Études sur le roman anglais contemporains/Les romans de Wilkie Collins

Études sur le roman anglais contemporains
Revue des Deux Mondes2e série de la nouv. période, tome 12 (p. 815-848).

ETUDES


SUR


LE ROMAN ANGLAIS




WILLIAM WILKIE COLLINS.


I. Memoirs of the Life of William Collins, 2 vol. Longman 1848. – II. Antonia or the Famll of Rome 3 vol., Bentley 1850. — III. Basil, a story of Modern Life, 3 vol., Bentley 1853. — IV. Hide and Seek, 3 vol., Bentley 1854. — V. The Lighthouse, a play, 1855 [unpublisched).





En si médiocre estime que certains juges, un peu dédaigneux selon nous, tiennent l’école de peinture anglaise, il est difficile de ne pas reconnaître qu’à partit du dernier siècle (de sa seconde moitié surtout), cette école a formé des artistes remarquables par le talent, et plus encore par la conscience, la bonne foi, la loyauté de leurs efforts. Il faudrait, pour contester ceci, n’avoir lu aucune des biographies que la piété nationale a consacrées aux principaux maîtres de cette école, à Constable par exemple, à Stothard, à Reynolds, à Lawrence, à Wilkie. Il y a peu d’années encore, de précieux documens sur la peinture anglaise, et sur Wilkie particulièrement, nous étaient offerts dans la Vie de William Collins, écrite par son fils, le jeune romancier dont nous voulons nous occuper aujourd’hui. Collins et Wilkie, ces deux noms sont inséparables. Une étroite amitié, née sur les bancs de l’école, cimentée par une longue communauté de vues, d’ambition et de succès, unissait en effet ces deux peintres, également adoptés par l’aristocratie et le dilettantisme anglais. Cette amitié, si rare entre émules, nous en trouvons le touchant témoignage dans le nom même que nous voyons d’inscrire en tête de cette étude. En 1824, lorsque William Collins, marié depuis deux ans, vit naître son premier enfant, il pria Wilkie de le tenir sur les fonts baptismaux, et c’est ainsi que le nouveau-né d’alors peut mettre aujourd’hui sa candidature littéraire sous le double patronage de deux noms célèbres à titre égal. En effet, si Wilkie est plus populaire chez nous que Collins, il le doit principalement au genre familier de son talent, un peu parent de celui de Walter Scott, son compatriote. Il le doit à cette tendance du goût français, naturellement plus porté à observer les mœurs que les sites, plus amoureux de la pensée et de l’action que du paysage, plus acquis à l’étude de l’homme qu’à celle de la nature inanimée. Wilkie est mieux compris par ce côté réaliste de son talent, que la gravure a pu traduire sans le trop fausser. Collins, plus poète, plus paysagiste, introduit sans doute aussi l’élément humain sur ses fraîches toiles ; mais le site y domine les personnages, ingénieusement épisodiques, et quand il nous mène avec lui sur les blanches falaises de la côte, le long des grèves humides, ou devant un riant cottage au toit étincelant parmi les vapeurs matinales, c’est la physionomie de la mer, c’est la splendeur du ciel, ce sont les capricieuses ondulations de la brunie, qui sollicitent avant tout ses pinceaux curieux et chercheurs. Quant aux jeunes pêcheurs revenant pieds nus et pliés sous le poids de leurs filets, quant à la belle villageoise qui guette au loin sur les flots la voile bien connue de son père ou de son fiancé, quant aux enfans en haillons qui s’ébattent sur le seuil usé de la chaumière moussue, ils ne sont là que pour ajouter à l’harmonie du site une nuance de plus. Ils commentent, s’il est permis de s’exprimer ainsi, un texte qui au besoin se passerait d’eux ; ils expliquent le moment choisi par le peintre, indiquent le sens général du paysage, montrent à quelle heure de la journée et dans quelle région particulière de tel ou tel comté fut recueillie et transcrite cette page empruntée au grand livre de la création : rôle utile sans doute, mais secondaire, que n’ont jamais joué les personnages mis en scène par Wilkie. Ceux-ci tiennent le premier plan, et laissent au reste du tableau le rôle de simple décoration. Or il faut bien reconnaître que si le nombre des vrais amateurs, capables de goûter un simple paysage, d’en apprécier la vérité, d’en savourer la poésie, s’accroît chez nous de jour en jour, ce nombre était bien petit naguère (et surtout à l’époque où Collins et Wilkie rivalisaient de talent), comparé à celui des spectateurs qu’émeut et frappe une scène de la vie bourgeoise fidèlement et spirituellement reproduite, comme le Jour des loyers ou Colin-Maillard, les deux pages qui, dans l’œuvre de Wilkie, ont le plus contribué à établir sa réputation, d’abord en France, et par contre-coup en Europe. En Angleterre, Collins, éminemment Anglais, a pris une des premières places, et, s’il est descendu de quelques degrés, il conserve encore, il conservera longtemps l’estime des connaisseurs. Son fils a pu citer avec orgueil, dans la biographie dont nous avons déjà parlé, les ventes de collections où les tableaux paternels ont obtenu des prix supérieurs à ceux qu’en avaient d’abord donnés les patrons de l’art national, les George Beaumont, les Thomas Heathcote, les Samuel Rogers, etc. À peine le nom de William Collins fut-il sorti de l’obscurité, et longtemps avant qu’il eût obtenu les honneurs académiques (février 1820), on paya ses toiles sans difficulté 100, 140, 150 guinées (2,500, 3,500, 3,750 francs). Plus tard, on les estima couramment 250, 300 et 400 livres sterling (6,250,7,500,10,000 francs), et la générosité de certains millionnaires, tels que Robert Peel, les porta quelquefois au-delà[1]. Voir des travaux aussi honorablement rétribués croître encore de valeur quand, du cabinet du riche amateur, ils passent sous le marteau des enchères à la criée, n’est-ce pas une preuve assez éloquente des sympathies accordées à un artiste ?

On nous pardonnera ces détails, en apparence étrangers à notre sujet, qui n’est pas la biographie du peintre Collins, si l’on songe qu’il va être question de son fils, et que l’un des premiers ouvrages de M. Wilkie Collins a été consacré à la mémoire de son père. Ce monument, élevé par sa piété filiale, n’inspire pas seulement une vive sympathie pour l’artiste dont il raconte la vie honnête et pure ; il nous ouvre aussi quelques vues sur les origines du talent que nous voulons apprécier : double source d’intérêt pour nous et pour ceux qui voudront bien accorder quelque attention à cette étude.

M. Wilkie Collins, né, on vient de le voir, en 1824, n’avait que douze ans lorsque son père, entraîné par l’exemple de Wilkie, voulut, lui aussi, retremper son talent par les voyages, et partit pour l’Italie. Sa famille l’accompagnait ; elle le suivit à Gênes, à Pise, à Florence, à Rome, à Naples, et il est aisé de voir que ce voyage ne fut pas perdu pour l’aîné des deux enfans que Collins initiait ainsi à la vie nomade et charmante de l’artiste voyageur. Bien que le biographe s’efface autant qu’il le peut, et en toute occasion, devant le personnage vénéré dont il veut perpétuer la mémoire, la vivacité de ses souvenirs l’emporte quelquefois, et nous l’entrevoyons alors, derrière son père, jouissant de la beauté des sites, de la nouveauté des physionomies, de l’originalité des costumes, heureux de sa vie d’aventures, et suivi de l’œil avec intérêt par son affectionné parrain, qui l’oublie rarement dans ses lettres. « Comment vont les jeunes gentlemen ?… Logez mistress Collins et la jeunesse dans la région fraîche de Castellamare… » A chaque instant reparaissent ces témoignages de bon souvenir donnés par Wilkie à son filleul, et qui trouvent leur place parmi les considérations les plus élevées sur les diverses écoles de peinture italiennes, sur les procédés habituels aux grands maîtres, sur la manière dont il faut savoir interpréter ces glorieux modèles. À un enfant bien doué peut-on souhaiter mieux qu’un pareil apprentissage de la vie et de l’art ? Une course enchantée à travers les magnifiques paysages de la Toscane et de Naples, l’étude des temps classiques faite sur le théâtre même des grands événemens qu’ils virent s’accomplir, la peinture, la sculpture, interrogées tout d’abord à leurs plus éclatantes origines et sous la direction d’un artiste éminent, n’y a-t-il pas là de quoi développer une intelligence moyenne, et l’assimiler, par une culture tout exceptionnelle, aux intelligences d’un degré supérieur ? Et que ne peut-on espérer d’un esprit naturellement vif, stimulé par de tels enseignemens ! M. Wilkie Collins les reçut peut-être un peu trop tôt pour en tirer tout ce qu’ils pouvaient donner à son avenir littéraire, mais on s’assure aisément, en lisant ses ouvrages, qu’ils n’ont pas été perdus pour lui.

Son début dans le roman porte l’empreinte de ce précoce voyage en Italie. On devine que, dans le choix de son sujet, le jeune écrivain a été tout naturellement influencé par les réminiscences lointaines de « la terre où fleurit l’olivier. » Ces réminiscences ont coloré pour lui les pages de l’historien Gibbon, et il s’est senti le désir de repeupler par la pensée, telles qu’on les vit au Ve siècle, ces contrées magnifiques traversées par lui quatorze siècles plus tard. Nous ne croyons pas nous tromper en assignant cette origine au récit intitulé Antonina, ou la Chute de Rome, qui porte pour épigraphe (détail assez curieux) deux vers de la tragédie d’Alarique, par notre Scudéri[2]. Ce récit, qui d’une part fait songer aux Martyrs de Chateaubriand, et rappelle de l’autre un roman de Bulwer beaucoup plus en faveur chez nos voisins que chez nous (the Last Days of Pompeï), débute d’une manière saisissante, et, s’il tenait toutes les promesses de ce début, laisserait fort loin derrière lui le second des deux ouvrages que nous venons de mentionner.

Au sommet de la chaîne des Alpes qui confine aux plaines lombardes, parmi des rochers entourés de précipices, sur le bord d’un de ces petits lacs que les montagnes gardent quelquefois à leur cime, par un jour nuageux d’automne, une femme est debout sur le seuil d’une caverne. De cet endroit élevé, que la nature a disposé comme une tour de guet, elle domine les forêts d’oliviers qui ceignent la base des monts, et voit s’étendre à l’horizon les provinces italiennes que menace le flot de l’invasion. À quelques pas d’elle, abrité contre la pluie, étendu sur une épaisse couche de feuillage, et près d’un tas de menu bois, dont la flamme consume péniblement les rameaux humides, repose un enfant horriblement mutilé, mais qui vit encore. La mère et le fils, — leurs traits et leurs costumes l’indiquent, — sont d’origine germanique. Tous deux comptaient naguère encore parmi les otages de haute naissance que les Goths avaient confiés à la foi romaine, et qui, enfermés dans Aquilée, répondaient de l’exécution des traités conclus entre Alaric et Honorius. De plus, le mari de l’une, le père de l’autre, servait comme légionnaire sous l’aigle romaine ; mais à un jour donné, la guerre éclatant, l’empereur a fait mettre à mort les Barbares incorporés dans ses cohortes, et les otages d’Aquilée, livrés à la fureur des soldats romains, ont été passés au fil de l’épée. Goisvintha seule, par un hasard merveilleux, a pu s’échapper, emportant son fils, frappé déjà et couvert de sang. L’énergie de sa race, les inépuisables ressources de l’amour maternel l’ont soustraite aux périls de la fuite. Elle a pu venir s’abriter dans cette grotte solitaire, et maintenant elle y attend, ou la mort qui ne saurait tarder, ou, chance unique de salut, l’arrivée des Goths sur le passage desquels elle s’est placée. Dans leurs rangs et parmi leurs chefs combat son frère Hermainic, le seul appui qui reste maintenant à la veuve désolée, à l’orphelin dont les forces s’épuisent. Si l’année d’Alaric tarde d’un jour, tous deux auront succombé, succombé sans avoir pu dénoncer leurs meurtriers et demander vengeance. La vengeance, en effet, est le dernier vœu, la suprême ambition qui, dans le cœur ulcéré de Goisvintha, remplace tout sentiment, toute passion, toute pensée d’avenir. La haine de Rome domine cette femme altière, et ses regards ardens couvent les riches plaines de la Lombardie comme une proie qu’ils voudraient dévorer avant de se fermer pour jamais.

