ÉTUDES
SUR L’ANGLETERRE.

IV.
MANCHESTER.

La tradition des premiers temps de la conquête porte que Guillaume, après avoir ravagé et soumis les contrées situées au nord de l’Humber, voulut ranger à son obéissance la région voisine de Chester, la seule qui ne reconnût pas encore la nouvelle domination. On était au cœur de l’hiver, et l’armée normande rassemblée à York avait à traverser, par des chemins impraticables pour cette pesante cavalerie[1], la chaîne de montagnes qui s’étend du sud au nord dans toute la longueur de l’Angleterre, qui en est comme l’épine dorsale (Backbone), et qui, semblable à l’Apennin en Italie, partage les eaux entre l’est et l’ouest. L’arête de cette chaîne une fois franchie, l’on entrait dans une contrée à demi sauvage, coupée par de nombreux torrens qui inondaient le fond des vallées, semée de marais et de tourbières, couverte de forêts impénétrables, et habitée par une race d’hommes que l’invasion n’avait jamais pu saisir ni dompter. Les soldats du conquérant, effrayés des périls sans gloire que leur promettait cette expédition, s’étaient mutinés avant le départ. Pendant la marche, Guillaume mit souvent pied à terre, et paya de sa personne dans ces rudes fatigues pour encourager son armée[2].

Cette région inconnue, inaccessible, c’était la partie méridionale du Lancashire, que sillonnent aujourd’hui tant de routes, de canaux et de chemins de fer, cette population indomptée, c’était la même qui a fondé depuis et qui a développé, avec une admirable audace, la puissance du système manufacturier. Par une destinée tout-à-fait providentielle, les accidens du sol et du climat, qui avaient élevé autant d’obstacles à la conquête, devaient être, sept cents ans plus tard, les véhicules de l’industrie. Le travail devait soumettre ces agens naturels, et faire servir d’élémens à la production l’indépendance des caractères aussi bien que l’énergie des moteurs.

Il n’y a peut-être pas un coin de terre où la nature ait accumulé avec la même profusion tous les instrumens du travail. Voyez la Normandie ; elle abonde en moteurs hydrauliques, mais elle manque à la fois de fer et de charbon. Notre Flandre industrielle est assise sur de larges couches de houille, et de nombreux canaux lui donnent la facilité ainsi que le bon marché des transports ; mais c’est un pays bas, sans chutes d’eau et placé loin des grands centres de consommation. L’Alsace a le génie de l’industrie comme celui de la guerre ; mais ces heureuses dispositions s’y trouvent aux prises avec les circonstances les plus défavorables, avec la cherté du combustible et avec l’éloignement des débouchés ainsi que des ports d’approvisionnement. Même division des avantages naturels en Suisse et en Belgique : Zurich est à cent lieues de la houille, à deux cents des ports qui reçoivent la matière première et qui expédient les produits manufacturés ; Gand, le siége le plus ancien de la population industrielle dans l’Occident, se voit à une distance égale des cours d’eau rapides, des gîtes métallurgiques et des mines de charbon.

Mais dans cet espace de quinze à seize lieues carrées, qui est compris entre l’embouchure de la Ribble et celle de la Mersey, rien ne manque de ce que la nature et l’homme peuvent fournir[3]. La chaîne élevée qui la défend des vents du nord et de l’est y donne naissance à plusieurs rivières ou ruisseaux qui, descendant rapidement des sommets et multipliant la force du courant par la pente, font mouvoir un grand nombre d’usines. L’Irwell, à lui seul, a neuf cents pieds de chute, dont huit cents sont utilisés ; M. Baines compte 300 filatures ou teintureries établies sur ce cours d’eau. Un banc de houille inépuisable et à fleur de terre règne dans toute l’étendue des districts de Safford et de Blackburn ; le fer se rencontre en abondance dans les comtés limitrophes d’York et de Stafford, ainsi que dans le pays de Galles ; enfin Manchester est à une journée de Londres et à une heure de Liverpool.

Joignez à cela une race d’hommes incomparable, rude, mais non grossière, réfléchie et patiente, inventive, entreprenante et infatigable, s’appropriant ce qu’elle n’a pas trouvé, tournée vers le côté pratique des choses, telle qu’il la fallait en un mot pour forger les armes de l’industrie. Cette population féconde a tiré de son sein avec une égale supériorité les ouvriers, les ingénieurs, les manufacturiers et les commerçans. L’enfantement a été prompt et complet. En moins d’un siècle, le système des manufactures, système colossal sinon harmonieux dans ses proportions, s’est trouvé construit de toutes pièces. Les états de l’Europe qui l’ont transplanté sur leur territoire ne doivent pas oublier que le comté de Lancastre en fut le berceau.

En 1738, un ouvrier de Bury, John Kay, invente la navette volante. En 1764, un tisserand de Blackburn, Hargreaves, imagine la jenny. En 1779, un autre tisserand, qui habitait un hameau près de Bolton, Samuel Crompton, compose la mule, métier plus parfait et qui a remplacé la jenny. La mule-jenny, se mouvant sans le secours de l’ouvrier (self-acting), inventée par l’associé d’Arkwright, M. Strutt, en 1790, est perfectionnée en 1825 par un mécanicien de Manchester, M. Roberts. Le principe du tissage mécanique, découvert en 1785 par le docteur Cartwright, est amené à l’état pratique en 1803 par M. Horrocks, fabricant de Stockport. Deux habitans de la même ville, le manufacturier Radcliffe et l’ouvrier Johnson, parviennent, après deux années des expériences les plus laborieuses, à construire la machine à parer, qui a rendu possible et général l’emploi, du tissage à la vapeur. Enfin, c’est un barbier de Preston, l’homme de génie par excellence, Arkwright, qui réunit le premier ces inventions éparses, qui leur donne un corps et en forme dès l’année 1782 la manufacture de coton. En 1792, appliquant à une de ses filatures la belle découverte de Watt, il substitue au moteur hydraulique un agent nouveau, une force sans limites, la vapeur. Dès ce moment, et comme l’a dit son historien, M. Baines, il se fait dans l’industrie, une révolution immense, pareille à celle qu’avait opérée l’invention de l’imprimerie dans le domaine des sciences et des arts.

L’Angleterre, on le sait, a été appelée la dernière sur ce terrain. L’industrie, venant de l’Orient avec la civilisation, a marqué sa route par des étapes brillantes dont chacune a un nom dans l’histoire : Tyr d’abord, Venise ensuite, plus tard les Pays-Bas et la France de Colbert. La Grande-Bretagne a reçu ce dépôt grossi par les contributions de tous les siècles et de tous les peuples ; mais il s’est accru entre ses mains avec une rapidité qui tient du prodige, et jusqu’à balancer, par l’effort héroïque de deux ou trois générations, les progrès accomplis depuis deux mille ans. Eh bien ! ce que l’Angleterre a fait pour l’Europe civilisée, les Lancastriens l’ont fait pour l’Angleterre. À mesure que les arts industriels pénétraient dans cette île, c’est à Manchester qu’ils allaient se fixer. Manchester préparait et tissait la laine, avant de fabriquer les étoffes de coton ; sous une forme ou sous une autre, cette ville reste depuis le XVe siècle, la métropole manufacturière du royaume-uni.

Les premiers précepteurs de l’industrie anglaise furent les Flamands. Édouard III embaucha un grand nombre de ces artisans qui vivaient misérablement au milieu des splendeurs de Gand et de Bruges, « se levant de bonne heure, dit un historien[4], se couchant tard, travaillant rudement tout le long du jour, et ne se nourrissant que de harengs et de fromage moisi. » On leur promit qu’ils auraient du mouton et du bœuf à discrétion, que leurs lits seraient bons, leurs compagnes belles, que les yeomen se disputeraient l’honneur d’épouser leurs filles : et, de fait, ils s’enrichirent en apportant à l’Angleterre une richesse inconnue. « Les yeomen qui les reçurent dans leurs maisons, ajoute le même historien, s’élevèrent bientôt au-dessus des gentlemen, acquirent de grands domaines et blasonnèrent leurs possessions. » Aujourd’hui les manufacturiers font encore fortune dans la Grande-Bretagne, et quand ils ont acquis un manoir, ils obtiennent sans plus de difficulté le rang de baronnet ; mais les ouvriers s’estimeraient bien heureux s’ils avaient toujours pour vivre la maigre pitance des Flamands du XIVe siècle, et, pour trouver ce festin de bœuf et de mouton qu’Édouard III promettait aux premiers venus ainsi qu’aux premiers nés de l’industrie, il faut qu’ils passent les mers, qu’ils aillent s’établir aux avant-postes de la civilisation, dans le Canada, aux États-Unis, dans la Nouvelle-Zélande ou dans l’Australie.

Les Anglais avaient appris des Flamands à fouler, à teindre et à tisser la laine. Au XVIIe siècle, les réfugiés français leur enseignèrent à tisser la soie et à imprimer sur étoffes ; au XVIIIe, ayant étendu leurs conquêtes dans l’Inde, ils commencèrent à travailler le coton. Par un phénomène bizarre, les habitans du Lancashire, qui devaient exploiter l’industrie cotonnière avec tant de succès, effrayés un instant de sa croissance extraordinaire, semblèrent vouloir la repousser. L’inventeur de la navette volante, John Kay, pour échapper à la persécution, alla, vers 1740, se fixer à Paris. En 1768, Hargreaves, découragé par l’indifférence de ses compatriotes, avait porté son industrie à Nottingham. En 1779, les ouvriers mutinés parcoururent les environs de Blackburn[5], démolissant les jennys, les machines à carder et toute machine mue par une force hydraulique ou par des chevaux. Les manufacturiers eux-mêmes, ne comprenant pas encore l’utilité de ces grandes innovations, secondèrent l’émeute et protégèrent les coupables contre les rigueurs de la loi. Le grand-père de sir Robert Peel, qui, outre la destruction de ses machines, avait couru des dangers personnels, retiré à Burton dans le comté de Stafford, éleva une filature sur la rivière de Trent, et pendant quelques années on cessa complètement de filer dans les établissemens de Blackburn. Mais voici qui est plus étrange encore. Lorsque Arkwright, par une merveilleuse combinaison de toutes les découvertes faites dans cette période de création, eut obtenu des produits supérieurs à ceux qui existaient sur le marché, les manufacturiers du Lancashire se liguèrent pour en empêcher la vente. Arkwright et ses associés furent donc contraints d’étendre la sphère de leurs opérations. De filateurs qu’ils étaient, ils devinrent fabricans de tissus. Écoutons le récit d’Arkwright lui-même : « Notre premier essai fut l’emploi de ces filés dans le tissage des bas, et l’expérience réussit. Bientôt nous établîmes la manufacture de calicots, qui promet d’être une des premières de ce royaume ; mais une difficulté encore plus formidable se présenta. Les commandes que nous recevions, et qui étaient considérables, furent tout à coup contremandées, les employés de l’excise, refusant de laisser passer nos tissus au tarif ordinaire de trois pence par yard, et exigeant un droit additionnel de trois pence, parce qu’on les considérait comme des calicots, bien que fabriqués en Angleterre. En outre, les calicots imprimés se trouvaient prohibés. Grace à ces obstacles imprévus, une grande quantité de calicots s’accumula dans nos magasins. On s’adressa vainement aux commissaires de l’excise, et les propriétaires n’eurent plus d’autre parti à prendre que de saisir la législature, qui leur donna gain de cause après des dépenses considérables et malgré la vive opposition que les manufacturiers du Lancashire avaient dirigée contre eux. »

À quelques années de là, les mêmes fabricans, instruits par l’expérience, disputaient à cet homme qui n’était plus le barbier de Preston, mais que l’Angleterre saluait sous le nom de sir Richard Arkwright, la propriété ainsi que l’usage des inventions qui l’avaient enrichi, et la force des choses fixait dans le Lancashire une manufacture que la folie des hommes en avait d’abord exilée.

