Études sur le roman anglais
Revue des Deux Mondes, période initialetome 15 (p. 553-579).
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ETUDES


SUR


LE ROMAN ANGLAIS.




MOUNT-SOREL.




Etes-vous de ceux qui n’ont jamais vu, sans une émotion passagère, en traversant les riches comtés de l’Angleterre du sud, un manoir baronial, au bord de sa grande pelouse, et derrière ses hautes murailles les feuillages touffus dont les masses mobiles ombragent et cachent à moitié l’antique demeure ? On dirait quelque sombre panache au sommet d’un casque dévoré par la rouille. On dirait aussi, mais de plus loin, un navire colossal, à l’ancre sous de noirs rochers. Les siècles, ces flots invisibles, ont battu en brèche l’imposante carène, et laissé leur empreinte sur ses robustes parois. Un antiquaire y lirait sans peine les annales du pays. Il reconnaît sur ces murs, tant de fois sapés, l’effort des balises normandes, le pic des monarques jaloux et démolisseurs, les boulets républicains de Cromwell, les noirs vestiges de quelque incendie plus récent allumé par les brandons de 89 ; mais vous, — que je suppose voyageur et poète. – vous évoquez des souvenirs moins précis, et d’autres pensées vous préoccupe à l’aspect de ce majestueux débris.

Que de passions diverses se rattachent à son histoire, depuis que, pour la première fois, un soldat enrichi par la conquête, hissa sur ces tours grises son pennon ensanglanté, traça de son épée les limites de son vaste domaine, et, si loin que son regard de faucon embrassait l’espace, voulut être le dominateur du pays ! En face de cet orgueil immense il y eut les secrètes malédictions des tenanciers frappés de terreur, il eut la haine atroce qu’inspire toute oppression nouvelle. Durant les longues nuits d’été, quand un pauvre caitiff, l’arc ou l’arbalète en main, se hasardait à franchir les fossés du parc aux chevreuils, quels devaient être ses pensers à l’aspect de la forteresse menaçante où, le jour suivant il serait peut-être conduit pour répondre à un juge inexorable, à un maître sans pitié ! A quelques pas de lui, cependant, un autre homme contemplait le même tableau, mais avec des soucis bien différens. C’était un altier prieur, repassant en sa mémoire les nombreux items de la charte domaniale, qu’il transcrivit la veille sur parchemin, et pieusement occupé de ce que deviendrait, dans les mains d’un serviteur de Dieu, cette terre si mal administrée par un grossier baron. A la même heure peut-être, dans son palais de Londres, le monarque anglais pouvant dire, à un hide près ce que possède chacun de ses nobles, rêvait aux moyens de recouvrer ce riche apanage, concédé sans réflexion, et qui donnait trop de puissance à un feudataire suspect.

Ainsi, dès le début de leur existence, autour de ces murailles insensibles et inébranlables, combien d’ames se sont émues, combien de cupidités se sont allumées, combien de révolte ont été méditées, combien de méfiances, combien de terreurs, combien de jalousies, dans les ames depuis long-temps rendues à leur Créateur, chez des hommes dont la poussière d’abord abritée sous le marbre, s’est enfin mêlée à cette poussière universelle d’où sortent successivement les générations ! Ceux-là sont morts, d’autres ont à leur tour admiré, redouté, envié, possédés, perdu ce glorieux hocher. Après ceux-ci d’autres, et d’autres encore. Les guerriers ont versé leur sang au pied de ces murs hautains : les gens de cour ont ourdi mille trames, fait jouer mille ressorts pour obtenir cette proie royale ; les jurisconsultes ont épuisé leur science à renverser les droits qui la protégeaient ; ils ont miné vingt fois sans succès sa troisième enceinte, inattaquable à l’artillerie, enceinte de parchemins, de substitutions de clauses restrictives, etc. Ainsi, guerre de boulets, guerre de plume, assauts meurtriers, procès sans fin, un perpétuel déchaînement de convoitise, de spoliations, de subtilités haineuses, et, battu sans cesse par cette mer turbulente, l’édifice massif est encore debout. Debout malgré les malédictions des pauvres, debout malgré la proscription des rois, debout malgré le peuple révolté, debout malgré le canon de la république, debout malgré les torches des réformistes : colères publiques, haines privées, se sont brisées contre cette force inerte qui leur survit et semble les défier encore.

Vous admirez, n’est-il pas vrai ? Ce récif granitique ; mais en philosophe, en rêveur, et pour quelques instans, après lesquels, reprenant votre bâton de pèlerin, vous irez interroger d’autres souvenirs. Celui-ci ne tardera pas à s’effacer, car vous êtes, après tout, un enfant de ce siècle pour qui les grandes races éteintes, les vestiges des temps passés, n’ont qu’une valeur poétique, et qui ne peut leur accorder une sympathie durable et sérieuse. Vous êtes Français d’ailleurs ; l’anéantissement de l’aristocratie, qui se décompose chaque jour sous vos yeux, malgré quelques efforts isolés et mesquins, ne vous a laissé aucune de ces illusions sans lesquelles il n’est pas une religion possible, ni celle du passé, ni celle de l’amour, ni même celle de l’or, qui, lui aussi, a besoin de prestiges et de mensongères idoles.

Mais supposez un autre pays, un autre temps. En face d’une résidence féodale comme celle dont nous avons évoqué l’image, et l’œil arrêté sur ses tours élancées, sur sa chapelle gothique ; où se pressent les tombes illustres, sur les longues galeries où, dans les noirs lambris de chêne sculpté, la piété des fils a placé tour à tour l’image sévère des ancêtres, supposez un Anglais, c’est-à-dire un homme du Nord, fidèle aux traditions de sa race et conservant cet esprit de vénération de respectueuse déférence que les bouleversemens successifs de la société européenne n’ont pas encore détruit, l’impression produite sera plus intense, l’admiration plus réelle, le souvenir plus durable. Un Anglais de notre temps, fût-il plébéien de naissance et de cœur, celui-là même qui combat avec le plus de vigueur pour la cause du progrès, celui-là qu’on retrouve, soit au parlement, soit sur les hustings, armé d’invectives contre les représentans actuels de la féodalité, celui-là, dis-je, — mieux que chez nous un La Trémouille, un Montmorency, — se laissera dompter par la solennelle grandeur d’un pareil tableau. Il retrouvera dans son cœur, où le sang germanique bat encore, quelques-uns de ces instincts qui formèrent la société du moyen-âge ; il subira, malgré les révoltes de sa raison, l’influence de ce respect inné qui donnait alors l’autorité au plus brave, au plus fort, à l’homme bardé de fer, au châtelain bardé de pierre.

Encore a-t-il, pour réagir contre cette involontaire émotion, le souvenir de tout ce qui s’est accompli en Europe depuis cinquante ans. Il a vu, — ou, s’il ne l’a pas vue, il la connaît à fond, — la lutte désespérée du génie aristocratique et de l’esprit d’affranchissement. Il peut se rendre compte de l’arrêt providentiel porté contre ces hautes castes, dont l’œuvre est achevée, et dont la civilisation fait lentement justice. La question n’est pas douteuse à ses yeux, et si le grand manoir représente pour lui une force encore vivante, un emblème de résistance encore active, il ne saurait lui accorder ce respect mêlé de crainte qui jadis environnait la forteresse féodale, quand sa chute ne pouvait se prédire à coup sûr, et quand au prestige de sa grandeur passée se joignait celui d’un avenir inconnu.

Il faut donc se reporter à la fin du siècle dernier pour comprendre un récit dont le véritable héros fut une de ces imposantes résidences, un de ces grands domaines qui font encore, en Angleterre, l’orgueil de certains comtés. Ce récit court grand risque de n’inspirer en France, et de notre temps, ni une très grande confiance, ni une très grande sympathie. En Angleterre, il a paru vrai ; il a éveillé des souvenirs, il a fait appel à des émotions qui ont encore leur puissance chez nos voisins, et qui chez nous n’existent plus, — s’ils existent encore, — que pur un petit nombre de nobles et délicates imaginations.

Parmi les baronnies dont le long parlement ordonna la confiscation et la vente, on trouverait celle de Mount-Sorel, située sur les frontières du pays de Galles. Le château primitif, détruit en 1460, durant les troubles qui agitèrent les règnes d’Henri VI et d’Édouard IV, avait été remplacé par une splendide manor-house, que sir Ralph de Vere fit élever en 1557, et de laquelle ses descendans furent expulsés, en 1648, par les commissaires des communes.

Cent quarante ans s’étaient écoulés depuis lors. Le magnifique domaine, encore possédé par les héritiers du spéculateur puritain qui l’avait acquis à vil prix, était aux mains d’un jeune dissipateur ivrogne. La malédiction de Dieu semblait peser sur ce séjour, où la débauche grossière et le blasphème avaient élu domicile. Transformé en une sorte de cabaret où tous les chasseurs, tous les jockeys de la province venaient s’enivrer gratuitement, le vieux château, déshonoré par leurs orgies, privé de tous soins, mal défendu contre les ravages du temps, s’en allait chaque jour en débris, jonchant les pelouses voisines de ses créneaux déchaussés l’un après l’autre, de ses tourelles sculptées où la foudre avait fait brèche, de ses hautes et raides toitures que le vent émiettait ça et là. Le domaine, -deux mille acres de terre, — abandonné à des régisseurs subalternes, dépérissait comme le château. Les bruyères, les herbes parasites envahissaient la lande ouverte entre les bois. Ceux-ci, mal aménagés, s’encombraient d’arbres morts, tandis qu’on promenait la hache, au hasard, dans les jeunes et vigoureux taillis. Bref, l’incurie et la paresse complices du désordre et du pillage, laissaient partout leurs traces déplorables. Et cependant ce site grandiose n’avait pas perdu toute sa beauté. Insensible aux mépris de l’homme, la nature rendait chaque année aux forêts délaissées leurs frémissantes ombres, au parc ses gazons veloutés, aux vastes étangs leurs eaux limpides : elle faisait aux ruines du château saxon, contemporaines de l’heptarchie, un manteau plus ample chaque année de sombres lierres et de convolvulus, elle tapissait le plus de plus de mousses richement nuancées les piliers croulans de l’antique chapelle.