Cependant les heures passent, la nuit va venir ; tout espoir semble perdu. Ne prenant plus conseil que de sa rage, Goisvintha saisit dans ses bras l’enfant blessé ; elle se traîne au bord du lac glacé où elle a résolu de s’ensevelir avec lui… lorsqu’un bruit lointain frappe son oreille : ce bruit magique l’arrête comme un ordre d’en haut, et fait battre à coups redoublés son cœur, comprimé jusque-là par une indicible angoisse ; si faible que les échos la lui apportent, elle l’a reconnue sans peine, cette fanfare des trompes guerrières. Les Goths s’approchent. Dans les profondeurs des bois, silencieux jusqu’alors, naissent des bruits confus encore, mais qui, grandissant de minute en minute, arrivent de plus en plus distincts jusqu’à la cime des monts. Enfin à la lisière des forêts alpestres apparaît l’avant-garde de l’armée barbare. Assurant ainsi la marche de la multitude qui les suit, les soldats qui la composent s’éparpillent de tous côtés, sondant la profondeur des passes et s’élançant au sommet des roches abruptes. Les signaux de Goisvintha ne manquent pas de les attirer vers elle. Ils la conduisent, sur sa requête, auprès d’Hermanric. Le jeune guerrier écoute avec une fureur concentrée le récit des trahisons qui ont si cruellement frappé sa famille et son peuple. Tandis que Goisvintha les lui raconte, une vieille femme, moitié sibylle, moitié médecin, aux mains de laquelle Hermanric a remis son neveu, essaie de ranimer le malheureux enfant ; celui-ci expire cependant malgré les incantations et les remèdes. Goisvintha ne pousse pas un cri, ne verse pas une larme quand on dépose à ses pieds le cadavre encore tiède de son fils ; mais, accroupie devant ce cadavre, elle demande vengeance. Dominant sa voix, celle d’Alaric se fait entendre ; elle promet à ses guerriers le pillage de la ville éternelle. Les Barbares, à cette voix, ont repris leurs rangs, leurs masses imposantes s’ébranlent, et du haut des Alpes franchies le torrent dévastateur, que cette dernière digue n’arrête plus, se précipite sur la péninsule ouverte à ses flots.

À ce premier tableau qui ne manque, on le voit, ni de grandeur ni de poésie, ni de mouvement dramatique, succède une peinture d’un tout autre caractère : nous sommes transportés à Ravenne, sur les bords de l’Adriatique, qui, à cette époque lointaine, baignait encore les murs de cette ville forte. Là s’est retiré, abandonnant Rome à ses destinées, le faible et capricieux Honorius. Au bout d’une riche galerie du palais impérial, devant une porte curieusement sculptée, sont groupés les parasites ordinaires de toute royauté, les courtisans avides, les philosophes en quête d’emplois, les poètes mercenaires, les artistes besoigneux. Derrière cette porte est le tout-puissant empereur, — jeune homme aux traits pâles, à la démarche incertaine, ombre vaine des césars d’autrefois, — livré à son passe-temps favori,… L’éducation des volailles. Entouré de poules rares et de leurs couvées, il sème à profusion, de ses royales mains, sur les dalles de marbre, le grain qui les attire. Cependant à l’autre extrémité du palais, dans la grande salle des réceptions, les beautés de la cour entourent un sénateur récemment arrivé de Rome avec un message pour l’empereur. L’importance de Vetranio et la curiosité qu’il inspire aux grandes dames du palais ne tiennent nullement à ce que sa mission politique peut avoir de mystérieux. Esprit universel, riche entre les plus riches, comme il est noble entre les plus nobles, philosophe, rhéteur, poète à ses heures, sculpteur et musicien quand il le veut, Vetranio est encore un des plus beaux hommes et un des gastronomes les plus savans de son époque. On comprend qu’il y ait foule autour d’un personnage si bien doué ; on comprend que les courtisans dont il est entouré veuillent le retenir à Mayenne, mais il veut rentrer dans Rome aussitôt qu’il aura rempli sa mission. Vainement prétend-on l’effrayer de l’approche des Goths ; Vetranio sourit à l’idée seule que leurs bandes indisciplinées puissent arriver sous les murs de la ville reine, et sa seule préoccupation est une fantaisie d’artiste. Désirant exécuter une statue de Minerve, il adopterait volontiers, comme type de la sévère déesse, une de ces blondes filles de la Germanie, renommées à la fois pour leur chaste retenue et pour leur beauté calme, imposante et rigide.

Ce culte plastique de la sagesse n’empêche pas Vetranio d’être au même moment plongé dans une intrigue (il l’appelle lui-même ainsi, bien que le mot, au Ve siècle, ait droit d’étonner), et cette intrigue, en peu de mots la voici. Près de son palais habite un obscur sectaire, connu sous le nom de Numérien. Cet homme est un chrétien enthousiaste, qui, frappé de la corruption peu à peu introduite dans l’église, a voué sa vie aux travaux d’une réforme à peu près impossible. En attendant qu’il l’ait propagée au dehors, il en pratique chez lui les rigoureux devoirs, et sa fille Antonina se trouve ainsi condamnée à mener, quoique appartenant encore au monde, la vie des religieuses les plus strictement cloîtrées. Or, s’il est des natures qui volent au-devant du joug, il en est pour lesquelles l’austérité chrétienne des premiers âges devait constituer un asservissement impossible à supporter. Par malheur pour Numérien, sa fille, douée d’une organisation tout exceptionnelle, ne saurait entrer librement dans l’aride voie où il la voudrait pousser. Tous les instincts qui font l’artiste éminent vivent en cette jeune fille, et se révoltent contre la volonté absolue qui la condamne à s’anéantir dans une longue prière. Aux sons du luth de Vetranio, Antonina, comme fascinée par la musique, est venue, sans que son père en ait rien su, et malgré ses ordres formels, exposer aux désirs du riche libertin la chaste beauté de ses seize ans. Le sénateur n’a aucun empire sur son âme : ses douces paroles, ses flatteries, elle les supporte, et c’est tout ; ses caresses, elle les repousse et s’y dérobe, plutôt indifférente qu’effarouchée ; mais quand Vetranio saisit son luth, quand il ouvre à son imagination les champs éthérés de la poésie, quand il s’adresse en elle, non pas à la jeune fille qu’il convoite, mais à l’artiste dont il fait en quelque sorte l’éducation, il reprend sur Antonina tout l’ascendant qu’il perdait à lui parler le langage de l’amour. Par sa nouveauté même, cette situation excite chez Vetranio des curiosités qu’il croyait amorties, et que chercheraient vainement à ranimer, par leurs complaisantes avances, les belles patriciennes au milieu desquelles se passe sa vie.

Sur ces données premières, qui forment ce qu’on peut appeler l’exposition du roman, un lecteur quelque peu au courant des formules littéraires anglaises devinera sans peine que l’intérêt du récit, ses complications, ses péripéties naîtront d’un amalgame facile à prévoir entre les deux séries de faits dont nous avons indiqué le début. Les tentatives séductrices de Vetranio, secondées par la complicité d’un ancien prêtre des faux dieux, qui s’est introduit à titre de coreligionnaire chez le crédule Numérien, amènent le départ d’Antonina, devenue suspecte à son père et honteusement chassée par lui dans un moment d’injuste méfiance. Sans asile et poursuivie par les agens du riche sénateur, il ne lui est pas permis de rester dans Rome, et elle en sort justement à l’heure où l’armée des Goths vient d’investir la ville. Un heureux hasard la sauve du déshonneur et du meurtre qui l’attendent aux avant-postes de l’ennemi ; elle tombe dans les mains d’Hermanric, dont la vengeance généreuse respecte sa jeunesse et sa beauté. Après quelques heures passées sous la tente du jeune chef, ils se séparent épris l’un de l’autre. Désormais Hermanric ne songera plus qu’à dérober cette victime aux sanguinaires ressentimens de la terrible Goisvintha, laquelle a extorqué de lui le serment de n’épargner, pour aucun motif, le premier captif romain que lui livrerait la fortune des armes. Le frère devient donc parjure envers la sœur, et la violation de sa promesse lui coûtera cher. Goisvintha découvrira bientôt la retraite isolée où le jeune capitaine a caché l’innocente enfant dont il veut sauver les jours. Elle les y surprend, par une nuit d’orage, livrés à l’enivrement de leur chaste amour, et, transportée de fureur, elle frappe Hermanric, qui, mutilé par elle, tombe ensuite sous les coups de quelques soldats huns envoyés par Alaric pour l’arrêter mort ou vif.

Du secret asile où elle a vu périr son vaillant protecteur, Antonina est ramenée dans Rome par une suite de hasards auxquels, si dramatiques qu’on les veuille reconnaître, il faut bien reprocher quelque invraisemblance. Là, rendue à son père, qui maintenant la sait innocente, elle partage l’horrible sort de la population romaine, affamée par le blocus des Goths. Les angoisses du besoin, la vue de son père près de mourir, la font un jour sortir de sa retraite. Une seule porte s’ouvre devant elle, c’est celle du palais de Vetranio, qui, réunissant autour de lui quelques convives, a résolu de finir sa vie, comme Sardanapale, au milieu d’une orgie funèbre. La vue inopinée d’Antonina, survenue au moment même où il allait incendier la salle du festin, le fait renoncer à ses projets insensés. Celle qui l’a ainsi sauvé de lui-même reste en butte à mille périls. Goisvintha s’est promis de ne pas épargner une vie qui lui a déjà coûté celle d’Hermanric. Elle entre dans Rome, déguisée, à la suite de l’ambassade qui est allée négocier la paix avec Alaric, et poursuit sa victime jusque dans un temple païen, où Numérien s’est réfugié avec la tremblante Antonina, sans savoir au juste quelle est cette femme mystérieuse sans cesse attachée à leurs pas. Or ce temple est justement celui où a pris refuge le prêtre des faux dieux dont nous avons déjà parlé, misérable nécroman dont le fanatisme, exalté par des misères, des revers de tout ordre, a pris définitivement le caractère d’une folie furieuse. La dernière catastrophe du roman s’accomplit entre ces quatre personnages. Nous n’en dirons pas toutes les péripéties, qui remplissent un demi-volume : il suffira au lecteur de savoir que l’enthousiaste chrétien retrouve un frère longtemps perdu dans le sacrificateur délirant qui veut immoler Antonina sur les autels des anciennes divinités, qu’Antonina, frappée par sa terrible ennemie, survit à sa blessure, et que Goisvintha au contraire meurt sous les mortelles étreintes du dragon de bronze, idole hideuse, infernale machine, cachée dans les profondeurs souterraines du temple païen[3].

Le roman d’Antonina, vrai début de jeune homme, empreint de cette audace qui manque souvent le but en le dépassant, semé de ces précieuses naïvetés que les gens du métier écartent au courant de la plume, n’en fut pas moins un des ouvrages remarqués de la saison où il parut. Avec tous ses défauts, il n’avait rien de ce qui trahit une routine vulgaire. L’ensemble satisfaisait peu, mais l’incohérence de la composition laissait place à des détails traités avec talent. Le prêtre des faux dieux, qui, chez nous, aurait eu le tort immense de trop rappeler la figure bien comme de Quasimodo, le terrible sonneur de cloches de Notre-Dame de Paris, eut sans doute, pour beaucoup de lecteurs anglais, un certain mérite de nouveauté. Les goûts classiques de beaucoup d’autres furent flattés par l’exactitude avec laquelle était traitée la portion historique du roman. La réserve des plus prudes lectrices dut trouver son compte à l’immaculée pureté de l’héroïne, si merveilleusement sauvée des embûches de Vetranio et de l’amour plus dangereux d’Hermanric. Enfin le bon effet de sa première publication protégeait M. Wilkie Collins contre les rigueurs de la critique. Cette faveur, cette indulgence générale pouvaient perdre l’écrivain qui en était l’heureux objet. Il suffisait que, mal préservé des illusions de l’amour-propre, il se crût appelé à ressusciter le roman historique pour qu’il fit fausse route et se préparât de rudes échecs. En admettant cette forme de roman comme compatible avec les exigences du goût contemporain, on doit reconnaître que, pour s’y essayer avec des chances de succès, il faut unir plus de maturité que n’en a montré jusqu’ici M. Wilkie Collins à une moins grande préoccupation de l’intérêt purement dramatique. Destinée avant tout à compléter chez le lecteur l’intelligence de l’époque où elle le reporte, cette espèce de fiction doit tenir son plus grand intérêt, non du conflit engagé entre telles ou telles passions individuelles, mais d’une vive lumière jetée sur les rapports variables des diverses classes sociales. Qu’un drame plus ou moins attachant encadre le travail de l’analyse historique et fasse valoir les documens curieux qu’elle a rassemblés, rien de mieux sans doute ; mais si cette condition secondaire devient le but principal de l’écrivain, s’il se passionne démesurément pour les rêves de son imagination excitée outre mesure, il se trouve par là même détourné de son vrai but. Une irréparable confusion s’introduit dans les élémens de son récit, où ce qui reste du dessein primitif ne sert plus qu’à traverser la donnée nouvelle, et le roman, partagé ainsi entre deux ordres de pensées contraires, subit le sort de ces édifices dont l’exécution vient contredire le plan primitif et attester tristement l’inconstance des volontés humaines.