Dans toute lutte entre un homme et une population, l’individu doit nécessairement succomber. Les gens de Manchester l’emportèrent donc sur Arkwright. Après quinze années de privilége, et par suite d’un double procès, les inventions dont il était l’auteur tombèrent dans le domaine public. L’équité le voulait ainsi : les hommes de génie sont le produit de leur pays et de leur temps aussi bien que de leurs propres efforts, et ce n’est pas pour leur avantage exclusif que la Providence les a dotés de ces facultés splendides dont elle se sert pour donner l’impulsion au progrès des sociétés. Cependant on peut déplorer l’ingratitude de l’opinion publique à l’égard d’Arkwright. Il ne fut ni aimé ni honoré dans le comté de Lancastre, et pour s’en venger il suscita la concurrence du comté de Lanark, disant, par allusion à son premier état, « qu’il trouverait un rasoir en Écosse pour faire la barbe à Manchester. »

La rivalité s’établit en effet ; mais il est permis de croire que l’intervention d’Arkwright ne fit qu’accélérer le cours naturel des choses. Glasgow n’avait pas pris moins de part que Manchester à la révolution industrielle. Le comté de Lanark avait produit Watt et Adam Smith ; pendant que le comté de Lancastre enfantait Hargreaves, Crompton et Arkwright, c’est-à-dire que, celui-ci fournissant l’action, celui-là avait donné la pensée. Quoi de plus juste que d’importer la filature au cœur de l’Écosse, quand on lui empruntait, avec la vapeur, le moyen d’utiliser ces forces latentes que le sol de l’Angleterre recélait ?

Au reste l’impopularité d’Arkwright n’était pas seulement celle qui s’attache aux débuts de tout inventeur. Les gens du Lancashire détestaient en lui l’excès des qualités et des défauts qu’ils apportaient eux-mêmes dans le monde industriel. Arkwright était le type le plus complet, le plus absolu, le plus vrai de cette race de parvenus qui joint une activité sans repos à une ambition sans bornes. Voilà ce qui le rendait pour les manufacturiers, ses concurrens et ses compatriotes, une sorte d’ennemi public.

« Les traits les plus marqués du caractère d’Arkwright, dit M. Baines, étaient une ardeur, une énergie et une persévérance étonnantes. Il travaillait ordinairement à la direction de ses nombreuses entreprises depuis cinq heures du matin jusqu’à neuf heures du soir, il avait déjà plus de cinquante ans lorsqu’il s’aperçut que le défaut d’éducation devenait pour lui un grand obstacle dans la gestion de ses affaires et dans sa correspondance en particulier. Il prit aussitôt une heure sur son sommeil pour apprendre les règles de la grammaire anglaise, et une autre heure pour se perfectionner dans l’écriture ainsi que dans l’orthographe. Il supportait impatiemment tout ce qui venait l’arrêter dans la poursuite de ses desseins, et, ce qui le prouve d’une manière bien caractéristique, il se sépara de sa femme, après quelques années de mariage, parce que celle-ci, craignant qu’il ne réduisît sa famille à mendier en travaillant à ses combinaisons au lieu de raser ses pratiques, avait détruit les modèles des machines qui servaient à ses expériences. Arkwright économisait strictement le temps. Pour ne pas perdre un instant, il voyageait avec la plus grande vitesse dans une voiture à quatre chevaux. Le nombre et l’importance des établissemens qu’il avait entrepris dans les comtés de Derby, de Lancastre et de Lanark, montraient l’aptitude merveilleuse qu’il avait pour les affaires, ainsi que l’étendue d’un esprit qui embrassait tout. Dans la plupart de ces entreprises, il avait des associés ; mais il s’arrangeait toujours de manière à gagner encore lorsque ceux-ci perdaient. Telle était sa confiance illimitée dans le succès de ses machines, ainsi que dans la richesse qui devait en résulter pour l’Angleterre, qu’il attachait peu d’importance à toute discussion sur les taxes, et avait coutume de dire qu’il paierait la dette du pays. Les plans d’un pareil spéculateur devaient êtres vastes et hardis ; il se proposait d’entrer dans les opérations commerciales les plus étendues, et il ne rêvait rien moins que d’acheter le coton produit par le monde entier pour tirer de ce monopole d’énormes profits. »

Lorsque Arkwright formait ces projets, des projets que semblaient autoriser la grandeur et la rapidité de sa fortune, vers 1792, l’Angleterre n’importait guère annuellement que 3 à 400,000 quintaux de coton en laine ; les produits de la manufacture étaient évalués à 80 ou 100 millions de francs, et occupaient moins de 100,000 ouvriers. Le rêve était donc ambitieux, mais il ne franchissait pas les limites du possible. De nos jours, Arkwright pourrait passer pour un spéculateur bien timide, en présente de ces capitalistes de Liverpool qui opèrent annuellement sur plus de 5 millions de quintaux, et contre lesquels les fabricans de Manchester viennent de se liguer pour arrêter la hausse artificielle du coton. Ceux-ci, à leur tour, mènent des opérations gigantesques, et que l’imagination peut à peine embrasser. Je sais telle filature de Manchester qui occupe 1,500 ouvriers. On cite une maison de commerce de la même ville qui exporte annuellement 30,000 balles de coton filé ou de tissus, et qui paie pour ce poids de 15,000 tonnes près de 800,000 francs en frais de péage jusqu’au port d’où ces marchandises s’expédient[6]. Enfin, n’est-ce pas un manufacturier du Lancashire qui s’écriait, enivré par la contemplation de cette omnipotence industrielle : « Qu’on nous ouvre l’accès d’une autre planète et nous nous chargeons d’en vêtir les habitans ? »

Mais laissons là les exemples individuels. Quoi de plus surprenant que les accroissemens de Manchester lui-même ? Au commencement du dernier siècle, Manchester était une ville de petits marchands et de petits fabricans, qui achetaient des tissus écrus à Bolton et dans les villages voisins, pour les teindre et les colporter ensuite, à dos de cheval, de marché en marché. Le commerce alors, n’ayant pas de capitaux, se tramait dans les opérations du détail. Les fabricans vivaient avec une extrême économie, travaillaient et mangeaient avec leurs domestiques ; une maison bâtie en brique était le luxe de ce temps-là. La fabrication proprement dite était dispersée dans les chaumières. Le tisserand était une espèce de manufacturier domestique, qui achetait le fil, quand sa famille ne pouvait pas le fournir, et qui vendait ensuite l’étoffe, sur le prix de laquelle il devait retrouver, avec ses avances, le salaire de son travail. La manufacture, à Manchester, se bornait aux opérations chimiques, à la teinture et à l’apprêt ; pour tout le reste, le capitaliste urbain n’était, comme le fabricant de Lyon aujourd’hui, qu’un commissionnaire ou un marchand.

En 1760, la manufacture de coton, concentrée dans le Lancashire, occupait 40,000 ouvriers, tisserands pour la plupart. À vingt ans de là, malgré les développemens que cette fabrication avait pris, Manchester ne comptait pas 50,000 habitans. En 1800, la force de production dans cette cité industrieuse n’était encore représentée que par 32 machines à vapeur valant 430 chevaux.

On connaît les humbles débuts de la puissance mécanique dans l’industrie. Les machines, dans les manufactures, étaient mues par des ânes ou par des chevaux, et manœuvrées par des enfans. Le premier inventeur de la filature, Wyatt, employait dix jeunes filles dans son établissement de Birmingham ; les premiers ouvriers d’Arkwright furent de jeunes enfans à Nottingham et à Crawford. La maison Peel en occupa jusqu’à mille dans ses ateliers. Ces formidables engins de l’industrie, que ses historiens, cherchant des analogies dans l’histoire, ont comparée aux cent bras du géant Briarée, eurent d’abord pour instrumens des apprentis de l’âge de six à douze ans, que l’on allait chercher par troupes dans les maisons de charité. Ce sont des orphelins ou des enfans abandonnés qui ont élevé, de leurs faibles mains, le temple des manufactures, et qui ont peuplé d’une foule maintenant exubérante les districts manufacturiers.

L’acte de la quatorzième année de George III, qui fait remise du droit additionnel de 3 pence par yard sur les calicots fabriqués en Angleterre, dit en propres termes, pour expliquer la concession, que plusieurs centaines de pauvres gens sont employés dans les établissemens nouveaux. Cette population va toujours croissant, bien que chaque progrès de la mécanique ait pour effet de diminuer le nombre des ouvriers nécessaires dans chacune des opérations de l’industrie. Un ouvrier fileur produit maintenant en un jour plus qu’il n’aurait produit autrefois en une année ; M. Baines a calculé que 150,000 fileurs dirigeant autant de mule-jennys faisaient l’ouvrage de 40 millions de fileurs travaillant au rouet. Depuis L’invention du métier self-acting et du tissage mécanique, la production tend encore à s’accroître, car la manufacture est purement automatique, et l’homme n’a plus qu’à surveiller dans ses effets l’action de l’eau et de la vapeur.

Les progrès de la population dans le Lancashire s’expliquent par ceux de la production. Pendant que le nombre des habitans montait pour le comté de 300,000 à 1,660,000, et pour Manchester de 40,000 à 306,000, la manufacture de coton, dans le royaume, portait sa consommation annuelle de 3 millions de livres à 600 millions, et la valeur de ses produits s’élevait, malgré la réduction continuelle des prix, de 800,000 livres sterling à 36,000,000. Aujourd’hui, le Lancashire possède les trois cinquièmes des établissemens consacrés à la filature et au tissage du coton, et plus de cent filatures existent dans la seule ville de Manchester.

Rien au monde n’est plus curieux que la topographie industrielle du comté de Lancastre. Manchester, comme une araignée diligente, est posté au centre de la toile, étendant des chemins de fer vers ces auxiliaires de la fabrique, villages autrefois, villes aujourd’hui, qui ne forment plus que des faubourgs de la grande cité. Le chemin de Leeds met à une lieue de Manchester Oldham avec ses 60,000 habitans, Bury, Rochdale et Halifax, dont chacun compte de 24,000 à 26,000 ames ; le chemin de Bolton rattache à cette ville Bolton, Preston, et Chorley, qui ont ensemble plus de cent filatures et 114,000 habitans ; sur le chemin de Sheffield, il ne faut que quelques minutes pour atteindre les établissemens de Staley-Bridge, Ashton, Dukinfield et Hyde, peuplés de plus de 80,000 personnes ; le chemin de Birmingham incorpore, pour ainsi dire, à Manchester les 50,000 habitans de Stockport, et celui de Liverpool lui rallie Wigan et Warrington. Quinze ou seize foyers d’industrie rayonnent ainsi autour de cette grande constellation.

Un commande, partie de Liverpool le matin, est discutée entre les fabricans à la bourse de Manchester vers l’heure de midi ; le soir, elle est déjà distribuée entre les manufactures des environs. En moins de huit jours, le coton filé à Manchester, à Bolton, à Oldham ou dans les environs d’Ashton, est tissé dans les ateliers de Bolton, de Staley-Bridge ou de Stockport, est teint et imprimé à Blackburn, à Chorley ou à Preston, apprêté, auné et empaqueté à Manchester. Par cette division du travail entre les villes, dans les villes entre les fabriques, et dans les fabriques entre les ouvriers, l’eau, la houille et les machines travaillent sans fin ; l’exécution va presque aussi vite que la pensée ; l’homme participe en quelque sorte à la puissance de création, et il n’à qu’à dire : « que les produits existent, » pour que les produits soient.

