p. 13, tab. 1, fig. 14). Dans ces trois infusoires incolores, je ne saurais affirmer avoir vu du mouvement.

Après avoir décrit aussi bien que je puis le faire les organismes que je crois devoir rapporter au règne animal, il me reste à décrire la véritable algue de la neige rouge et une autre incolore, qui se trouve dans bien d’autres situations, et qui, à ce que je crois, a donné lieu à bien des erreurs dans les descriptions du Protococcus nivalis.

8. J’ai observé en petit nombre, mais toujours, des globules sphériques d’une couleur rouge de sang assez brillante, évidemment remplie d’une masse granuleuse, et par conséquent d’une imparfaite transparence. Ils avaient tous à-peu-près les mêmes dimensions, leur diamètre étant de 9/500 à 1/50 de millimètre. Je ne leur ai vu ni matrice gélatineuse, ni bord membraneux, ni mouvement quelconque : quand on les écrasait, ils laissaient échapper leur matière colorante sous forme de granules infiniment petits et très-nombreux, et il ne restait que la membrane déchirée et incolore. Ce même effet était produit par l’évaporation de l’eau sous le microscope. C’était le Protococcus nivalis d’Agardh. Ce naturaliste n’avait pas vu les granules intérieurs, faute d’avoir employé des grossissemens assez forts.

9. Au milieu et autour de tous ces corps, tant animaux que végétaux, il y avait une foule incalculable de très-petits globules sphériques, incolores, libres ou réunis en groupes, sans aucune trace de mouvement ou de contenu quelconque. Leur diamètre n’était au plus que de 1/500 de millimètre. Quand on isolait des autres un des plus gros corps, une quantité considérable de ces petits globules se rangeaient alentour en prenant souvent une apparence filamenteuse, articulée ou cellulaire. À mesure que l’eau contenue entre deux plaques de verre s’évaporait, le même effet continuait à se produire, la structure primitive devenant peu-à-peu méconnaissable ; humectés de nouveau, ces corps ne la reprenaient qu’imparfaitement. C’était le Protococcus nebulosus Kützing (Linnæa 1833, p. 365, tab. 3, f. 21). Je ne doute pas que ce ne soit à cet organisme que doivent se rapporter les petits globules incolores observés par Bauer, et d’autres qui flottent à la surface de l’eau ; et je ne doute pas davantage que, dans bien des cas, ce ne soient ces petits globules, devenus méconnaissables par l’effet de la dessiccation et de la décomposition, et mêlés avec les restes incolores des globules du Protococcus nivalis, qui ont fait croire à bien des naturalistes à l’existence nécessaire d’une matrice ou substratum gélatineux.

Je dois remarquer que c’est vers quatre heures du soir, par un temps défavorable, que j’ai fait les observations précédentes, et que l’obscurité m’a obligé d’attendre le lendemain pour en faire un dessin. À onze heures du soir même, la neige renfermée dans les vases n’était pas encore entièrement fondue. Le matin suivant, de bonne heure, je la trouvai complètement fondue, et la matière colorante était déposée au fond des vases : le microscope me fit voir ensuite que toute vie y avait cessé, et les globules de Protococcus ne pouvaient se distinguer des infusoires mentionnés au No 3, que par leur couleur plus claire, leur plus grande transparence et leur contenu évidemment granuleux.

Ce fait si remarquable, non pas même encore soupçonné jusqu’à présent, de l’existence, dans la neige, d’un nombre infini d’êtres microscopiques et évidemment animaux, à une température rarement élevée de plus de quelques degrés au-dessus de zéro, et souvent bien au-dessous probablement, nous montre combien il nous reste encore à découvrir dans ce monde, nouveau pour ainsi dire, dont les limites s’étendront à mesure que nos microscopes deviendront plus parfaits.

L’extrême sensibilité de ces infusoires à l’action de la chaleur, par laquelle ils succombent à une température de peu de degrés plus élevée que celle de la surface de la neige ; peut-être même leur impuissance à supporter tout déplacement, toute secousse, telle est, je pense, la cause pour laquelle leur coexistence comme partie colorante de la neige rouge est restée jusqu’à présent ignorée. Je n’ai nullement l’intention d’avancer que les infusoires décrits ci-dessus se trouvent toujours en aussi grand nombre comme partie colorante de la neige rouge (dans mes observations les globules du Protococcus nivalis étaient aux infusoires à-peu-près dans la proportion de 5 ou 10 à 1000) ; au contraire, il me paraît probable que le nombre des globules de Protococcus surpasse souvent celui des infusoires.

En comparant avec les miennes les observations des autres auteurs, il me paraît clair que Bauer surtout et Unger ont décrit comme matrice gélatineuse les restes incolores des Protococcus nivalis et nebulosus ; car, en ce qui concerne nos Alpes du moins, la distribution générale de la matière colorante dans la substance de la neige à des profondeurs considérables, et sa déposition graduelle sur les bords et au fond des vases à mesure que la neige se fond, prouvent, selon moi, qu’il ne peut y avoir de substratum quelconque à l’état frais.

Quant à la reproduction des flocons de cette même matrice gélatineuse et filamenteuse, et au développement de nouveaux globules organisés incolores, observés par Bauer, je ne doute pas qu’il n’eût affaire à des organismes tout-à-fait nouveaux et indépendans de la neige rouge. Car aucun observateur, pour peu qu’il se soit occupé de l’étude des organismes microscopiques, tant du règne végétal que du règne animal, ne peut ignorer avec quelle vitesse se développent les espèces de Hygrocrocis, Protococcus, etc., d’un côté, et les Monas et autres infusoires de l’autre ; ce qui me fait croire que le Protococcus nebulosus aurait bien pu se développer pendant le peu de temps que la neige se trouvait dans les vases pour fondre, sans avoir coexisté auparavant avec les autres organismes de la neige rouge.