La préface du second roman de M. Wilkie Collins nous apprend qu’il hésita, au moment de livrer sa seconde bataille (bien autrement périlleuse que la première), entre un sujet tiré de l’histoire, mais cette fois de l’histoire moderne, et un récit emprunté à la vie contemporaine[4]. Sans pénétrer le secret du plan qu’il laisse ainsi entrevoir, et sans vouloir pronostiquer d’une manière absolue ce qui fût advenu si le jeune romancier s’en était tenu à son premier projet, nous présumons qu’il n’a eu qu’à se louer du parti définitivement adopté : sa seconde œuvre est jusqu’à ce jour celle qui a conquis le plus de suffrages.

Basil est une histoire très simple et très émouvante : nous n’en voudrions retrancher que quelques détails oiseux et quelques complications surabondantes pour en faire, sinon une œuvre de premier ordre, du moins une des études de mœurs les mieux réussies qu’on ait vu se produire depuis assez longtemps, quelque chose d’approchant Jane Eyre et Mary Barton, avec une touche un peu plus virile, l’empreinte d’une éducation mieux faite et plus compréhensive, un ensemble d’idées plus en harmonie avec la tendance générale de notre pays et de notre siècle. Nous insistons quelque peu sur ce dernier point, afin d’être mieux compris. Les deux femmes, fort richement douées d’ailleurs, aux romans desquelles nous venons de faire allusion, — miss Bronte et mistress Gaskell, — ont un peu plus qu’il ne convient le cachet de leur origine et de leur éducation. Sans prétendre leur en faire un reproche, — chacun devant rester libre en ses opinions et ses croyances, — nous constatons simplement que leurs romans se trouvent, par leur caractère prononcé d’homélies protestantes et d’appel aux réformes sociales, en dehors de cette impartialité placide et sereine, — trop sereine parfois et trop placide, hélas ! — qui caractérise la philosophie observatrice du temps présent. M. Wilkie Collins, artiste avant tout, est d’un autre tempérament. Ses opinions, en tant que manifestées çà et là sans qu’il prenne plaisir à les étaler emphatiquement, ses opinions sont vraiment libérales, hostiles à l’hypocrisie, aux préjugés orgueilleux, aux tendances mercenaires qui sont les vices caractéristiques de l’Angleterre actuelle. Il hait, on le voit, le cant nasillard et les prescriptions minutieuses du faux puritanisme ; il mesure et toise d’assez haut la vanité nobiliaire, l’acceptant lorsqu’elle est le mobile d’actions généreuses, la raillant impitoyablement dès qu’elle se complaît en de vaines prétentions. Enfin il n’a qu’ironie et dédain pour l’aristocratie de comptoir, son égoïsme calculateur, ses allures tour à tour absolues et serviles, son éloignement naturel pour tout ce qui fait la grandeur de l’intelligence et la poésie de l’existence humaine. Toutefois ces antipathies n’ont pas chez lui le caractère de passions, et ne font pas de lui un prédicateur. Il les exprime telles que les ressent en général l’homme de nos jours, assez convaincu de la vérité qu’il possède pour ne pas croire nécessaire de faire du prosélytisme, assez sûr du cours des choses pour croire inutile de le précipiter. À sa bonne humeur inaltérable, à son sourire indulgent, à ses hostilités sans colère, à ses sarcasmes sans venin, on devinerait au besoin, si d’ailleurs on ne le savait pas, que c’est là une heureuse nature, développée en un milieu excellent, un homme qui a vu le monde autrement que par la fenêtre, pratiqué ses contemporains sans trop avoir à démêler avec eux, et qui, de tous les hochets dont se joue notre pauvre humanité, n’en veut admettre que deux comme dignes d’elle : l’amour du beau et l’amour du bien, — à supposer encore que ce ne soit pas là une seule et même passion.

Ainsi disposé, M. Wilkie Collins a choisi le héros de son second ouvrage dans le sein de cette aristocratie anglaise si peu accessible aux écrivains de profession, mais que les nombreuses relations de son père ont dû l’aider à bien connaître. Basil est le fils d’un noble d’ancienne roche, très fier de son origine, et chez qui va de pair, avec la préoccupation des devoirs qu’elle impose, le sentiment des privilèges exceptionnels qu’elle donne le droit de revendiquer. Chez lui, l’honneur est poussé jusqu’au fanatisme, la délicatesse atteint aux dernières limites du scrupule. Portées à ce degré, ces qualités deviennent une partie du monopole de race qu’il entend maintenir. La race en effet, et non le rang, compte aux yeux de cet aristocrate modèle. Il ne conteste pas à sa reine le droit de faire des pairs, mais il ne reconnaît point pour siens les parvenus que les hasards de la fortune politique ont pu pousser à ce rang élevé. Qu’un de ces parvenus vienne dîner à sa table, et que ce jour-là même s’y trouve convié un pauvre professeur de langue étrangère, exilé de son pays, où depuis des siècles le nom qu’il porte est inscrit dans les fastes historiques, la place d’honneur et le privilège de donner le bras à la maîtresse de la maison reviendront de droit, au mieux né des deux, non pas au plus riche ; le lord de création nouvelle, tout millionnaire qu’il est par-dessus le marché, devra baisser pavillon devant les vieux parchemins et la bourse vide du pauvre hère dont les habits râpés avaient d’abord excité sa commisération.

Digne et courtois envers ses enfans comme vis-à-vis des étrangers, ce fier champion du pur sang respecte jusqu’en eux la race dont il s’enorgueillit d’être issu. Resté veuf, il reporte sur sa fille les égards chevaleresques dont sa femme avait toujours été l’objet. En revanche, il attend de ces mêmes enfans, étonnés peut-être de se voir traités avec une considération si précoce, qu’ils se respecteront eux-mêmes tout autrement que ne le font les gens de peu. Un mensonge, chez eux, acquiert la gravité d’une dérogeance, et la même faute qui serait péché véniel chez le fils d’un plébéien perd tout droit au bénéfice des circonstances atténuantes, lorsqu’elle est commise par un jeune homme qui se doit sans réserve à l’intégrité d’un armorial jusque-là préservé de toute souillure.

Il est triste de dire, mais il serait utile de savoir que la nature humaine n’accepte, ni pour le bien, ni pour le mal, au-delà d’une certaine mesure, ces distinctions héraldiques. Le frère aîné de Basil, au sortir de l’université, où il a contracté bon nombre de dettes, acquittées sans sourciller par le chef de la famille, se compromet dans une intrigue avec la fille d’un de leurs tenanciers. Il y a là quelque chose d’avilissant pour le nom. Ralph est donc exilé par son inflexible père, et va contracter sur le continent une multitude de défauts étrangers dont gémira plus tard le patriotisme de ce Brutus en frac noir. Déguisant le chagrin paternel que lui coûte son excessive rigueur, celui-ci continue en attendant à vivre entre sa fille Clara et son fils Basil, unis par la plus tendre affection.

Pour ce dernier, les plus rares conditions de bonheur semblent réunies. Il a le choix entre toutes les carrières qui peuvent solliciter l’activité d’un homme intelligent : l’église, l’armée, la haute administration, le barreau, le parlement, tout s’offre à lui avec des débuts faciles, des chances de succès à peu près certaines. Il a choisi le barreau, non pas précisément pour ce que les études des Inns-of-court peuvent avoir d’attrayant. — ni à cause des gains considérables que procure parfois la pratique des tribunaux, ni même comme un utile apprentissage de l’éloquence, si nécessaire, chez nos voisins, à qui veut devenir homme d’état, — en un mot, par aucun des motifs sérieux que son père aurait compris et approuvés, mais tout simplement pour se ménager les loisirs nécessaires à la composition d’un premier ouvrage. Il arrive du continent, où il a recueilli les matériaux d’un roman historique, — on voit ici s’amalgamer d’une façon assez curieuse l’auteur et le héros de Basil, — et il espère aborder la vie d’écrivain par un succès éclatant, qui rendra excusable aux yeux de son père ce début dans une carrière inconnue à ses nobles ancêtres.

Le caractère de Basil est ainsi dessiné dès le commencement. On entrevoit un esprit élégant, mais sans beaucoup de portée, une imagination excitable, une âme délicate, facilement effrayée et dominée, une volonté faible qui, en face d’une volonté plus ferme, au lieu d’aborder franchement l’obstacle, louvoie, biaise et dissimule. Ce type était d’autant plus difficile à bien accuser, que Basil raconte, lui-même sa vie, et ne saurait avec vraisemblance s’analyser lui-même aussi strictement que, tiers désintéressé, nous l’avons pu faire.

Etant donné un jeune homme de cette trempe, si on le met aux prises avec une passion qu’il ne peut ni avouer ni gouverner, si on le place dans une situation compliquée en elle-même et que ses timides scrupules compliqueront encore, on obtient toutes les conditions d’un de ces drames intimes, plus tragiques qu’on ne le croirait au premier abord, et d’un intérêt d’autant plus puissant qu’il est plus concentré, plus individuel. Selon la poétique du roman comme on le concevait naguère, la rencontre fortuite qui met face à face, dans un vulgaire omnibus, ce jeune rêveur et la belle jeune fille appelée à faire battre son cœur pour la première fois, cette rencontre ne saurait inaugurer qu’une amourette de passage, à peine digne d’être racontée. Il n’en est pas de même à présent que chaque type, chaque exemplaire de notre race humaine a conquis le droit d’exposer les phénomènes particuliers de son existence, d’intéresser aux infirmités de son intelligence, aux lacunes de son caractère, aux crises intérieures des passions qui l’agitent.

Fasciné d’abord par la beauté splendide de son inconnue, par l’éclat de sa jeunesse, par le charme voluptueux de son regard à la fois timide et chargé de promesses ardentes, Basil se jette, éperdu, sur ses traces. Honteux lui-même de subir un charme si prompt, il lutte un instant, un instant bien court, contre cet entraînement juvénile. Puis cette curiosité qui va devenir de l’amour se trouve plus forte que sa résistance. Il revoit la jeune fille à son balcon, il s’abaisse au mensonge pour savoir qui elle est, il corrompt une domestique pour se procurer furtivement une minute d’entretien avec elle ; il lui parle enfin, et pour lui cette parole est une démarche décisive, une espèce d’engagement presque sacré. Elle lui répond, étonnée et confuse, mais sans dédain, sans colère, et sans lui donner ni raison de désespérer, ni motif de concevoir une espérance coupable. Ce premier pas fait, comment reculer ? Une seconde entrevue, dérobée encore, sera la dernière, si Basil, suffisamment encouragé, ne s’adresse pas aux parens de sa bien-aimée. Et à ceux-ci, à ces inconnus, que pourra-t-il dire, sinon : J’aime votre fille, accordez-moi sa main ?

Huit jours de fièvre, d’entraînement irréfléchi, de démarches qui s’enchaînent irrésistiblement l’une à l’autre, ont suffi pour le conduire à ce point. Ni son père ni même sa sœur n’ont encore pu se douter de rien, et Basil, le descendant d’une des premières familles anglaises, est en présence de M. Shrewin, riche marchand de toiles, sollicitant la main de miss Margaret, la fille unique de ce négociant stupéfait.

Ce mariage cependant n’est pas chose si simple qu’il puisse se conclure ainsi, de but en blanc, sans préliminaires ni précautions. Basil, si aveuglé qu’il soit par sa folle passion, comprend et fait comprendre à son futur beau-père que des ménagemens sont dus aux préjugés froissés par l’union qu’ils projettent et dont ils discutent les bases. Le marchand de son côté, prenant avantage des concessions qui lui sont ainsi demandées, — s’il consent à un mariage secret, — n’entend laisser place à aucun malentendu, à aucun retour, à aucune de ces incertitudes qui menacent l’avenir de ces hyménées interlopes. Usant et abusant de l’ascendant que lui donnent sur Basil et son habitude de calculer et le délire du jeune amoureux, il lui dicte ses conditions. Le mariage se fera immédiatement ; mais, une fois marié, Basil donnera sa parole de ne revendiquer qu’après une année les droits qui lui sont ainsi donnés. Jusqu’à l’expiration de ce terme, il ne sera admis auprès de Margaret que sur le pied de simple prétendu, et encore les privilèges restreints de ce rôle ne lui seront-ils accordés que secrètement, à de certaines heures convenues d’avance, où la famille Sherwin fermera sa porte à toute indiscrète intrusion.