Manchester, qui tient à ses ordres et comme sous sa main toutes ces agglomérations industrielles, est lui-même l’agrégation la plus extraordinaire, la plus intéressante et à quelques égards la plus monstrueuse que le progrès des sociétés ait improvisée. La première impression ne prévient pas : le site manque de relief et l’horizon de clarté. À travers les brouillards qui s’exhalent de cette contrée marécageuse et sous les nuages de fumée que vomissent les ateliers, le travail y a quelque chose de mystérieux et de semblable à l’activité souterraine d’un volcan. Point de grandes lignes ni de hauteurs qui guident l’œil en l’aidant à mesurer ce vaste ensemble. La ville ne se distingue ni par ces contrastes qui caractérisaient les cités du moyen-âge, ni par cette régularité que l’on remarque dans les métropoles de récente formation. Toutes les maisons, toutes les rues se ressemblent ; mais c’est l’uniformité au sein de la confusion. En y regardant de près, on découvre pourtant un certain ordre. Manchester est situé au confluent d’une petite rivière, l’IrweIl grossie de l’Irk, et d’un ruisseau, le Medlock. L’Irwell sépare Manchester de son faubourg principal, de la vieille ville qui a donné son nom au district (hundred) de Salford ; sur la rive gauche du Medlock est une autre annexe de Manchester, Chorlton on Medlock, qui n’avait que 675 habitans en 1801 et qui en compte aujourd’hui 30,000. Les manufactures et les usines forment comme une enceinte autour de la ville et suivent le cours des eaux. On les voit dresser leurs sept étages le long de l’Irwell et sur le bord des canaux qui, pénétrant plus avant dans Manchester, y forment une ligne intérieure de navigation. Les eaux de l’Irk, eaux noires et puantes, servent aux tanneries et aux teintureries, celles du Medlock aux ateliers d’impression, aux fabriques de machines et aux fonderies. Les bords de l’Irwell, qui semblent avoir été le siége primitif de cette civilisation, en demeurent aujourd’hui le centre. Les édifices municipaux sont dispersés le long de son cours. En descendant de la colline où s’élève la maison des pauvres, on rencontre les bâtimens du collége, la vieille église (Old Church), la bourse, et de l’autre côté de la rivière le palais de justice ainsi que la prison. De Pendleton à la route de Londres, une grande rue brisée, qui traverse la ville de l’ouest à l’est, étale à ses deux extrémités les boutiques auxquelles les ouvriers s’approvisionnent, et au centre, dans Market-Street, dans Piccadilly, les magasins ouverts au luxe, les librairies, les ateliers des journaux. Le quartier aristocratique de Mosley-Street, qui coupe Market-Street à angle droit, réunit les comptoirs où les fabricans de Manchester et des environs se mettent en contact avec le mouvement des affaires. Dans l’angle des deux rues sont concentrés les dépôts de matières premières et de marchandises fabriquées. Les chemins de fer, comme étant les derniers venus, s’arrêtent aux points extérieurs de cette circonférence, ceux de Liverpool et de Bolton à l’ouest, ceux de Leeds, de Sheffield et de Birmingham à l’est.

Il résulte de ces combinaisons indifférentes en apparence une grande économie de temps et d’argent dans la production. L’on peut se plaindre de ce que l’espace n’a pas été ménagé pour les hommes, de l’absence de places publiques, de fontaines, d’arbres, de promenades et de logemens aérés ; mais à coup sûr il était difficile de rapprocher davantage les produits du marché, les machines de leurs moteurs, et la fabrication des moyens de transport. Les chemins de fer arrivent portés sur des arcades jusqu’à l’endroit où il cesse d’être incommode d’aller les chercher, et quant aux canaux, ils passent sous les rues et se ramifient dans tous les quartiers, amenant les bateaux de charbon jusqu’à la porte des filatures ou jusqu’à la gueule des fourneaux.

Manchester ne présente ni le mouvement de Liverpool ni celui de Londres. Durant la plus grande partie de la journée, la ville est silencieuse et paraît déserte. Les transports glissent sans bruit sur les canaux, non pas au pied des palais comme à Venise, mais entre deux haies de filatures qui se partagent l’air, l’eau et le feu. Les convois roulent sur les chemins de fer, et font voyager les multitudes aussi facilement que les individus autrefois. On n’entend que la respiration des machines s’échappant par les hautes cheminées en sifflemens de flamme, et lançant pour ainsi dire vers le ciel, en signe d’hommage, les soupirs de ce travail imposé à l’homme par Dieu.

À certaines heures de la journée, la ville s’anime. Les ouvriers, qui entrent dans les manufactures ou qui en sortent, remplissent les rues par milliers, ou bien c’est le moment où la bourse s’ouvre, et l’on y voit affluer les chefs de cette immense population de travailleurs ; mais, même dans les momens où les hommes donnent une libre carrière à leurs sentimens, le caractère sérieux et anguleux de Manchester ne perd rien de la raideur que lui communiquent les préoccupations trop exclusives de l’industrie.

Le docteur Taylor, qui a visité le Lancashire pendant la crise commerciale de 1841, et qui est un peintre un peu optimiste, quoique généralement exact, décrit, dans les termes suivans, les impressions que lui a laissées Manchester[7] : « C’est une ville d’affaires, où la recherche du plaisir est inconnue et où les amusemens sont à peine comptés pour une considération secondaire. Chaque personne que vous rencontrez dans la rue a l’air préoccupé et la démarche précipitée. On ne voit que très peu de voitures particulières ; il n’existe qu’une seule rue qui soit bordée de riches boutiques, encore est-elle d’une date récente. Parmi quelques bâtimens d’un style monumental, un seul est consacré aux récréations des habitans ; les autres appartiennent à la religion, à la charité, à la science ou aux affaires… La bourse de Manchester est le parlement des lords du coton, c’est leur assemblée législative, une assemblée qui promulgue des décrets aussi immuables que ceux des Mèdes et des Perses, mais dans laquelle, au rebours de tous les parlemens du monde, on fait beaucoup et l’on parle très peu. Des transactions d’une immense importance s’opèrent par des signes de tête, des clignemens d’yeux ou des mouvemens d’épaules, en comparaison desquels le laconisme des anciens Spartiates pourrait passer pour un bavardage insipide et puéril. On se souvient vaguement, et comme de bien loin, d’avoir vu un jour un homme causer à la bourse ; mais on en fait mention dans les termes dont on se servirait pour raconter que la sarabande a été dansée dans l’église de Saint-Pierre, ou qu’Arlequin a fait ses farces dans l’enceinte vénérable de Old Bailey.

« Ce qui caractérise l’assemblée, c’est le talent et l’intelligence appliqués aux grandes spéculations de l’industrie ; on n’y rencontre pas plus le génie que la stupidité. Mais si le niveau intellectuel n’est pas très élevé, il paraît très évident qu’aucune faculté ne demeure sans emploi. Il m’est arrivé de visiter Manchester à une époque de prospérité et d’activité commerciales ; plus récemment je l’ai vu pendant la période de détresse et de stagnation. Dans la première de ces circonstances, un étranger aurait pu se croire jeté au milieu d’une de ces communautés de derviches dansans qui ont pour règle le silence et le mouvement perpétuel. Il semblait que chacun fût incapable de rester plus de trois secondes à la même place. Tout homme de Manchester a pour principe que « rien n’est fait tant qu’il reste quelque chose à faire. » Donnez-lui une occasion, et il entreprendra de pourvoir tous les marchés entre Lima et Pékin, et il sera horriblement vexé, si, par quelque distraction, il a omis un petit village qui aurait pu acheter un écheveau de ses fils ou une aune (yard) de ses tissus.

« L’aspect de la bourse, dans cette période de détresse, est vraiment effrayant. La contenance des habitués est sombre et inquiète ; l’ardeur des esprits s’est changée en obstination. Les manufacturiers paraissent sentir que les bénéfices, sinon les capitaux, leur glissent dans les mains, et ils ont pris la détermination bien arrêtée de supporter une certaine somme de pertes, mais de ne pas se laisser entraîner au-delà. Que les affaires soient actives ou lourdes, la bourse ne dure guère plus d’une heure. Dès que l’horloge sonne deux heures après midi, l’assemblée s’écoule insensiblement et sans bruit ; avant trois heures, l’édifice est aussi vide et aussi abandonné qu’une des catacombes d’Égypte. »

Ces habitudes se ressentent de l’origine de la population. Dans nos villes manufacturières, la fabrique s’est greffée sur un état social préexistant. Mulhouse était une ville libre et avait des traditions politiques qui ont donné une physionomie particulière à son industrie ; on dirait une famille, ou plutôt un clan de fabricans, tant ils se soutiennent les uns les autres, et tant les ouvriers y sont paternellement traités. Lyon est une ville littéraire et religieuse aussi bien qu’industrielle ; la noblesse et le clergé y ont leurs quartiers séparés, du fond desquels ils prennent part au gouvernement de la cité. Rouen appartient aux gens de loi non moins qu’aux possesseurs des manufactures et aux propriétaires fonciers. Il y a là tous les élémens dont le concours forme ce que l’on appelle la société. Mais à Manchester, l’industrie n’a pas trouvé autre chose qu’elle-même. Tout y est semblable et tout y est nouveau ; il n’y a que des maîtres et des ouvriers. La science, que les besoins de l’industrie contribuent souvent à développer, commence à se fixer dans le Lancashire : Manchester a une société de statistique, et la chimie y est en honneur ; mais la littérature et les arts y sont lettre morte. Le théâtre ne sert pas à épurer le goût, et ne fournit guère que ce qu’il faut à une foule occupée, des amusemens grossiers. Dans les opinions politiques, c’est le radicalisme qui prévaut. Parmi les sectes religieuses, les plus récentes sont les mieux accueillies : Manchester renferme plus de méthodistes, de quakers et d’indépendans que de partisans de l’église établie. Cette ville réalise en quelque sorte l’utopie de Bentham. Tout s’y mesure en effet à la règle de l’utile, et le beau, le grand, le noble, ne sortiront certainement que de cette source, s’ils y naissent jamais.

Si le luxe des voitures et des chevaux est inconnu aussi bien que toute autre recherche, cela ne vient pas seulement de l’économie ni de l’austérité que les manufacturiers font régner dans leurs ménages ; cela tient aussi, cela tient surtout à l’absence des classes supérieures, qui, et la nouvelle aristocratie comme l’ancienne, ne vivent pas à Manchester. La ville proprement dite, le docteur Kay Shuttleworth l’avait remarqué avant moi[8], n’est guère habitée que par les boutiquiers et par les ouvriers. Les marchands et les manufacturiers font leur résidence hors des faubourgs dans des villas qu’entoure un parc ou un jardin. Cette existence bornée à l’horizon un peu étroit de la famille exclut les relations de société ; c’est une espèce d’absentéisme local. Il arrive ainsi que, les comptoirs se fermant et les pulsations des machines s’arrêtant à la chute du jour, tout ce qui était la pensée, l’autorité, la force impulsive, l’ordre moral dans cet immense atelier, disparaît sur l’heure. La couche supérieure de la société se replie sur les campagnes ; Manchester est abandonné jusqu’au lendemain aux ouvriers, aux cabaretiers, aux mendians, aux malfaiteurs, aux filles de joie et à la police, qui doit faire régner dans ce pêle-mêle un peu d’ordre matériel[9].

Comment cette population va-t-elle employer les deux ou trois heures qui lui restent entre le travail de la manufacture et le sommeil ? Il semble qu’après une journée de quatorze heures, durant laquelle le mari travaillant d’un côté, la femme et les enfans de l’autre, le ménage est forcément dissous, les membres de la famille devraient être heureux de se retrouver et de respirer un moment ensemble ; mais le foyer domestique, par la faute des circonstances autant que par la faute des habitudes, n’a pas de charmes pour l’ouvrier. Après un repas fait à la hâte, hommes, femmes, enfans, errent dans les rues ou s’acheminent vers les cabarets. Quand on parcourt le soir les quartiers pauvres d’Angel-Meadow, de Garden-Street, de New-Town, de Saint-George-Road, d’Oldham-Road, d’Ancoats-Street et celui que l’on désigne sous le nom de Petite-Irlande, l’on aperçoit les portes des maisons ouvertes, et la foule vous coudoie ; si le temps est froid ou pluvieux, le cabaret se remplit et la rue se vide ; par un temps serein, c’est la voie publique qui fait tort au cabaret.

