ÉTUDES
SUR L’ANGLETERRE.

IV.
MANCHESTER.[1]

Cette dégradation physique et morale des classes laborieuses, dont le spectacle est si affligeant à Manchester, mais qui frappe généralement les grands centres d’industrie, préoccupe vivement les esprits en Angleterre. Il y a là un scandale qui pèse à la conscience publique ; chacun sent bien que, dans un pays où de pareilles maladies se déclarent, les hommes qui président à la direction de l’ordre social ne sauraient échapper à toute responsabilité. Quelle que soit la forme de ses institutions, aristocratie ou démocratie, l’Angleterre se gouverne elle-même et elle s’appartient. Ses destinées ne sont pas entre les mains d’une domination étrangère ; aucun pouvoir artificiel ou absolu ne contraint le sentiment national. Les classes que le mouvement naturel de la société a pour effet d’élever exercent librement cette puissance, et, pour la part d’action qui leur revient sur les destinées du peuple, elles doivent compte à la Providence ainsi qu’au monde du bien qu’elles n’ont pas fait, comme du mal qu’elles n’ont pas empêché.

Les souffrances de l’industrie importunent encore l’amour-propre de la nation. Il est triste, quand on aspire à une renommée de richesse, de force et de moralité, de se voir montré au doigt en Europe, et de devenir pour les uns un sujet de reproche, pour les autres un objet de pitié. L’Angleterre affecte volontiers la supériorité sur les autres peuples. Elle se pose en modèle lorsqu’elle ne peut pas se draper en maître, et le monde l’a jugée long-temps sur parole, ébloui qu’il était par le prestige de ses derniers succès ; mais les doléances dont le parlement lui-même retentit ont rompu le charme : il n’y a pas d’enfant en Europe qui ne sache aujourd’hui qu’à côté de ces monstrueuses grandeurs il y a d’égales misères, et la science ne consiste plus qu’à compter, qu’à sonder les ulcères qui rongent maintenant le colosse affaibli.

Enfin, l’Angleterre comprend que son avenir même est menacé. Un peuple aussi profondément attaché au culte de la matière doit mettre la force physique au premier rang des élémens sur lesquels repose la puissance d’un état, et il doit s’alarmer plus qu’un autre dès qu’il voit décliner, sous l’influence des privations combinées avec l’intempérance et avec l’excès du travail, la constitution des ouvriers. Consultez les généraux anglais, et vous les entendrez attribuer leurs succès bien moins à une supériorité de tactique qu’à la vigueur physique de leurs soldats, qui leur permet dans les combats de tenir pied plus long-temps. Lisez les documens parlementaires, vous y verrez avec quel soin on s’étudie à démontrer que les ouvriers anglais l’emportent par la force du corps sur les ouvriers de toutes les contrées, et que cet avantage constitue la véritable prééminence de la nation. Le peuple anglais a la prétention d’être un peuple athlétique. Avec la même attention que les Romains apportaient à dresser pour les jeux du cirque les diverses espèces des gladiateurs, il s’est organisé pour une sorte de lutte universelle avec le monde civilisé, qu’il défie tout ensemble dans les acquisitions de territoire et dans les conquêtes aussi peu pacifiques de l’industrie. Comment ne tremblerait-il pas à la seule idée d’une diminution probable dans l’efficacité des instrumens avec lesquels il combat et il produit ?

Lorsque les premières atteintes du mal industriel se firent sentir en Angleterre, on essaya d’abord d’en détourner les yeux, l’on en contesta la réalité. M. Baines, dans ses recherches d’ailleurs pleines d’intérêt, entreprit d’établir que le travail des manufactures n’était pas plus nuisible à la santé des ouvriers que tout autre genre d’occupations. Le docteur Ure, renchérissant sur cette apologie, représenta les manufactures comme l’Arcadie de la civilisation et comme le palladium des travailleurs. Plus tard, le recensement de la population ayant fait connaître l’effroyable mortalité des districts manufacturiers, et la publication des tables criminelles ayant montré l’accroissement des délits, il ne fut plus possible de prolonger ces illusions. Alors la discussion se porta sur les causes du désordre nouveau qui venait de se révéler. Pendant que l’aristocratie foncière en accusait l’industrie elle-même et ne voyait dans l’activité des ateliers que des germes de mort, l’aristocratie industrielle s’en prenait aux lois et à l’état de la société. Bientôt les avocats des manufactures, quittant la défensive, ont cherché à établir que la condition des populations rurales était encore inférieure à celle des ouvriers fileurs ou tisseurs ; mais tout ce qu’ils ont prouvé, en jetant sur les faits cette horrible lumière, c’est que le mal existait des deux côtés.

Les désordres qui se manifestent dans les agglomérations industrielles sont-ils la conséquence nécessaire du système manufacturier ? Faut-il les considérer comme un accident ou comme un phénomène régulier de la production ? Ne peut-on filer et tisser le coton, la laine, le fil ou la soie par grandes masses et à bon marché, en développant toute la puissance des machines, qu’au prix de cette effroyable série d’horreurs qui sont : la destruction de la famille, l’esclavage, la décrépitude et la démoralisation des enfans, l’ivrognerie des hommes, la prostitution des femmes, la décadence universelle de la moralité et de la vie ? Ou bien, n’y a-t-il là que les inévitables douleurs qui accompagnent, dans les sociétés, l’enfantement de toute révolution ?

Certes, s’il fallait acheter la richesse industrielle aux dépens de tout ce qui fait la force d’un peuple, il vaudrait mieux cent fois y renoncer ; car ce serait abdiquer, pour un morceau de pain, les attributs essentiels de l’humanité, et, comme l’a dit un poète latin, laisser périr, pour vivre, le principe même de la vie.

Et propter vitam vivendi perdere causas.

Si l’industrie, en élevant le salaire des ouvriers, devait infailliblement les corrompre et les énerver, le Standard aurait eu quelque raison de prononcer cet anathème : « L’Angleterre serait tout aussi puissante et tout aussi heureuse, quand une immense catastrophe engloutirait dans une ruine commune les fabriques du royaume-uni. »

Mais je ne puis pas croire que la Providence envoie aux nations des présens aussi funestes. Il n’est pas possible que le progrès des arts industriels ait pour fin et pour résultat l’abaissement de l’espèce humaine. Quand la pensée de l’homme s’élève, par un effort de génie, jusqu’aux grandes combinaisons de la mécanique et de la vapeur ; quand il devient en quelque sorte maître des élémens, il ne se peut pas que ces découvertes ajoutent naturellement à sa faiblesse. Jusqu’à ce jour, tous les pas faits par la civilisation ont accru le bien-être ainsi que les lumières ; c’est la destinée du monde que nous habitons, et cette destinée ne se démentira pas. Seulement, il y a pour les peuples, il y a pour les institutions d’un pays des époques de transition qui sont traversées par bien des misères. Le système manufacturier en Angleterre et ailleurs est dans cette période d’épreuve. La rapidité même de sa croissance, l’énormité de ses proportions, tout, jusqu’à l’énergie qu’il lui a fallu déployer pour percer les rangs d’une société féodale et pour s’y établir, prouve qu’il est loin encore de son état normal. Les forces nouvellement créées, hommes et choses, ont à prendre leur équilibre. La manufacture, animée par une concurrence sans frein, est semblable aux soldats que Cadmus fit naître en semant les dents du dragon, et qui, à peine nés, s’entretuèrent. Évidemment l’industrie obéit aujourd’hui à un mouvement anarchique ; elle fera tôt ou tard un meilleur usage de sa liberté.

Parmi les causes qui prolongent ce malaise temporaire, aucune n’agit plus fortement que l’agglomération dans les villes des usines et des ateliers. Les métropoles de l’industrie sont des foyers de corruption au fond desquels la population ne jouit pas d’une atmosphère plus salubre ni plus morale que dans les grandes réunions formées par les institutions politiques ou par les intérêts commerciaux. Considéré de ce point de vue, Manchester se place à peu près sur la même ligne que Londres et que Liverpool. Les cités manufacturières ont une influence pestilentielle de moins, qui est l’oisiveté des classes pauvres ; en revanche elles comptent une maladie de plus, qui est la fermentation développée dans les rangs des ouvriers par le contact étroit des âges et des sexes pendant les longues heures du travail. On arrive ainsi aux mêmes résultats par des chemins différens.