Dans le roman de M. Collins, mille détails, ingénieusement vrais, font comprendre le malaise moral de la position que s’est faite l’imprudent Basil. On assiste, pour ainsi dire heure par heure, aux tortures qui lui sont infligées, — soit lorsqu’il se retrouve en face de son père et de sa sœur, parfois inquiets du changement que, sans se l’expliquer, ils voient s’opérer en lui, — soit lorsque son amour jeune et confiant se heurte au froid égoïsme de M. Sherwin, — ou bien encore lorsque çà et là des symptômes dont la gravité lui échappe lui font vaguement pressentir que son idole, cette jeune fille aux pieds de laquelle il a si légèrement sacrifié toutes les chances d’un brillant avenir, n’est pas précisément la créature idéale qui lui était apparue, angélique et radieuse, dans le brillant azur de ses rêves. Moins épris, ou, ce qui revient au même, plus clairvoyant, il perdrait aisément les plus belles de ses illusions, mais il les garde encore presque intactes lorsque, peu de semaines après qu’il est devenu l’époux de Margaret, M. Sherwin lui présente un soir son principal commis, revenu du continent, ou cet agent était allé régler quelques affaires, et dont il l’avait déjà plusieurs fois entretenu.

À peine quelques mots ont-ils été échangés entre eux, que Basil, avec ce tact particulier dû à la fréquentation d’un certain monde, reconnaît dans M. Mannion, — c’est le nom sous lequel lui apparaît ce nouveau personnage, — non pas seulement l’intelligence supérieure d’un homme rompu aux affaires, mais ce tact parfait, cette possession de soi-même, cet à-propos dans le silence et la parole qui caractérisent le véritable gentleman. Comment un pareil homme se trouve-t-il le subordonné du vulgaire Sherwin ? Quelles circonstances l’ont jeté, hors de sa voie naturelle, dans cette obscure situation ? D’où vient-il ? à qui a-t-il tenu ? Mannion est-il son vrai nom ? Toutes ces questions restent sans réponse. M. Sherwin a reçu chez lui, sur la recommandation d’une personne sûre, et à la condition de ne pas chercher de renseignemens ultérieurs, ce commis dont le zèle et le talent ont gagné peu à peu sa confiance. Mannion est rigoureusement exact dans l’accomplissement de ses fonctions : sa vie est retirée, sa conduite est exemplaire, et sa probité irréprochable ; son instruction variée, il l’a mise gratuitement au service de son avide patron, qui a fait de lui le précepteur de Margaret. Que lui demander de plus ?

Inquiété dès l’origine par l’espèce de mystère qui plane autour de cet individu, Basil s’accoutume par degrés à ses manières un peu froides, mais parfaitement dignes, et de nature, par leur réserve même, à commander peu à peu sa confiance. Mannion, initié comme de raison à tous les secrets de la famille, ne s’en prévaut que pour offrir une seule fois ses services à Basil. D’assez désagréables débats s’élèvent parfois entre M. Sherwin et son gendre, l’un s’attribuant volontiers plus d’autorité qu’il ne devrait, l’autre subissant à regret une tyrannie de si bas étage. Mannion a suivi de l’œil ces déchiremens domestiques, et, le moment venu, avec une mesure parfaite, il offre à Basil d’intervenir, non certes ouvertement, mais en usant, à l’insu de M. Sherwin, de l’influence que celui-ci lui a laissé prendre sur toutes ses déterminations. L’offre est tout d’abord acceptée à grand’peine ; mais Mannion a pu calculer que telle ou telle circonstance la rendrait précieuse. Cette prévision se réalise. Pour obtenir de M. Sherwin le sacrifice d’une détermination qui l’offusque, Basil a recours à Mannion, et devient son obligé nonobstant les préventions instinctives et la vague jalousie que cet homme lui avait d’abord inspirées.

L’année d’épreuve se continue ainsi, semée de mille incidens qu’il faut aller chercher dans le livre même, dont ils font le mérite. L’existence de Basil, durant ce temps critique, n’est pas à beaucoup près celle qu’il appelait de ses vœux. Le bonheur qu’il trouve auprès de cette jeune et belle femme, liée à lui par d’irrévocables vœux, et qui va bientôt lui appartenir tout entière, ce bonheur est incertain, presque insaisissable, mêlé qu’il est de mille angoisses, à la merci de mille caprices. Margaret n’est que par accès ce que Basil la voudrait voir pour lui. À ces momens d’effusion et de tendresse succèdent d’inexplicables froideurs, de brusques retours ou de timidité, ou même de répulsion, qui portent le trouble dans l’âme de Basil. Sous peine d’éveiller les soupçons de son père et de s’aliéner l’affection de sa sœur, il a dû aller passer quelques jours avec eux au fond du vieux manoir de famille, où ils n’avaient pu d’abord le décider à les suivre. Au retour de cette excursion, il retrouve avec consternation Margaret pâlie et changée. Elle a souffert, dit-elle, en son absence : c’est ainsi du moins qu’elle colore la froideur de son accueil. Mannion, lui aussi, semble avoir lutté contre quelque atteinte du même genre : son visage est altéré, son regard évite le regard de Basil. Un nuage sombre semble planer sur ces trois personnages, et ce nuage recèle la foudre.

Un jour encore, et l’époux de Margaret, dégagé de ses promesses, emmènera, désormais bien à lui, cette conquête achetée à si haut prix. Le frais cottage où doit s’écouler la lune de miel attend les jeunes mariés. Le dur servage touche à sa fin ; le bonheur est là paré de tous ses prestiges, et l’avenir, riche de promesses, verse ses trésors sous les pas du jeune homme ébloui. C’est ce moment même que la destinée attend pour le frapper au cœur, et le jeter mourant sur les ruines de toutes ses espérances.

La trahison dont il est victime n’est pas le résultat d’une de ces combinaisons fortuites que le hasard amène, et dont il semble qu’on ne puisse demander raison qu’à lui seul. Elle a été préméditée de longue main, accomplie de sang-froid, et ne devait éclater que plus tard, alors que le déshonneur de Basil, bien complet et bien avéré, rejaillirait sur toute sa race. Margaret Sherwin n’est que l’agent indirect de cette trahison ; elle obéit à un mauvais génie qui l’obsède de conseils pervers, et qui abuse de l’ascendant que les circonstances lui ont donné sur elle. Mannion, en l’attirant à lui, en faisant d’elle sa maîtresse la veille du jour où elle doit appartenir à Basil, est poussé par un double besoin de vengeance. Epris, lui aussi, de la beauté de Margaret, il n’a pas fermé les yeux, comme Basil, aux imperfections morales de son élève. Il la sait par cœur, et cette science même, en lui fournissant les moyens de la diriger à son gré, lui a permis d’envisager sans trop de méfiance les chances d’un mariage moins périlleux pour lui que pour tout autre. Ce mariage, dernier espoir de sa jeunesse maintenant disparue, dernier calcul de son ambition cent fois trompée, il y avait lentement préparé Margaret, et tout était disposé pour qu’il s’accomplit en dépit de M. Sherwin, lorsque l’offre imprévue de Basil, éveillant chez Margaret une ambition que d’abord elle ne s’était pas cru permise, l’a si soudainement éblouie. Au retour du voyage entrepris sur le continent par Mannion en vue de l’enlèvement qu’il avait projeté, le commis a trouvé mariée à un autre la vaniteuse et coquette jeune fille sur la foi de laquelle reposaient ses plus chères pensées d’avenir. Ce n’est là pourtant que le moindre de ses griefs contre le jeune et heureux rival qui s’est ainsi trouvé sur sa route. Mannion a de plus à poursuivre, contre la famille de Basil, une sorte de vendetta héréditaire. Un jour la vie et l’honneur de son père se sont trouvés à la merci du père de Basil, et le rigide gentilhomme, refusant de sacrifier à la pitié les droits imprescriptibles de la justice, a livré au châtiment le faussaire que, d’un seul mot il pouvait sauver. La flétrissure paternelle est retombée de tout son poids sur la femme et le fils du supplicié. Ce dernier surtout, après avoir vu misérablement périr sa mère, a vainement lutté contre l’injuste préjugé qui l’isolait de toute protection, de toute amitié, de toute confiance. Il n’a pas voulu accepter, — et cela se conçoit, — les secours que lui offrait à titre expiatoire l’auteur même de sa ruine, celui qu’il envisageait comme le meurtrier de son père. Seul, à force d’énergie, de volonté, de talent, il a cru pouvoir emporter de haute lutte les obstacles dressés devant lui ; mais il a trop présumé de ses forces, qui se sont épuisées avant l’heure du triomphe. Il a fallu, repoussé de toutes parts, humilié par mille refus, plier sous l’anathème social ; il a fallu renoncer à un nom flétri, recommencer dans une sphère obscure une existence nouvelle, et plier à un métier vulgaire l’orgueil inséparable de facultés éminentes.

Tels sont les mobiles qui ont poussé Mannion, tels sont les stimulans de sa haine, féconde en machinations habiles. Basil pourtant les ignore au moment où, par un singulier concours d’incidens impossibles à prévoir, il se trouve brusquement en face de ces odieuses trames, jusque-là dissimulées à sa généreuse candeur. On comprend ce qu’elles ont alors de monstrueux pour lui, la rage fébrile qu’elles éveillent dans son âme, l’atroce désir de vengeance qui s’empare de Basil aussitôt qu’une pensée quelconque peut se dégager du premier trouble où l’a jeté sa désastreuse découverte. Au sortir de la maison où il a suivi, sans être aperçu, les deux coupables, l’oreille pleine, encore des paroles qui attestent leur crime, il s’arrête brusquement dans la rue obscure. La voiture de place qui avait amené Mannion et sa complice, renvoyée par lui, vient de s’éloigner. Un silence complet règne autour de lui.

« Dans ce profond silence, dit-il, j’entendis ces mots, prononces à voix basse, mais très distinctement articulés : « Quand cet homme sortira, je le tuerai très certainement ! » Ma pensée, à mon insu, s’était faite parole ; mes lèvres avaient remué sans que j’en eusse conscience. Du reste, pas un moment d’hésitation, nul lâche retour sur moi-même, nul lâche retour sur elle. La douleur même était amortie en mon cœur, amorti le sentiment de ma profonde misère. La mort autour d’elle glace tout : ma pensée et la mort ne faisaient plus qu’un.

«…Justement à l’heure où j’avais calculé que nécessairement ils devraient sortir pour rentrer à temps chez M. Sherwin, j’entendis (avec quelle angoisse !) la marche régulière et lourde du watchman qui faisait sa ronde. À l’entrée de la ruelle étroite, il s’arrêta, bâillant et détirant ses bras, puis se mit à siffler… Serait-il encore là quand Mannion viendrait à paraître ?… À cette seule pensée, il me sembla que mon sang se figeait dans mes veines. Tout à coup cet homme cessa de siffler, regarda fixement à plusieurs reprises d’un bout de la rue à l’autre, poussa, par manière d’essai, une porte près de laquelle il était arrêté, fit quelques pas, poussa une autre porte, et se parlant à lui-même d’une voix enrouée : — Halte ! dit-il, j’ai déjà inspecté par ici. C’est l’autre rue que j’avais oubliée. — Puis il revint sur ses pas, et jusqu’au moment où s’éteignit tout à fait le bruit de sa marche, de plus en plus faible, mes yeux, douloureusement fixes, ne perdirent pas de vue une seule seconde la maison fatale… Rien ne bougea. L’homme à la vie duquel j’en voulais ne parut point.

« Autant que je peux me le rappeler, dix minutes environ s’écoulèrenr, et alors la porte s’ouvrit… J’entendis la voix de Mannion et celle du domestique dont la complicité furtive m’avait procuré l’accès de la maison. — Prenez garde, disait-il, la rue n’est pas sûre à cette heure. — Mannion, qui ne comprenait pas le vrai sens de ces paroles ambiguës, répliquait avec humeur, et, rassurant sa compagne, attribuait le charitable avis qui lui était ainsi donné au désir de quelque gratification supplémentaire. — Allez donc, répliqua le valet, on ne se soucie ni de votre argent ni de vous… — Une porte intérieure se referma violemment. Je compris que Mannion était livré à sa destinée.

« Il se passa un instant de silence, après lequel je l’entendis dire à sa complice « qu’il allait chercher la voiture, arrêtée sans doute à quelques pas ;… jusqu’à ce qu’il revint, elle n’avait qu’à fermer la porte extérieure et à l’attendre dans le passage. » Tout se fit comme il le voulait. Il parut dans la rue. Minuit avait sonné. Aucun bruit de pas autres que les siens. Pas une âme n’était là pour assister à la lutte prochaine ou pour y mettre obstacle. Sa vie m’appartenait. La mort marchait sur ses traces du même pas que mes pieds suivaient les siens.