On distingue aisément, au milieu de ces multitudes, les ouvriers irlandais d’origine, qui sont au nombre de 35,000 à 40,000 à Manchester[10]. Les Anglais vont par petits groupes ou s’isolent entre eux, à moins qu’ils n’aient à débattre un intérêt commun et du moment, tel qu’une augmentation des salaires ou une réduction dans les heures du travail. Les Irlandais sont perpétuellement à l’état d’agitation. Souvent ils s’assemblent par centaines au coin de la route d’Odham, et d’Ancoats-Street. Un d’entre eux lit à haute voix les nouvelles d’Irlande, les adresses d’O’Connell ou les circulaires de l’association puis le tout est commenté sans fin et à grand bruit dans ces rangs pressés. Ils sont si étroitement organisés, et, pour nous servir du terme militaire, ils sentent tellement leurs coudes, qu’en un clin d’œil et au premier signal mille à deux mille sont réunis sur un point donné.

Il y a quelques années, les ouvriers irlandais formaient la partie la plus abjecte de la population ; leurs demeures étaient les plus sales et les plus malsaines, et leurs enfans les plus négligés. C’était dans les caves habitées par les Irlandais que se distillaient en fraude des spiritueux grossiers. La misère, la fièvre, l’ivrognerie, la débauche et le vol y étaient en permanence. Là se retiraient de préférence les vagabonds et les malfaiteurs. Tous les jours, quelque rixe éclatait dans ces affreux quartiers, ou quelque crime les ensanglantait.

Ces faits, dont on trouve la trace dans toutes les enquêtes parlementaires ou administratives publiées depuis douze ans, sont aujourd’hui notablement changés ; Les prédications du père Mathieu, secondées par les efforts du clergé catholique, ont commencé à relever ces malheureux de leur dégradation. Ils s’enivrent moins, et par suite les rixes sont moins fréquentes. Le dimanche 22 juillet 1843, vingt mille d’entre eux avaient pris l’engagement de s’abstenir de liqueurs fortes (taken the pledge) ; le lundi, la police ramassait moitié moins d’ivrognes et de délinquans. Les cabaretiers (publicans) jetaient les hauts cris. Tel palais du gin qui avait coutume de réunir cinquante hommes à la fois n’en comptait que quinze ou vingt. Ce qu’il y a de plus remarquable, c’est la surveillance exercée par le clergé sur l’éducation des enfans. Dans cette ville, où les enfans en bas âge, livrés à eux-mêmes, courent les rues pieds nus et en haillons, pendant que leurs parens s’enivrent, et où la police en recueille plus de cinq mille par an égarés ou abandonnés, les prêtres catholiques tiennent le soir les chapelles ouvertes, comme une espèce d’asile où les jeunes filles et les jeunes garçons passent le temps à chanter des cantiques et à écouter la parole de leur pasteur. J’ai vu le dimanche cinq à six mille de ces enfans défiler processionnellement sous la bannière de saint Patrick, et la demi-propreté, la décence de cette foule enfantine, est le progrès le plus grand, ainsi que le plus inattendu, qu’il m’ait été donné de constater. Somme toute, l’ordre apparent a gagné à Manchester. Depuis l’établissement de la nouvelle police, les rues sont plus tranquilles, sinon plus sûres. On n’a plus besoin, comme il y a douze ans, de mettre en réquisition tous les dimanches des constables-spéciaux pour tenir la voie publique libre et les mauvais sujets à distance, au moment où les familles vont entendre le service divin[11]. Une force de 390 hommes, sous la direction énergique du surintendant M. Beswick, suffit à réprimer les contraventions et les délits dans une ville dont la population excède celle de Liverpool, ce qui prouve que les mœurs à Manchester sont moins violentes et les habitans plus occupés.

En dépit de cette amélioration purement extérieure, les crimes et les délits semblent être en voie d’accroissement. Les tableaux publiés par le colonel Shaw, et dont on conteste, il est vrai, l’exactitude à quelques égards, portent le chiffre des arrestations à 12,417 pour l’année 1840, à 13,345 pour l’année 1841, et à 8,342 pour les sept premiers mois de 1842, ce qui supposerait pour l’année entière un total de 14,300. Les renseignemens que j’ai recueillis pour 1843, en attendant la publication des comptes-rendus officiels, admettent un nombre moyen de 40 à 50 arrestations par jour, ou de 15 à 18,000 par année. Ce serait, à peu de chose près, la proportion de Liverpool, et la ville de fabrique descendrait ainsi au niveau du port de mer.

Il faut reconnaître que Manchester joint à son caractère industriel celui d’une ville de passage ; c’est une hôtellerie, un marché et en quelque sorte un port intérieur. 100,000 étrangers l’habitent ; on évalue à 8,000 par jour le nombre des voyageurs qui arrivent ou qui partent par les chemins de fer. Enfin, sur 27,106 personnes admises dans l’asile de nuit en 1842, 24,986 étaient des émigrans venus de l’Irlande, de l’Écosse ou des autres comtés. Ces foules nomades doivent entrer pour beaucoup dans les désordres que la police locale est chargée de surveiller, d’arrêter et d’enregistrer.

PRINCIPAUX DÉLITS
CONTRE LES PERSONNES ET CONTRE L’ORDRE EN 1840.
Prévenus.
Meurtre et tentative de meurtre 
15 
Violences avec effusion de sang 
10
Tentative de viol, etc. 
17
Rixes et violences (common assaults) 
852
Violences commises contre les agens de l’autorité 
523
Tapage dans les rues 
1946
Tapage fait par des prostituées 
390
Ivresse 
1,188
PRINCIPAUX DÉLITS CONTRE LES PROPRIÉTÉS.
Prévenus.
Vols avec violence ou avec effraction 
211 
Vols simples 
3,209
Filouteries 
285
Faux et fausse monnaie 
72
Escroqueries 
66
Recel 
135
Gens suspects arrêtés au moment de commettre un vol 
2,053
Vagabonds 
872
Gens qui abandonnent leur famille 
82

On voit que, si les crimes contre les personnes sont plus rares qu’à Liverpool, les délits commis contre les propriétés sont pour le moins aussi nombreux. Les malfaiteurs de profession n’affluent peut-être pas à Manchester comme dans les métropoles du commerce et de l’aristocratie, les lieux où se forme la richesse convenant beaucoup moins aux criminels expérimentés que les endroits où l’on se réunit pour jouir et pour dépenser ; mais, en revanche, la population laborieuse y contracte des habitudes de fraude et de larcin qui altèrent profondément dans les familles la notion de la probité. Le vol des matières premières se pratique universellement dans les fabriques de Manchester, comme à Lille, à Reims et à Lyon. Ces délits, légers en apparence, mais que la répétition des mêmes actes aggrave, quand ils ne passent pas inaperçus, restent le plus souvent impunis[12]. C’est là l’exercice qui développe les mauvais penchans, et avec lequel se familiarisent de bonne heure les femmes ainsi que les jeunes garçons. Aussi les filles de fabrique, à Manchester, trouvent difficilement à se placer dans le service domestique ; on leur préfère les jeunes filles de la campagne, comme offrant des garanties supérieures de moralité.

De 1836 à 1842, le nombre des crimes et des délits s’est accru, en Angleterre, dans l’effrayante proportion de 50 pour 100. L’accroissement s’est élevé à 100 pour 100 dans les comtés manufacturiers. Les femmes et les enfans y prennent, on le sait, une bien large part. Cependant Manchester, sur ce point, n’approche pas de Liverpool. En effet, les femmes commettent, à Liverpool, 51 pour 100 des délits de toute nature, et seulement 43 pour 100 à Manchester. La différence devient encore plus sensible, si l’on s’en tient aux délits qui ont de la gravité ; les femmes, à Liverpool, entrent pour 54 pour 100 dans les faits renvoyés devant les assises, pendant qu’elles ne figurent, à Manchester, dans la même catégorie, qu’à raison de 23 pour 100. On observe une différence analogue entre les deux villes dans le nombre et dans la qualité des jeunes délinquans. Suivant un tableau dressé par M. Rushton[13], les jeunes délinquans renvoyés devant les assises représentent, à Liverpool, 22 1/4 pour 100 du nombre total des prévenus, et 13 3/4 pour 100 à Manchester ; la proportion, à Londres, est de 19 à 20 pour 100. Ce magistrat fait remarquer encore que les récidives, qui sont, à Liverpool, de 36 1/2 pour 100 parmi les détenus adultes, et de 66 pour 100 parmi les jeunes détenus, sont, à Manchester, de 33 3/4 pour 100 dans la première classe, et dans la seconde de 43 pour 100.

La prostitution n’a pas, dans les villes manufacturières, la même hardiesse ni la même publicité que dans les capitales et dans les ports de mer ; pour s’afficher moins effrontément, y est-elle moins répandue ? C’est ce qu’il vaut la peine d’examiner. Les prostituées, à Liverpool, exercent très activement la surveillance de la police. Vols, rixes, tapage, ivresse, on les retrouve dans tous les désordres, et les ennuis qu’elles donnent à la force publique paraissent très clairement dans les rapports de la police, où leur nombre, leurs variétés et leurs moindres délits sont minutieusement relatés. À Manchester, ce qui prouve qu’elles laissent la police assez tranquille, c’est que le nombre même de ces malheureuses créatures est à peine indiqué dans les comptes-rendus, d’après lesquels on ne saurait s’en faire une idée. Ainsi, le rapport de 1840 suppose 285 mauvais lieux, où résident 629 prostituées. Cependant, en parcourant, à l’entrée de la nuit, les seules rues voisines de la bourse, on en rencontrera certainement cinq ou six cents, à quoi il faut ajouter celles d’un ordre un peu plus élevé, qui ne descendent pas jusqu’à provoquer les passans. Un missionnaire, qui s’est livré à une enquête personnelle dans les districts manufacturiers, M. Logan[14], affirme que Manchester renferme 1,500 prostituées.

Dans une reconnaissance nocturne dirigée par M. Beswick à travers le quartier général de la prostitution, j’ai remarqué que les abords en étaient généralement moins ignobles qu’ailleurs. Cela s’explique par le concours de deux circonstances qui sont décisives. En premier lieu, on comprend que les prostituées, si j’ose m’exprimer ainsi, les plus décentes accourent à Manchester, puisque Manchester est, en fait de débauche, le rendez-vous des gens comme il faut. « Il n’y a pas de maison de première classe à Rochdale, dit naïvement M. Logan, parce que les gentlemen visitent Manchester. » D’un autre côté, la prostitution officielle ne pourrait que glaner dans les rangs inférieurs d’une société où la prostitution clandestine est tellement répandue, et où la chasteté, au lieu d’être la règle parmi les femmes, tend de plus en plus à devenir l’exception.

Le nombre des femmes à Manchester excède[15] notablement celui des hommes ; dans une société protestante, qui repousse les communautés religieuses, cette disproportion entre les sexes doit mener une certaine irrégularité de mœurs. La nature a voulu que le nombre des mâles dominât dans les naissances, parce que, les chances de mortalité étant moins grandes pour les femmes, l’excédant disparaît et l’équilibre se rétablit bientôt, grace aux accidens ordinaires de la vie. Toute société dans laquelle les femmes sont beaucoup plus nombreuses ou beaucoup moins nombreuses que les hommes va donc contre l’ordre providentiel des choses, et doit tomber dans une infaillible dégradation. Les districts manufacturiers, où dominent les femmes et les enfans, ne se trouvent pas dans une bien meilleure position que les colonies pénales de l’Angleterre, où l’on compte deux hommes pour une femme, et la promiscuité doit y régner aussi à quelque degré.