Il me paraît donc nécessaire de distinguer les différentes algues qui ont été confondues sous le nom de Protococcus nivalis ; et comme, d’après mes observations, les diagnoses des genres ne me semblent plus satisfaisantes, je vais essayer d’en proposer d’autres, en commençant par l’organisation la plus simple.

Protococcus Agardh. Syst. Alg. p. XVII. Globuli liberi sporulis repleti. Protococcus nivalis Ag. l. c. p. 13. icon. Alg. eur. no et tabl. 21. ― Pr. nivalis, tabula nostra f. 2. ― Uredo nivalis, Bauer l. c. Nees ab Esenb. in Brown’s verm. Schrift. I, p. 578 cum icone, excl. f. 9.

Le caractère de ce genre exclura, quant à nos connaissances actuelles, une grande partie des autres espèces qu’on y fait rentrer, comme le Protococcus nebulosus Kütz, l. c. et figure 10 de notre planche ; mais je ne doute pas que de plus forts grossissemens ne fassent voir des sporules intérieurs.

Hæmatococcus Agardh. Ic. Alg. eur. no  et tab. 22 et 24. Globuli liberi sporidia sporulis repleta includentes. Hæmatococcus sanguineus Ag. l. c. no et tab. 24. ― Microcystis sanguinea Kütz, in Linn. 1833, p. 372. ― Protococcus nivalis Corda in Sturm D. Fl. et Kütz.

La plante écossaise, figurée et décrite par Greville, est aussi placée dans ce genre par Agardh, sous le nom de Hæmatococcus Grevilli, à cause des gros granules qu’elle contient. Ces granules, à en juger d’après le Hæmatococcus Noltii, déjà mentionné, que j’ai examiné à l’état frais, doivent être des sporidia, c’est-à-dire, non des sporules, mais des thecæ, dans lesquelles les véritables sporules sont contenus, comme dans le genre Hæmatococcus, ainsi que je le désigne. Mais la présence d’un substratum gélatineux (au sujet de laquelle, en vertu de la confiance que m’inspirent les observations de mon ami le Dr Greville, j’ai de la peine à nourrir quelque doute), doit naturellement l’exclure de ce genre, et lui assigner une place plus élevée dans le système. Très-voisine des Palmella, elle se distinguera de ce genre, principalement en ce que les globules sont extérieurs et non renfermés dans la gélatine. Pour ce genre je proposerai donc le nom de : Gloiococcus Shuttl. Globuli massæ gelatinosæ affixi, sessiles, sporidia sporulis rcpleta includentes.

Gloiococcus Grevilli Shuttl. ― Protococcus nivalis Grev. Scol. crypt. flor. no et tab. 231. excl. syn. ― Haematococcus Grevilli Ag. icon. Alg. eur. no et tab. 23. ― Microcystis Grevilli Kütz. Lin. 1833, p. 372.

Je ne sais si la figure 9 de la planche de Bauer appartient à cette dernière description ; mais c’est d’autant plus probable que Harvey regarde la plante des régions polaires comme identique avec la plante écossaise, et que je suis porté à croire que la Palmella nivalis de Hooker l. c. se rapporte ici en grande partie[3].

M. Hugi décrit, outre la neige rouge, un organisme d’une nature problématique, qu’il dit avoir observé en 1828 et en 1829 sur le glacier de l’Aar, au bord de la neige fondante. C’étaient des masses à des Trémelles, d’un jaune vif foncé, de la grandeur de la main, d’un demi-pouce d’épaisseur, qui se décomposaient au toucher et se transformaient rapidement en une masse vaseuse noirâtre. Personne n’a observé, depuis, cette singulière végétation, à la décomposition de laquelle M. Hugi attribue les petits enfoncements circulaires que l’on observe en si grand nombre sur le glacier de l’Aar[4].


  1. Il paraît que cette crevasse se reproduit invariablement au même endroit. Je l’ai retrouvée cette année aussi belle que l’année dernière ; et l’on m’a assuré qu’elle avait à-peu-près la même forme, il y a plusieurs années.
  2. De Saussure Voyages dans les Alpes, § 646 et § 2116
  3. Ayant eu mainte occasion d’examiner la neige rouge cet été, j’y ai reconnu plusieurs formes nouvelles d’êtres organisés qui ne sont point mentionnés dans la notice de M. Shuttleworth, et je me suis en même temps convaincu que plusieurs de ces formes sont les différens états de développement du même animal. Le fait le plus important que nous ayons observé, c’est que la neige rouge renferme également des Rotifères. Le Philodina roseola Ehr. s’y trouve fréquemment, et ses œufs forment une partie essentielle de la neige rouge. Le Protococcus nivalis ne nous a paru formé que d’œufs d’infusoires. M. le Dr Vogt qui a observé ces animaux avec le plus grand soin pendant plusieurs jours consécutifs, les a tous dessinés sur le frais et publiera plus tard en détail ses observations sur ce sujet.
  4. J’ai retrouvé cette neige jaune sur le glacier inférieur de l’Aar, à plusieurs reprises, dans le courant du mois d’août 1840, et je me suis convaincu qu’elle n’est due qu’à la décomposition des roches des moraines et qu’elle ne présente aucune trace d’organisation.