« Il regardait d’un bout de la rue à l’autre, cherchant son fiacre de l’œil. Lorsqu’il vit que cette voiture n’était plus là, il tourna brusquement sur lui-même pour rentrer. À ce moment, nous nous trouvâmes face à face. Avant qu’un mot ou même un regard eût pu s’échanger, mes mains l’avaient saisi à la gorge.

« Il était plus grand, plus robuste que moi, et luttait comme un homme qui sait sa vie en jeu, mais il ne me fit pas lâcher, pas une seconde. En revanche il m’entraîna dans la ruelle, à huit ou dix mètres de la rue. Je sentais, de sa bouche ouverte à mon front, arriver à coups redoublés son souffle haletant, indice de suffocation prochaine. Il se jetait avec fureur tantôt d’un côté, tantôt de l’autre, et, brandissant au-dessus de sa tête ses poings fermés, essayait de me frapper, de m’étourdir ; mais je le tenais à longueur de bras, toujours debout, toujours son maître. Comme mes pieds fouillaient le sol pour s’y assurer, j’entendis le bruit des pierres qu’ils écrasaient : un lit de granit venait d’être placé sur la ruelle, fraîchement réparée. Aussitôt un but précis fut donné à ma soif de meurtre, portée à son paroxysme. J’étreignis d’une main sa nuque, de l’autre le collet de son habit, et je le précipitai la tête la première sur les payée aigus, avec tout l’élan de la force nerveuse que la colère, avait mise en moi. Penché sur lui, sur lui qui ne bougeait plus et ne vivait plus peut-être, j’allais, toujours altéré de son sang, le relever pour me donner une fois encore le plaisir de le broyer sur le granit et de lui ôter, avec la vie, jusqu’à la forme d’un être humain, lorsque, dans le silence qui venait de se faire tout à coup, j’entendis ouvrir la porte de l’hôtel. J’abandonnai aussitôt ce misérable, et je m’élançai. — sans une idée nette, un motif dont je puisse rendre compte, — là où m’appelait ce nouveau bruit.

« Sur les degrés de l’hôtel, sur le seuil de cette demeure maudite, théâtre de son crime, tombeau de mon honneur, m’apparut la femme qu’au nom de Dieu même le ministre de Dieu m’avait à jamais donnée.

« A sa vue, un frisson de honte et de désespoir, me traversant le cœur, en chassa, par une atroce souffrance, la colère qui venait de l’animer. À un horrible cauchemar succédait un réveil plus horrible encore, et qui me laissait tout à coup livré au désordre d’idées le plus complet, pénétré du besoin de trouver une parole, et n’ayant pas en moi la force d’en articuler une, force que j’aurais payée de mon sang. Muet et l’œil sec, j’allai vers elle, je la pris par le bras, je l’entraînai hors de la maison. Tandis que machinalement j’agissais ainsi, je n’avais qu’une pensée, et encore très vague, de la tenir là, de la fixer près de moi, de ne pas la laisser s’écarter, fut-ce d’un pouce, avant que j’eusse prononcé certaines paroles qui ne me venaient pas encore. Ce qu’elles eussent été, à quel moment elles se seraient offertes à moi, je ne puis le dire, même à présent.

« Une supplication effrayée errait déjà sur ses lèvres ; mais lorsque nos yeux se rencontrèrent, cette prière s’éteignit en un gémissement prolongé, sourd, convulsif. Ses joues étaient livides, ses traits immobiles, ses yeux avaient cet éclat égaré qui rend si pénibles à supporter les regards d’un fou. Le remords et la peur l’avaient transformée en un instant. Elle était hideuse ainsi.

« Je lui avais fait faire quelques pas vers le square, lorsque je m’arrêtai, songeant à ce corps étendu en travers de la ruelle, et contre lequel nous allions buter. Depuis le moment où je m’étais trouvé vis-à-vis d’elle, toute cette énergie brutale qu’un moment de rage m’avait donnée s’était évanouie soudain. Tout au plus pouvais-je me tenir sur mes jambes, chancelant et sans forces. Le bruit de sa respiration entrecoupée, de ses dents qui claquaient, de ces murmures supplians que lui arrachait la peur, me faisait trembler comme autant de phénomènes surnaturels. Autour de son bras mes doigts crispés frémissaient. La sueur inondait mon visage. Pour m’empêcher de tomber, je saisis les barreaux d’une grille le long de laquelle nous venions de nous arrêter. Ace moment, elle se dégagea de mon étreinte aussi aisément que si j’eusse été un enfant, et, laissant échapper comme à regret un léger cri d’alarme, se mit à fuir vers l’autre extrémité de la ruelle.

« J’obéis encore une fois à cet étrange instinct qui me la faisait vouloir retenir dans ma main, et je la suivis, chancelant comme un homme ivre. En une minute, elle fut hors de ma portée ; l’instant d’après, elle était hors de ma vue. Je continuais d’aller cependant, et encore et toujours, devant moi, sans savoir où. J’avais perdu toute notion de temps et de distance. Quelquefois je passais et repassais à plusieurs reprises par le même circuit de rues ; quelquefois je me lançais dans la même direction, toujours tout droit. Sur tous les points de mon parcours, je me figurais qu’elle venait, l’instant d’avant, de m’y précéder, que mes pieds entraient dans la trace des siens, que je venais seulement de la laisser aller, qu’elle m’avait échappé depuis quelques minutes à peine. Dans je ne sais plus quelle grande et large rue, je me souviens d’avoir croisé deux promeneurs nocturnes ; ils s’arrêtèrent, firent volte-face, et me suivirent quelques pas durant. L’un se riait de moi, comme d’un ivrogne ; l’autre, plus sérieux, lui enjoignait de se taire. — Il avait vu, continua-t-il, ma figure en passant, à la lueur des réverbères, et certainement je n’étais pas ivre…, j’étais fou ! »

Basil, retrouvé sans connaissance sur la voie publique, est ramené chez son père. Ni ce dernier, ni Clara ne peuvent tirer, des incohérentes paroles qu’il laisse échapper pendant un long délire, aucune notion exacte de ce qui s’est passé. Livrés à mille conjectures, ils attendent sa convalescence pour provoquer de sa part quelques explications devenues indispensables. Une scène poignante est celle où le pauvre malade, défaillant encore des suites de sa fièvre, réunit tout ce qu’il a de forces pour tout avouer à son père et en appeler à sa miséricorde, mais l’orgueil patricien reçoit ici un choc trop rude pour ne pas se montrer inflexible. Domptant les instincts paternels, le fier gentilhomme ne pardonnera point à un fils qu’ont doublement déshonoré le mensonge de sa conduite et l’ignominie de sa mésalliance. Frémissant et pâle, il s’est levé. Il prend sur les rayons de sa bibliothèque le livre qu’il aime le plus après la Bible, le livre héraldique de sa famille. Chaque feuille de ce volume généalogique est consacrée à un des membres de l’antique race. Elle porte un portrait, un nom, une notice sommaire. Sur celle qui lui est consacrée, Basil a déjà sa miniature et la date de sa naissance. Le reste est en blanc ; sa vie doit y être racontée.

«… ici donc, lui dit son père, si je vous reconnais encore pour mon fils, si je regarde comme admissible que vous et votre sœur habitiez sous le même toit, il me faudra inscrire un souvenir de déshonneur et de dégradation ici que jamais, dans le cours de plusieurs siècles, on n’en a vu un pareil venir souiller ces pages. Ici, la tâche de votre indigne mariage, et celle des événemens qui l’ont suivi, inscrite de ma main, devra s’étendre sur le passé immaculé de notre race, sur tout ce qui lui reste d’honorable à espérer d’ici à ce qu’elle s’éteigne. Voilà ce qui ne saurait être. Je n’ai plus en vous ni espoir ni confiance. Je ne vois plus en vous que mon ennemi personnel et celui de ma maison. Vous appeler mon fils serait désormais pour moi un acte d’hypocrisie et de dérision. Ce serait une insulte pour Clara… et même pour Ralph… que de vous traiter comme un de mes enfans. Dans ces annales vénérées, votre place est perdue, perdue à jamais. Plût à Dieu que je pusse arracher le passé de mon souvenir, comme j’arrache ce feuillet de ce livre ! »


La feuille tombe en lambeaux aux pieds de Basil, foudroyé par ce rude anathème. Puis, avec un calme hautain, son père, plaçant un papier devant lui, le somme d’y rédiger lui-même les conditions pécuniaires qu’il voudra mettre à l’abandon du nom qu’il porte, à l’exil éternel qu’il devra s’imposer. Ces conditions sont accordées d’avance ; mais ici le malheureux fils retrouve dans l’excès même de sa douleur la force de repousser l’humiliation qu’on y veut ajouter. Il ne veut pas l’accepter, même de son père. Au moment où celui-ci, furieux de sa désobéissance, se laisse emporter jusqu’à l’insulte, jusqu’à la menace, Clara, qu’une tendre sollicitude pour son frère avait attirée à la porte du cabinet où vient d’avoir lieu cette orageuse explication, Clara, surmontant sa timidité, son respect pour l’autorité d’un père, paraît tout à coup. Ses yeux baissés, sa pâleur, sa voix basse et tremblante disent assez qu’elle a tout entendu. Vainement son père veut l’éloigner ; pour la première fois de sa vie, elle méconnaît sa voix. Rien ne saurait l’empêcher de venir se placer à côté de son frère : elle invoque, pour l’un comme pour l’autre, le souvenir de la femme, de la mère qui n’est plus ; mais elle frappe vainement sur ces cœurs révoltés et sourds à ses prières. Basil quitte, pour ne plus y rentrer, la maison paternelle.

Nous croyons devoir à l’estime que nous inspire le talent de M. Wilkie Collins de ne pas insister sur les dernières pages de ce roman, jusque-là si saisissant et si vrai. Elles nous rappellent, par malheur, une foule d’œuvres de second ordre et des procédés dont le feuilleton-roman a trop souvent abusé pour qu’un véritable écrivain ne perde pas à s’en servir. Nous dirons donc très sommairement que Mannion, horriblement mutilé dans sa chute, voue plus que jamais à Basil une haine devenue l’unique objet de sa vie. De l’hospice où il a reçu les soins nécessaires à son état, il lui révèle le secret de sa conduite passée, et lui dénonce, — un peu trop complaisamment peut-être, — la guerre immortelle dont il compte le poursuivre. Margaret, rentrée chez son père, a d’abord voulu, de concert avec lui, opposer une dénégation absolue aux reproches de Basil, se présenter comme victime d’une machination infâme d’où sa vertu est sortie intacte, et revendiquer hautement, comme si elle n’y eût pas forfait, tous ses droits d’épouse. À coup sûr, Mannion devrait, pour être conséquent avec lui-même, l’encourager dans cette voie. Tout au contraire il use de l’ascendant qu’il a conservé sur elle pour la mander à son chevet, et lui faire abandonner définitivement la maison paternelle. Sherwin se trouve par là désarmé ; Margaret d’ailleurs meurt bientôt après, victime d’une maladie contagieuse qu’elle a contractée dans cet hospice où Mannion, son mauvais génie, a su l’attirer. Basil, toujours généreux, accourt auprès de la mourante, et protège de sa présence son horrible agonie. Mannion cependant trouve moyen d’y assister, lui aussi, mais invisible. Sur la fosse même de Margaret, Basil le retrouve encore, toujours menaçant, toujours attaché à ses pas, bien décidé à l’accompagner sans cesse, fantôme fidèle et sinistre. Cette persécution et l’avenir qu’elle annonce obsèdent l’esprit timide, l’imagination aisément frappée du malheureux jeune homme. En quittant Londres, ainsi qu’il l’a promis à son père, ainsi que le lui conseille Clara elle-même, il essaie de dépister Mannion : celui-ci cependant ne le perd pas de vue, et de temps en temps se rappelle à lui par quelque apparition terrifiante, par quelque calomnie adroitement semée. On ne sait comment finirait cette espèce de cauchemar, ou plutôt on est certain que Basil mourrait à la peine, si la haine et la vie de Mannion ne s’éteignaient en même temps dans un précipice, le long duquel, par une matinée brumeuse, il suivait, avec son acharnement habituel, les traces de sa victime terrifiée. Ainsi délivré, par une double intervention de la Providence, de sa honte et de ses terreurs, Basil vivra : il rentrera même dans le sein de sa famille lorsque la mort de son père aura levé l’interdiction qui l’en avait à jamais séparé ; mais il n’aura pas impunément, frêle et débile créature, supporté les atteintes redoublées du malheur, traversé des crises faites pour étonner les plus courageux. Comme ces jeunes sapins dont le poids des frimas a courbé la souple tige, et qui, ployés une fois, ne se relèvent plus, il gardera toute sa vie, voué à d’amers souvenirs, à une tristesse inguérissable, cette attitude humiliée, ce besoin de solitude auxquels se reconnaissent les élus du malheur.