Si l’on veut comprendre à quel point les agrégations urbaines vont contre le but naturel de l’industrie, que l’on regarde les petites villes manufacturières dont Manchester est environné. Là, point de mouvement commercial, point de luxe, peu ou point de populations flottantes, rien de ce qui peut troubler l’économie ordinaire d’une cité ; cependant les désordres y sont les mêmes qu’à Manchester. À Bolton, ville de 50,000 ames, la durée de la vie moyenne est pour les ouvriers de dix-huit ans, un an de plus qu’à Manchester, et trois ans de plus qu’à Liverpool, mais quatre ans de moins qu’à White-Chapel et six ans de moins que dans le Strand. Preston, cette manufacture modèle, sombre comme une mine de houille, voit s’accroître d’année en année le nombre de ses malfaiteurs. À Bolton, la police, en 1841, avait arrêté 2,583 personnes, proportion qui est exactement celle de Manchester. Dans la même ville, on compte 90 maisons de prostitution ; Leeds en renferme 175, et la petite cité de Rochdale, selon le témoignage du missionnaire Logan, réunit une centaine de prostituées du plus bas étage dans un seul district. Les excès de boisson n’y sont pas moins communs : Bolton compte 289 cabarets à bière ou à genièvre, Leeds 908, et Ashton 117 pour ses 20,000 habitans.

Je pourrais multiplier les exemples ; mais en voilà bien assez pour montrer que l’industrie urbaine, quelques proportions qu’elle affecte, étendue ou restreinte, qu’elle réunisse 300,000 hommes ou 30,000, se trouve placée dans des conditions tout aussi désavantageuses pour la moralité des ouvriers que pour leur santé. Il faut donc, avant toutes choses, frapper au plus épais de ces agrégations pour les éclaircir. La réforme doit s’attacher à diminuer le contact des ouvriers entre eux dans les manufactures, et à disséminer les manufactures qui se nuisent réciproquement par leur proximité. Les ateliers à sept étages rappellent les maisons élevées de l’ancienne Rome, que l’on comparait à des îles (insulæ), sans doute pour indiquer la nécessité d’isoler, d’environner d’air et d’espace, ces gigantesques bâtimens. Le travail est comme le blé, qui, lorsqu’on le sème à l’ombre des grands arbres, vient rare, grêle et manque de vigueur.

Dans l’ordre régulier des sociétés, les villes doivent servir de rendez-vous au commerce, à la richesse, aux lumières. C’est là que viennent s’accumuler ou s’échanger les produits de l’activité humaine ; mais ce n’est pas là que doit s’établir l’industrie qui a besoin, pour produire, d’un certain recueillement. Les villes furent d’abord des marchés, et leur destinée finale se fit clairement dans ce caractère originel. Aux villes appartiennent les entrepôts, les magasins, les comptoirs, les banques, les musées, les bibliothèques, les grandes écoles, les clubs, les académies, les arts mécaniques et libéraux ; leur lot est assez grand et assez beau sans y joindre l’industrie.

Dans l’origine de la manufacture, au moment où le travail du coton et par suite celui de la laine cessèrent d’être une occupation domestique, les filatures, cherchant des moteurs, s’établissaient le long des cours d’eau, et comme la force hydraulique est le résultat de la pente donnée au courant, les nouveaux ateliers gardaient forcément entre eux une assez grande distance ; chacun d’eux, au lieu de s’agréger à un ensemble déjà formé, devenait un centre autour duquel se groupaient les travailleurs, comme autrefois les paysans sous la protection du château féodal. L’invention de la machine à vapeur a renversé pour un temps le cours naturel des choses. Les manufacturiers, au lieu d’aller vers la force motrice, l’ont obligée à venir à eux ; et comme le charbon se trouve à peu près partout en Angleterre, ils n’ont plus considéré, pour le choix du lieu où ils devaient se fixer, que la facilité plus ou moins grande que leur offraient les centres commerciaux pour acheter les matières premières et pour vendre les produits fabriqués. De là, cette concentration des usines dans les villes principales ou à portée de ces villes ; de là, cet accroissement désordonné de Manchester, de Glasgow, et, par contre-coup, de Liverpool.

Le progrès des communications par les routes de terre, par la voie d’eau, ainsi que par les chemins de fer, rend aujourd’hui possible, autant qu’elle est à souhaiter, la décentralisation des manufactures. Une filature peut s’établir à l’orifice d’une mine de houille, sur un canal qui lui apporte le charbon, ou à cheval sur un torrent, sans perdre pour cela les avantages que procure la proximité d’un grand marché. Les filateurs de Hyde ou de Turton sont rendus en moins d’une heure à la bourse de Manchester, tout comme s’ils habitaient la petite Irlande ou les bords de l’Irk. Les distances ont disparu, l’économie de temps devient partout facile. Il n’y a donc plus de raison pour se disputer à prix d’or et aux dépens de la santé quelques pieds de terrain au milieu d’un fourré impur de rues et de maisons.

La supériorité de la manufacture rurale sur la manufacture urbaine n’est pas une pure conception du raisonnement ; en Angleterre, si je ne me trompe, l’expérience l’a déjà démontrée. Les exemples que l’on en peut citer présentent sans contredit le caractère d’une ébauche imparfaite ou hâtive ; mais tels qu’ils sont, les germes d’un avenir meilleur pour la classe laborieuse s’y manifestent déjà. Les propriétaires de ces établissemens comptent au nombre des hommes les plus intelligens, aussi bien que parmi les plus humains, et leur conduite à l’égard des ouvriers, dans une époque traversée par tant de crises politiques et commerciales, est peut-être le fait qui honore le plus leur pays. Tout le monde en Angleterre rapprochera de cette allusion les noms de MM. Strutt, manufacturiers à Belper, de MM. Greg à Bollington et à Quarry-Bank, de M. Grant à Bury, de MM. Ashton à Hyde, et de MM. Ashworth à Turton.

Il est à remarquer que la première filature établie conjointement, en 1776, par M. Arkwright et par M. Strutt sur les bords de la Derwent, reste encore aujourd’hui un modèle de discipline et d’organisation. De l’autre côté du détroit, les traditions se conservent dans les familles industrielles aussi bien que dans celles de l’aristocratie. Les héritiers de M. Strutt, devenus riches et récompensés de leurs labeurs par un siége au parlement, tiennent à honneur de faire vivre et de mener à bien la colonie d’ouvriers qui s’était formée sous la tutelle de leur père. Quelque chose de cette magnifique inspiration qui a créé les manufactures survit en eux et ne leur permet pas de dégénérer. La noblesse du travail a ainsi sa chevalerie, comme la noblesse sortie de la guerre, et dans une industrie où les établissemens ainsi que les ouvriers n’arrivent presque jamais à la vieillesse, une fabrique qui compte soixante années d’existence se recommande, non moins qu’un manoir qui daterait du moyen-âge, à la vénération du public.

« Les manufactures de cette éminente famille, disait le docteur Ure en 1835[2], ont fourni, pendant un demi-siècle, un travail régulier et une aisance honnête à plusieurs milliers d’ouvriers. Durant cette longue période, l’habileté, la prudence et les capitaux des propriétaires ont maintenu l’établissement dans un état de perfectionnement progressif à peu près exempt de ces fluctuations qui ont si souvent réduit à la détresse les ouvriers des champs. Telle est la haute réputation de leurs produits, qu’un ballot estampé de leur marque se vend couramment sans examen sur tous les marchés du monde. Sous leurs auspices s’est élevée la jolie ville de Belper, bâtie et pavée en pierre de taille, avec des maisons commodes, où les familles de la classe laborieuse coulent doucement leurs jours. Les filatures, élégamment construites en pierre, ainsi que celles de Milford, situées à trois milles au-dessous, sont mises en mouvement par 18 grandes roues hydrauliques qui ont la force de 600 chevaux. Un régulateur attaché à chaque roue en modère ou en active la vitesse, selon les besoins du travail. Comme on n’emploie pas de machines à vapeur, ce village manufacturier a tout le pittoresque d’un paysage italien, avec sa rivière, avec ses rivages boisés et les collines qui ferment l’horizon.