Pour tant de splendeurs, atténuées par l’effet mélancolique des souvenirs qu’elles réveillaient, pour ce déclin majestueux d’une forte et royale création, le grossier possesseur de Mount-Sorel n’avait pas un regard, pas une pensée. C’était, nous l’avons dit, un de ces coureurs de renard dont la vie se perd en fatigues sans but, en stupides ivresses. Un jour qu’il montait un cheval difficile et qu’il avait, de trop bonne heure, fêté ses vins capiteux, il se brisa la tête au revers d’un fossé qu’il voulut franchir. Le trépas soudain de ce jeune fou laissait Mount-Sorel sans maître, et le vouait au marteau de l’adjudication.

Or, à quelques milles de ce noble domaine, vivait un homme chez qui la mort imprévue du jeune Entwistle allait déchaîner une passion jusque-là prisonnière et muette, une de ces passions qui nous attendent au déclin de l’âge, quand nous échappons à toutes les autres, redoutables parce qu’elles nous trouvent hors de garde, redoutables par l’attachement immodéré que nous portons à ces derniers nés de nos désirs, redoutables surtout par la nécessité de concentrer au dedans de nous ces faiblesses de l’ame, dont nous n’osons ni mesurer ni avouer la secrète puissance.

Jusque-là,ce dernier rejeton des De Vere avait peu vécu par le cœur. C’était une ame altière et réservée, une de ces natures à qui l’abandon n’est pas possible, qui le redoutent chez autrui, et se privent sans peine de ces épanchemens par lesquels l’homme vulgaire associe les autres à ses douleurs ou à ses joies. De Vere, lui, ne réclamait ni compassion pour ses souffrances, ni joyeuse sympathie pour ses plaisirs. A vrai dire, il n’avait jamais beaucoup souffert, et jamais il n’avait éprouvé de vive satisfaction. Né sous le coup d’une déchéance déjà lointaine, il supportait avec résignation l’abaissement de sa race ; mais l’orgueil patricien vivait encore en lui, et lorsque, déjà père d’une fille, il dut renoncer à voir son nom se perpétuer au-delà de lui, faute d’un héritier que le ciel lui refusait obstinément, il eut quelque peine à subir sans murmure cet arrêt de la Providence.

Pourtant il ne lui échappa aucune plainte. A quoi la plainte sert-elle ? Il ne réclama aucune consolation Qui donc l’eût consolé ? Depuis long-temps la compagne qu’il s’était donné, — douce et bonne créature dont il découragea tout d’abord la tendresse importune, — avait accepté près de lui le rôle discret et silencieux auquel il la destinait évidemment. Depuis long-temps elle n’empiétait plus sur les heures qu’il passait loin d’elle, et n’osait plus franchir la mystérieuse barrière qui défendait l’accès de son cabinet. Clarisse elle-même, l’unique enfant, devenue avec le temps une de ces belles jeunes filles dont l’aristocratie anglaise revendique, à titre de privilège exclusif, la blancheur éclatante et la majesté virginale, n’avait pu triompher de la froideur paternelle. De Vere, juste envers tous, ne lui demandait pas compte des espérances qu’elle avait déçues en naissant ; mais, pas plus qu’à toute autre main, humaine, il ne lui accordait le droit le pénétrer les secrets de sa pensée. Type complet de cet esprit exclusif qui se résume par le Proverbe si connu : My home is my castle, et fait du moindre cottage une forteresse fermée à toute invasion, De Vere n’admettait personne dans son home intérieur, dans le château-fort de sa conscience. Entre deux êtres aimans et dévoués il vivait silencieux et seul.

Certes, si quelque événement, en ce bas monde, avait pu arracher un cri de surprise et de plaisir à ce froid et hautain gentleman, c’eût été la nouvelle que Mount-Sorel allait être à vendre, Mount-Sorel, le domaine de sa famille, Mount-Sorel dont ses ancêtres portaient le nom, Mount-Sorel dont il conservait pieusement la desciption officielle dressée par ordre « des lords commissaires du parlement et du peuple d’Angleterre. » L’émotion fut extrême, n’en doutez point mais rien, pourtant, ne la trahit au dehors. Du même pas qu’à l’ordinaire, l’impassible chef de famille traversa les galeries lui conduisaient, à son cabinet. Une armoire de fer était scellée dans l’épaisseur du mur ; il l’ouvrit sans se presser. C’était là qu’il conservait les archives de famille. Là, dans une toile jaunie sur laquelle des taches de sang marquaient encore, reposait une mèche le cheveux gris enlevée à une tête que les balles covenantaires n’avaient pas épargnée, celle de Ralph De Vere, « assassiné en 1647 par les rebelles. » disait l’enveloppe le cette relique. Là se trouvait aussi le plan du domaine confisqué à la même époque. On y voyait, figurés grossièrement, ses bois séculaires, son parc immense bordé par les sinuosités d’un fleuve, ses chaînes de rochers où certaines marques particulières indiquaient la présence de gisemens minéralogiques encore inexploités, son chapelet d’étangs poissonneux, ses pâturages qui envahissaient l’horizon tout entier, et enfin, au centre de cette magnifique possession, les deux châteaux, reliés l’un à l’autre par de longues avenues, des jardins, des dépendances sans nombre.

Depuis bien les années, personne, parmi les De Vere, n’avait déroulé ce tableau splendide et navrant. Le représentant actuel de la famille savait, par tradition, que Mount-Sorel avait été l’apanage de ses aïeux ; mais une répulsion invincible ne lui permettait pas de chercher à voir ce monument de grandeur éclipsée, d’opulence à jamais perdue. C’était à contre-cœur que, dans ses courses à travers le comté, il n’avait pu s’empêcher de jeter un coup l’œil sur les collines chargées de bois et sur les hautes tourelles qui, dépassant la cime des arbres, indiquaient l’existence du vieux château féodal. Et alors il se hâtait de détourner la tête pour que rien sur sa figure ne pût trahir le plus insignifiant regret, le retour le plus indirect vers les temps qui n’étaient plus.

Maintenant l’heure était venue qu’il n’avait jamais espérée, où il allait être possible de rentrer dans cette terre consacrée par tant de glorieux souvenirs. Fallût-il, pour un si noble but, sacrifier l’aisance et le repos de ses vieux jours, De Vere n’aurait pas hésité. Mount-Sorel à vendre ne devait ne pouvait être qu’à lui. Pour lui seul, Mount-Sorel avait la valeur d’un royaume. Désormais, à ce nom vénéré, devait battre le cœur du dernier des De Vere ; dans ce cœur si froids, si fermé, une ardeur inconnue venait de naître, et cherchait une issue. C’était la fureur, le délire d’un premier amour ; s’était cette flamme étrange, c’était ces transports intérieurs, ces tressaillemens involontaires de l’orgueil et de l’ambition, lorsque, opprimées long-temps et contraintes au repos, ces passions impérieuses espèrent enfin libre carrière.

Et même ce jour-là, cependant, rien ne parut au dehors de ces émotions violemment refoulées. Le soir seulement, par un beau coucher de soleil, De Vere prit la main de sa fille, alors âgée de treize ans, et l’emmena sur une terrasse d’où l’on apercevait de loin les bois de Mount-Sorel, fermés à l’horizon par une longue ligne de roches grises. L’enfant, peu habituée à un pareil témoignage d’affection, marchait droite et fière, et lui la regardait avec un sentiment involontaire de respectueuse tendresse, songeant qu’il avait sous les yeux l’héritière à venir du domaine reconquis.

La nuit venue, ils rentrèrent sans avoir échangé une parole. Tout entier à sa nouvelle espérance, De Vere ne songeait plus qu’au moyen de la réaliser, et, perdu dans ses calculs, il avait fini par oublier que Clarisse était près de lui.

L’acquisition de Mount-Sorel n’eût pas été difficile à un autre homme que De Vere, place dans les mêmes conditions de fortune ; mais cet orgueil qui la lui rendait si désirable opposait en même temps mille obstacles à son inébranlable volonté. Il en eût coûté à De Vere s’il eût fallu aliéner le domaine patrimonial, faire tomber sous la hache les forêts qui portaient son nom, ou même permettre à des mains étrangères de profaner le trésor de famille, l’argenterie massive, les bijoux que six générations de douairières avaient accumulés dans les riches cabinets d’écaille et d’ivoire incrustés ne pouvaient pas être mis au pillage. Mount-Sorel devait être acheté, mais non pas au prix de la moindre dérogeance, de la plus légère humiliation.

Le fier patricien se souvint alors que, parmi les biens qui formaient la dot de mistriss De Vere, il en était un libre de toute charge, et qu’elle avait voulu conserver intact par respect pour la mémoire d’un père chéri. Ash Grove, où elle avait grandi, qui s’était embelli sous ses yeux ; Ash Grove où elle se retrouvait chaque année, et dont les rians vallons, peuplés de ses plus lointains souvenirs, lui rendaient le prestige de jeunesse évanouie, était pour elle une terre sacrée Mais l’orgueil est impitoyable dans ses calculs, et l’orgueil prescrivait la vente d’AshGrove. Elle fut aussitôt décrétée, quitte à obtenir plus tard le consentement de mistriss De Vere.