Indépendamment de cette circonstance, le système manufacturier, tel qu’on le connaît aujourd’hui, est loin de favoriser la régularité de la conduite. En rassemblant tant d’hommes, tant de femmes et tant d’enfans, sans leur proposer un autre lien que le travail, on fait naître et fermenter des passions que l’on ne cherche pas ensuite à contenir, et qui finissent par se donner un libre cours. Le mélange des sexes et la chaude atmosphère des manufactures agissant sur l’organisation comme l’ardeur du soleil dans les pays méridionaux, la puberté se déclare avant que l’âge et l’éducation aient pu développer le sentiment moral. Les filles de fabrique ne connaissent pas la pudeur. Leur langage est grossier et souvent obscène ; quand elles ne se marient pas de bonne heure, elles forment des liaisons illicites qui les pervertissent encore plus que ces unions prématurées. Dans les intervalles du travail, on rencontre fréquemment, aux abords de la ville ou dans les rues écartées, des couples d’ouvriers et d’ouvrières que le caprice du moment a réunis. Quelquefois ils entrent ensemble dans les cabarets et s’accoutument ainsi à une double débauche. Toutes les enquêtes publiées depuis 1832 portent le même témoignage de la corruption des mœurs.

Il est vrai que dans les comtés agricoles les enfans illégitimes sont plus communs que dans les comtés manufacturiers ; mais cela ne prouve pas pour la moralité des pays de fabriques. « Il est rare, dit le docteur Samuel Smith interrogé dans l’enquête de 1832[16], que dans les districts ruraux des relations illicites n’aient pas pour conséquence la naissance d’un enfant ; dans les districts manufacturiers au contraire, quand ces relations sont suivies d’une naissance, je dirai que ce fait est une exception. » Le docteur Hodgkin déclare, après lui, que la fécondité des femmes diminue lorsque les relations entre les sexes commencent de bonne heure et mènent à une sorte de promiscuité. Le docteur Malyn ajoute que l’ardeur déréglée qui prend sa source dans un développement prématuré des penchans animaux a pour effet de nuire à la reproduction. Le révérend Ball est du même avis, et dit avec une énergie purement biblique : « Le nombre des femmes qui s’abandonnent à la prostitution, dans les manufactures, est si grand, qu’elles ne peuvent plus concevoir. Une enfant qui vient à mon école du dimanche est déjà notoirement une prostituée. »

La licence qui règne dans les rangs épais de cette population est arrivée à un degré tel que la statistique est ici impuissante, et que l’observation personnelle, sans mesurer le mal dans toute son étendue, peut seule en donner une idée. Voici du moins un fait qui m’a vivement frappé, comme attestant cette froide régularité dans la débauche qui suppose l’absence du sens moral. En pénétrant dans un bouge du dernier ordre, j’aperçus une jeune fille d’une tenue assez décente, qui paraissait être employée au service de la maison. Son maintien présentait un si grand contraste avec les façons cavalières des habituées, que je voulus savoir ce qui avait pu la jeter dans un pareil lieu. Le surintendant de la police ayant eu la bonté de poser les questions pour moi, nous apprîmes, à n’en pouvoir pas douter, que cette jeune ouvrière, après avoir travaillé pendant treize heures dans une fabrique, venait chaque soir aider la maîtresse à faire disparaître les traces de l’orgie de la veille, et suppléer ensuite, quand il le fallait, dans leur noble métier, les Messalines de l’endroit. Les habitudes du travail jointes à celles de la débauche ! L’ordre et en quelque sorte la retenue dans le vice le plus abject ! n’est-ce pas là un symptôme caractéristique en même temps qu’une monstruosité ?

On comprend que, dans une ville où la jeunesse laborieuse a de tels commencemens, les liens de famille ne soient ni bien étroits ni bien solides. Les comptes-rendus de la police portent 82 personnes arrêtées en 1840 et 122 dans les six premiers mois de 1842, pour avoir abandonné leurs enfans ; ce qui prouve que les hommes entrent dans le mariage sans en connaître les obligations, et qu’ils rejettent le fardeau avec la même légèreté qu’ils avaient mise à s’en charger. L’enquête parlementaire de 1834 sur l’ivrognerie[17] cite quelques détails qui peuvent faire juger la moralité et la destinée de ces ménages. « Dans une seule filature qui comptait 170 ouvriers, en moins de trois ans, 24 se marièrent, savoir 13 femmes et 11 hommes. Parmi les femmes, une avait eu trois enfans avant d’avoir atteint sa vingt-deuxième année, quatre avaient eu chacune deux enfans avant cet âge, dix étaient mères ou enceintes avant de se marier. Après douze mois de mariage, quatre s’étaient déjà séparées de leurs maris. Sur les treize une seule était en état de faire une chemise pour son mari, et quatre seulement en état de raccommoder le linge de la maison. Des onze ouvriers, quatre savaient signer leurs noms, et deux pouvaient faire une addition de quatre chiffres ; mais ils avaient tous appris à jouer aux cartes dans les cabarets. »

La passion des liqueurs fortes ne fait pas à Manchester les mêmes ravages qu’à Liverpool ni qu’à Glasgow. Cependant les cabarets y sont innombrables, et c’est là que l’ouvrier va dissiper ses rares momens de loisir. Suivant le catalogue officiel de 1840, Manchester compterait 1,314 cabarets, dont 502 boutiques de spiritueux (public houses) et 812 boutiques de bière (beer houses). Les échoppes des rogomistes (dram-shops) ne semblent pas être comprises dans cette énumération, non plus que 400 petits restaurateurs (licensed victuallers). Encore faudrait-il ajouter, pour être complet, les quantités de spiritueux distillés en fraude dans les ménages irlandais, et qui échappent au contrôle de la police aussi bien qu’à l’action du fisc. Le progrès de l’ivrognerie à Manchester est nettement indiqué, dans l’enquête de 1834, par M. Braidley, qui déclare que, si la population s’est accrue de cent pour cent, le nombre des débits de genièvre et de whiskey a quadruplé dans le même espace de temps.

Il y a vingt ans, l’ivresse à Manchester était réputée encore un plaisir honteux. On n’entrait dans les cabarets qu’à la dérobée et par des portes bâtardes (private doors) ; pour toute enseigne à ces lieux de débauche, une chandelle placée derrière la fenêtre jetait aux passans l’avertissement de douteuse clarté. Aujourd’hui que l’ivrognerie est entrée dans les mœurs, l’habitude a vaincu la honte, et ce qui faisait rougir les hommes n’embarrasse plus les femmes ni même les enfans. Peu à peu la lumière éclatante du gaz a illuminé les cabarets, les portes se sont élargies, l’échoppe est devenue une boutique, et la boutique une espèce de palais. L’attrait des jeux tolérés dans certaines maisons ne suffisant plus, on y a joint la musique, la danse et les spectacles qui peuvent plaire à un auditoire de gens dissolus. Les concerts au cabaret n’avaient d’abord lieu que dans la mauvaise saison. Aujourd’hui c’est pendant toute l’année que l’on entend, comme à Liverpool, retentir dans les salles hautes des lieux publics l’orgue, le piano ou le violon. Une de ces maisons, située non loin de la bourse et à l’entrée du pont Victoria, réunit chaque soir jusqu’à onze heures mille personnes à la fois. Le dimanche, pour diminuer le scandale, on module sur l’orgue ou sur le piano les tons plus graves des psaumes et des hymnes religieux[18].

Les débitans de bière, ne pouvant plus lutter à armes égales avec leurs fortunés rivaux les débitans de liqueurs, offrent aux consommateurs, pour les rappeler dans leurs échoppes, des facilités inouies. Pendant que l’ouvrier est souvent réduit, pour s’enivrer de gin, à mettre en gage, dans l’une des cent cinquante boutiques de prêt que Manchester renferme, sa redingote ou le châle de sa femme, les cabarets à bière le relèvent de cet embarras en recevant le paiement de leur boisson en nature, en acceptant du beurre, de la farine, du sucre, et quelquefois des effets d’habillement. Les commis et les gens de la maison, quand cela ne suffit pas pour amener des chalands, vont raccoler les ouvriers à la sortie des manufactures. Enfin, et pour dernier argument, pendant que le public house veut être payé comptant, le beer house vend à crédit.

Un observateur déjà cité, M. Braidley, s’étant placé le soir à la porte d’un débit de liqueurs, compta dans l’intervalle de 40 minutes 112 hommes et 163 femmes qui venaient se joindre à la foule des consommateurs. Cela représente 412 personnes par heure ; il y a tel de ces repaires qui distribue son poison à deux mille personnes par soirée. Les femmes sont peut-être plus adonnées que les hommes à cette ivresse brutale ; on voit des mères assez insensées ou assez dénaturées pour la faire partager à leurs petits enfans, qui sucent le genièvre avec le lait. La passion des liqueurs fortes achève ainsi de détruire les relations de famille, auxquelles le travail des manufactures avait déjà porté une si rude atteinte. La manufacture sépare les enfans des parens et le mari de la femme ; la journée finie, chacun va où ses passions l’appellent : les hommes se partagent entre la bière et le genièvre ; les femmes n’ont pas le choix, et cherchent le soulagement ou l’oubli dans le poison le plus violent.

Les cabarets sont les dernières maisons qui se ferment et les premières qui s’ouvrent à Manchester. Dès cinq ou six heures du matin, les ouvriers des deux sexes, en se rendant aux filatures, entrent dans les boutiques de gin. On dirait que les manufacturiers eux-mêmes ont voulu favoriser ces déplorables habitudes, car c’est dans les cabarets que plusieurs d’entre eux distribuent aux ouvriers leurs salaires de la semaine ; ajoutez que les paiemens se font le samedi soir, à l’heure où les ouvriers étant de loisir cèdent plus facilement aux tentations semées sur leurs pas. Il y a mieux, les enfans employés dans certaines filatures reçoivent, outre leur salaire régulier, une prime de deux ou trois pence, qui est aussitôt dépensée en genièvre, comme si l’on avait à cœur de les initier avant le temps aux vices des hommes faits. N’est-ce pas ainsi que les peuples de l’antiquité encourageaient la dégradation des esclaves, de peur que, leur raison s’élevant, ils n’aspirassent à la liberté ?

Les ouvriers ont formé, depuis quelques années, avec le concours des manufacturiers, des associations ou instituts (mechanics institute) qui leur procurent un lieu de réunion, avec la jouissance d’une bibliothèque ; quelquefois même ils paient des professeurs pour leur faire des cours d’histoire, de physique ou de chimie. Malheureusement, cette ressource honnête contre l’ignorance et contre l’ennui est encore d’un usage très limité ; on ne compte jusqu’ici que cinq ou six instituts. Le cabaret en Angleterre est pour les ouvriers ce qu’était la place publique chez les anciens. C’est là qu’ils se rencontrent, qu’ils s’associent entre eux et qu’ils débattent leurs intérêts. Les réunions accidentelles et les réunions permanentes, les loges maçonniques, les sociétés de secours mutuel, les sociétés secrètes, se tiennent au cabaret. On comptait à Manchester, en 1834, 30,000 ouvriers affiliés à ces associations, autant de consommateurs obligés de bière ou de gin.