« Un réfectoire très propre a été ménagé dans les bâtimens. Les ouvriers qui le désirent peuvent s’y procurer pour un sou (half a penny) une pinte de thé chaud ou de café avec le sucre et le lait. Ceux qui prennent régulièrement part à ce rafraîchissement ont droit en outre aux consultations du médecin. Une salle de danse est aussi ouverte pour servir à la récréation des jeunes filles et des jeunes garçons. La manufacture est parfaitement aérée et aussi propre que le salon d’une bonne maison. Les enfans sont bien constitués et travaillent avec une dextérité qui annonce leur contentement. »

Les propriétaires de cette manufacture veillent, comme on voit, avec une grande sollicitude au bien-être et à la moralité des ouvriers. Ils ont établi des écoles de jour pour les plus petits enfans, des écoles du soir et du dimanche pour ceux qui sont occupés pendant le jour. Les femmes, avant d’entrer dans la filature, prennent des vêtemens de travail, et l’on exige d’elles une grande propreté. Enfin, si l’on n’admet pas complètement, avec le docteur Ure, la supériorité des habitans de Belper, sous le rapport des mœurs et de la santé, il faut reconnaître que ceux qui ont vécu pendant quelques années de ce régime sont plus heureux et plus moraux que les autres ouvriers.

Une autre république industrielle a été fondée par la famille Greg à Quarry-Bank, près de Wilmslow, dans le comté de Chester. La maison Greg, qui a donné aussi un membre au parlement, tient le premier rang parmi les manufacturiers. Elle consomme annuellement près de 4 millions de livres de coton, possède 5 filatures, 4,000 métiers à tisser, et emploie plus de 2,000 personnes à Bury, à Bollington, à Caton, à Lancaster et à Wilmslow. La filature de Quarry-Bank a cela de particulier, que l’on y occupe principalement des apprentis tirés de la maison de charité de Liverpool, ainsi que cela se pratiquait dans l’origine des manufactures et à l’exemple d’Arkwright. M. Greg avait d’abord employé de jeunes garçons ; il préfère aujourd’hui les jeunes filles, qui se laissent plus aisément diriger. La filature forme ainsi une sorte de pépinière ou de pensionnat industriel. On nourrit, on vêtit et l’on élève ces enfans, qui étaient abandonnés, et qui retrouvent une famille dans l’enceinte des travaux. On leur enseigne la lecture, l’écriture et l’arithmétique ; les filles apprennent en outre à coudre et à s’acquitter des diverses fonctions du ménage. Chaque jour, les pupilles de M. Greg vont prier Dieu dans une chapelle élevée par ses soins. Cette jeunesse grandit sous les yeux de ses maîtres, qui se partagent la surveillance, et, quand les jeunes filles sont en âge de se marier, elles épousent quelque ouvrier de la fabrique. On leur donne alors un salaire plus élevé, pour les mettre en état de couvrir les premières dépenses de leur établissement. La santé des apprentis est tellement supérieure à celle des habitans du Lancashire, que l’on compte à peine un décès sur 150 ; et, quant au succès des ménages sortis de la manufacture, M. Greg affirmait en 1833 que deux seulement étaient tombés à la charge de la paroisse en quarante ans.

Il est vrai que les apprentis de Quarry-Bank gagnent bien le pain qu’on leur donne et méritent le soin que l’on prend de leur avenir. La plupart travaillent douze heures effectives par jour. M. Robert Greg, à qui l’on demandait dans l’enquête de 1833 si les enfans étaient disposés, après une journée aussi bien remplie, à fréquenter l’école du soir, et s’ils profitaient de cet enseignement, répondit : « Nous n’avons pas d’exemple du contraire ; nous trouvons que les enfans sont beaucoup plus fatigués et bien moins disposés à aller à l’école après un jour de fête qu’après un jour de travail : le dimanche, ils demandent toujours à se coucher plus tôt. » Le docteur Ure rend le même témoignage des apprentis employés dans les filatures de M. Ashworth et de M. Grant, qui se font remarquer, suivant lui, par un regard aussi clair et par un air aussi dispos que les enfans que l’on voit dans les écoles pendant le jour. La comparaison pèche par sa base. On conçoit que les apprentis d’une manufacture bien ordonnée, étant mieux nourris et mieux surveillés que les autres enfans, ne paraissent pas inférieurs à ceux-ci en force ni en intelligence, malgré la surcharge d’un travail continu ; mais qui oserait dire que ces petits esclaves ne sentiraient pas s’accroître leur vigueur et s’étendre la portée de leur esprit avec une tâche moins accablante ? Je plains ceux qui trouvent naturel qu’un enfant, après avoir travaillé douze heures, aille s’enfermer encore pendant deux heures dans une salle d’étude, et que son attention soit incessamment attachée à un objet ou à un autre, sans autre repos que le temps du sommeil. Il me paraît que celui qui envoie la rosée aux plantes a voulu qu’il y eût aussi pour l’homme dans le travail quotidien des intervalles consacrés à rafraîchir son imagination et à soulager son cœur.

On vient de voir ce que les frères Greg ont fait pour leur colonie d’orphelins. Examinons maintenant comment ils ont organisé le travail pour les familles. Deux lettres non signées, mais que la voix publique attribue à M. R. H. Greg, ont paru dans le numéro LXVII de la Revue de Westminster. Elles renferment des renseignemens d’un si haut intérêt, qu’on me pardonnera d’en reproduire la substance, tantôt par l’analyse et tantôt par la traduction. En suivant ce récit, remarquable à tant d’égards, on croirait assister à la fondation d’une colonie en pays lointain.

« Nous prîmes possession de cette filature, mes frères et moi, dans l’été de 1832. Nous n’y trouvâmes que les murs, avec une vieille roue hydraulique, et environ cinquante maisons d’ouvriers (cottages). Ces chaumières étaient généralement bien construites et d’une grandeur raisonnable, mais mal entretenues et manquant d’eau, de hangars à charbon, de placards, de toutes les choses essentielles à la propreté et au comfort. Deux ou trois familles résidaient dans ce lieu ; mon premier soin fut de donner congé à ces aborigènes, et de commencer l’œuvre à nouveau.

« Les deux premières années furent presque entièrement employées en travaux d’appropriation, à bâtir, à rétablir les réservoirs et le moteur, à construire la charpente, à monter les machines, à poser les conduits pour le gaz, et à rassembler le nombre nécessaire d’ouvriers. Dans cette recherche, nous jetâmes nos vues sur les familles que nous connaissions pour honnêtes ou qui passaient pour telles, et qui nous donnaient l’espoir, si nous leur procurions une certaine aisance, de rester auprès de nous et de s’attacher à l’établissement. Il s’agissait de les amener à trouver et à se créer un foyer domestique (home), de leur faire perdre graduellement ces habitudes remuantes et vagabondes qui caractérisent la population manufacturière, et qui forment le plus grand de tous les obstacles à l’amélioration de son sort. Dans cette pensée, et afin de leur donner une occupation innocente aux heures de loisir, nous fîmes l’acquisition de trois champs situés entre les chaumières et la manufacture, et nous les divisâmes par des haies d’épine de manière à attacher un jardin à chaque maison.