Nous ne sommes rien moins que certain d’avoir fait ressortir toutes les qualités du livre que nous venons d’analyser. Par contre, nous craignons d’en avoir accusé rigoureusement les défauts. En nous demandant à quoi tient cette espèce d’injustice, nullement préméditée à coup sûr, il nous semble qu’elle s’expliquerait assez bien par le caractère même de ces défauts et de ces qualités. Les premiers sont dans la trame même du récit, et nous avons dû la montrer ; les seconds sont dans les couleurs brillantes et fraîches dont cette trame est revêtue : il ne nous était pas donné de les reproduire. Nous n’avons pu rendre tout ce que le début de Basil a de simplicité vraie et touchante. Il nous a bien fallu, malgré nous, conserver au dénoûment ce qu’il a de mélodramatique et d’exagéré. Le mérite du roman est dans les détails, dans le choix des épisodes, dans la logique et l’enchaînement de la narration. Les personnages que met en scène M. Wilkie Collins sont plus vrais que la fable même. Le père de Basil est un excellent type de la caste qu’il est appelé à représenter. Il en a les vertus, quelquefois semblables à des vices : il n’y manque guère que les ridicules, et encore sont-ils parfois assez finement indiqués. La gent de commerce, bouffie de son opulence si souvent mal acquise, servile envers les nobles qu’elle jalouse, rogne envers ceux qu’elle prime, étalant volontiers son despotisme de boutique, portant l’habitude du calcul égoïste dans toutes les transactions de la vie, est peinte au naturel dans le père de Margaret. En regard de lui, et servant à le mettre en lumière, se trouve placée la pâle figure de mistress Sherwin, pauvre femme annulée par la tyrannique volonté de son mari, pauvre mère qui, sans oser parler, voit se préparer et s’accomplir sous ses yeux le déshonneur de sa fille. Témoin muet des infamies de Mannion, mais attérée par la puissance infernale dont elle l’a toujours vu investi, elle tente à peine çà et là, par quelques paroles ambiguës, de donner l’éveil aux soupçons qui mettraient Basil sur ses gardes. Pour qu’elle sorte du silence où s’est réfugiée sa timide nature, il faut que la main de la mort vienne l’affranchir du joug domestique sous lequel le sort l’a placée. Le sentiment de l’équité l’emporte alors sur toute crainte, sur toute sujétion, et ce pâle spectre se dressant sur son lit d’agonie pour dénoncer elle-même l’ignoble trahison dont sa fille a été la complice est d’un puissant effet dramatique. À l’arrière-plan du tableau, Ralph, le frère aîné de Basil, est encore une physionomie très bien comprise et très bien rendue. Après une jeunesse fougueuse qu’il a dépensée sur le continent en folies, en élégances de toute sorte, Ralph revient définitivement en Angleterre à l’état de taureau dompté, de lion sans griffes, de viveur mis au pas. Une coquette française, d’âge un peu mûr, mais de volonté ferme et suivie, s’est chargée de le métamorphoser ; elle a fait de Ralph le mieux discipliné des époux. Il la suit comme un épagneul bien dressé, se garderait de rentrer trop tard pour le dîner, s’astreint à une grande économie de toilette afin de ne pas grever le budget du ménage, et (sacrifice encore plus grand) consent à jouer du violon pour accompagner madame quand elle se met au piano. Une grande bonté de cœur et quelques restes de verve universitaire, de bonne humeur britannique, que son éducation parisienne n’a pu complètement effacer, mitigent heureusement le ridicule du personnage, et de ce qui eût pu être une caricature font un portrait dont l’original existe quelque part, nous en avons la très ferme conviction. En voilà bien assez pour faire comprendre le mérite épisodique de Basil.

M. Wilkie Collins, maintenu dans sa nouvelle voie, et par les suffrages des vrais connaisseurs, et par ceux d’une masse de lecteurs auxquels Antonina n’était certainement pas parvenue, aurait été assez mal avisé, après le succès de son second roman, de tenter une nouvelle excursion dans le domaine historique. Aussi son troisième ouvrage (Hide and Seek) est-il encore un roman d’intrigue, une peinture des mœurs présentes. Nous ne le rangerons pas au niveau de Basil, bien que M. Wilkie Collins s’y montre encore conteur aimable et observateur pénétrant ; mais l’ouvrage est en somme trop faiblement conçu, et d’après les règles d’une poétique trop longtemps mise en œuvre, pour intéresser très vivement. Une jeune fille séduite, abandonnant le toit paternel après avoir été abandonnée de son séducteur ; une enfant qu’elle a mise au monde, et qu’elle lègue, mourant peu après, à de charitables saltimbanques ; cette enfant devenue plus tard la fille adoptive d’un honnête artiste, qui, pour s’assurer un droit exclusif à son affection, cherche autant qu’il est en lui à effacer toute trace du passé ; quelques indices sur l’origine de la jeune orpheline retrouvés par une espèce de sauvage arrivé de Californie, et qui poursuit cette trace avec ardeur ; les circonstances inattendues qui lui livrent, un à un, tous les secrets de cette origine si mystérieuse, et lui font retrouver, en fin de compte, l’enfant de sa sœur (sa propre nièce par conséquent) dans la belle jeune fille devenue la joie d’un foyer étranger ; les romanesques incidens qu’amène cette rencontre déjà si laborieusement préparée, — on conviendra sans peine avec nous que c’est une donnée un peu trop rebattue, que ce sont là des mobiles d’intérêt trop fréquemment employés. M. Wilkie Collins n’aurait pas dû se faire illusion là-dessus ; il aurait pu également se demander si, les situations étant données, tel ou tel de ses personnages pouvait se trouver en une passe suffisamment critique pour lui valoir la curiosité sympathique du lecteur. Enfin, en accumulant avec un arbitraire assez cavalier les circonstances purement fortuites qui amènent la révélation successive de tous les secrets qu’il a d’abord pris soin de représenter comme impénétrables, il lui était facile de voir qu’il ôtait à son acteur principal, — le revenant de San-Francisco, — le mérite d’une perspicacité hors ligne, qui seule aurait pu le grandir à nos yeux. C’était effectivement une idée assez originale que de jeter dans un milieu civilisé une sorte de Bas-de-Cuir, rompu aux stratagèmes de la vie des bois, et appliquant son habileté métisse à l’éclaircissement d’un mystère domestique, au lieu de l’employer à traquer le bison ou l’élan dans quelque prairie déserte ; mais alors, — cela tombe sous le sens, — l’imagination du romancier, au lieu de faire les frais de chaque piste retrouvée, devait ménager à ce personnage tout l’honneur de la moindre découverte. Nous ne nions pas les difficultés de cette tâche, telle que nous la comprenons et l’indiquons ici ; toutefois on a résolu des problèmes encore plus ardus, et d’ailleurs il n’est pas permis de reculer devant les conditions que l’on s’est imposées de gaieté de cœur par le choix parfaitement arbitraire de tel ou tel sujet.

Tel qu’il est, le dernier livre de M. Wilkie Collins demeure encore supérieur à beaucoup de romans anglais contemporains. Cette supériorité, il la doit non pas au fond du récit, fond assez commun et trop naïvement conçu, mais à l’art de narrer, qui n’a point fait défaut à l’écrivain, et au talent dont il a fait preuve dans certaines peintures d’intérieur.

Le personnage de Valentin Blyth, — le peintre chez lequel a grandi Mary Grice, l’enfant trouvée, — suffirait à lui seul pour conjurer la mauvaise fortune d’un roman. Elevé dans l’atelier de son père, familier avec les diverses classes d’artistes que la peinture fait bien ou mal vivre, M. Wilkie Collins a eu raison de choisir, pour nous la résumer en un type bien accusé, cette race trop calomniée et trop méprisée, — trop nombreuse aussi par malheur, — de ces honnêtes médiocrités qui, condamnées dès l’origine à un travail sans gloire et sans profit, mènent une heureuse vie dans des ténèbres peuplées d’illusions, et rachètent par la bonté, la générosité de leur âme, l’incurable infériorité de leur talent. Valentin Blyth, fils d’un négociant aisé, pouvait être riche, et n’a pas voulu acheter la richesse au prix de sa fière indépendance, au prix du brillant avenir qu’il rêvait. Il a préféré l’atelier à la boutique, et de même il préférerait aux plus beaux partis d’Angleterre la pauvre jeune fille qui a bien voulu écouter ses premiers vœux. Vainement lui dira-t-on que sa fiancée, atteinte sans qu’il y paraisse d’un mal héréditaire, lui sera un fardeau plus qu’une compagne : sa générosité candide ne reculera devant aucune menace. Il aime sa maîtresse comme il aime la peinture, pour elle-même, et avec la plus courageuse abnégation. Comment ne pas aimer en retour Valentin Blyth ? comment refuser ses sympathies à ce tranquille bonheur dans lequel il s’épanouit, toujours frais et souriant, toujours aux petits soins pour sa « Lavinia, » toujours occupé de cette chère malade, des distractions dont elle a besoin, du luxe modeste qu’elle aime à voir régner dans cette chambre à coucher d’où elle ne sort jamais ? La petite vanité de Blyth sans laquelle resterait incomplet son laborieux bonheur, cette vanité inoffensive que contrarient, sans la blesser trop profondément, l’indifférence du public, les refus des jurys d’expositions, les offres mesquines des marchands de tableaux, — cette vanité n’est qu’une ombre légère qui ternit à peine l’éclat de sa haute probité, de son exquise délicatesse, de sa bienveillante et bienfaisante humeur.

Fort peu de héros de romans, et des mieux doués, des plus séduisans, des plus irrésistibles, ont la valeur de ce personnage secondaire, irrévocablement voué, dans quelque fiction qu’on le fasse apparaître, à un rôle de simple « utililité. » Les héros en question ne vivent que par la grâce de notre imagination. Celui-ci existe de par Dieu qui l’a fait ; il vit avec ses petites manies, ses habitudes désordonnées, son activité en pure perte, ses enthousiasmes à tout propos et hors de propos. On le voit arpenter d’un pas leste, bien qu’un peu gêné par l’embonpoint, cet atelier où s’étalent ambitieusement deux toiles immenses, les dernières conceptions de son génie échauffé. Il va de l’une à l’autre, faisant ainsi, — comme il s’en vante volontiers, — environ quinze milles par jour sans mettre le nez dehors. C’est que pour Blyth il s’agit de frapper un grand coup, de forcer une bonne fois l’ingrat public à se départir de ses dédains habituels. Ce monstre d’indifférence devra nécessairement s’émouvoir en face de ces deux grandioses images de l’Age d’Or et de Christophe Colomb découvrant le Nouveau-Monde. Blyth du moins n’en doute pas un instant, et, par anticipation, il convie tous ses amis, — tous, depuis la vieille comtesse de Brambledown jusqu’aux parens de ses domestiques, — à l’exhibition privée qu’il fait de ces deux chefs-d’œuvre. L’atelier a été scrupuleusement balayé, les mannequins dispersés dans les coins, les murs tapissés d’esquisses et de vieilles gravures. Blyth a pris un négligé de circonstance, et, sous sa jaquette écourtée, son cœur palpite d’un orgueil contenu. Il a de chaudes poignées de main pour tous ses invités, aussi bien pour ses confrères, arrivés dans des dispositions assez peu cordiales, que pour les bons bourgeois qu’il sait pénétrés d’avance d’une admiration plus ou moins éclairée ; il les accueille avec la même effusion, le même bon vouloir exubérant, le même désir de se les rendre favorables.


«… La fiévreuse activité qu’il avait déployée avant leur arrivée n’était en rien comparable à l’agitation dont il sembla saisi une fois qu’il les vît à peu près réunis. Depuis que le premier visiteur avait mis le pied dans l’atelier, Blyth ne s’était pas tenu un moment en repos, et n’avait pas cessé de parler. Ni ses jambes ni sa langue ne se seraient arrêtées jusqu’à ce que tout le monde fût parti, si lady Brambledown ne se fût avisée, par hasard, du seul expédient qui put suspendre ce mouvement et ce bavardage incessans.