Ce point réglé, désormais certain de pouvoir acheter Mount-Sorel, et le regardant dès-lors comme son bien, DeVere attendit patiemment l’époque de la vente. Deux longues années devaient s’écouler avant les formalités judiciaires, l’impatience des créanciers et le mauvais vouloir des hommes de loi eussent abouti à ce résultat. Durait ces deux années, le futur propriétaire ne perdit pas un moment de vue le but de sa secrète ambition. Jamais un seul mot ne décelait ses espérances, soigneusement déguisées ; jamais le nom de Mount-Sorel n’était prononcé par lui, mais jamais non plus ce nom ne quitta sa pensée, et il ne s’écoulait guère de jour où cet homme grave, ce philosophe austère, ne cédât au charme invincible qui l’attirait vers le but de ses rêves.

C’était avec la joie dissimulée de l’amoureux en bonne fortune qu’il se glissait, par des sentiers solitaires, perdus sous l’ombre de bois, jusqu’au sommet des roches ardues qui dominaient les murs de l’ancien château. De là, pour la première fois de sa vie, il avait contemplé le berceau de sa noble race, les remparts démantelés, les tours tapissées de lierre et couronnées de folle avoine, les arceaux brisés, les buissons sauvages où le vent se jouait avec d’étranges murmures, et çà et là, — mutilés par la main des hommes ou par celle de Dieu, — les écussons sculptés où se lisait encore, sous mille blessures le blason sans tache des De Vere.

A cet aspect, leur dernier descendant avait cru, pour un moment, se voir entouré de leurs ombres imposantes Elles lui montraient, indignées, cette terre conquise et gardée au prix de leur sang, cette terre usurpée par la révolte, vendue à un obscur trafiquant, déshonorée par les vices grossiers de ces nouveaux venus, de ces up-starts, et qu’il fallait, à tout prix, replacer en des mains nobles et pures.

Incapable de résister à leur appel, De Vere s’était élancé vers la chapelle qui abritait leurs tombes, et dont la nef se soutenait presque entière sur ses piliers ébranlés. Guerriers, prélats, abbesses, leurs images gravées dans le marbre tapissaient le sol. Près du mur qui dessinait encore l’enceinte du chœur, l’effigie d’un paladin gisait sur un sarcophage aux bas-reliefs effacés. Ses bras en croix sur sa poitrine rappelaient ses exploits en Terre-Sainte. De l’autre côté de l’autel, agenouillé dans ses robes flottantes, un prêtre, un cardinal de l’église romaine, tendait au ciel ses mains de pierre ; de ceux-ci, comme de tous les autres, De Vere connaissait le nom et avait appris les exploits, les grandes actions, les vertus chrétiennes. Jugez de son émotion, lorsqu’à l’improviste il se trouva transporté, pour ainsi dire, au milieu d’eux, lorsque les traditions les plus précieuses à sa mémoire prirent tout à coup une forme sensible, une réalité saisissante. A qui ne l’a jamais ressentie, cette exaltation de l’homme par le souvenir des aïeux peut sembler chimérique et vaine ; pour qui l’a connue, c’est une des plus vraies, une des plus intimes jouissances que l’esprit rencontre dans les régions élevées où l’attirent ses instincts d’élite.

Ne vous étonnez donc pas que, ramené là par l’ineffaçable attrait de cette première visite, De Vere dirigeât sans cesse vers Mount-Sorel ses promenades solitaires. Le passé si glorieux, l’avenir, si certain, lui faisaient éprouver, au milieu de ce domaine désert, un mélange ineffable et confus de joies enivrantes. Il aimait à s’y trouver seul, durant des heures entières, maître, par la pensée, de tout ce qui l’entourait. Il était là comme le voyageur qui revoit sa patrie, comme le soldat long-temps prisonnier, et qui reprend sa place sous le drapeau. L’idée d’un grand devoir rempli, d’une grande justice providentielle, rehaussait à ses yeux l’acte par lequel il allait rentrer dans le domaine enlevé à sa famille. Ajoutez à ces hautes visées tout un ordre inférieur de préoccupations mieux connues du vulgaire : celles du propriétaire soigneux qui prémédite les améliorations indispensables, calcule les voies et moyens, distribue les coupes de bois, met en valeur les terrains négligés, exploite les cours d’eau, les couches minérales, restitue à peu de frais une fabrique pittoresque, ouvre une percée lumineuse dans l’épais rideau qui masque de lointaines perspectives. Chaque jour, projets nouveaux, plans et devis improvisés, chaque jour, dans leurs menus détails, des combinaisons de toute espèce ; ici une futaie à éclaircir, là-bas une mare a dessécher, un sentier à détourner, un champ à mettre en jachère. Encore étaient-ce là les soucis de premier ordre, les desseins les plus essentiels, et la tendresse du futur possesseur de Mount-Sorel pour son beau domaine abandonné descendait à des soins plus humbles. Il ne dédaignait pas, au besoin,- anticipant sur les jouissances qui lui étaient promises, — d’ébrancher au couteau les jets trop vigoureux de quelque arbuste nuisible, ou de remettre en son lieu, sans craindre d’y souiller ses mains aristocratiques, quelque ornement détaché des ogives, quelque fine sculpture descellée à la longue par les eaux du ciel et les aquilons de l’hiver.

Deux ans se passèrent ainsi, deux ans de silencieuse contemplation, pendant lesquels mille rapports charmans et mystérieux s’établissaient entre cet homme si froid, si concentré en lui-même, et la terre dont il se promettait la possession chaque jour plus prochaine. Il l’avait étudiée sous tous les aspects, par les belles matinées de printemps, étincelante sous les feux de l’aurore, et par les soirs brumeux de l’automne, voilée, mélancolique, noyée de pleurs ; il savait par cœur le chant des girouettes rouillées qui grinçaient sur le toit ébréché du manoir ; il nommer sans hésiter, d’après les anciennes chartes, les étangs, les bosquets, les donjons. Ici le bois des Druides, là-bas la Fosse-au-Moine, près des taillis de Bevis. Il avait rapporté, fidèlement calquées, les inscriptions placées sur chaque tombe, et prenant un plaisir d’enfant à les déchiffrer une à une pour les transcrire dans le livre où il avait ses annales de famille, notant à la marge, d’un crayon soigneux, la place de chaque pierre, la date inscrire sur l’écusson de bronze, les textes archéologiques dont il s’était aidé pour retrouver le sens de ces hiéroglyphes effacés.

Il était heureux, c’est tout dire. Son cœur avait long-temps recélé une source d’amertume, épanchée sans bruit sur une blessure béante ; maintenant, comme si le bâton du prophète l’eût miraculeusement touché, cette onde amère s’était soudain adoucie et tombait, baume salutaire, sur la cicatrice à peine sensible. Toujours froid, toujours muet, et séparé de la communion de famille par ce secret qui n’avait pas encore franchi ses lèvres, on sentait pourtant émaner de lui une sérénité nouvelle, une douceur inaccoutumée ; Sa voix était moins âpre, ses ordres moins brefs ; ses gestes amollis, même quelquefois caressans, indiquaient le calme, la satisfaction intérieure. Sans se rendre compte de cette influence bénigne, les êtres placés autour de lui, et dont le bonheur tenait au sien participaient à cette vie meilleure, à cette consolante espérance, à ce tiède printemps plus doux après un si long hiver.

Patient par nature et temporisateur par système, — il n’est jamais séant de se hâter, — De Vere n’avait pas manqué néanmoins de préparer l’acquisition en projet. Son homme d’affaires à Londres était au courant de ses intentions relativement à Mount-Sorel, et ce solicitor, renommé pour son exactitude, sa prudence, l’habileté avec laquelle il savait mettre les meilleures chances du côté de ses client, s’était chargé de guetter, sans mot dire, les démarches des gens de loi chargés de la vente, et des concurrens qui se présenteraient. Ses renseignemens, auxquels toute confiance pouvait être accordée, garantissaient les auspices les plus favorables. L’étendue de la terre de Mount-Sorel, son éloignement de toutes les grandes villes, la tendance industrielle les capitaux, le désordre où elle avait été laissée, tout, jusqu’au nom flétri de ses derniers propriétaires, contribuait à écarter les acquéreurs, surtout à diminuer la valeur vénale de ce magnifique domaine. Par avance, en homme rompu à ce genre d’affaires, M. Lawson s’était fait fort, si on lui laissait carte blanche, de conclure à un prix très au-dessous de l’estimation faite par De Vere, et qui se ressentait naturellement de ses vues enthousiastes. Bref, aucun souci sérieux, aucune inquiétude fondée ne troublait dans sa discrète béatitude le solitaire promeneur de Mount-Sorel.

Le moment vint où la vente fut annoncée. Il fallait se mettre en mesure de se présenter au champ-clos des enchères, et, nous l’avons dit, le concours de mistriss De Vere était indispensable à son mari. Ce fut une scène bien simple en apparence, mais pleine de poignantes émotions, que celle où, malgré sa déférence habituelle, mistriss De Vere hésita un moment à consommer le sacrifice exigé d’elle. Vainement elle essaya de sauver Ash-Grove. Maître impérieux et absolu, De Vere n’était pas homme à reculer devant quelques objections timides, devant quelques plaintes échappées à une ame délicate que froissait profondément l’injustice conjugale. Les humbles représentations de mistriss De Vere, dédaigneusement écoutées, combattues avec une irritation toujours croissante, n’eurent aucun effet sur l’ambitieux qu’elles contrariaient sans le convaincre. Elles ôtèrent, en revanche, au consentement qu’il était certain d’arracher à sa femme, cette bonne grace, cet élan feint ou simulé, qui double le prix du dévouement.