« Au printemps de 1834, les constructions étant à peu près terminées et une population nombreuse établie sur les lieux, je jugeai qu’il était temps d’instituer une école du dimanche pour nos enfans. Je fis d’abord part de mes vues aux plus âgés ; ceux-ci les ayant accueillies et ayant offert leurs services, je convoquai une réunion générale des ouvriers. Le règlement fut arrêté, le comité formé, les maîtres désignés, et l’école s’ouvrit le dimanche suivant dans une cave, les enfans qui se présentaient étant en plus grand nombre que nous n’en pouvions recevoir… La classe des filles renferme aujourd’hui 160 enfans, et celle des garçons 120. Chaque classe est sous la direction d’un surintendant et d’un certain nombre de maîtres qui remplissent gratuitement ces fonctions, se relevant de deux dimanches l’un. Les maîtres sont des hommes et de jeunes femmes attachés à la manufacture. Le surintendant, le trésorier et le secrétaire sont élus tous les ans par les maîtres assemblés, et le comité est désigné aussi par la voie de l’élection. Le surintendant de l’école des filles, qui dirige cet enseignement, est lui-même un apprêteur et travaille, durant la semaine, avec autant de zèle et d’humilité que le plus humble de ses compagnons ; mais lorsque le travail de la semaine est terminé et que se lève le soleil du dimanche, qui rend l’ouvrier libre comme le maître, le digne homme se couvre du long manteau noir, qui est le signe distinctif de sa fonction, prend sa canne et son chapeau à larges bords, et, métamorphosé ainsi en ministre méthodiste, il devient l’ami, le pasteur de ses voisins, l’homme le plus important et le plus honoré de notre petite société.

« Dans l’automne de la même année, nous ouvrîmes nos classes de dessin et de musique. La classe de dessin se fait tous les samedis soirs en hiver, de six heures à sept heures et demie ; la moitié du temps se passe à dessiner, l’autre moitié s’emploie en leçons d’histoire naturelle et de géographie. Je la dirige moi-même ; elle se compose de 25 jeunes garçons, dont quelques-uns ont fait de grands progrès. Dans la semaine, ils s’occupent le soir chez eux à copier des dessins que nous leur prêtons ; cela remplit leurs heures de loisir et les attache au foyer domestique, ce qui est le principal objet que j’ai en vue. Aussitôt que la classe de dessin est terminée, la classe de musique commence et dure jusqu’à neuf heures. Cette réunion se compose de jeunes filles et de jeunes hommes, au nombre de vingt-huit. Nous nous bornons à la musique sacrée. La classe de musique est très populaire, surtout parmi les jeunes filles, et l’on considère comme un grand privilége d’y être invité. »

Les propriétaires de l’établissement ne se contentent pas de pourvoir à la culture intellectuelle et morale de la jeune population qui croît sous leurs yeux. Persuadés que l’oisiveté est la principale cause de la dépravation, et que les ouvriers n’iraient pas au cabaret si on leur offrait des amusemens honnêtes dans leurs momens de repos, ils ont formé un lieu de récréation et ont établi des jeux. Ils ont voulu rendre le travail attrayant, et, après avoir poursuivi l’ignorance, combattre l’ennui.

« Nous eûmes la pensée, dit M. Greg, d’instituer des jeux et des exercices gymnastiques. Nous réservâmes, dans cette intention, un champ situé auprès de la filature, et qui devait d’abord être partagé en jardins, puis, profitant d’un jour de fête et d’une belle après-midi, nous appelâmes les garçons et nous nous mîmes à l’œuvre. On commença par le palet, la balle, le jeu de cricket et le cheval fondu. Mais le nombre des joueurs s’augmentant, et le champ de récréation se remplissant chaque jour davantage, d’autres jeux furent introduits ; on fit des règlemens pour maintenir l’ordre, on assigna une place particulière à chaque jeu, et l’on choisit un certain nombre de personnes pour y présider. Les filles prenaient un coin du champ et les garçons un autre, menant leurs jeux séparément. L’été suivant, nous établîmes une escarpolette ; on se mit à jouer aux graces, aux boules, à la corde raide et à la balançoire. Le palet est le jeu favori des hommes, le cerceau et la corde raide ceux des garçons, le cerceau et l’escarpolette ceux des jeunes filles ; l’escarpolette est perpétuellement en réquisition. Au moyen du cerceau, les garçons et les filles peuvent jouer ensemble, et nous encourageons cette camaraderie comme développant les bonnes manières, la douceur des sentimens, et la notion des convenances ainsi que des devoirs respectifs.

« Au commencement de ces jeux, les actes de rudesse et d’inconvenance n’étaient pas rares ; mais comme je me faisais un devoir d’assister aux amusemens, et comme je donnais à entendre que les jeux cesseraient au moment où je me retirerais, je pus observer ceux qui s’écartaient des bonnes manières, et je parvins par degrés à les y ramener. Voici bientôt trois étés que le champ de récréation est ouvert, et pendant la saison actuelle je n’ai pas remarqué un seul acte d’inconvenance ni de grossièreté. Ma présence est devenue inutile ; cependant j’assiste généralement aux jeux, parce que j’en jouis autant que les ouvriers, et que c’est pour moi une excellente occasion d’entamer avec eux des relations. Le champ de récréation n’est ouvert que les samedis soirs et les jours de fête durant l’été. »

Mais la partie la plus remarquable de ce plan de civilisation appliqué à la classe ouvrière consiste dans les efforts que MM. Greg paraissent avoir faits pour rehausser les ouvriers à leurs propres yeux et pour leur donner, avec les habitudes d’une société décente, le sentiment de leur dignité. La philanthropie, dans ses momens d’erreur, s’est quelquefois proposé d’élever les travailleurs au-dessus de leur condition ; de là, tant de positions équivoques, d’individus déplacés, d’existences manquées. MM. Greg agissent plus raisonnablement ; c’est la condition même des classes ouvrières qu’ils cherchent à élever. Ils renversent la barrière qui séparait les manufacturiers de ceux que les manufacturiers emploient, et les uns déposant leur hauteur, les autres se dépouillant de leur grossièreté, un rapprochement peut s’établir entre eux. Écoutons encore M. Greg.

« Un des expédiens les plus heureux auxquels nous ayons eu recours pour civiliser nos ouvriers a été celui de leur donner des soirées pendant l’hiver. Nous réunissons ordinairement trente personnes, les plus âgés des jeunes filles et des jeunes garçons, en nombre égal. Ils viennent sur une invitation spéciale ; l’on envoie à chacun d’eux une petite carte imprimée sur laquelle sont indiqués le jour et l’heure de la réunion. Il entre dans nos plans de montrer autant d’égards qu’il est possible à ceux que j’engage ainsi à se joindre à notre société. Nous ne les invitons pas indistinctement, et parmi tant d’ouvriers que j’emploie il en est nécessairement quelques-uns qui, d’après mon système, n’ont jamais pris part à ces soirées. Nous portons sur notre liste ceux qui se distinguent de leurs camarades par le maintien et par le caractère, et ceux auxquels il n’a manqué pour se polir qu’un peu d’encouragement et la fréquentation de la bonne société. J’ai soin de n’oublier entièrement aucune famille ayant des membres en âge de participer à ce divertissement, surtout lorsqu’ils fréquentent l’école du dimanche ; en sorte que, sur les trois cents ouvriers de la manufacture qui vivent dans notre colonie, le nombre des éligibles s’élève à cent soixante. Parmi ceux-ci toutefois, les plus distingués, ceux qui forment l’aristocratie de l’endroit, sont invités plus fréquemment que les autres, soit parce que leur présence est absolument nécessaire pour le bon ordre et pour le succès de la réunion, soit parce que nous voulons montrer par des attentions particulières le cas que nous faisons d’eux.