Le samedi soir et le dimanche sont les jours de la semaine où le peuple s’enivre. Pourquoi cet emploi de son repos ? par quelle conséquence des mœurs ou des institutions, le jour que la religion, après la nature, a consacré à relever l’homme du labeur quotidien, est-il follement abandonné en Angleterre à l’orgie ou à l’oisiveté ? Mettons de côté les autres causes de cette dépression morale ; il y a là un vice inhérent à l’état de la société moderne, vice qui se manifeste surtout de l’autre côté du détroit. Nous n’avons plus ni fêtes nationales ni fêtes religieuses. Les jeux athlétiques, auxquels nos pères avaient recours pour exercer sans fatigue les forces du corps, sont tombés en désuétude, et les cérémonies du culte, ces pompes qui faisaient perdre terre à l’esprit, qui le faisaient planer dans les régions supérieures, n’ont pas trouvé grace devant le sérieux de notre temps. Du moins, dans les villes catholiques, le goût des représentations scéniques a remplacé celui des spectacles religieux, et le théâtre pourrait devenir, sous l’impulsion d’un gouvernement intelligent, un puissant moyen d’éducation. Dans les pays protestans, où le puritanisme étroit des idées s’oppose à tout divertissement extérieur, et n’admet pas d’autre nourriture intellectuelle que la Bible le jour du sabbat, les classes laborieuses, tenues dans une immobilité stupide, ne sauraient trouver une autre diversion à l’ennui qui les ronge que l’excitation de la boisson. Aussi, plus les mœurs sont rigoureuses sur l’observation du dimanche, et plus s’accroît dans les cabarets le nombre des habitués. L’Écosse est infiniment plus puritaine que l’Angleterre ; mais c’est aussi la terre classique de l’ivrognerie.

Je ne sais rien de plus repoussant que cette physionomie raide et renfrognée des sectes protestantes. Tant que l’enthousiasme les anime, elles peuvent encore faire des prosélytes en violentant toutefois les ames, et non en les charmant ; c’est ainsi que l’Écosse tout entière se levait à la voix du fougueux Knox, et les succès plus récens des méthodistes s’expliquent par les mêmes procédés. Dès que cet emportement sauvage s’éteint, la société protestante est littéralement coupée en deux. Placez-vous au milieu de Briggate-Street à Leeds, de Mosley-Street à Manchester, de Lord-Street ou de Dale-Street à Liverpool. Quelles sont les familles que vous voyez se diriger vers les églises en silence et avec une attitude recueillie ? Il n’y a pas à s’y tromper : elles appartiennent presque exclusivement à la classe moyenne ; les ouvriers restent sur le pas de leur porte, ou se rassemblent par groupes jusqu’à l’heure où, le service étant terminé, les cabarets vont s’ouvrir. La religion se présente à eux sous des dehors tellement sombres et avec des traits tellement durs ; elle affecte si bien de ne parler ni aux sens, ni à l’imagination, ni au cœur, qu’il ne faut pas s’étonner si elle demeure le patrimoine, le privilége du riche, et si elle fait du reste des parias.

Le caractère aristocratique de la société y contribue encore ; on va voir comment. Si le peuple, par un beau soleil, voulait sortir le dimanche de Manchester, où irait-il ? La ville n’a pas de promenades publiques ni d’avenues, pas de jardin ni même de champ communal. La population qui chercherait à respirer un air plus pur que celui des rues serait réduite à humer la poussière des grandes routes. Tout est clos dans les environs, tout est propriété particulière. Au milieu de ces campagnes de l’Angleterre, qui ressemblent à un perpétuel bosquet, les ouvriers de Manchester sont comme les Hébreux devant la terre promise qu’on leur laissait voir, mais où on leur défendait d’entrer. L’aristocratie s’est partagé le sol et y vit au large ; mais elle semble craindre d’en abandonner une parcelle pour les délassemens de ce peuple qui sert de marchepied à sa richesse et à sa puissance. Même les cimetières et les jardins de botanique sont fermés le dimanche[19]. Que reste-t-il donc, sinon le divertissement brutal du cabaret ?

Cette manière d’employer le jour du Seigneur n’est pas nouvelle à Manchester. En 1618, Charles Ier, revenant d’Écosse et traversant le comté de Lancastre, découvrit que les ouvriers, après avoir travaillé rudement durant la semaine entière, ne prenaient le dimanche aucune récréation. Il reconnut ensuite que les habitans des autres comtés souffraient du même fanatisme, quoique non au même degré, et il publia une déclaration, remise plus tard en vigueur par Charles II, qui protestait contre la violence faite aux inclinations du peuple par les prédicateurs puritains, et qui ordonnait « qu’après le service divin les hommes et les femmes eussent la liberté de se livrer à tous les délassemens licites, tels que la danse, le saut, la voltige, le tir à l’arbalète, la plantation des arbres de mai, et même, ce que les puritains devaient considérer comme un acte d’idolâtrie, que les femmes pussent décorer l’église de fleurs et de feuillage, suivant l’usage traditionnel. »

La révolution de 1688 fit avorter cette réaction remarquable des Stuarts contre les préjugés religieux de la Grande-Bretagne, qui devint ainsi la bigote Angleterre, de la joyeuse Angleterre (merry England) qu’elle était. Lord John Manners avance, dans une brochure récente[20], que George Ier eut la pensée de restaurer les jeux et les fêtes populaires ; mais le pli était déjà pris, et que pouvaient les intentions individuelles d’un seul homme, même lorsque cet homme était le roi, contre l’esprit de secte qui s’était incorporé aux mœurs du pays ?

Dans les comtés manufacturiers la population laborieuse est exposée à des crises périodiques qui suspendent le travail, qui affament les familles, qui produisent en un mot les mêmes effets qu’une mauvaise récolte dans les districts ruraux. Sans parler d’ailleurs de cette détresse accidentelle, il y a dans les grandes villes industrielles un fonds de misère qui s’accroît d’année en année. Malgré l’élévation des salaires et la régularité du travail, Manchester se paupérise en vieillissant. En 1833, et avant la réforme de la législation qui régit les secours publics, le nombre des pauvres avait doublé à Manchester en quatre années[21], et les dépenses s’étaient élevées de 48,977 liv. sterl. à 53,799. La loi des pauvres, promulguée en 1834, en apportant une plus grande sévérité dans l’administration de la charité publique, réduisit le budget à 27,645 liv. sterl. ; mais l’accroissement ne tarda pas à se manifester de nouveau : les sommes dépensées en 1841 ont excédé de 40,000 liv. sterl. ou 1 million de fr. En juillet 1843, j’ai trouvé dans la maison de charité plus de 1,200 habitans ; on sait qu’outre ce dépôt, Manchester comprend deux autres unions, celles de Chorlton et de Salford.

Le trait distinctif de la misère à Manchester, ce qui assimile peut-être cette population à celle de Paris, c’est la facilité avec laquelle les ouvriers se déterminent, quand la maladie les frappe, à entrer dans les hôpitaux. En 1831, 27,804 malades avaient été traités dans les infirmeries publiques[22] ; en 1840, le nombre des patiens fut de 42,964, ce qui représente un sixième de la population. À Paris, la moitié de la population va mourir dans les hôpitaux ou dans les hospices ; à Manchester, c’est là que naissent plus de la moitié des enfans[23] ; naître ou mourir hors de la famille et sous les auspices des institutions charitables, voilà deux faits qui accusent également l’état social.

Cette pauvreté extrême dans laquelle vivent tant d’ouvriers tient à la même cause qui assure à beaucoup d’autres une existence plus facile et l’emploi de leurs bras. Manchester, étant un grand marché pour le travail, doit être aussi un grand foyer de misère ; car si l’industrie, par son immense étendue, y présente plus de ressources, elle appelle aussi au plus haut degré la concurrence des travailleurs. Ceux-ci affluent de toutes les parties de l’Angleterre et de l’Irlande, et ils font tomber le salaire, en se le disputant, au taux qui suffit pour défrayer la subsistance des plus sobres ou des plus nécessiteux. Règle générale, quoiqu’il en coûte plus cher à Manchester que dans les petites villes des environs pour se loger et se nourrir, c’est à Manchester que l’on trouve les meilleurs ouvriers, que l’on obtient le travail le plus parfait, et qu’on le paie au plus vil prix.

Le bas prix du travail doit avoir des effets particulièrement funestes dans une contrée où la richesse fait partie de la civilisation. Écoutons là-dessus le docteur Kay. « L’introduction dans les manufactures d’une race non civilisée (c’est-à-dire pauvre) ne tend pas même à augmenter la puissance de production proportionnellement au bon marché de son travail, et peut au contraire retarder l’accroissement du fonds destiné à soudoyer ce travail. Une pareille race n’est utile que comme une masse d’organisation animale qui consomme la plus petite somme de salaires. Le bon marché tient au petit nombre de besoins qu’éprouvent ces hommes et à leurs habitudes sauvages. Lors donc qu’ils concourent à la production de la richesse, leur barbarie et la dégradation morale qui en est la conséquence doivent former un des termes de l’équation. Ils ne sont nécessaires qu’à un état commercial incompatible avec des salaires tels que les exige la civilisation. Après quelques années, ils deviennent une charge pour la société, dont ils ont déprimé les forces physiques et morales, et ils dissipent une richesse qu’ils n’ont point accumulée[24]. »

Une autre cause de cette misère est l’intempérance des travailleurs. À Manchester comme à Glasgow, l’on rencontre des familles qui dépensent en genièvre ou en whiskey plus qu’elles ne dépensent en pain. À Manchester comme à Londres et comme à Paris, les ouvriers les plus habiles ne sont pas ceux qui ont la meilleure conduite, et comme l’économie double le revenu, il arrive souvent qu’une famille qui a des habitudes d’ordre et de prévoyance vit mieux avec quinze francs par semaine que telle autre avec quarante francs. Le rapport de M. Chadwick en fournit des exemples nombreux.

La misère réagit à son tour et devient une cause d’intempérance ; c’est dans les quartiers les plus pauvres de Manchester que l’on trouve le plus grand nombre de cabarets. Cependant rien ne fait plus de tort au bien-être des classes laborieuses que la nature essentiellement flottante d’une partie de cette population. Les ouvriers forains de Manchester ne ressemblent point aux émigrans qui fréquentent le marché parisien ; ceux-ci sont des hommes et des enfans qui partent, au retour de la belle saison, de la Lorraine ou du Limousin, pour travailler pendant six à sept mois aux constructions de la capitale, en qualité de maçons, de tailleurs de pierre, de charpentiers. Ils ont un foyer et une famille aux champs, qu’ils n’abandonnent pas sans espoir de retour. Paris n’est pour eux qu’une vaste hôtellerie, où ils viennent amasser un petit pécule. Là même, ils vivent entre eux, formant une sorte de famille provinciale, et ne se mêlant pas aux vagabonds qui pullulent dans les garnis. La pensée d’un établissement lointain les garde contre la débauche et contre la dissipation. Les émigrans qui affluent à Manchester sont des familles entières, qui vont de ville en ville, de filature en filature, chercher de l’ouvrage, et qui n’ont de domicile nulle part. Ces malheureux habitent des garnis, où plusieurs ménages sont fréquemment entassés dans une seule chambre, à raison de 3 pence par lit. Un logement étroit et infect leur revient ainsi beaucoup plus cher qu’un logement salubre ne coûte à l’ouvrier domicilié. Mangeant dans les tavernes, ils ne peuvent pas se nourrir avec économie, à moins qu’ils n’adoptent le régime irlandais des pommes de terre (potato diet), et, pour combler la mesure, leur salaire est généralement inférieur à celui qu’obtiennent les ouvriers établis et connus. Il résulte des recherches faites par la Société de statistique[25] qu’en 1836, sur 169 mille habitans de Manchester et de Salford, 12,500 vivaient dans les garnis, et plus de 700 couchaient dans des caves avec les locataires de ces infâmes taudis.