Du reste, à cette mésintelligence d’un moment succédèrent quelques beaux jours, les premiers où De Vere, confiant par nécessité, eût associé sa famille à ses désirs plus vifs d’heure en heure. Il était de ces hommes que le malheur replie en eux-mêmes, et dont la prospérité seule développe les qualités aimables, les affectueux penchans. Près de remonter avec tous les siens au rang dont il croyait être déchu, — touchant de la main ce but vers lequel depuis deux ans il n’avait cessé de tendre, — un bonheur grave, et dont il contenait avec soin les manifestations, éclatait dans ses regards, illuminait de quelques sourires son front ridé bien avant l’âge, et, sans qu’il en parlât jamais, rayonnait vivement au dehors. Ash-Grove était vendu ; M. Lawson, pourvu de pleins pouvoirs, avait pris jour avec ses confrères chargés des intérêts de la succession Entwistle, et auxquels jusqu’alors aucune proposition sérieuse n’était parvenue. Tout annonçait une conclusion heureuse à cette négociation si prudemment ajournée, et préparée avec tant de soins.

Si nous avons pu, — tel était notre but, — vous inspirer quelque intérêt pour cette passion bizarre, pour cette faiblesse tout individuelle qui doit faire défaut la sympathie banale des lecteurs de romans ; si vous la jugez digne d’être étudiée comme une maladie morale dont le germe ne se perdra jamais, quelque rare, quelque inexplicable qu’elle soit pour bien des êtres humains ; si, par cela même qu’elle est exceptionnelle et soulève l’examen du philosophe, elle ne vous a pas découragé, les simples événemens qui précèdent, — insignifians et sans lien dramatique, — vous ont préparé à comprendre la scène suivante.

Le jour était venu où devait parvenir à M. De Vere le bulletin définitif de la campagne entamée par son agent. Déjà la veille, lorsqu’il put croire que la conférence était entamée, on l’avait vu plusieurs fois, cédant à un mouvement irréfléchi, tirer sa montre et regarder l’heure. Ce matin-là, Clarisse et sa mère, avec sa gouvernante, étaient réunies dans la salle à manger, lorsque le sac aux lettres, fermé à clé selon l’usage, fut apporté par un domestique. M. De Vere essaya de l’ouvrir : mais sa main tremblait évidemment, malgré tous ses efforts Pour paraître calme.

— Voyons, père, dit Clarisse allant à lui le sourire aux lèvres. Il devint excessivement pâle, et lui tendit le sac qu’elle ouvrit sans peine. Il renfermait une lettre timbrée de Londres, la lettre de Lawson, la lettre attendue.

De Vere la prit, se rapprocha de la fenêtre, l’ouvrit avec lenteur et commença sa lecture qu’il continua posément jusqu’au bout. Pas un muscle de sa figure n’avait bougé. Quand il eut fini, il replia le papier, et dit très bas ces simples paroles - Lawson est arrivé trop tard ; nous n’aurons pas le domaine.

— O mon père ! s’écria sa fille en se jetant à son cou. Mais il demeura silencieux. On voyait qu’il avait besoin de concentrer toute son énergie pour supporter doucement, et avec les apparences du calme, ce désappointement plus amer qu’il n’aurait pu le dire. Il réussit à peu près.

Mistriss De Vere s’était levée à son tour, et s’avança timidement vers son époux, qu’elle craignait de b1eser par des consolations inopportunes. Il ne lui laissa point prendre la parole ; mais, serrant la main qu’elle lui offrait : « Sophie, lui dit-il, je n’oublierai jamais votre condescendance à mes désirs. ». Puis il sortit sans rien ajouter. Les larmes contenues par sa présence coulèrent alors librement.

Il n’était que trop vrai. Jusqu’à ces derniers jours, aucun acquéreur ne s’était présenté pour Mount-Sorel, et les gens d’affaires chargés de la vente s’étaient engagés à prévenir Lawson de toute concurrence menaçante pour son client ; mais, vingt-quatre heures avant qu’il se réunissent pour conclure et signer avec lui, un étranger s’était présenté chez eux, offrant un prix bien supérieur à celui qu’ils espéraient obtenir. Seulement cet homme, d’une humeur en apparence très bizarre, ne voulait pas admettre le moindre délai ; il fallait, séance tenante, accepter refuser son marché. Dans de pareilles circonstances, les vendeurs n’avaient point osé prendre sur eux de sacrifier une occasion si favorable et si imprévue. On vient de voir les conséquences de leur détermination.

En sortant de la salle à manger, De Vere s’était retiré dans son cabinet. Les trois femmes, attentives, épiaient tous les bruits qui pouvaient leur révéler ce qui se passant dans ce mystérieux réduit ; pas un son n’arrivait à leurs oreilles. Après une heure d’attente, Clarisse n’y tint plus, et, craignant que les forces physiques de son père n’eussent failli à son intrépidité morale, elle osa pour la première fois pénétrer, sans être appelée, dans le sanctuaire paternel.

De Vere était debout, en face d’une armoire de fer où il replaçait des papiers, des plans, des parchemins jaunis par le temps. Un soin minutieux présidait a leur arrangement dans des cases et des tiroirs séparés. Cette besogne achevée, il poussa les battans qui se rejoignirent avec un bruit métallique, tourna péniblement dans la serrure une clé rouillée, ôta cette clé, et se retourna seulement alors pour regarder du côté de la porte entre-bâillée.

Même à ce moment suprême où il enfouissait pour jamais les tristes débris de son ambition trompée, ces reliques du passe auxquelles ajoutait tant de prix, depuis deux ans, un avenir désormais fermé ; même en ce moment, le fier gentleman était impassible, loin de tout regard, seul avec lui-même, mais soigneux encore de sa dignité.

Sa fille avait fait quelques pas vers lui ; elle tenait ses doux regards attachés sur ce front où elle cherchait en vain les indices d’une émotion quelconque.

— Merci, Clarisse, merci, lui dit-il en dégageant son bras, sur lequel, elle avait posé sa main. Je suis occupé ; j’ai besoin d’être seul. Retourner près de votre mère… ne revenez plus surtout. Je suis occupé, très occupé.

Entre lui et les siens, le mur de glace s’était tout à coup relevé. Il n’était pas de ceux qui acceptent la compassion, même d’une épouse aimée ou de leur unique enfant. Froid, hautain, stoïque, la sympathie, qui vient en aide au faible, lui semblait presque une injure.

Peu d’instans après avoir quitté son père, Clarisse il vit sortir comme à son ordinaire par le fond du parc, et s’enfoncer - une dernière fois - dans les bois de Mount-Sorel.


Laissons les années s’écouler ; laissons le temps, qui atténue nos douleurs comme il efface nos joies, émousser le premier aiguillon de cette souffrance aristocratique à laquelle nous avons voulu initier le lecteur, et, pour expliquer la suite de ce drame dont il ne connaît encore que le prologue, apprenons-lui à connaître le nouveau propriétaire de Mount-Sorel.

Il se nommait Higgins ; c’était le type du plébéien anglais, puissant par la fortune à la fin du XVIIIe siècle. Que ses richesses eussent été conquises dans l’Inde ou sur le continent que son père les eût gagnées en portant des nègres aux planteurs de la Jamaïque, ou son grand-père en spéculant sur les actions de la mer du Sud, elles existaient, et personne ne demandait compte de leur origine ; mais, dans un pays comme l’Angleterre, la richesse plébéienne a ses compensations : devant cette puissance brutale de la fortune, s’il est des barreaux qui tombent il était en 88, il est encore des abîmes infranchissables. Et, par une logique toute simple, par un enchaînement fatal au principe oligarchique, les millionnaires sans aïeux, quand ils n’ont pas le génie qui dompte la résistance orgueilleuse des castes privilégiées, sont dédaigneusement repoussés dans les rangs du peuple.

Ceci était arrivé pour Higgins. Homme de sens droit, de lumières communes, de volonté forte, — aussi fier, aussi indomptable d’ailleurs que si le sang de Harold eût coulé dans ses veines, — il avait pris vaillamment son parti de lutter contre une caste dont les dédains l’avaient blessé. Par nature, cependant, personne n’était moins niveleur, moins égalitaire. Il aimait l’ordre rigoureux, l’obéissance passive : maître juste, mais sévère, froidement absolu, à qui rien n’échappait, et qui pardonnait rarement la moindre transgression de ses ordres. Au reste, et une fois son parti pris, conséquent à lui-même, il avait l’uniforme débraillé de Fox, les propos aventureux de Wilkes, la terrible logique de Payne et de Priestley. Sans cesse sur la route de Londres à Paris, il allait chercher dans les clubs, à la constituante, chez Mirabeau, chez Lafayette, le mot d’ordre de l’idée, nouvelle, la consigne changeante de la révolution, chaque jour plus forte et plus avide. Puis, dès qu’il pouvait se soustraire à cette dévorante activité, il courait à Mount-Sorel, où disparaissaient comme par miracle, sous ses yeux vigilans, sous ses mains infatigables, toutes les traces du long désordre auquel le noble domaine avait été livré par ses derniers possesseurs. Homme nouveau, il ne tenait compte d’aucune idée vieille. Cependant il s’abstint de porter une main sacrilège sur les beautés architecturales du vieux château. Tout jacobin qu’il était, on ne le vit pas méconnaître l’élégance des croisées à colonnettes ou des chapiteaux romans, mutiler les armoiries ciselées dans la pierre, ou septembriser les ruines de l’antique chapelle. Tout au contraire, cet homme bizarre voulut tout conserver de ce qui avait une valeur historique ou pittoresque, et, loin de témoigner une haine stupide à ces vestiges d’un temps qu’il abhorrait, on eût dit, à le voir étayer les pilastres fendus, restituer les écussons brisés, replacer dans leurs lambris les portraits de famille, préalablement restaurés et revernis, que cet homme rêvait, pour un avenir plus ou moins éloigné, le retour des De Vere dans leur ancien manoir.

