Études sur l’Italie

IV.
À M. Sainte-Beuve.

Si vous entrez dans Naple un de ces beaux matins
Du mois de juin, laissant dans les marais Pontins
L’air épais et malsain, et cette crainte folle
Des brigands de montagne à la longue espingole,
Et ces pauvres soldats que la fièvre éprouva,
Aux yeux creux et minés par l’aria-cattiva,
Qui là, pendant l’été comme au fort de la bise,
Pâles, vont frissonnant sous leur capote grise ;
Si vous entrez à Naple, ainsi que je le dis,
Vous verrez devant vous s’ouvrir le paradis :
D’abord le golfe bleu, réfléchissant l’albâtre
De la cité bâtie en vaste amphithéâtre ;
Le Mont-Vésuve à gauche, à droite Nisida ;
À l’horizon Ischia, Caprée et Procida,
Îles qui cette nuit, à l’heure où tout sommeille,
Lasses de la chaleur et des jeux de la veille,
Dormaient en se couvrant de l’épais voile noir,
Tandis que la rosée et la brise du soir,
Sous l’œil froid de la lune et sa pâle lumière,
De leurs gris oliviers balayaient la poussière.

Comme trois cygnes blancs qui, sur un lac lointain,
Étalent leur plumage aux rayons du matin,
Ces trois îles, sortant de cette nuit profonde,
S’élèvent lentement sur l’écume de l’onde,
Et regardant les flots et le beau ciel vermeil,
Sèchent leur front humide à ce brûlant soleil.
Donc, pendant que la mer reluit, et que l’aurore
D’une teinte rosée enveloppe et colore
Les toits de pouzzolane, allez, et librement
Contemplez des hauts lieux ce grand enchantement.
Naples va s’éveiller, tout du port à la ville
Fermente ; autour de vous une race servile
Va surgir, et soudain, vous flairant étranger,
De gestes et de cris viendra vous assiéger : —
La vuole la barca ; gnor, la voiture est prête !
Clameurs à vous donner le vertige à la tête !
Vous, sans les regarder, et sourd à ce fracas,
Tout en les maudissant vous presserez le pas ;
Alors vous reviendra le souvenir de Rome,
La ville du silence et de la paix, où l’homme
Isolé, sans affaire et jamais agité,
Sur son antique sol marche avec dignité.


Cependant, au travers de cette immense foule
Qui se croise dans Naple et qui crie et qui roule,
Sur ce pavé poudreux, au milieu de ce bruit,
Quelquefois revenant, au tomber de la nuit,
De la fête de l’Arc ou bien de Carditelle,
Comme un ancien plaustrum passe une caratelle ;
Un jeune homme est devant, le corps ceint d’un lien
De pampres et coiffé du bonnet phrygien ;
Une femme d’Ischia, l’île blonde, aussi belle
Que la bonne déesse ou la grande Cybèle,
Repose sur le char, et d’un œil grave et doux
Regarde en appuyant ses mains sur ses genoux.
Or, à voir ce plaustrum et cette marche antique
Traverser lentement quelque place publique ;

À voir ce beau jeune homme et son thyrse couvert
De noisettes des bois et de feuillage vert,
Et cette femme assise avec tant de noblesse,
On respire un parfum de la terre de Grèce ;
Un invisible chœur s’élève, et dans ces lieux
Chante Évoë, Liber, comme au temps des faux dieux.


Mais les païens s’en vont, et le peuple moderne
Reparaît ; car vos yeux rencontrent la giberne
D’un grenadier, ou bien le petit manteau noir
D’un abbé parfumé qui court se faire voir
Aux dames de Chiaja dans la Villa Reale.
Adieu donc le beau char et la femme idéale !
À leur place, voilà près des acquajoli
La file des landeaux et les corricoli
À l’agile cocher qui, debout par derrière,
Fouette son cheval gris courant dans la poussière ;
Puis des enfans tous nus et les lazzaroni
Sur le môle avalant les longs macaroni ;
Moines et matelots, officiers de marine,
Vêtus à l’autrichienne et tendant la poitrine,
Promenant de Tolède au Largo du palais
Et leur cocarde rouge et leurs sabres anglais ;
Près du Castel Novo la folle tarentelle,
Avec son grand nez noir le blanc polichinelle,
Et le tambour de basque et les folles chansons,
Les cris étourdissans des marchands de poissons,
Les boîtes, les pétards faisant un tel tapage,
Qu’on dirait par moment que Naple est au pillage ;
Puis des processions, des danses, et ce bruit
Durant avec fureur et le jour et la nuit !


Assez pour les vivans : en cette terre esclave
Laissons-les s’agiter sur leur pavé de lave !
Et nous, pensons aux morts, à tous ces morts romains
Dont les vieux monumens croulent sur les chemins.

Je veux demain matin, là-haut, d’un pied agile,
Monter avec la chèvre au tombeau de Virgile,
Et de là regarder le Vésuve et la mer,
Et me nourrir long-temps d’un souvenir amer ;
Puis quand j’aurai pleuré sur l’antique poète,
Lorsque j’aurai tout dit à sa cendre muette,
Nous causerons, mon âme, avec Cimarosa,
Autre cygne dont l’aile ici se reposa.
Que de fois j’ai maudit la reine Caroline,
Qui ferma pour jamais cette bouche divine,
Parce que, dans les murs de la belle cité
Elle voulut un jour chanter la liberté !
Or, j’ai toujours aimé ce roi de mélodie :
C’est lui qui réveilla mon enfance engourdie,
Qui me vint prendre au cœur, et par son art puissant,
Avant un autre amour, fit bouillonner mon sang ;
Car en ce pauvre monde, il est vrai que tout homme
De ce divin amour n’a qu’une faible somme
Qu’il promène sans cesse et comme sans projet
De penser en penser et d’objet en objet.
Quand l’orchestre aux cent voix, à la douce harmonie,
Répandait tout à coup ces notes de génie,
Se déroulant ainsi qu’un fleuve oriental,
Ou sur un marbre pur un collier de cristal,
À ces sensations mon âme fraîche éclose
Nageait dans un parfum d’aloès et de rose.
Puis, quand cette musique au vague enchantement
Avait cessé, marchant dans mon enivrement
Comme le pélerin qui revient, se rapelle
La châsse d’or massif et l’ardente chapelle,
Et de ses pieds foulant la poudre des chemins
Est au ciel, en idée, avec les séraphins ;
Je sentais tous ces chants retentir dans ma tête,
Et par la rue encor continuer la fête.
Mais, comme en ces plaisirs que plus tard j’ai goûtés,
Je n’ai vu qu’amertume et fausses voluptés,

Que triste abattement et plus triste folie ;
Comme en toute liqueur j’ai rencontré la lie,
Quand me revient encor l’air pria che spanti,
Voyant que ce beau temps à jamais est parti,
À ce doux souvenir je m’arrête et demeure,
Tel qu’un homme qui pense et qui souffre et qui pleure.