« Ces soirées se tiennent dans la salle de l’école, que j’ai disposée avec élégance, qui est garnie de bustes, de peintures, et où se trouve aussi un piano. Comme elle est attenante à ma maison, cette proximité facilite les arrangemens à prendre pour les rafraîchissemens ainsi que pour les jeux. Avant l’arrivée de nos hôtes, des livres, des magasins pittoresques ou des dessins sont placés sur les tables ; ils s’amusent à les parcourir, jusqu’à ce que l’on serve le thé. Le thé et le café circulent ensuite de main en main, et ils causent avec moi ou entre eux jusqu’à la fin du repas. Je vais d’une table à l’autre, et j’en trouve toujours plusieurs qui sont capables non seulement de faire une question ou d’y répondre, mais encore de soutenir la conversation d’une manière qui vous surprendrait. Je ne m’adresse jamais à toute la société à la fois, et j’évite, autant que possible, toute gêne, toute formalité, les traitant comme s’ils étaient dans mon salon et comme mes amis et mes égaux. Après le thé, nous nous mettons à nos amusemens, qui consistent à réunir les fragmens d’une carte de géographie ou d’une gravure, à jouer aux dames ou aux échecs, à bâtir des châteaux de cartes, à nous livrer à des expériences amusantes de physique. Ceux qui ne jouent pas lisent ou discutent les nouvelles de la semaine et la politique de la colonie. Quelquefois nous avons un peu de musique et de chant ; vers la fin de la soirée, pour réveiller les esprits, nous nous rabattons sur les jeux de Noël, tels que les propos interrompus, la toilette de madame, colin-maillard, etc. Quelques minutes après neuf heures, je leur souhaite une bonne nuit, et ils se dispersent.

« J’aurais dû ajouter qu’une petite antichambre est annexée à l’école, que les hôtes y déposent leurs bonnets ainsi que leurs chapeaux, et qu’ils y trouvent toujours un bon feu, de sorte qu’après leur promenade du soir ils entrent dans la salle propres et dans une tenue qui fait honneur à leur goût. Les filles et les garçons s’asseient à des tables différentes pour prendre le thé ; mais dans le cours de la soirée, les rangs sont rompus, et les deux sexes se livrent de concert à différens jeux. Les réunions que j’ai décrites sont celles des adolescens ; mais quelquefois nous avons une soirée d’enfans. Ces soirées sont les plus agréables, car la réserve, qui est de mise dans une réunion moins jeune, deviendrait ici inutile et déplacée. Il y a donc beaucoup de rires, de charges comiques et de gaieté. Les réunions ont lieu toutes les trois semaines durant l’hiver, le samedi soir ; ce jour-là, les classes de dessin et de musique doivent vaquer. »

Si l’on ajoute que la séparation des sexes existe dans les ateliers de M. Greg, que la plus grande politesse est exigée des contre-maîtres et la plus rigoureuse décence des ouvriers, que l’eau des chaudières est utilisée pour fournir des bains chauds aux familles, que les jeunes filles de dix-sept ou dix-huit ans qui se distinguent par leur bonne conduite reçoivent en forme de décoration une croix d’argent, on aura une idée de ce que peut faire pour le bien-être et pour la moralité de cinq ou six cents travailleurs l’humanité intelligente et résolue d’un seul manufacturier. M. Greg a commencé, selon mon humble opinion, la science que j’appellerai l’économie morale des manufactures. S’il n’en a pas donné le dernier mot, c’est d’une part qu’en prenant soin d’améliorer la condition de ses ouvriers, il n’a pas cependant établi entre eux et lui une communauté d’intérêts ; c’est d’autre part qu’il lui a manqué, pour agir plus fortement sur les esprits, ce principe d’autorité qu’aucun homme et qu’aucune classe d’hommes ne représente de nos jours.

Dans les établissemens dirigés par les frères Ashton et par les frères Ashworth, la sollicitude du maître pour l’ouvrier ne descend pas aux mêmes détails, elle est plus extérieure et ne suit guère la population hors de l’atelier ; mais chacune de ces communautés industrielles a une physionomie qui lui est propre et qui demande à être mise en relief.

La petite ville de Hyde n’était au commencement du siècle qu’un hameau de huit cents ames, planté sur une colline argileuse, dont le sol ne nourrissait pas ses habitans. Les frères Ashton ont peuplé et enrichi ce désert. Dix mille personnes sont aujourd’hui établies autour de leurs cinq filatures, où le salaire quotidien s’élève à 25,000 fr. par jour (7,500,000 francs par an). Le chef de cette famille, le seigneur du lieu, M. Thomas Ashton, s’est construit une charmante villa au milieu des arbres et des fleurs ; de l’autre côté de la route, on aperçoit ses deux manufactures situées entre un torrent qui fournit l’eau pour les machines à vapeur, et deux mines de charbon qui en alimentent les foyers. M. T. Ashton emploie 1,500 ouvriers des deux sexes ; une salle immense, chargée de métiers à tisser, en réunit 400. Les jeunes filles sont bien vêtues et décentes ; un uniforme de travail, espèce de tablier qui descend des épaules jusqu’aux pieds, protége, comme à Belper et comme à Turton, la propreté de leurs vêtemens ; la santé des hommes ne paraît pas mauvaise, mais je n’ai vu nulle part ces formes robustes ni cette fraîcheur que le docteur Ure paraît avoir remarquées huit ans plus tôt.

Les maisons habitées par les ouvriers forment de longues et larges rues. M. Ashton en a bâti 300 qu’il loue à raison de 3 shillings ou de 3 1/2 shillings par semaine (200 à 225 francs par an). Chaque maison renferme au rez-de-chaussée un parloir ou salon, une cuisine et une arrière-cour ; au premier étage, deux ou trois chambres à coucher. Sur le prix du loyer, le propriétaire prend à sa charge l’approvisionnement d’eau, les frais de réparation et les impôts locaux. Une tonne de charbon ne coûtant que 8 à 9 shillings, le chauffage est presque gratuit. À toute heure du jour, on trouve dans chaque maison de l’eau chaude et le feu allumé. Partout règne une propreté qui annonce l’ordre et l’aisance. L’ameublement, quoique très simple, atteste le goût du comfort ; dans quelques maisons, on aperçoit une pendule, dans d’autres un sofa, dans d’autres encore un piano ; les livres ne sont pas rares, mais j’ai vu peu de bibles, ce qui semble attester cette indifférence religieuse qui a été signalée parmi les ouvriers de M. Ashton.

À défaut de religion, l’on a du moins cherché à répandre l’instruction parmi eux. Il résulte d’un tableau communiqué en 1833 à la commission des manufactures que, sur 1,175 ouvriers, 87 ne savaient ni lire ni écrire, 512 savaient lire, 576 lisaient et écrivaient couramment. La proportion des ouvriers lettrés est ici infiniment supérieure à celle que présentent les manufactures de Manchester et de Glasgow. M. Ashton a élevé une magnifique maison d’école, qui sert en même temps de chapelle, et où 700 enfans se réunissent le dimanche. Il y a en outre des classes le soir pour les plus avancés, et, dans le jour, chaque famille peut y envoyer ses petits enfans pour une rétribution modique de 2 pence (4 sous) par semaine, M. Ashton prenant les maîtres à ses frais. Il paraît cependant que le nombre des enfans qui mettent cet enseignement à profit est très restreint ; les parens préfèrent les laisser vaguer dans les rues. En revanche, la musique a plus d’attraits pour cette population ; les ouvriers ont contribué spontanément à l’érection de l’orgue jusqu’à concurrence de 160 livres sterl.

Pour se consoler de ce que ses efforts n’obtiennent pas un succès complet, M. Ashton jette volontiers un regard sur le passé. « J’ai vu le temps, me disait-il, où, sur trois cents personnes assemblées dans une taverne de Birmingham, une seule se trouvait en état de lire le journal aux autres. » Il croit aussi que la moralité n’a pas fait moins de progrès que l’instruction, et cette illusion lui est permise, quand il contemple les résultats de l’ordre qu’il a établi. La population de Hyde tranche honorablement sur les autres villes manufacturières ; le genièvre n’y a pas encore élevé ses palais ; on y voit peu d’ivrognes, et on n’y souffre pas de prostituées. Les naissances illégitimes sont assez rares ; par une exception peu commune dans les districts manufacturiers, les femmes mariées s’occupent en général de leur ménage, ou, quand elles travaillent à la filature, paient une servante pour prendre soin de leurs enfans.