« — Voyons, Blyth, s’écria sa seigneurie, qui se dispensait volontiers du préfixe « monsieur » lorsqu’elle s’adressait à ses nombreux amis ; voyons, Blyth, je ne comprends pas un traître mot à votre tableau de Colomb. Vous me parliez l’autre jour de nous l’expliquer en détail. Quand allez-vous commencer ?

« — A l’instant, chère madame, à l’instant ; j’attendais que tout mon monde fut là, » répondit Valentin, saisissant son appuie-main et un rouleau manuscrit entouré de faveurs bleues. « Je ne sais si cela vous plaira ;… mais, s’il faut tout dire, je me suis permis de jeter sur le papier quelques réflexions générales sur l’art,… par manière d’introduction à… à mon tableau de Colomb. Ce tableau, je le sais, demande plus que les autres toiles sorties de mes mains à être préalablement interprété. Les voici,… je parle des réflexions,… les voici tant bien que mal rédigées. Quelqu’un voudrait-il être assez bon pour les lire tout haut, tandis que j’indiquerais sur le tableau les détails auxquels a trait chacune d’elles ? Je demande ce petit service uniquement parce qu’il peut sembler assez « personnel » que je lise moi-même mes opinions sur mes propres œuvres… — Voyons, quelqu’un sera-t-il assez bon ?… répéta M. Blyth, parcourant l’hémicycle de chaises, et présentant à qui voudrait le prendre son précieux manuscrit ; mais pas une main ne s’offrit. La timidité parfois est si contagieuse !

« — Allons donc, Blyth, s’écria lady Brambledown, lisez-nous cela vous-même ! Personnel ! y pensez-vous ? Tout le monde est personnel. J’ai horreur des gens modestes ; ce sont tous des hypocrites. Lisez-nous cela, et faites-vous valoir de votre mieux. Vous en avez le droit plus que la plupart de vos confrères, car vous appartenez à l’aristocratie du talent, — la seule, à mon avis, qui vaille la peine d’en parler. » — ici sa seigneurie s’administra une prise de tabac, et regarda les dignes bourgeois qui l’entouraient d’un air qui voulait dire très clairement : — Eh bien ! que pensez-vous de ceci dit par une comtesse douairière ?

« Ainsi encouragé, Valentin se posta au-dessous du Christophe Colomb et déroula son manuscrit.

« — Quel homme singulier, ce M. Blyth ! murmura une des dames présentes à l’oreille de quelqu’un placé derrière elle.

« — Et quel singulier tohu-bohu il a fait venir ! lui fut-il répondu avec un regard jeté sur la porte où se pressait, en habits du dimanche, la démocratie de l’auditoire, non sans quelque timidité.

« — Les tableaux que j’ai l’honneur d’exposer devant vous, commença Valentin, les yeux fixés sur le manuscrit qu’il lisait, ont été peints d’après un principe…

« — Pardon, Blyth, interrompit lady Brambledown, dont l’oreille exercée avait saisi au vol la remarque désobligeante qui venait d’être faite, et qui se fit aussitôt un point d’honneur de constater publiquement le libéralisme pompeux de ses opinions… Pardon, Blyth ; mais n’avez-vous pas ici ce brave jardinier avec qui je causai tant la dernière fois ?… C’est bien lui que j’aperçois là-bas, derrière la porte… Pourquoi donc n’entre-t-il pas ? Venez, jardinier, venez derrière mon fauteuil.

« Le jardinier s’avança, très malheureux de voir ainsi l’attention publique se fixer sur lui, et très honteux du bruit que ses bottes faisaient sur le parquet.

« — Avancez !… Comment vous portez-vous ?… et votre famille ?… Pourquoi rester à la porte ?… Vous êtes un des invités de M. Blyth, et vous avez autant de droit qu’aucun de nous à entrer ici… Tenez-vous là, écoutez, et profitez, et formez votre intelligence !… Nous sommes, jardinier, dans un siècle de progrès… Votre classe prend la haute main,… et il était grand temps… Continuez, Blyth !

« Ici la comtesse douairière une fois encore bourra son nez de tabac, jetant un regard mécontent à la personne qui avait parlé du « tohu-bohu. »

« — … Ont été peints, reprit Valentin, d’après un principe, qui peut être brièvement défini. Je prends la liberté de diviser l’art entier en deux grandes catégories : le paysage et la figure. Prenant ensuite ces deux ordres de production dans leur plus haut degré de développement, je leur attribue respectivement la dénomination d’art pastoral et d’art mystique. Mon Age d’Or est un essai par lequel j’ai voulu donner un échantillon d’art pastoral. Dans mon Colomb en vue du Nouveau-Monde, au contraire, je me suis efforcé d’exprimer l’art mystique, selon la mesure de mes faibles moyens… »


Ainsi continue notre ami Blyth, brandissant son appuie-main, et discourant de l’idéal, de la réalité, de la nature, de la poésie, de la philosophie et du sublime avec cette heureuse sérénité des gens qui trouvent dans une inintelligible théorie la justification d’œuvres inintelligibles. Au bout du premier paragraphe, le jardinier cherche à s’esquiver, tandis que lady Brambledown applaudit bruyamment.

« — Bravo, Blyth ; voilà qui est libéral, compréhensif, progressif, profond. Jardinier, où allez-vous ?

« — C’est la vraie philosophie de l’art, mylady,… tout ce qu’il y a de plus vrai, de plus philosophique, ajouta M. Gimble, le marchand de tableaux.

« — Indigeste, dit à demi-voix M. Hemlock, le critique, appelant de ces jugemens favorables à celui de M. Bullivant, le sculpteur.

« — Quoi ? demanda ce dernier.

« — La théorie critique de Blylh, répondit M. Hemlock.

« — Oh !… tout ce qu’il y a de plus indigeste. »


Plus loin, dans le cours de ses développemens esthétiques, Blyth a le malheur de faire remarquer qu’il a exprimé la jeunesse laborieuse de Colomb et l’énergie de ses luttes contre la fortune par le développement donné à son biceps flexor cubiti.


« — Merci de Dieu, qu’est-ce qu’un biceps ? s’écria lady Brambledown.

« — Le biceps flexor cubiti, votre seigneurie, commença immédiatement le docteur, enchanté de pouvoir professer un peu d’anatomie à une comtesse douairière, peut se définir exactement le tenseur bicéphale du coude ; c’est un muscle situé sur ce que nous appelons l’os…

« — Suivez l’appuie-main, chère madame, de grâce, suivez l’appuie-main ! Voici le biceps, interrompit Valentin, frappant à coups redoublés sur la toile frémissante, justement à l’endroit où Colomb étalait ses bras monstrueusement gonflés sous les manches du pourpoint chamois qui semblait les étreindre avec peine… Le biceps, lady Brambledown, est un muscle d’une surprenante vigueur…

« — … Qui prend naissance dans le corps humain par deux extrémités ou têtes, reprit le docteur…

« — Et sert, dit à son tour Valentin, lui coupant la parole… — Mille excuses, docteur, mais ceci est essentiel,… il sert…

« — Pardon, à mon tour, interrompit le docteur, légèrement contrarié ;… c’est par l’origine du muscle que sa définition doit commencer. Ses usages, il en sera question plus tard… En science anatomique, nous avons pris pour axiome…

« — Mais, cher monsieur… s’écria Valentin.

« — … Non, reprit promptement le docteur ; vous devez comprendre mon insistance… Ceci touche à mon métier… Si je laissais passer devant moi, sans les rectifier, des explications erronées touchant le système musculaire…

« — Je n’en veux donner aucune, cria M. Blyth gesticulant avec feu du côté de Christophe Colomb. — Je prétends seulement…

« — Décrire l’usage d’un muscle avant d’avoir indiqué l’endroit du corps humain où ce corps prend naissance,… continua le docteur avec une persistance héroïque ; ah ! monsieur,… je ne puis vous laisser commettre ce solécisme… En vérité, je ne le peux pas.

« — Me laisserez-vous bien dire deux mots ? demanda humblement Valentin.

« — Deux cent mille, cher monsieur, sur n’importe quel autre sujet, répliqua le docteur, avec un sourire d’acquiescement empreint de quelque sarcasme ; mais sur celui-ci…

« — Comment, sur l’art ? hurla M. Blyth appliquant un coup d’appuie-main à la toile qui résonna sourdement, comme sous la baguette du timbalier la peau recouverte d’un crêpe. Sur mon art, docteur ? Je voulais simplement dire que la première jeunesse de Colomb ayant été employée au maniement des cordages et au travail des rameurs, j’ai dû faire ressortir le développement exceptionnel de son biceps, — ce muscle étant le plus en action dans ces sortes de labeurs, — comme un excellent moyen de caractériser son organisation physique… Pas autre chose, docteur, pas autre chose !… Quant à l’origine…

« — L’origine du biceps flexor cubiti, votre seigneurie, reprit l’entêté médecin, est, comme je vous le disais, bicéphale, d’où son nom scientifique, biceps, c’est-à-dire à deux têtes. La première de ces deux têtes…

« — Voilà un pédant animal ! murmura Hemlock à l’oreille de son ami.

« — Eh bien ! il ne ferait pas mal en buste, repartit le sculpteur.

« — … Nous en constatons l’origine dans la cavité glénoïde de la scapula, et, par ce dernier mot, il faut entendre…

« — Pourrait-on prier M. Blyth, interrompit Gimble toujours complaisant et facile aux admirations, de poursuivre l’exposé si intéressant de ses opinions artistiques ?

« — …Il faut entendre la portion inférieure de l’épaule, autrement dite l’omoplate… Et comme en définitive la cavité glénoïde…

« — En vérité, monsieur Gimble, dit Valentin, je suis confus de la bienveillante attention qui m’est témoignée par vous au nom de la société ; mais je n’ai plus rien à vous lire. J’ai cru qu’il était bon de finir par cette remarque sur le personnage de Colomb, et je m’en rapporte pour le reste à l’intelligence des spectateurs.

« Aussitôt que cet appel fut fait à leur intelligence, bon nombre des assistans se levèrent pour s’en aller, mus peut-être par une modeste méfiance d’eux- mêmes, mais peut-être aussi pour faire place à de nouveaux arrivans qui montraient à la porte leurs figures inquiètes, et vers lesquels se précipita Blyth, empressé de leur faire accueil. »

Nous nous sommes laissé aller à détacher du roman de M. Wilkie Collins cette peinture des mœurs d’atelier, d’abord parce qu’en elle-même elle est assez amusante, et surtout parce qu’elle doit, aux antécédens de l’auteur, aux traditions de sa jeunesse, un précieux cachet de vérité. Quant à la conception même du personnage de Blyth, nous ne sommes pas absolument certain qu’il faille lui en accorder tout le mérite. M. Collins a pu trouver l’idée de ce personnage dans un récit de M. de Balzac (il a pour titre : Pierre Grassou), justement consacré à peindre l’existence, toute pleine d’anomalies, que prépare à une nature essentiellement bourgeoise la fausse et malencontreuse vocation qui l’a égarée dans le périlleux métier d’artiste. Si nous comparons le type anglais au type français, nous trouverons le premier bien moins rigoureusement fouillé, analysé avec bien moins de curiosité patiente, une application, un acharnement bien moins grands. En revanche, grâce à l’humeur indulgente, à la tournure d’esprit essentiellement philanthropique qui caractérise, nous l’avons dit, M. Wilkie Collins, Valentin Blyth intéresse tout autrement que Pierre Grassou, et la compassion un peu dédaigneuse, mais sincère et cordiale, qu’on accorde au premier, ne ressemble en rien au mépris amer qu’inspire le second, à l’intolérant ostracisme qu’on serait tenté de prononcer contre lui et ses pareils. En général, c’est là le grand défaut, l’immense lacune du talent de M. de Balzac : il manque de ménagemens humains, de charité conciliante ; il fait presque toujours appel aux méfiances de l’esprit, aux antipathies du cœur. La véritable onction, la ferveur naturelle semblent lui manquer absolument, et ce qu’à force d’art il y substitue a je ne sais quoi de raide, de guindé, d’excessif qui ne touche et n’émeut que pour un temps, un temps très court, — le temps qu’on met à se reconnaître.

M. Wilkie Collins aurait plutôt le défaut opposé, qu’en bonne morale il faut préférer, ce nous semble. Il est de ces peintres qui flattent, non par calcul, mais par instinct et bonhomie sincère. Lui faut-il, comme à tous les romanciers du monde, quelque profonde scélératesse à mettre en action, il en éprouve, dirait-on, un certain embarras, un certain remords. Il n’est à son aise et heureux d’écrire que lorsque ses personnages bien-aimés sont eux-mêmes dans toute la plénitude d’un complet bien-être. La gaieté, la jeunesse, l’abandon joyeux, l’intimité souriante du foyer domestique, la sérénité de l’âme, l’équilibre du tempérament, les innocentes manies qui rendent heureux, les sentimens expansifs qui ajoutent leur douce chaleur à celle d’un sang généreux et sain, voilà ce qu’il aime à rendre, voilà ce qu’il excelle à faire aimer.