Ce n’est pas tout : les ouvriers s’y rencontrant avec les mendians, avec les voleurs et avec les prostituées, de telles habitations sont également dangereuses pour leurs mœurs et pour leur santé. « Les propriétaires de ces nids à fièvre, dit le docteur Ferriar[26], placent dans chaque chambre autant de lits qu’elle en peut contenir ; ces lits sont tellement rapprochés les uns des autres, qu’un homme ne saurait passer dans l’intervalle. Le spectacle que ces endroits présentent pendant la nuit est vraiment lamentable : les lits sont remplis d’hommes, de femmes et d’enfans couchés pêle-mêle ; le plancher est couvert des haillons dégoûtans que ces gens viennent de quitter, ainsi que de leur bagage. Les exhalaisons nauséabondes et la chaleur de l’atmosphère sont intolérables pour quelqu’un qui vient du grand air. Pendant le jour, ces appartemens ne sont guère plus salubres. On y trouve généralement plusieurs personnes au lit : l’une est peut-être malade, l’autre se repose de la débauche de la nuit précédente, tandis qu’une troisième tue ainsi le temps parce qu’elle n’a pas d’occupation, ou dort le jour parce qu’elle vit de quelque œuvre de nuit. Les fenêtres restent constamment fermées, la ventilation est totalement négligée, et l’atmosphère viciée verse son poison aux nouveaux arrivans que l’habitude n’a pas rendus insensibles à ses effets. Là où les caves servent de logemens garnis, c’est l’arrière-pièce qui fait office de chambre à coucher, et cette pièce, n’ayant pas de fenêtre, ne reçoit l’air et la lumière que par la porte d’entrée. Aussi les ravages de la fièvre y sont-ils plus terribles qu’ailleurs. »

Les miasmes humains qu’exhale une foule condensée dans de pareils repaires sont des causes de fièvre et de contagion bien autrement formidables que la putréfaction des corps morts et la puanteur des rues mal pavées ou sans égouts. Le docteur Howard, qui est le praticien le plus expérimenté de Manchester, fait remarquer que les fièvres sévissent particulièrement en hiver dans cette ville, c’est-à-dire à l’époque de l’année où les garnis se peuplent outre mesure, et où le soleil ne darde pas cependant assez de chaleur pour décomposer les résidus d’une grande cité. En 1832 ; ce fut surtout dans les garnis que le choléra se fit sentir avec violence. Une seule maison perdit huit personnes sur dix-huit.

La densité de la population n’est pas aussi grande à Manchester qu’à Liverpool. La ville couvre un plus vaste espace[27], et les maisons ont généralement peu de hauteur. Les classes laborieuses affectionnent aussi beaucoup moins les logemens souterrains ; il n’y a guère plus de 20,000 personnes qui habitent des caves, soit la moitié des troglodytes que renferme Liverpool. C’est ce qui fait que la mortalité est un peu moindre et qu’elle procède d’autres causes ; la fièvre, qui amène à Liverpool 6,78/100 décès sur 100, n’en produit que 5,61/100 à Manchester.

Jusqu’à l’invasion du choléra, l’état intérieur de Manchester n’avait pas éveillé la sollicitude de ses magistrats. À cette époque, un conseil de salubrité (board of health), organisé en toute hâte, visita les quartiers habités par les classes pauvres, et fit, sur ce qu’il avait vu, un rapport dont la substance, publiée par le docteur Kay, produisit dans toute l’Angleterre une profonde et douloureuse impression. L’enquête avait constaté que sur 687 rues 284 n’étaient pas pavées, que 53 ne l’étaient qu’en partie, que 112 étaient des impasses qui n’admettaient aucune ventilation, et que 352 contenaient des amas d’immondices ainsi que des eaux croupissantes et horriblement souillées. De 6,951 maisons visitées par les inspecteurs, 2,565 étaient infectées au point d’exiger immédiatement un lait de chaux, 960 tombaient en ruines, 1,435 étaient humides, 452 sans ventilation possible, et 2,221 manquaient des plus indispensables moyens de propreté. La description de quelques-unes de ces rues, empruntée à la brochure du docteur Kay, montrera dans quel abîme de fange et dans quelle atmosphère pestilentielle vivent les ouvriers les plus malheureux. Je choisirai les deux districts qui portent le nom de Petite-Irlande et de Gibraltar.

« Une langue de terre basse, marécageuse, exposée à de fréquentes inondations et à des exhalaisons empestées, est située entre un escarpement élevé sur lequel passe la route d’Oxford et un bras de la rivière Medlock, dont une vanne arrête le cours. Le sol, dans ce lieu insalubre, est tellement déprimé, que les cheminées des maisons, dont quelques-unes ont trois étages, atteignent à peine à la hauteur de la route. Deux cents maisons environ, entassées dans un espace aussi étroit, sont habitées principalement par la plus misérable classe d’irlandais. Plusieurs de ces maisons ont aussi des caves dont le sol est à peine au niveau du Medlock, et se trouve souvent couvert de quelques pouces d’eau. Là se réfugient les voleurs et les bandits qui ont déclaré la guerre aux lois, et ses habitans ordinaires ressemblent à des sauvages par leurs appétits ainsi que par leurs mœurs. La Petite-Irlande est située entre deux rangées des plus vastes manufactures de Manchester, qui vomissent la fumée en nuages épais suspendus au-dessus de cette insalubre région. »

Passons maintenant à l’autre extrémité de la ville, du côté de l’Irk, cette rivière auprès de laquelle la Bièvre, dans Paris, pouvait passer pour un courant d’eau pure, même avant d’avoir été nettoyée. « Au-dessous du pont Ducie, dans un creux profond et entre deux escarpemens élevés, l’Irk environne un groupe de bâtimens en ruine. Le cours de la rivière est arrêté, à cet endroit, par une vanne ; une vaste tannerie, qui a huit étages d’élévation et qui expose à l’air la puanteur des peaux qu’elle apprête, projette son ombre sur ce labyrinthe d’habitations délabrées ; on l’appelle Gibraltar. En suivant le cours de la rivière, au-delà du pont, on rencontre des tanneries, des fabriques de colle et des triperies ; le cimetière de la paroisse est situé d’un côté du torrent, et de l’autre une succession de cours aussi étranges d’aspect que malsaines. On n’y pénètre que par des passages étroits et couverts qui débouchent dans la rue Long-Millgate, d’où il faut descendre par des gradins de pierre jusqu’au bord de l’eau. Dans la dernière de ces cours (Allen’s court), on se trouve entouré complètement d’un côté par le roc qui s’élève droit comme un mur, des deux autres par des maison à trois étages, du quatrième côté par l’escarpement le long duquel on est descendu, et dont le sommet est surchargé encore de murs ou de maisons. Ces maisons étaient récemment habitées par des tisserands, et chacune renfermait plusieurs familles. »

Huit ans plus tard, cet état de choses n’avait pas changé. M. Howard[28] le trouvait même plus triste ; en effet, dans l’espace ouvert qui forme le centre de la Petite-Irlande, les habitans avaient construit plusieurs étables à porcs, qui ajoutaient, s’il se peut, à l’insalubrité du lieu. Sans doute, l’on a fait d’assez grands efforts et d’assez grandes dépenses pour assainir la ville : bien des rues ont été pavées, bien des égouts construits, et le service de propreté est aujourd’hui plus régulier ; mais, en dépit de ces progrès partiels, le nombre des rues à paver de celles qui n’ont pas d’égouts et dans lesquelles le boueur n’entre jamais, est encore considérable. « À mesure que les quartiers du centre, dit encore M. Howard, ont été assainis, d’autres quartiers ont surgi dans les faubourgs, avec des rues non pavées et sans issue pour les eaux, au milieu desquelles on jette sans cérémonie les immondices pour y exhaler leurs putrides émanations, en sorte que ces rues rivaliseront bientôt avec les cloaques qui existaient tout récemment dans l’intérieur. » Le même praticien rappelle à ce propos la description que sir Walter Scott a donnée du village de Tully-Veolan, balayé uniquement par les chiens et par les cochons, qui étaient utiles à leur manière, en dévorant les débris amassés pêle-mêle devant les portes des maisons.

Manchester n’est, en effet, selon l’expression d’un autre médecin, M. Roberton, qu’un village monstrueux, construit sans aucune espèce de plan. Chacun des huit cantons qui forment le bourg a sa loi de police particulière. À l’exception des quartiers du centre, sur lesquels s’étend la juridiction municipale, tout propriétaire peut bâtir comme il lui plaît et sans avoir aucun règlement à observer. On a beau adosser les masures aux masures, creuser dans les rues des mares infectes, et jeter sur la voie publique des chiens ou des chats morts, la police n’a rien à y voir.

Les autorités de Manchester consacrent annuellement 5,000 liv. st. au service de la voirie. Cette somme est insuffisante, et l’organisation essentiellement défectueuse. On nettoie les rues de première classe une fois par semaine, les rues de seconde classe une fois tous les quinze jours, et les rues de troisième classe une fois par mois. Quant aux cours intérieures, aux allées, aux cloaques habités par les classes pauvres, aucune somme n’est affectée à leur entretien. L’administration municipale, on le voit, n’est guère moins aristocratique à Manchester qu’à Londres ni qu’à Liverpool. Là aussi, il y a deux villes dans une seule ; d’un côté, de l’air, de l’espace et des provisions de santé ; de l’autre, tout ce qui empoisonne et abrége l’existence, l’entassement des édifices et des familles, l’obscurité, l’humidité, l’infection.

Il faut donc peu s’étonner de ce que la mortalité frappe dans une proportion inégale les différentes classes d’habitans. À Manchester, les chances de la vie sont de 38 ans pour les classes supérieures (profesional persons and gentry), de 20 ans pour les boutiquiers, qui habitent plus à l’étroit et souvent dans les mauvais quartiers, de 17 ans pour les ouvriers des manufactures et pour les journaliers. Dans la paroisse de Broughton, dépendance rurale de Manchester qu’habitent principalement les manufacturiers de cette ville, il meurt un homme sur 44,44/100, et une femme sur 89,50/100 ; moyenne des deux sexes, 1 sur 63. Quel commentaire pourrait être plus éloquent que le simple rapprochement de ces chiffres ? et n’est-ce pas un état contre nature que celui dans lequel une classe d’hommes se réserve, pour ainsi dire, le monopole de l’existence, dans lequel un manufacturier vit quatre âges d’ouvrier, dans lequel la vie, pour le plus grand nombre, sans âge viril et sans vieillesse, s’étendant à peine jusqu’au seuil de la puberté, est perpétuée par des générations d’enfans ?

Communément, il meurt autant de personnes avant l’âge de 20 ans dans les districts manufacturiers de l’Angleterre, qu’il en meurt avant l’âge de 40 ans dans les autres districts, sans excepter Londres lui-même. Sur 1,000 enfans, qui naissent à Manchester, dans les rangs de la classe laborieuse, 570 sont emportés avant leur cinquième année. Pour ceux qui atteignent l’âge viril, la vieillesse arrive prématurément ; un fileur est hors de service à cinquante ans. Aucune ville ne renferme proportionnellement plus de veuves ni d’orphelins, et dans 435 cas sur 1,000, le père de famille meurt de consomption.

L’aspect général de la population ne dément pas ces lamentables données de la statistique locale. Les ouvriers de Manchester sont pâles et grêles ; leur physionomie n’a pas cette animation qui est le signe de la force et de la santé. La beauté des femmes disparaît, et la vigueur des hommes, qui décline, est remplacée par une énergie fébrile. Les régimens levés dans le Lancashire, de l’aveu des officiers de recrutement, ne résistent pas à la fatigue. Il est visible que la race s’abâtardit. Les ouvriers eux-mêmes ont le sentiment de cette dégradation de l’espèce ; on en trouvera la preuve dans la déposition faite en 1833 devant la commission des manufactures par un mécanicien âgé de cinquante-un ans, et né par conséquent dans le XVIIIe siècle, M. Titus Rowbotham :

« Lorsque j’arrivai à Manchester, en 1801, les ouvriers comme moi étaient mieux nourris, mieux vêtus, plus moraux et d’une plus vigoureuse constitution. Les enfans aujourd’hui sont une race plus faible que n’était celle de leurs parens. Ils ne sucent pas un lait aussi nourrissant ; leurs mères n’ont ni temps ni instruction à leur donner ; ils ont des penchans plus vicieux et sont plus démoralisés.