Je demandais à M. Ashton si les ouvriers de ses manufactures, recevant des salaires beaucoup plus élevés que les journaliers et que les laboureurs, trouvaient le moyen de faire des économies. « Quelle est la classe en Angleterre, me répondit-il, qui fait des épargnes sur ses revenus ? » en effet, nous exigeons des ouvriers des vertus dont les maîtres ne donnent pas l’exemple. On veut que les classes inférieures économisent sur leur nécessaire, dans un temps où les classes supérieures ne savent pas économiser sur leur superflu. Quel grand seigneur ne dépense pas chaque année la rente de ses terres, et souvent même n’en hypothèque à l’avance le produit ? Un fabricant ou un négociant augmente sa fortune par des spéculations ; mais quand il a cessé d’acquérir, c’est tout au plus s’il conserve ce qu’il a amassé. Dans les rangs de la classe laborieuse, on épargne pour s’établir ; mais la famille une fois fondée, on vit au jour le jour, et l’on s’en remet à la destinée. En France, l’habitude de l’épargne dure plus long-temps, parce que chacun vise à devenir propriétaire ; en Angleterre, on ne saurait se proposer un tel but. Plus un peuple est riche, et moins il est économe ; il n’y a pas d’ouvriers mieux payés ni plus dissipateurs que les ouvriers anglais. En général, l’accumulation des capitaux ne s’opère pas dans la Grande-Bretagne par le même procédé que chez nous. L’Anglais s’enrichit par ce qu’il produit, et le Français par ce qu’il épargne. Si nous avons, sous ce rapport, les vertus antiques, nous avons aussi contracté quelque chose de la stérilité de cet ordre social. Nos voisins sont moins modestes dans leurs appétits ; mais, s’ils consomment beaucoup, ils créent davantage encore. Notre richesse vient principalement de l’économie et la leur de la production.

La manufacture de M. T. Ashton présente un contraste parfait avec celle de M. H. Ashworth, contraste aussi grand que l’est dans des conditions également honorables celui de leur caractère personnel. M. Henry Ashworth est une figure austère qui réunit la rigidité du quaker à l’énergie que donnent l’esprit d’entreprise et les intérêts mondains. Sa philanthropie n’est pas bornée par l’horizon de sa filature ; il s’occupe d’idées générales : il est membre de la société de statistique et de la ligue qui combat les lois sur les céréales. Il tient à la règle autant qu’au progrès, et chez lui tout est écrit, les devoirs du maître comme ceux de l’ouvrier. M. Thomas Ashton est, lui, un homme essentiellement pratique, qui ne refuse pas ses sympathies au bien général, mais qui songe principalement à celui qu’il peut réaliser. Sorti de la classe laborieuse, il en a gardé la simplicité ainsi que la bonhomie. C’est un vieillard encore ingambe qui est dans toute la verdeur de son bon sens. Il n’a pas voulu de règlemens écrits dans sa manufacture, les trouvant gênans pour le bien et inefficaces contre le mal. « L’autorité du manufacturier, dit-il, doit être absolue ; c’est un gouvernement qui doit être despotique, si l’on veut qu’il soit paternel. Il faut qu’il ait le droit de fermer les yeux sur des négligences accidentelles, et, en cas d’habitude, il vaut mieux renvoyer un ouvrier que de le punir. Les amendes, dont on frappe les femmes ou les enfans, partent d’un mauvais système, et cette retenue exercée sur les salaires aigrit le plus souvent sans corriger. »

Les deux filatures des frères Ashworth peuvent occuper cinq cents ouvriers des deux sexes, et font vivre mille personnes, hommes, femmes ou enfans. Ce sont des édifices comparativement récens et dans le site le plus romantique. La manufacture de Turton est cachée dans un pli du vallon, entre deux collines boisées, dont la maison de M. Henri Ashworth, d’un côté, et de l’autre les chaumières des ouvriers, couronnent les sommets. La manufacture d’Egerton, remarquable par une immense roue hydraulique de soixante pieds de diamètre, dont je n’ai vu la pareille qu’à Wesserling, occupe le fond d’une vallée plus ouverte, et les maisons des ouvriers, comme pour donner la bien-venue aux visiteurs, sont rangées des deux côtés de la route. Je préfère, pour mon compte, les chaumières de Turton à cause du petit jardin qui s’y trouve joint, et dans lequel on peut cultiver des arbustes ou des fleurs. L’un et l’autre village sont construits du reste sur le même plan. Rien de plus commode que ces habitations, dont l’aménagement intérieur invite à l’ordre et à la propreté. Un fourneau en fonte, qui sert à cuire le pain aussi bien que les alimens, est fixé au foyer de chaque cuisine ; l’office est assez vaste pour recevoir toute sorte d’approvisionnemens ; l’étage supérieur renferme souvent quatre chambres. Mais ici l’intention bienveillante du propriétaire a devancé de trop loin les habitudes de ses ouvriers. Les gens du peuple n’ont pas le sentiment de la pudeur assez développé pour séparer les enfans des deux sexes pendant la nuit. Il n’y a jamais que deux chambres occupées, et c’est déjà beaucoup que les parens sentent la nécessité d’étendre un rideau ou de mettre une cloison entre eux et leurs enfans.

À Turton et à Egerton comme à Hyde, l’on n’emploie dans la filature que les femmes qui ne sont pas mariées. Pour former un intérieur à leurs ouvriers, MM. Ashworth distribuent quelques travaux à domicile, et occupent les femmes qui restent chez elles à dévider ou à réparer ; cela aide sans être lucratif. Néanmoins un ménage n’atteint à l’aisance que lorsqu’il peut associer les enfans au travail. Il y a plaisir à voir le bon ordre de ces intérieurs avec leurs armoires remplies de linge et de vêtemens de rechange, avec leurs meubles polis, leur vaisselle luisante, avec des livres partout, des livres de piété ou d’histoire, tels que la Bible et la traduction du Mémorial de Sainte-Hélène, des journaux hebdomadaires et particulièrement l’anti-bread tax circular. Le loyer de chaque maison ne revient pas à plus de 200 à 250 francs par an, elle coûte 3,000 francs à construire ; c’est donc un placement à 7 ou à 8 pour 100. Les ouvriers recherchent ces habitations, auxquelles rien dans les environs ne saurait se comparer.

MM. Ashworth ont acheté une grande étendue de terrain, afin de pouvoir exclure les cabarets de leurs villages. Ils attachent une grande importance à la moralité des ouvriers, et ne reçoivent pas ceux qui sont mal notés ; plusieurs de ceux-ci demeurent fixés, depuis dix-huit ans, auprès de leurs établissemens, et M. H. Ashworth affirme qu’il a vu leurs mœurs s’améliorer d’année en année. Cependant, malgré la discipline sévère qui règne à Turton, en trois ans et demi, sur une seule filature, on a compté vingt-quatre naissances illégitimes. M. Ashworth fait remarquer que la séduction n’a pas été pratiquée dans la filature même, et que les séducteurs, à l’exception d’un seul, appartiennent à des établissemens voisins ; mais qu’importent le nom et le lieu ? Il faut bien que le régime des manufactures amollisse la vertu des femmes, puisqu’elles cèdent avec cette facilité.