Le bruit public portait ces nouvelles au dernier descendant de l’illustre famille, et troublait le repos de son ame stoïque. Chose étrange, il ne trouvait aucune consolation à ces détails, et ressentait comme une sorte d’insulte les soins qu’un étranger, un parvenu, un partisan abhorré de la révolution française, osait prendre de ces nobles reliques, profanées par ce culte indigne. De fait, n’était-ce point là une raillerie injurieuse ? et relever l’autel, quand on ne croit pas au dieu, n’est-ce pas dire qu’on peut impunément se jouer d’une foi désormais sans périls ? L’église de Ferney, par exemple, n’est-elle pas un audacieux blasphème ?

Mais peu importait à Higgins la bienveillance ou le mauvais vouloir des gentilshommes ses voisins. Il savait en bloc que leur paresse raillait son activité, qu’une secrète jalousie envenimait de toutes part les jugemens portés sur lui ; mais il n’en allait pas à son but d’un pas moins ferme, toujours entouré d’une troupe de jeunes enthousiastes, comme lui dévoués à la grande cause de la liberté humaine.

L’un d’eux était son fils Reginald, hier encore sur les bancs de l’école, et qui venait de parcourir l’Europe, ou, de tous côtés, il avait vu fermenter l’esprit révolutionnaire. Impétueux, hardi, brillant d’esprit, admirablement beau, Réginald était adoré de son père, qui aimait à le mettre à l’épreuve en le raillant à outrance : heureux de le voir résigné ces paternelles attaques, heureux encore lorsque le jeune homme, tout en riant, se permettait d’y répondre par quelque épigramme inattendue. A côté de lui, plus modeste, plus timide, — ame délicate sous une enveloppe massive et sans grace, — son ami d’enfance Edmond Lovel. Ce dernier était aussi l’ami des De Vere, le compagnon de jeux de Clarisse, le seul étranger sur terre à qui, dans l’espèce de captivité où elle s’étiolait, le jeune fille eût pu jusqu’alors accorder une affection quelconque. Elle l’aimait en effet. Il avait sa place dans les pensées de cet être angélique. Absent, elle commençait à le trouver de moins. Elle souriait à l’idée de son retour. Il était mêlé à ses meilleurs souvenirs : il avait eu sa part de tous les chagrins de famille. C’était par sa faute, — Clarisse le savait et n’avait pas voulu que ceci fût révélé à son père, - que Higgins, accidentellement conduit dans les bois de Mount-Sorel, s’était pris d’un amour subit pour cette féodale résidence. Ils avaient donc, Edmond et Clarisse, un secret bien à eux, et n’était-il pas permis de se demander pourquoi ils l’avaient, pourquoi la jeune fille, n’avait pas voulu qu’Edmond, innocent d’intention, s’exposât au ressentiment plus ou moins équitable de M. De Vere ? Hélas ! elle l’ignorait peut-être elle-même ; mais cette répugnance d’instinct, et l’attachement dont elle était le symptôme naïf, Edmond ne pouvait-il donc y chercher un vague motif l’espérer ?

Ce crime, — cette faute si excusable, — il devait l’expier cruellement, et cela dès le premier jour où Reginald rencontra Clarisse. Figurez-vous cette première entrevue, comme elle eut lieu, au sortir d’une église de campagne, par une matinée d’automne un peu froide. Reginald y avait conduit Edmond, sans lui dire où ils allaient, mais en réalité pour y voir cette jeune fille dont la beauté faisait tant de bruit. En arrivant aux portes de la chapelle, Clarisse et son père ont reconnu leur jeune ami, nul moyen de quitter la place sans leur avoir parlé. Reginald, ravi de cette circonstance inattendue, n’a garde de quitter Edmond Il faut donc qu’Edmond le présente et comment ? Par bonheur, Reginald, fils de Higgins, ne porte pas ce nom mal sonnant aux oreilles de De Vere : par là, du moins Edmond échappe à la nécessité d’avouer ex abrupto ses rapports intimes avec Mount-Sorel ; mais le malheureux n’échappe à un piége que pour tomber dans un autre. Reginald Higgins n’eût certes pas été accueilli comme l’est Reginald Vernon, que De Vere se hâte d’inviter, et sur qui Clarisse jette, à la dérobée un curieux et bienveillant regard. Est-il besoin d’en dire davantage ? Ne devinez-vous pas le drame qui se noue ?

Laissons là ce qu’il a de vulgaire, — c’est-à-dire les faits, — pour ne nous occuper que du détail intime par où certes il se relève. Reginald aime Clarisse et lui plaît, cela va sans le dire. Mais croyez-vous Reginald capable d’aller sans scrupules sur les brisées d’un ami comme Edmond Lovel ? Non certes. Le généreux jeune homme n’a pas plutôt pressenti une pareille rivalité, que, maître encore de son amour, il propose à Edmond de le lui sacrifier. Un mot, et il s’éloigne, renonçant pour jamais à miss De Vere. Ce mot, pourtant, n’est-il pas déjà trop tard pour qu’Edmond ose le dire ?

Cependant qu’on n’attende pas de lui, — et c’est ici qu’est l’intérêt de cette nouvelle lutte. — qu’on n’attende pas un héroïsme complet, un sacrifice immédiat de toutes ses espérances un holocauste froidement accompli de ses chimères aimées. Appelé à boire l’amer calice, il se débat, il résiste, il l’éloigne de lui. Sa sombre tristesse fait place à des résolutions désespérées. Il ne veut pas céder, il ne veut pas que sa bien-aimée soit à un autre. Plaidant sa propre cause avec l’énergie de la passion révoltée : — Pourquoi, s’écriait-il, pourquoi donc Reginald aurait-il tout ce que m’a refusé le ciel, et pourquoi, de plus, m’enlèverait-il ce dernier trésor ? À lui, sans Clarisse, la vie garde mille félicités. Il est beau, spirituel, adroit, séduisant. L’amour vient au-devant de lui, moisson toujours nouvelle et toujours dorée. Pour moi, si je perds une fois cette douteuse amitié, dont l’avenir fera peut-être un sentiment plus vif, rien ensuite, et plus rien encore. T’ai-je donc cultivée dès le premier matin, t’ai-je aidée à t’épanouir lentement, ô ma rose pâle ! ô mon lis sans parfums ! Pour te voir ainsi disparaître dans un rayon de soleil, le seul qui ait encore traversé l’ombre où tu vis ; où j’aurais vécu si heureux près de toi ? Est-ce un légitime droit, est-ce une justice réelle qui t’enlèverait à ma tendresse éprouvée ? Dois-je aller au-devant de ce supplice ? dois-je véritablement courber la tête sous cette inexorable nécessité ? — Ainsi s’exhale l’ame d’Edmond, et, durant les nuits fiévreuses, il se débat, comme Jacob, contre un messager du ciel, contre cet invisible lutteur qu’on appelle la conscience. Vainement cherche-t-il à se tromper sur ce qu’elle ordonne, vainement insulte-t-il aux résolutions magnanimes qu’elle lui suggère. Toujours debout, l’athlète immobile n’est pas même ébranlé par ses étreintes convulsives. Il fait entendre les mêmes paroles, il indique du doigt la même route : — âpres discours, voie dure et odieuse.

Il y a ici, dans le récit que nous nous efforçons d’analyser, une nuance qui ne doit pas se perdre, sous peine de fausser en partie la donnée du livre Edmond Lovel, qui seul peut raconter ses tortures, nous dira lui-même comment les dogmes politiques dont il était l’adepte reflétaient sur ses souffrances d’amour :

« Mes idées sur le devoir, dit-il, étaient singulièrement modifiées par les nouvelles doctrines dont je subissais l’influence. Il est beau, sans doute, de résister à l’oppression. Est-il aussi bon de réclamer sans cesse en faveur de ces droits de l’homme, que chacun entend à sa manière ? Ce qu’on désigne ainsi, ne seraient-ce pas, et bien souvent, d’arbitraires exigences ? Les prétentions de l’égoïsme ne se cachent-elles pas aisément sous ce beau, nom de droits humains ? Si tout homme a le droit d’être heureux, n’ai-je pas celui d’assurer mon bonheur ? Et pourtant la loi du Christ est tout autre : « Songe aux autres avant de songer à toi. » Mais la philanthropie du XVIIIe siècle n’allait pas si loin ; elle me mettait de niveau avec mon rival, et ne m’imposait pas de préférer son bonheur au mien. Je me révoltais à cette idée d’une injustice envers moi-même, comme j’esse fait à l’idée d’une injustice envers tout autre.