« Quand je commençai à travailler à la manufacture de coton, les ouvriers n’étaient pas régulièrement dressés à ce travail. On prenait des menuisiers, des charpentiers, et même des charbonniers, pour en faire des fileurs. Ils recevaient des salaires élevés, bien que ce fût les pires travailleurs que l’on enlevait aux autres métiers. Ces hommes, en passant dans l’industrie manufacturière, y amenaient des femmes qui avaient été habituées, comme eux, à travailler en plein air (out-door employment). Leurs enfans, élevés dans les manufactures, eurent une constitution plus faible, et les enfans de ces enfans sont encore plus faibles maintenant.

« Les impressions de ces premiers temps sont encore vivantes dans mon esprit. J’ai devant les yeux l’image de ceux qui ont vécu, comme s’ils n’étaient pas couchés dans leur cercueil. Les hommes que je vois aujourd’hui ne leur ressemblent pas. J’ai vu trois générations d’ouvriers. Je connais maintenant des hommes qui sont de mon âge, et même plus jeunes que moi, et qui ont passé leur vie à tourner la mule-jenny. Leur intelligence s’est affaiblie, et elle s’est desséchée comme un arbre. Ils sont devenus pareils à des enfans et ne sont plus tels que je les ai connus autrefois. Je sais plusieurs exemples d’ouvriers élevés à travailler dans les manufactures, que l’on réputait intelligens dans leur jeunesse, et dont l’intelligence est aujourd’hui éteinte ; pourtant ces hommes sont plus jeunes que moi. Les longues heures du travail, ainsi que la chaleur qui règne dans les filatures, produisent la lassitude et l’épuisement. Les ouvriers ne peuvent pas manger, et ils vont boire. Les uns boivent de la bière, et les autres des liqueurs spiritueuses. Voilà le premier pas. Ils finissent par s’adonner à l’ivrognerie et au jeu ; leur santé se détruit, et leur intelligence s’affaiblit ; en outre, ce qu’ils dépensent de cette manière ne sert pas à nourrir ni à vêtir leurs enfans. »

Ce que l’ouvrier de Manchester dit ici des générations nées sous ses yeux peut s’appliquer, avec la même vérité, à presque tous les grands centres d’industrie. Les wynds de Glasgow sont peuplés des mêmes hordes sauvages qui habitent sur le Medlock le cloître de la Petite-Irlande, et celui de Gibraltar, au bord de l’Irk. La rue des Étaques à Lille, le quartier Martainville à Rouen, présentent, quoique sur une échelle moins étendue, des scènes semblables de misère et de prostitution. La race des manufactures dégénère sur le continent comme dans la Grande-Bretagne ; elle nous donne des citoyens rachitiques, impropres au métier des armes, qui agitent leur pays sans pouvoir le défendre ; c’est une serre chaude qui ne produit que des fruits avortés.

Il y a dans les agglomérations industrielles un caractère qui leur est propre ; je veux parler de cette alliance en quelque sorte contre nature entre la misère et le travail, entre les excès du vice et ceux de l’activité. En général les populations ne sont pauvres que lorsqu’elles manquent d’industrie, et la moralité des races est en raison de leur application. Les livres de morale sont pleins d’axiomes destinés à mettre cette vérité en lumière ; nos lois proscrivent l’oisiveté ; dans les sociétés modernes, il semble que le travail ait des autels. Je ne viens pas m’inscrire en faux contre cette doctrine. Je sais que le travail manuel n’a pas seulement le mérite de fermer la porte au mal, et qu’il fortifie les membres, qu’il trempe la volonté en mettant l’homme aux prises avec les élémens. Je sais que le travail est la loi même de l’existence ; mais il ne faut pas plus abuser du travail que du loisir. L’abus du travail chez les peuples du Nord mène droit à la dégradation de l’ame et du corps, tout aussi sûrement que le farniente chez les peuples du Midi. Je pourrais puiser à pleines mains dans les enquêtes parlementaires, administratives ou locales publiées en Angleterre depuis quinze ans pour démontrer ces affligeans résultats.

Dans l’enquête relative à l’ivrognerie, plusieurs médecins ont déclaré que l’excès de la fatigue devait nécessairement porter les ouvriers à recourir au stimulant des liqueurs fortes. D’autres affirment que cette lassitude dispose à rechercher les plaisirs des sens. Les femmes, partageant le travail des hommes, ne tardent pas à se jeter dans les mêmes écarts. Il y a des filatures à Manchester qui les occupent dix-sept heures par jour, sur lesquelles on compte quinze heures et demie de travail effectif. Quant aux enfans, on les voit, en Écosse principalement, après une semaine laborieuse, passer la journée du dimanche au lit. Il n’y a plus de devoirs ni d’éducation dans les familles. Les mères, pour n’avoir pas à s’occuper de leurs enfans pendant les heures où la mule-jenny les réclame, leur donnent, au lieu de lait, une préparation d’opium ; d’autres laissent leurs nourrissons sous la garde de leurs jeunes frères ou sœurs, et c’est ainsi que sur 407 morts violentes, on a compté à Manchester 110 enfans brûlés par l’eau chaude ou par le feu. Ceux qui échappent aux accidens ne reçoivent ni principes ni culture. On voit dans les wynds de Glasgow, et il doit s’en trouver aussi à Manchester, des enfans qui, réduits à une condition purement animale, n’ont pas même de nom.

Certes, s’il existe une race au monde taillée pour le travail, c’est celle qui peuple l’Angleterre, et en particulier le comté de Lancastre. La nature lui avait prodigué dans ce but une volonté indomptable et des nerfs d’acier. Le Lancastrien est à coup sûr le meilleur ouvrier de la terre, le meilleur fileur, le meilleur mécanicien et le meilleur terrassier. C’est lui qui apporte dans l’industrie les méthodes les plus expéditives et la plus active énergie ; mais aussi plus il travaille avec vigueur, et plus cette fièvre de l’action, en se prolongeant au-delà des bornes, doit l’énerver. Le travail excessif, l’over-working, est une maladie que le comté de Lancastre a inoculée à l’Angleterre, et l’Angleterre à l’Europe. Manchester en est le symbole ; malheureusement ce funeste système s’étend au pays tout entier et fait partie de sa constitution. La politique, sur ce point, va de pair avec l’industrie. Les membres des communes donnent le jour à leurs affaires privées, afin de consacrer la nuit à la discussion des affaires publiques. Ajoutez à cela l’étude, la correspondance, les réunions dans les clubs, et la nécessité de paraître à propos de toutes choses sur les hustings, et vous verrez quel gaspillage incessant un homme politique fait de la vie.

Un chef de parti est constamment sur la brèche, prodiguant ses forces tant qu’elles durent et à tout instant. De là peut-être ce besoin de stimulans que Pitt, Fox, Sheridan et Byron ont éprouvé, bien avant les ouvriers de Manchester. « L’extrême excitation, dit M. Farr[29], qui aboutit fréquemment à l’ivrognerie en Angleterre, dans toutes les classes de la société, n’est que le résultat du système anglais, qui porte tout à l’excès (british forcing system). Ce système est lui-même la conséquence de la liberté politique qui excite les hommes à déployer les plus grands efforts physiques et la plus grande énergie d’esprit, sans observer ce repos quotidien ni ce repos hebdomadaire que Dieu lui-même a prescrit pour rétablir l’équilibre dans la circulation. Puis, lorsque la circulation a été habituellement accélérée par une contention immodérée de corps et d’esprit, il devient nécessaire d’appeler à son aide les stimulans pour ranimer les forces qui s’épuisent. Voilà ce qui a tué le Démosthènes anglais, et le sénateur qui l’avait salué de ce titre le premier. »

C’est là une observation profonde ; mais pour être complètement vrai, il faut aller par-delà la constitution britannique ; et il ne faut pas rendre la liberté responsable des excès qui tiennent surtout au caractère anglais. L’Anglais n’est pas naturellement sobre, il ne l’est ni dans ses jugemens, ni dans ses appétits, ni dans sa conduite. Arrachez-le à un excès, il se jettera dans un autre ; ses prédicateurs, qui le connaissent, pour le guérir de l’intempérance, lui proposent une abstinence absolue. Il a besoin d’aller en toutes choses jusqu’à la satiété. Sa langue politique est, comme la boisson du peuple, brûlante et grossière, son ambition sans bornes, et son action sans repos. En Angleterre, l’arc est perpétuellement tendu, et de là le seul danger sérieux qui puisse menacer une telle nation.


Léon Faucher.


  1. Histoire de la Conquête de l’Angleterre par les Normands, liv. IV.
  2. Past and present State of Lancashire, by H. Ashworth.
  3. « Le district où ces avantages se trouvent combinés de la manière la plus favorable est la partie méridionale du Lancashire, ainsi que le sud-ouest du Yorkshire. Dans les comtés de Chester, de Derby et de Nottingham, ainsi que dans ceux de Renfrew et de Lanark en Écosse, districts qui sont aussi le siége de la manufacture de coton, des avantages semblables se rencontrent, quoique dans une moindre proportion. » (Histoire de la Manufacture de Coton, par M. Baines.)
  4. Fuller’s church History.
  5. Baine’s History of Cotton manufacture.
  6. Voir le journal Leed’s Mercury.
  7. Notes of a tour in the manufacturing districts of Lancashire.
  8. Moral and physical condition of tke working classes.
  9. Selon un recensement fait en 1836, les ouvriers représentaient à Manchester 64 pour 100 de la population totale ; à Salford, 74 ; à Bury, 71 ; à Ashton, 81 ; à Stalybridge, 90 ; à Dukingfield, près de 95. Le chiffre fixé pour Manchester paraît être au-dessous de la vérité ; la population ouvrière doit y représenter 70 ou 75 pour 100 du nombre des habitans.
  10. Sur une population de 1,667,000 habitans le comté de Lancastre compte 21,000 Écossais et plus de 105 mille Irlandais.
  11. Committee on Factorie’s regulation bill, p. 327.
  12. « Nous pouvons affirmer hardiment que les listes officielles n’enregistrent pas la moitié des délits de cette nature qui sont commis aujourd’hui. » (Inquiry into the state of manufacturing population.)
  13. Juvenile delinquency.
  14. An Exposure of female prostitution.
  15. D’après les documens officiels, on compte à Manchester 154,336 femmes contre 141,857 hommes ; excédant 12,479, ou près de 3 pour 100.
  16. Report from the committes on factorie’s labour regulation bill.
  17. Report from the parliamentary committee on drunkenness.
  18. Report on drunkenness, passim.
  19. Déposition de M. Finch, Report on drunkenness.
  20. A Plea for national holidays.
  21. Moral and physical Condition of working classes, by Dr Kay.
  22. Remarks on the health of english manufacturers, by J. Roberton.
  23. La moyenne des naissances dans les hospices de maternité à Manchester était de 4,300 pour chacune des quatre années 1828, 1829, 1830, 1831.
  24. Moral and physical Condtion of working classes.
  25. Report on the condition of working classes.
  26. Report on sanitary condition.
  27. M. Duncan, qui évalue le nombre des habitans par mille carré, porte la densité de Manchester à 100,000 habitans par mille carré.
  28. Report on sanitary condition.
  29. Inquiry into drunkenness.