Les ouvriers de Turton, comme ceux de Hyde, ne sont pas étiolés au même degré que ceux de Manchester ; mais si la charpente est plus solide, l’écorce paraît aussi plus grossière. M. Ashworth reconnaît que l’intelligence n’éprouve pas dans ces lieux écartés le même frottement que dans les grandes villes ; les ouvriers sont moins habiles, quoique plus appliqués et vivant mieux. J’ai lié conversation avec plusieurs d’entre eux que j’ai trouvés très-préoccupés du sort des ouvriers sur le continent, et curieux d’établir des points de comparaison avec leur propre condition. Un grand nombre appartiennent aux sociétés de tempérance, tout en considérant le thé comme un détestable aliment. Ils sont chartistes en politique et dissidens en religion. En cela comme en toutes choses, leurs tendances sont prononcées pour les doctrines de nivellement ; ils n’entrent pourtant qu’avec répugnance dans les coalitions d’ouvriers (trades unions), et dans les troubles de 1841 leur probité a protégé la propriété qui les fait vivre : pas un fruit n’a été enlevé aux arbres qui couvraient le jardin de MM. Ashworth. On trouve en Écosse quelques manufactures dirigées d’après les mêmes principes et qui présentent de semblables résultats. Je citerai les établissemens de Lanark et de Catrine : le premier, purgé des semences de désordre que le socialisme de M. Owen y avait introduites ; le second, dans lequel M. Buchanan ne s’est pas contenté de bâtir pour ses ouvriers des habitations commodes, mais où il a travaillé encore, en leur inspirant le goût de l’économie, à les rendre propriétaires de ces maisons. Selon le témoignage rendu par les inspecteurs des manufactures, le village de Catrine, qui réunit trois mille habitans, présente les meilleures conditions de salubrité ; dans les cinq années qui avaient précédé 1839, la moyenne des décès avait été de un sur cinquante-quatre, pendant qu’elle était à Glasgow de un sur trente-un.

Voilà donc les avantages qu’un pays manufacturier semblerait devoir retirer de la décentralisation et de l’isolement des manufactures ; la santé des ouvriers s’améliorerait, et la durée de leur existence serait plus longue, quand ils pourraient, après le travail, au sortir de cette atmosphère chaude et épaisse, respirer un air pur et vivifiant et se reposer auprès de leur famille dans un logement commode, salubre et spacieux. Les mœurs n’y gagneraient pas moins, car aux tentations que fait naître le contact des sexes dans des ateliers communs ne viendraient pas s’ajouter les occasions de mal faire et les incitations du dehors. En outre, la population, contractant des habitudes sédentaires, perdrait le caractère d’une horde de nomades, pour prendre celui d’une société civilisée. Il se passerait quelque chose d’analogue à l’établissement des barbares dans l’empire romain, et l’ordre social, un moment troublé par ce déplacement perpétuel des existences dans l’industrie, retrouverait bientôt son équilibre et son aplomb.

Mais il ne faut pas croire que cette transformation purement extérieure porte remède à tous les maux. Le travail manufacturier a ses conséquences nécessaires comme le travail des champs. L’homme, quand il applique ses forces à la culture du sol, étant exposé aux variations de la température, succombe quelquefois dans cette lutte contre les élémens qui doit cependant le fortifier et l’endurcir. Une industrie exercée à couvert le garantit des maladies soudaines et violentes, mais elle énerve aussi et détend sa constitution. Bien que l’on ait introduit dans les manufactures une ventilation plus parfaite, le corps humain ne s’accommodera jamais de cette réclusion prolongée pendant quatorze ou quinze heures par jour, et si l’occupation devient héréditaire, la race finira toujours par s’affaiblir. Joignez à cela que l’industrie manufacturière, dans toute branche du travail, renferme certaines opérations qui affectent directement et immédiatement la santé des travailleurs. Les ouvriers employés au cardage du coton doivent changer fréquemment d’atelier et d’emploi, sous peine de tomber en peu de temps dans le marasme et la phthisie. Il en est de même dans les opérations de blanchissage et de teinture, dans la préparation des métaux. Certains travaux agissent comme un empoisonnement à jour fixe, et quand un ouvrier les entreprend, on pourrait marquer à l’avance le terme de sa vie. À Sheffield, un émouleur ( (dry-grinder), quelle que soit la vigueur de sa constitution, ne dépasse jamais l’âge fatal de trente-cinq ans.

On a fait des idylles charmantes sur l’intérieur des manufactures. M. Baines et M. Ure après lui ont prétendu que le travail dans une filature, au lieu de fatiguer l’ouvrier, était éminemment léger et facile. « C’est la vapeur, disent-ils, ce sont les machines qui travaillent ; l’homme n’a qu’à leur fournir les matières premières, qu’à surveiller leurs mouvemens, et qu’à transporter les produits d’une mécanique à une autre à mesure que la confection en est terminée. Les manufactures de laine présentent les travaux les plus pénibles ; elles ont cependant les plus robustes ouvriers. » Il est vrai que l’industrie n’exige pas généralement un grand déploiement de force musculaire ; mais faut-il féliciter l’ouvrier de ce changement dans sa condition ? J’en appelle à M. Baines lui-même. Il reconnaît que les ouvriers en laine, qui exercent davantage leurs muscles, jouissent d’une santé meilleure que les ouvriers en coton. Les ouvriers des forges à leur tour sont plus robustes que les ouvriers en laine. D’où vient cela, si ce n’est de la nature même de leur occupation ? Ce qui fatigue le corps humain, ce n’est pas la grandeur, c’est la permanence de l’effort. Nous avons besoin de lutter contre les élémens, de triompher de la résistance de la matière, d’agir en un mot sur la nature et sur nous-mêmes, pour tenir nos forces en équilibre, et au besoin pour les développer. Les anciens, à défaut des travaux corporels, se livraient aux exercices violens de la gymnastique ; ils savaient que la fatigue entre dans l’hygiène, mais à la condition des intervalles et du repos.

Les travaux des champs sont rudes. Creuser la terre avec la pioche et avec la bêche ou la retourner avec la charrue, voilà une occupation qui exerce tout ensemble les jambes et les bras ; mais après un vigoureux coup de collier, bêtes et gens reprennent haleine, l’homme prend le temps d’essuyer la sueur qui coule de son front. Dans le travail industriel, il n’y a pas un instant de relâche. Au lieu de commander aux machines, ainsi qu’on l’a dit, l’homme les sert. L’ouvrier est un esclave obligé de régler ses mouvemens sur ceux de la machine à laquelle il est attaché, avançant quand elle avance et reculant quand elle recule, luttant avec elle de vitesse, et ne pouvant pas plus qu’elle s’arrêter. Les officiers expérimentés déclarent qu’un soldat ne resterait pas sans inconvénient sous les armes plus de six à huit heures par jour. Que sera-ce d’un fileur, qui doit tous les jours non-seulement se tenir debout, mais aller d’une machine à l’autre durant treize ou quatorze heures, et dont l’attention doit rester constamment fixée aussi bien que les muscles se raidir ? Il parcourt de cette manière, ainsi que l’enfant qui fait le métier de rattacheur, huit milles (trois lieues) en douze heures selon M. Greg, et vingt milles (huit lieues) suivant lord Ashley[3]. Le travail des manufactures sera funeste à la santé tant qu’on n’en aura pas abrégé la durée. Il faudra donner aux ouvriers le temps de se livrer aux exercices du corps comme à ceux de l’esprit, si l’on veut que cette race puisse marcher de pair avec celle des laboureurs. Mais la réduction des heures du travail n’est pas un problème simple ni que la volonté d’un peuple suffise à résoudre. C’est une question européenne, une question de concurrence entre les nations. Quant à l’influence morale des manufactures, on doit comprendre aussi que la réforme ne saurait aller ni bien haut ni bien loin. Le travail en commun, le travail par bandes, a changé la face de l’état social ; il a développé de nouvelles vertus et de nouveaux vices. On peut épurer ces tendances, on peut même les agrandir ; mais ce serait folie que de songer à la restauration de l’ordre qui existait encore il y a soixante ans. L’industrie a eu son âge d’or, qui était le travail en famille. À l’époque où l’ouvrier, vivant principalement de la culture des champs, ne considérait la filature ou le tissage que comme une ressource supplémentaire, qui apportait l’aisance dans un ménage où le nécessaire se trouvait déjà, il jouissait d’une indépendance qui tenait moins à son caractère qu’à sa position. Son existence était purement domestique, et ses idées ne s’étendaient pas au-delà ; elles étaient aussi bornées que ses besoins. Cette vie sédentaire, ayant peu de tentations, rendait la vertu facile ; des hommes enfermés pour ainsi dire dans le cercle des affections n’étaient dangereux ni pour les classes supérieures ni pour le gouvernement.