« Pour prendre en considération leur bonheur à tous deux, pour faire entrer en balance avec la mienne la félicité de l’être que j’adorais, j’étais alors trop égoïste. Et n’allez pas, néanmoins me prendre en mépris. Je n’étais pas égoïste par nature ; mais je l’aimais tant ! Me séparer d’elle pour jamais me semblait un effort impossible ! »

Là ne se bornaient pas les tourmens de cette nature si malheureuse. Edmond Lovel, ce cœur noble et débile tout à la fois s’indignait aussi de sa faiblesse, de ses irrésolutions, de n’être ni puissant contre son amour ni décidé à le faire prévaloir. Un sacrifice généreux trouve en lui-même de bienfaisantes consolations ; une résolution ferme et franche débarrasse, au moins pour un temps, des remords qui importunent et paralysent. Mais ne se sentir ni complètement bon, ni complètement mauvais ! se trouver lâche pour souffrir, lâche pour infliger la souffrance ! hésiter au point de n’avoir plus d’estime pour soi-même, au point de ne savoir ce qu’on est, et de se croire inhabile au vice comme à la vertu, au calcul égoïste comme au dévouement sublime ; joindre à ce malheur la conscience que l’on est envieux, misérablement tenté de médire et de mal faire, que l’on n’est pas aimé, que l’on n’a plus le droit de l’être, qu’on est faible, petit, sans énergie, sans volonté, n’est-ce pas là un supplice et une torture, torture que bien des hommes ont dû connaître ?

Donc, quand Reginald Vernon dit à son ami Lovel : — Partirai-je ? puis-je rester ? il est temps encore aujourd’hui ; demain, peut-être il serait trop tard ; si tu aimes Clarisse, pourquoi me cacherais-tu cet amour ? si tu ne l’aimes pas, bénie soit ton indifférence !… mais parle, explique-toi ; l’avenir t’appartient, — Edmond ne sait que s’arracher les cheveux en pleurant, maudire le sort, maudire son ami, et se demander à lui-même : — A quoi bon le bannir, s’il est aimé ? A quoi bon faire le généreux si j’aime Clarisse ? Tout beau, mon cœur ! Mon intérêt, halte là ! — Et tandis qu’il délibère, la fièvre le prend. Reginald, qui ne reçoit pas de réponse, prend ce silence pour un aveu tacite. Il accourt. Au chevet du malade, Clarisse et lui se retrouvent : deux jeunesses attendries, pleurant ensemble l’ami menacé, s’interrogeant des yeux, se pressant les mains d’une étreinte sympathique. Pauvre Edmond, qui, mourant, leur sert de prétexte, à leur insu ! Pas de médecin. Reginald s’élance à cheval, pique des deux, et descend au galop la longue avenue. Clarisse admire ce dévouement fraternel, peut-être aussi l’intrépidité, la grace de ce jockey accompli ; puis elle frissonne à l’aspect d’Edmond, qui se soulève irrité, le front blême, les lèvres tremblantes, hagard, défait, affreux à voir, et qui retombe sur sa couche humide, écrasé par le sentiment de sa dégradation morale autant que par son désespoir.

Le mal est combattu avec succès. Il laisse Edmond épuisé par tous ces paroxismes, et mieux disposé à se dévouer. Il s’y décide surtout, — et ceci est encore une de ces nuances imperceptibles et délicates dont il faut tenir compte au romancier, — il s’y décide après une conversation de convalescent avec la nourrice de miss De Vere. Cette brave femme s’est figuré, parce qu’elle le désire, qu’Edmond doit épouser Clarisse ; elle le berce de cette idée qu’il est en secret le mieux aimé. Dans ses châteaux en Espagne, elle fait allusion à la délivrance de Clarisse par un jeune homme dans le portrait duquel Edmond se reconnaît, si bien qu’elle lui rend l’espérance. Et cette dernière espérance lui donne, à lui, la force le garder son secret, d’étudier à loisir le cœur de Clarisse, pour se décider plus tard, s’il le faut, aux sacrifices qu’il aura jugés nécessaires. Cet ajournement, cette transaction, ces bonnes résolutions que l’on prend plus aisément quand on n’est pas certain d’avoir à les pousser jusqu’au bout, est-ce ou n’est-ce pas notre pauvre ame, notre courage douteux, notre abnégation incomplète ?

Bientôt pourtant Reginald reparaît, et dès qu’il est là, plus de doute. Le convalescent, l’œil fixé sur ces deux êtres qu’il ne peut s’empêcher d’aimer, alors même que, sans le savoir, ils lui déchirent le cœur, compte leurs regards qui se cherchent et se dérobent, il devine aux inflexions de leurs voix ce qu’il n’ont jamais osé se dire. Que d’autres s’y trompent, à la bonne heure ; mais il sait, lui, que le cœur de la jeune fille a battu plus fort quand le cheval de Reginald s’est arrêté devant le perron. Il sait qu’elle a tiré l’aiguille, à partir de ce moment, deux fois plus vite que d’ordinaire ; il a vu comment elle s’est levée, les yeux baissés, et comment tout aussitôt elle est retombée sur son siége. Furtifs symptômes, imperceptibles trahisons, que Reginald lui-même n’a pas remarqués, mais qu’Edmond enregistre amèrement !

Après tout, de quoi se plaindrait-il ? Reginald n’a pas encore parlé. Il attend, dévoré d’impatience, la décision d’Edmond. Et comment reprocher à Clarisse un bonheur involontaire, une émotion dont à peine elle se doute ? Ni l’un ni l’autre ne l’a volontairement blessé ; ni l’un ni l’autre n’a oublié ou renié ses devoirs envers Edmond. Clarisse l’a traité en frère, Reginald en ami. – L’épreuve est faite ; il serait cruel pour tous trois de la prolonger encore. Soyons dignes de ceux que j’aime ! — Edmond Lovel dit ainsi un dernier adieu à ses espérances, plus calme, plus heureux après cette violente résolution qu’il ne l’aurait cru possible

Un de nos poètes n’a-t-il pas soupiré les mêmes plaintes, exprimé le même sentiment de résignation attendrie et presque « friande » comme la mélancolie de Montaigne ? Le dernier vœu de Joseph Delorme est aussi celui d’Edmond. Lovel.

Non, c’en est fait, jamais, ni son regard timide
Où de l’astre d’amour brille un rayon humide,
Ni son chaste entretien,
Propos doux comme une onde, ardens comme une flamme,
Sermens, soupirs, baisers ; son beau corps, sa belle ame ;
Non, non, je ne veux rien

Confiez vos soupirs aux forêts murmurantes,
Et, la main dans la main, avec des voix mourantes,
Parlez long-temps d’amour ;
Que d’ineffables mots, mille ardeurs empressées,
Mille refus charmans gravent, dans vos pensées
L’aveu du premier jour.


Mais ce que le poète entrevoit dans un drame confus dont l’héroïne lui est inconnue, Edmond l’a chaque jour sous les yeux. Il ressent ces douleurs de détail. plus poignantes que la pensée ne sait les faire d’avance, et plus inattendues, et qui mettent la patience à de plus rudes épreuves. Pardonnez-lui donc s’il oublie une fois encore ses magnanimes déterminations, et ne l’en aimez pas moins pour cela, car il n’en est que mieux votre égal, votre pareil, votre frère. Non, Clarisse n’ignorera pas qu’elle est aimée. Elle l’apprendra lorsque cet inutile aveu n’est qu’une épine mêlée aux fleurs dont elle se couronne, une goutte de fiel dans sa coupe d’ambroisie. Est-ce bien Edmond., le bon, le généreux Edmond qui lui parle avec cette ardeur concentrée, ces gestes brusques, cette voix impérieuse et grave ? Est-ce bien lui qui l’effraie de cette folle tendresse, de ces angoisses, de ces navrais combats, de tout ce malheur, enfin, Pour lequel, pauvre enfant, elle saurait avoir qu’une pitié stérile, et dont il ne fallait pas attrister ses belles, ses heureuses journées. Eh bien ! ne regrettez pas cette dernière faiblesse du pauvre Edmond ; elle le rapetisse peut-être, mais elle le console, car il voit presque à ses genoux, — lui demandant pardon du mal qu’elle lui a fait, — pleurant sur ces longs chagrins dont elle a vu, sans les comprendre, les plus terribles paroxismes, — la tendre et chaste amie de son enfance. Les larmes qu’elle verse sur lui régénèrent, comme un saint baptême, ce converti de l’amitié. Il rougit de lui-même quand il voit cette douleur sincère, cette pitié vraie et profonde, cette sympathie noblement expressive. A son tour de s’excuser, à son tour le consoler la jeune fille éplorée, et de lui déguiser, autant qu’il le peut encore, les misères de son cœur, qu’il étalait tout à l’heure avec une sorte de frénésie. Et son devoir, il l’a compris, est de lui rendue cette douce sérénité dont il l’avait tout à coup dépouillée.

Mais dans l’excès de sa douleur le nom de son rival était venu, comme malgré lui, jusqu’à ses lèvres. Grave imprudence ou générosité sublime, car Clarisse, éclairée tout à coup, sourit à cette révélation inattendue. Edmond n’a donc plus qu’à consommer le sacrifice. Il écrit à Reginald : — Le sort en est jeté ; Clarisse est à vous. Arbitre de son bonheur, il est temps d’agir. Pas de questions ; je n’y répondrais pas. Elle vous aime. Venez.


Ce dénouement inévitable va nous ramener à un conflit plus grave, plus implacable. Les passions de la jeunesse, si fougueuses, si absolues qu’on puisse les croire, n’ont pas la ténacité froide et sans pitié qui caractérise celles de l’âge mûr. Celles-ci, venues sur un sol plus aride, y jettent des racines plus vigoureuses Arrivées tard, il n’existe pas, pour le cœur qu’elles font battre, de compensation possible à leur perte, et ces penchans généreux, aimans, dévoués, qu’on oppose avec bonheur aux exigences égoïstes d’un jeune homme, ont effacés chez le vieillard qui sait le néant des sacrifices.