Il est assez ordinaire qu’une nature de cet ordre, par cela même qu’on la trouve assez rarement chez les écrivains de profession, rencontre une fréquente sympathie, un retour presque universel. Telle est, ce nous semble, l’heureuse chance de M. Wilkie Collins. Les chemins passablement ardus de la célébrité se sont aplanis pour lui. La critique le choie et le caresse. Les anciens du métier lui font amicalement « place dans le rang » sans attendre que le jeune et joyeux conscrit ait péniblement conquis tous ses chevrons. Charles Dickens, par exemple, réunissait, il y a quelques semaines, une brillante élite de spectateurs pour assister, chez lui, à la représentation d’un petit mélodrame en deux actes. Il y remplissait en personne le principal rôle. Son jeune fils et sa fille jouaient à côté de lui. Les autres acteurs étaient des peintres, des auteurs dramatiques en renom. Stanfield, l’un des plus brillans paysagistes anglais, avait voulu peindre lui-même et la toile et les décors. L’heureux auteur qui débutait d’une façon si éclatante dans l’art du théâtre, et dont la maidcn-play était si vaillamment patronée par les premiers écrivains et les premiers artistes de son pays, qui donc était-il ? On l’a déjà deviné. Au filleul de Wilkie, au fils de Collins, à l’heureux auteur de Basil, pareille bonne fortune était nécessairement réservée.

Son drame (deux actes) se passe tout entier dans le phare qui donne son nom à la pièce. Là vivent, séparés du monde par les flots qui battent sans cesse la base de l’étroit édifice, trois gardiens, deux vieillards et un jeune homme : Aaron Gurnock, Jacob Dale et Martin Gurnock, fils d’Aaron. Une tempête violente, prolongée au-delà de tout ce qu’on aurait pu prévoir, a privé pendant plusieurs jours ces trois malheureux de toute communication avec la terre. Leurs approvisionnemens sont épuisés, la mer est encore impraticable. Il n’y a donc plus pour eux qu’à se résigner et à se laisser mourir. En cette extrémité, se croyant certain de rendre bientôt ses comptes à Dieu, le vieil Aaron livre à son fils épouvanté le secret d’un crime dont jadis il fut le complice. C’était par une nuit de brouillards : une dame qui voyageait à cheval le long de la côte, séparée de ses domestiques et ne reconnaissant plus son chemin, était venue chercher asile dans sa hutte de pêcheur. Malheureusement pour elle, un sac d’argent qu’elle avait en croupe, et dont le poids inusité trahissait le contenu, avait tenté la cupidité d’un misérable avec lequel vivait Aaron. Il assassina la voyageuse pendant qu’elle dormait, et, le meurtre commis, Aaron eut la faiblesse d’accepter sa part de la somme volée à l’étrangère. De là datent des remords poignans, augmentés encore par tout ce qui lui a été dit de l’infortunée victime. Lady Grâce, — c’était son nom, — modèle de toutes les vertus chrétiennes, était la providence des pauvres du pays, un ange de bienfaisance et de charité.

Martin Gurnock est attéré par les révélations de son père. Il se sent, jusqu’à un certain point, flétri par ce crime dans lequel a si lâchement trempé le vieux pêcheur, et l’épouvantable mort qu’ils ont en perspective lui semble le châtiment mérité de ce lointain forfait. Cependant, et lorsque ce pénible entretien vient de s’achever, Jacob Dale, du sommet de la tour, signale une embarcation : ce sont les provisions si longtemps attendues et qu’on n’espérait plus. Phœbé Dale, la fille de Jacob, la bien-aimée de Martin Gurnock, les apporte en dépit des flots encore menaçans. Heureuse d’arracher son père et son fiancé à un trépas inévitable, elle ne s’aperçoit pas au premier abord de la froideur contrainte avec laquelle Martin, qui n’ose plus se croire digne d’elle, la remercie et l’accueille. Un nouvel incident vient d’ailleurs détourner l’attention de tous. Un navire en dérive est signalé ; il faut lui porter assistance. Chacun se met en besogne, à l’exception du vieil Aaron, qui reste accroupi au coin du foyer, farouche et hagard comme à son ordinaire. Un seul mot cependant va l’arracher à sa torpeur. Phœbé, qui suit de l’œil toutes les manœuvres du navire en détresse, le voit se rapprocher assez pour discerner, lettre par lettre, le nom inscrit à sa poupe ; ce nom fatidique, elle l’épèle ;… c’est celui de Lady Grâce… A peine a-t-il frappé l’oreille du malheureux vieillard, qu’on l’entend pousser un cri de remords et de frayeur. Sur ce cri, la toile tombe.

Au second acte, l’orage qui soulevait les flots s’est apaisé, mais celui des cœurs gronde encore. La froideur inaccoutumée de Martin a fini par éveiller l’attention du père de Phœbé ; il s’en étonne et s’en indigne, lorsque, pressant de questions son futur gendre, il le trouve obstinément résolu à lui refuser toute explication satisfaisante. Martin peut-il en effet révéler le crime et la honte de son père ? Mais voici bien une autre péripétie. Aaron, qui se repent de ses aveux in articula mortis en voyant le mal imprévu qu’ils ont produit, vient déclarer à son fils que, dans le récit qu’il lui a fait, rien n’est conforme à la vérité. L’esprit troublé par la frayeur et la faim, il lui a donné, dit-il, comme réalités, les rêves fiévreux d’une imagination travaillée par le délire. Le jeune homme, habitué à respecter la parole paternelle, ne sait plus, après ceci, que penser ni à quoi se résoudre. Au comble de la perplexité, il adjure solennellement son père de lui dire, d’un seul mot, si le récit de la veille, le récit du meurtre de lady Grâce, était un mensonge ou une vérité. « J’ai menti ! s’écrie le vieillard. — Tu as dit vrai ! » lui répond une voix qui semble être celle de sa conscience. Ce terrible démenti lui est donné par une femme voilée, passagère à bord du brick sauvé la veille. Aaron épouvanté tombe à ses pieds. Il a reconnu la taille, la démarche, la voix de celle dont il s’est toujours reproché le perfide assassinat. C’est bien là lady Grâce ; ce doit être son fantôme vengeur… Mais non, c’est lady Grâce en personne, échappée au meurtre par un de ces miracles du hasard qu’admet volontiers tout dénouement dramatique. C’est elle, sortie vivante de la fosse où son assassin, aidé d’Aaron, l’avait ensevelie. Le pardon généreux de lady Grâce suit de près cette réapparition foudroyante. Aaron n’est plus que le complice involontaire d’un crime avorté : il vivra désormais, non sans remords, mais sans ces inquiétudes mortelles qui le harcelaient sans cesse, et Martin, qui ne risque plus de voir rejaillir sur lui la flétrissure dont le nom paternel était menacé, — Martin épousera Phœbé Dale en tout repos de conscience.

Ce petit drame (the Lighthouse), joué avec succès chez Charles Dickens, et qui a eu depuis une seconde représentation, donnée par les mêmes acteurs[5] au bénéfice d’un hôpital nouvellement fondé, est la dernière production du jeune talent que nous avons voulu étudier et signaler dès ses premières manifestations[6]. Nous croyons à son avenir, nous y croirons surtout si, dans le bonheur constant dont il a été accompagné jusqu’ici, dans l’attention bienveillante et sympathique dont les gages flatteurs lui ont été prodigués, M. Wilkie Collins ne puise pas une confiance toujours périlleuse, alors même qu’elle peut sembler le mieux justifiée. Nous lui reconnaissons de grand cœur les principales qualités du romancier, et, par-dessus toutes, celle de raconter avec art, celle aussi d’observer avec finesse ; mais s’il a les mérites de son âge, il en a aussi trop souvent les défauts. L’optimisme confiant dont est empreint son talent, encore en voie de formation, semble s’étendre à sa manière d’écrire. Une conception ingénieuse le séduit et lui suffit trop vite. Un à-peu-près de caractère spirituellement indiqué, mais qu’il néglige d’accentuer, de particulariser assez ; — une esquisse heureuse, effleurée du crayon, — un groupe artistement disposé, mais qui tient dans la composition générale ou trop ou trop peu de place, — il n’en faut pas davantage pour satisfaire son facile enthousiasme. Et cependant de nos jours le roman, qui a singulièrement étendu ses limites, ne se construit pas à si peu de frais. Il veut des études plus patientes, des types plus curieusement analysés, des combinaisons plus raffinées et plus complexes. On n’y suffit plus, comme au temps de Marmontel, avec les courts essors d’une imagination ça et là voletant, les gais caprices d’une intelligence sûre, prompte, docile à l’éperon, rebelle au frein. Il y faut ajouter « les longs efforts » et « les vastes pensées, » si l’on veut prendre son rang parmi les maîtres du genre, qui tous, de jour en jour plus laborieux, fouillent plus avant ce sol tant remué, pour en arracher, sinon de nouveaux fruits, au moins de nouvelles espèces.

Nous ne reculerions pas ainsi le but devant le jeune écrivain, si nous le jugions incapable de l’atteindre. M. Wilkie Collins, parvenu à ce degré de renommée qui affranchit la plume et permet les tentatives les plus hardies, peut, avec les ressources abondantes que lui fournit une éducation tout exceptionnelle, aborder comme il le voudra les problèmes posés devant lui. Qui serait mieux placé que lui, par exemple, pour nous peindre la vie d’artiste en Angleterre et de notre temps ? Qui pourrait mieux nous indiquer, dans ce qu’elles ont de plus délicat, les influences tantôt favorables, tantôt contraires, de ce patronage aristocratique, à l’ombre duquel tant de talens ont éclos et tant d’autres ont péri ? Et la situation si excentrique, — c’est bien le cas d’appliquer le mot, — faite à l’homme de lettres dans une société trop mal agencée pour qu’il y trouve naturellement sa place, ne peut-il l’étudier à fond ? On l’a déjà pu entrevoir, le fils de Collins a sur une foule de sujets, tous du plus sérieux intérêt, des lumières, une expérience qui ne sont point échues au premier venu, des lumières, il nous les doit ; cette expérience, il faut lui faire porter ses fruits. Il a toute chance d’arriver haut, s’il veut voir, telles qu’elles sont en réalité, les difficultés de son art, vrais récifs à fleur d’eau, qui ne se montrent pas tous, et que les bons pilotes apprennent à discerner sous le flot mystérieux. L’une des plus grandes est, tout en calculant ses forces, de ne leur pas chercher trop d’étais au dehors, de rester soi-même, de ne pas demander le succès à obtenir à la reproduction servile des œuvres que recommande le succès obtenu. L’originalité dans la conception première, voilà ce que doit rechercher avant tout M. Wilkie Collins, s’il veut passer définitivement au rang qu’il s’est montré capable d’atteindre. Pour y arriver, ce n’est pas tout que d’avoir fait lire Antonina, Basil et Hide and Seek ; au même public qui a goûté les Caxton, David Copperfield et Vanity Fair : un pas de plus reste à franchir, et nous aimons à espérer que, replié sur lui-même, mûri par l’exercice de son art, concentrant ses énergies diverses et leur donnant un but mieux défini, M. Wilkie Collins fera ce pas décisif : il justifiera ainsi les affectueuses sympathies qui déjà l’entourent, et auxquelles nous avons tenu à joindre nos suffrages.


E.-D. FORGUES.


  1. En 1827, le tableau intitulé A Frost Scene fut payé 500 guinées. C’est le prix le plus élevé que nous rencontrions dans le curieux catalogue des tableaux de William Collins, dressé par les soins assidus de son fils.
  2. La ville cesse d’être :
    Le Romain est esclave, et le Goth est son maître.
  3. On peut voir, sur ce personnage muet du roman de M. Wilkie Collins, un passage curieux, cite par lui, de l’Histoire des Empereurs, par Lenain de Tillemont, t. V, p. 518-519, édition de 1720.
  4. Basil, Letter of dedication to Charles James Ward.
  5. A Campden-House, chez le colonel Waugh, en juillet dernier.
  6. M. Wilkie Collins vient de commencer dans le Fraser’s Magazine un nouveau roman intitulé les Monktons de Wingscot-Abbey. Le début de ce récit fait présager un de ces contes fantastiques comme Edgar Poe les savait si bien imaginer.