Si donc vous avez cru que De Vere a oublié Mount-Sorel, si vous avez été dupe de ce stoïcisme orgueilleux dont il a voulu s’envelopper aux yeux des siens, vous n’avez pas compris combien la blessure a été profonde, combien le désappointement fut amer. Oui, sans doute, ses yeux n’allaient plus chercher au bord de l’horizon les barrières de granit, les cimes vertes de la forêt convoitée. Tout au plus, observateur attentif, vous auriez pu remarquer que De Vere n’interrompait jamais son vieil intendant, lorsque cet homme naïf lui racontait les métamorphose, les embellissemens, les réparations bien entendus, par lesquels le nouveau propriétaire inaugurait sa prise de possession. A part ce symptôme insignifiant, rien chez De Vere ne trahissait un regret. Mais écoutez Clarisse ; elle ne s’y trompe point, elle, et son inquiète tendresse n’a pas vu sans frémir des indices qui vous échappent. — Le croiriez-vous ? dit-elle a Edmond, vous qui m’avez vue jadis si gâtée, objet de tant de soins, surveillée par mon père avec une sollicitude si constante, je lui suis maintenant indifférente comme tout le reste ! N’allez pas croire que ce changement lui ôte une parcelle de mon affection. S’il ne m’aime plus, Edmond, c’est qu’il est bien malheureux et qu’il le cache, et qu’il ne veut partager avec personne sa douleur secrète.

— Ne plus vous aimer, quelle folie !

— Silence, Edmond !… ne prononcer pas ce terrible mot.

Et une étrange pâleur s’étendait sur son beau visage.

« Dites, reprit-elle très bas en jetant un regard autour d’elle, auriez-vous remarqué hier quelque chose qui vous ait suggéré une si affreuse pensée ?… »

Edmond la regardait étonné. Il avait employé par mégarde, au hasard, l’expression qui avait effrayé Clarisse.

« Non, vous n’avez rien vu n’est-ce pas ?… Personne n’a rien vu… ma mère elle-même ne sait rien… et je me hais de vous avoir laissé entrevoir, à vous seul au monde, à vous mon ami et mon frère, les anxiétés qui me minent… Telle que vous me voyez, j’ai souffert du doute le plus épouvantable… Sans qu’il le sache, j’ai cherché dans sa bibliothèque tous les livres qui pouvaient m’éclairer… Savez-vous. Edmond, continua-t-elle plus bas encore, savez-vous qu’ils appellent cela une fièvre morale ? .., Ils disent qu’elle provient d’un chagrin caché. Hélas ! Edmond, pourquoi mon pauvre père n’a-t-il pas voulu se confier à nous ? Est-ce là l’orgueil permis ?…

« Maintenant, poursuit-elle, il vous ferait peine à voir. Les jours et les jours se passent sans qu’il ouvre un livre, sans qu’il jette les yeux sur un journal… Et quel sombre voile sur son visage !… et quelle amertume dans ses paroles quand on arrive à traiter devant lui ces odieuses questions politiques !… Non, sans doute, non, vous ne pensez pas que cette noble intelligence soit ébranlée…, mais il y a quelque chose… Cette fièvre morale me fait peur… je crains un malheur, sans savoir à quelle appréhension m’arrêter. »

L’instinct filial n’a pas été seul à s’alarmer. La vieille nourrice galloise fait à Edmond les mêmes sinistres confidences : elle lui parle, en baissant la voix, de ces inexplicables caprices qui effraient les serviteurs de son maître, de la terreur qu’ils éprouvent en le voyant quelquefois, à minuit, lorsqu’il peut se croire à l’abri de tous les regards, se perdre seul dans les bois ténébreux ; elle lui raconte, d’après eux, comment De Vere se réfugie dans son cabinet, dont la porte verrouillée ne s’ouvre plus pour personne durant des journées entières : le vieil intendant lui-même y frapperait vainement. Puis ce sont parfois des éclats soudains, inexplicables, des colères sans raison, apaisées, réprimées à l’instant même par un effort violent.

Ainsi vont les choses pour De Vere. Higgins, en revanche, de plus en plus entraîné sur la pente où nous l’avons vu se placer, s’enivre d’action, de complots, de rêveries politiques. Un meneur secondaire, un artisan de troubles, établi chez lui, éperonne à chaque instant cette ardeur excessive, stimule cet enthousiasme téméraire, — et chaque jour s’élargit l’abîme qui sépare déjà Clarisse et Reginald.

Cependant, lorsque cet aimable et franc jeune homme fait un appel direct à l’affection paternelle, Higgins ne sait pas résister. Il trouve bien quelques inconvéniens à une alliance qui désarme Reginald et le range parmi les modérantistes ; mais, après tout, si l’on scrutait à fond ces résistances plébéiennes, peut-être les trouverait-on combattues par le respect inné de l’homme anglais pour les grandeurs généalogiques. Reginald, de ce côté, n’aura point de grands obstacles à surmonter ; en revanche, il s’est trompé lorsqu’il a pris au pied de la lettre la bienveillance polie que De Vere a cru devoir lui témoigner. Ces manifestations, De Vere se les est imposées comme une partie du rôle qu’il joue, du mensonge que son orgueil lui dicte ; mais lorsque Reginald Vernon, oublieux de sa naissance obscure, oublieux du nom qu’il porte, oublieux des principes professés par son père, ose aspirer ouvertement à la main de Clarisse, cette présomption soulève un terrible orage dans le cœur du vieux gentilhomme. Ce n’est point assez pour lui de rejeter une pareille mésalliance, il faut répondre par le dédain à l’outrage, il faut que Reginald éperdu sache bien qu’on frappe en lui non pas l’individu isolé, mais la caste toute entière de ces plébéiens révoltés qui osent méconnaître l’orgeuil du sang, traiter de chimères les traditions aristocratiques, et s’égaler ud premier coup aux descendans des races les plus pures.

Reginald est donc repoussé. Dans son premier désespoir, il conserve assez de sang-froid pour ne pas en appeler à son père, et, certain que Clarisse l’aime, il demande secours, heureusement inspiré, à un de ces hommes froids et tranquilles, sans aigreur et sans enthousiasme, qui excellent à saisir les occasions, à modérer les résolutions extrêmes, à ménager les amours-propres, à rendre faciles les retours d’une volonté qui se dément : c’est le père d’Edmond Lovel. Personne mieux que lui ne sait deviner, à côté de l’orgueil qui exalte, la secrète faiblesse qui fait au besoin justice de ces vains transports. Dans la négociation dont il s’est chargé, il se sent fort de cette passion véhémente et si mal domptée que De Vere croit avoir dissimulée à tous les yeux ; Armé de ce levier, il s’attaque hardiment à l’impérieuse susceptibilité de son ami : en regard d’une alliance dont l’idée blesse ce dernier, M. Lovel lui montre sans cesse la réalisation de ce beau rêve abandonné avec tant de peine : Mount-Sorel rendu aux descendans des De Vere, le vieux domaine reconquis, l’héritière unique ramenée en triomphe dans la glorieuse demeure usurpée sur ses ancêtres. Après une longue lutte, non sans regrets, non sans remords, non sans tristes pressentimens, De Vere finit par céder, et, lorsque M. Higgins consent à faire passer la propriété de Mount-Sorel sur la tête de Reginald, ce dernier est admis comme prétendant auprès de Clarisse.

Est-ce à dire que tout soit terminé, que les deux amans aient subi toutes leurs épreuves ? Roméo Montagu épousera-t-il sans autre forme de procès Juliette Capulet ? Le franc tory, le niveleur, maintenant en présence, sauront-ils long-temps se contraindre, et l’intimité qui fermente secrètement en eux ne débordera-t-elle pas un jour ou l’autre ? Songez donc que les années ont fait leur travail, que le sang de Louis XVI a coulé sur l’échafaud, que l’oligarchie anglaise vacille sur ses larges bases, que les clubs des trois royaumes correspondent avec les jacobins de France, que l’Irlande menace, que le peuple de Londres, arme les milices, sème l’or anglais sur le continent, attestant par ces efforts inouis que l’heure est venue de jouer le tout pour le tout. En de pareilles crises, et quand chacun peut sans folie se croire engagé pour sa fortune, pour son honneur, pour sa vie, croyez-vous facile que les ennemis politiques soient impunément appelés à se voir, à s’entretenir chaque jour ? Non, vraiment. La colère et l’injure empoisonnent l’air qu’on respire ; il ne faut qu’une étincelle pour que leurs mortelles vapeurs, embrassées soudain portent la ruine et la mort de tous côtés ; et malgré la politesse un peu empruntée de Higgins, malgré la réserve formaliste de l’orgueilleux De Vere, un jour ou l’autre, soyez-en sûr, la tempête éclatera.

D’ailleurs, Perrott est là, intéressé à fomenter les ressentimens, à aigrir les esprits, à faire éclore les questions irritantes. Tartufe de démocratie, cynique flatteur, parasite politique, tel est Perrott, type exagéré ; portrait calomniateur de ces républicains dont les noms retrouvent à grand peine dans les procès intentés alors aux fauteurs d’émeutes, les Hardy, les Margerott, les Skirving et tant d’autres. Perrott a contre Reginald cette rancune naturelle de la laideur austère, de l’hypocrisie solennelle, contre ce qui est beau, généreux, loyal, aimé, spirituel ? D’ailleurs, s’il brouillait le père et le fils, est-ce uniquement à la cause révolutionnaire que profiterait l’isolement du premier, l’héritage enlevé au second ? Perrott compte bien se faire une part dans de si opimes dépouilles.

Cet artisan de malheur en arrive à ses fins. Un jour où l’orage grondait, où De Vere revenait vaincu et colère des élections du district, où l’heure du dîner avait été retardée par l’inexactitude d’Hoggins où celui-ci, gêné dans ses habitudes ; acceptait à contre-cœur l’invitation de son fier voisin, la discussion naît, sans qu’on ait aperçu la main qui a jeté la pomme de discorde ; elle s’aigrit, s’envenime, éclate ; l’union abhorrée, les concessions à contre-cœur, font place a l’élan impétueux de l’inimitié satisfaite, et Reginald, éperdu, voit crouler en quelques minutes son laborieux édifice.

Qui le relèvera désormais ? Qui ? Lui seu1, car maintenant rien ne lui semble impossible, si ce n’est de vivre séparé de Clarisse. – Fermez, De Vere, fermez devant ce jeune homme indomptable, obstiné, calme sous l’orage, les portes de votre maison ; mais alors prenez garde aux longues nuits d’été, car les murs du parc sont de faibles barrières, et Clarisse, qui ne comprend rien aux préjugés dont elle est victime, pourra bien, touchée de tant d’amour, d’une si ferme et si constante passion, ne pas résister au signal donné par l’époux qu’elle s’était choisi. Et vainement Higgins, dont l’humiliation récente a réveillé les instincts patriotiques, impose-t-il à Reginald la dure nécessité d’opter entre sa tendresse filiale et son amour qu’on repousse. Il est trop tard pour que l’amant de Clarisse tienne compte ou de ces devoirs filiaux que lui impose un caprice peu digne de respect, ou de ses intérêts si gravement compromis s’il s’aliène ainsi le bon vouloir paternel. Plutôt que de renoncer à Clarisse, — à cette Clarisse qu’on lui refuse, et qui refuse elle-même, la digne et honnête enfant, de le suivre sans l’aveu de sa famille, — plutôt que d’y renoncer, il perdrait sans sourciller vingt domaines comme Mount-Sorel.

Malheureux Mount-Sorel ! jamais ses destins n’ont été plus menaçans, car maintenant Higgins, blessé au cœur, furieux de se voir abandonné par Reginald, altéré de vengeance, et sachant trop bien où De Vere est vulnérable, Higgins a résolu de dépecer ignominieusement le domaine héréditaire. Sous le marteau de l’enchère, il brisera le cœur de son ennemi. L’extrême division des lots doit porter le prix le cette vaste propriété assez haut pour que De Vere ne puisse y atteindre, et d’ailleurs on y mettra bon ordre. Ainsi donc, adieu Mount-Sorel ! Dispersés en des mains mercenaires, saccagés par la charrue, ses grands bois, ses landes immenses, vont disparaître. Le hoblon, les colzas, vont effacer ses vestiges historiques. La vieille chapelle disparaîtra du rocher qu’elle couronnait si bien. Ses dalles blasonnées iront se perdre dans les matériaux à vil prix qu’un entrepreneur insolent fera servir à la construction d’une ferme-modèle. Les héros des croisades, les saints prélats, l’éminentissime cardinal, autant de poussières jetées au vent. Higgins va plus loin, dans sa double colère de plébéien outragé, de père privé d’un fils, il veut, — et Perrott l’y encourage, — que l’argent aille habiller, chausser, armer les sans-culottes envoyés par la France au-devant des soldats de Brunswick. Ainsi sa haine sera mieux satisfaite, ainsi le sacrilège sera plus complet, ainsi la dérision et l’insulte iront plus loin.

En se livrant ainsi au démon de la rancune, Higgins oublie que les inspirations de ce mauvais conseiller conduisent rarement au but ; il ne se dit pas, — et peut-être aurait-il dû le prévoir, — que cet acharnement raffiné, ce luxe de vindicatifs procédés, doivent fournir à De Vere l’occasion de quelque revanche éclatante. Le gentilhomme se venge en effet à son tour, mieux guidé par ses nobles souffrances, par ses angoisses patriciennes, que Higgins par ses paternels ressentimens. Le jour où il apprend que la donation de Mount-Sorel, d’abord faite à Reginald, sera décidément révoquée, De Vere trouve dans son cœur, — profondément blessé, un grand et généreux mouvement, un de ces élans qui suffisent pour racheter mille faiblesses. Ce jeune homme n’aura pas Mount-Sorel ; eh bien ! soit, s’écrie-t-il ; je lui dois dès-lors l’équivalent de ce que je lui fais perdre. Il n’aura pas Mount-Sorel, mais je lui donne ma fille ! »

Faut-il ajouter que, surpris de cette résolution si fière, si imprévue, quelque peu honteux de n’avoir pas su pressentir que De Vere saisirait avec joie cette occasion de se montrer supérieur à de mesquines représailles, piqué au jeu et bien décidé à ne pas se laisser vaincre, Higgins ne vendit pas Mount-Sorel. D’ailleurs, les infamies de Perrott, découvertes à temps, avaient refroidi la verve patriotique de son crédule ami, et finalement le beau domaine revint à qui de droit. Reginald et Clarisse l’ont habité toute leur vie, Edmont Lovel y a vieilli près d’eux, et c’est à l’ombre de ces ruines majestueuses, l’œil fixé sur ces grands bois intacts, qu’il nous raconte la chronique de famille où ils jouèrent un si grand rôle.

Sauf erreur de notre part, ce roman, qui ressemble d’abord à tous les romans possibles, fouillé avec soin, étudié de près, sort de la ligne ordinaire et dépasse le niveau commun. Sans parler du style, qui est élevé, poétique, et s’illumine çà et là de reflets étrangers, — tour à tour relevant de Goethe et de Jean-Paul, de M de Staël et de nos romanciers les plus sérieux, — sa donnée même est suffisamment originale et bien adaptée aux instincts actuels de la société anglaise. Chez nos voisins, cette aristocratie qui se débat contre les tendances modernes, noble encore dans cette grande lutte où elle doit succomber, grandiose dans ses inutiles résistances, a tout l’éclat mélancolique de l’astre qui va disparaître. Les hontes de la défaite n’ont pas amorti tous ses rayons. Ses adversaires eux-mêmes la respectent en la frappant au cœur, et le chef des tories est encore à cette heure le héros populaire de la Grande-Bretagne. Dégradée chez nous par sa faiblesse, par sa résignation forcée, la noblesse, en Angleterre, est entourée d’un prestige qui survivra, selon toute apparence, à sa grandeur, à son influence réelle, car il a son principe dans le temprament même, — si ce mot est permis, — de la race britannique. Sérieux admirateur de tout ce qui est fort, plein de vénération pour ce qui est vieux, le plébéien anglais, — dont Higgins est un excellent type, — ne peut se défendre, si libérales que soient d’ailleurs ses idées, d’un grand respect pour cette oligarchie si compacte, si habile, si obstinée, qui a conduit l’Angleterre à l’apogée de ses glorieux destins ; il ne peut se défendre non plus du charme puissant que les ruines ont toujours eu pour les natures rêveuses. Un grand domaine mis en vente présente à ses yeux l’idée d’une profanation qu’il faut empêcher, d’une chose sacrée qui va périr. Les souffrances, les douleurs concentrées d’un De Vere, sont donc intelligibles pour tous ses compatriotes. Même aux yeux cde ceux qui les jugeront chimériques, elles n’ont rien de puéril, rien de ridicule. Et Mount-Sorel inspire aux lecteurs bourgeois de la Grande-Bretagne le même intérêt abstrait qu’accordent à ces imposans navires sur le sort desquels Cooper nous a tant de fois attendris beaucoup de braves gens qui n’ont jamais vu la mer. En France, des écrivains qu’il est inutile de nommer ont tenté le même effet, et son ainsi parvenus à éveiller quelques sympathies éphémères ; mais la fibre nationale n’est plus la même : les enthousiasmes maladroits de la restauration, battus en brèche par les pamphlets de Courier, les chansons de Béranger, l’artillerie quotidienne de la presse libérale, ont usé tout ce qui restait de poétique aux vestiges chevaleresques. Un casque rouillé n’est plus nécessairement à nos yeux, celui d’un héros, et beaucoup de gens verraient crouler sans la moindre pitié le plus antique donjon de tous ceux où les nobles contemporains de Froissart abritaient leur brigandage impuni.

Pour ceux-là qui méconnaîtraient, — à grand tort, selon nous, — la donné principale du livre, la passion de De Vere pour Mount-Sorel, il reste encore un récit d’amour plein de grace, et des caractères esquissés, sinon terminés, de main de maître. Clarisse n’est pas une héroïne vulgaire. L’affaissement de sa jeunesse captive, qui s’écoule entre deux femmes apathiques et sérieuses ; son innocente amitié pour Edmond, sentiment doux et vague, où se devine le besoin d’une affection plus vive : le soudain épanouissement de cette ame, quand un être mieux doué, plus animé, plus attachant, — esprit plus délié, volonté plus ferme, — la convie à des joies, à des souffrances dont elle est avide, tout cela compose une figure charmante, dont l’ensemble se grave naturellement et sans effort dans la pensée du lecteur. Reginald, Edmond, ont également leurs physionomies, étudiées d’après nature, et dont le contraste fait valoir les reliefs finement accusés

Somme toute, les Contes de deux Vieillards et Emilia Wyndham avaient commencé, pour l’auteur de Mount-Sorel, une réputation d’élite que ce dernier roman est appelé à consolider. Nous avons pensé qu’il nous appartenait de constater ces heureux débuts, sans chercher à soulever le voile derrière lequel le nouveau romancier se dérobe aux applaudissemens et aux critiques. On annonce de lui un roman historique (The Father Darcy), et, si ce quatrième ouvrage ne dément pas les promesses de ses aînés, il est probable que nous aurons à revenir sur l’appréciation d’un talent aimable et chaste, à qui nous aurons rendu, des premiers, les hommages dont il est digne.


E. D. FORGUES.