L’atelier a fait brèche à la famille ; pour élargir ce cercle désormais trop étroit, on a commencé par le briser. Il faut en prendre son parti, la vie, pour les ouvriers comme pour les maîtres, aura deux faces à l’avenir, le foyer domestique et la société. Quoi que nous fassions, nous ne rendrons pas aux liens qui existent entre la femme et le mari, entre le fils et le père, toute la force qui leur appartenait quand les hommes n’avaient guère d’autres devoirs. D’autres associations se sont formées aujourd’hui, qui absorbent et qui doivent absorber une partie des sentimens. Les ouvriers, se rencontrant dans les manufactures, ont appris à mettre en commun leurs opinions et leurs intérêts. De là, les sociétés de secours mutuel, les coalitions, les sociétés secrètes. Les femmes ont leurs clubs en Angleterre aussi bien que les hommes, et prétendent avoir les priviléges de ceux dont elles partagent les travaux. Manchester, qui réunit le plus grand nombre d’ouvriers, est le chef-lieu de ces associations ; c’est là que réside leur grand orient[4].

L’atelier déprave, mais il ouvre aux travailleurs tout un monde d’idées. Aiguillonnés tantôt par le besoin et tantôt par la richesse même de leur salaire, ils veulent monter plus haut et sentent la nécessité de cultiver leur esprit. Le Lancashire est le comté qui achète le plus de livres. Le Magazine publié par M. Chambers à Édimbourg, et qui circule à 85,000 exemplaires, est surtout lu dans les districts manufacturiers ; le Lancashire en reçoit 20,000 exemplaires. Nulle part la société ne s’agite davantage pour tendre vers un meilleur avenir.

Les ouvriers du comté de Lancastre cherchent vainement à s’organiser. Toute organisation suppose une hiérarchie, et, dans leurs projets chimériques, ils commencent toujours par s’isoler, excluant de parti pris les chefs naturels de la société. Les manufacturiers, de leur côté, ne sont guère plus sensés. On dirait qu’ils ont adopté la devise brutale : « tout pour le peuple et rien par le peuple ; » tant ils tiennent les ouvriers à distance, stipulant avec le pouvoir et parlant à l’opinion publique en leur propre et privé nom, comme s’ils n’avaient sous leurs ordres que des automates humains.

La manufacture rurale, telle que je la conçois, devrait être une véritable communauté industrielle, une association étroite et permanente entre le maître et les ouvriers. Je n’entends proposer ici rien qui ressemble à ces plans radicaux de réforme mis en avant par les socialistes modernes ; je prends la société telle qu’elle est, j’observe ses tendances, et je croirais avoir assez fait si j’en indiquais la véritable direction. Je désire encore moins revenir au passé et rejeter l’industrie dans la paix artificielle des cloîtres ou dans l’immobilité des corporations. La liberté aujourd’hui est la condition vitale du travail, et c’est au souffle même de la société qu’il doit s’animer.

Le clergé se livre de nos jours en France à des tentatives plus ou moins heureuses pour attirer à lui l’industrie. Comme il n’est pas sans intérêt de comparer ces essais, qui ont un caractère très tranché, aux ébauches d’organisation dont le comté de Lancastre m’a fourni des exemples, je crois pouvoir dire quelques mots des saintes familles fondées dans les départemens du Rhône et de la Loire par les frères Pousset. Les renseignemens que l’on va lire m’ont été adressés par un honorable député de la Loire, qui a jugé cet institut avec une parfaite liberté d’esprit.

« Ces deux ecclésiastiques ont pour toute fortune un domaine de médiocre valeur que leur père leur a laissé dans la commune de Cordelle, située sur la rive gauche de la Loire, à dix kilomètres sud de Roanne. L’aîné est curé de l’église des Chartreux, à Lyon. Il a commencé son œuvre par recueillir quelques pauvres filles enlevées à la misère et au vice ; leur travail était à peu près la seule ressource de l’asile qu’il leur ouvrait, et quand il y a organisé un atelier, il ne songeait guère à toutes les conséquences économiques que cette institution pouvait avoir.

« Il existe aujourd’hui quatre maisons de saintes familles, une à Lyon, une autre à Beaujeu (Rhône), une troisième à Cordelle (Loire), et une quatrième à Mornand (Rhône). La première a quinze ans d’existence, et la troisième en a six ; celle de Mornand est récente. Je n’ai vu que la maison de Cordelle, qui renfermait 53 personnes au mois de septembre dernier.

« Cette maison est située dans un lieu élevé ; elle est entourée d’un vaste jardin, où les filles qui l’habitent cultivent des fleurs pour leur amusement. La nature de leurs travaux ne permet pas qu’elles se livrent à une culture plus rude ni plus fatigante. Le bâtiment a été construit pour sa destination.

« La cuisine, le blanchissage, la couture et la réparation du linge, ainsi que des vêtemens, enfin le service de propreté, regardent les filles de la maison ; elles s’y livrent, suivant la nature de ces occupations, tour à tour ou en commun. Le travail rétribué consiste dans le dévidage de la soie teinte et dans le tissage des étoffes de satin pour la fabrique de Lyon. Les négocians de Lyon envoient la soie en écheveaux, on leur rend le satin en pièces. Le travail est toujours fait avec le plus grand soin, et les correspondans de la maison ont la certitude de recevoir le poids qu’ils ont donné ; avec les ouvriers qui travaillent en chambre, ils ont souvent la certitude contraire.

« Sur les vingt-quatre heures de la journée, huit sont données au sommeil, douze au travail, et quatre se partagent entre la prière, les repas, la récréation, les soins de propreté ; mais les heures du travail sont coupées par quatre intervalles différens. Le régime alimentaire est sain, abondant et fortifiant. Le linge de corps et la literie sont proprement tenus. Le travail se fait dans un atelier commun ; il y a des heures auxquelles le silence est prescrit, d’autres pendant lesquelles la conversation est permise, d’autres consacrées à chanter des cantiques en chœur.

« Les résultats économiques ne paraissent pas à dédaigner. Ces filles sont mieux nourries, mieux vêtues, mieux logées que les ouvrières libres. On a dit que l’abbé Pousset faisait des bénéfices énormes ; je crois, pour ma part, qu’il fait une bonne œuvre sur laquelle il ne perd pas, et les bonnes œuvres qui s’alimentent elles-mêmes sont les seules qui durent.

« L’abbé Pousset ne m’a point communiqué sa comptabilité, quoique je lui aie fait quelques questions qui le mettaient sur la voie de me l’offrir. Il paraît que chaque fille a un compte ouvert, sur lequel on porte ce qu’elle gagne par son travail, et ce qu’elle coûte, soit pour sa part dans les dépenses communes, soit pour ses besoins particuliers ; à la fin de l’année, on lui remet l’excédant. Cet excédant, m’a-t-on dit, s’est élevé pour quelques-unes à 125 francs par an ; il est rarement inférieur à 50 francs. Aucune ouvrière libre n’obtient, dans le même métier, un semblable résultat, et ce résultat tient bien moins aux avantages de la vie commune qu’à l’éloignement de toutes les distractions coûteuses ou corruptrices.

« La première pensée des fondateurs avait été, en recueillant de pauvres filles, de leur apprendre un métier et de les rendre ensuite à la société avec un moyen honnête de gagner leur pain. Ils supposaient qu’une rotation assez rapide s’établirait ainsi dans le personnel de la maison ; cette prévision ne s’est point réalisée. En contractant des habitudes d’ordre, de propreté et de bien-être, en apprenant à se respecter elles-mêmes, les réfugiées prennent en répugnance la vie grossière de leurs proches et ne veulent plus retourner auprès d’eux. Leur ambition est de devenir sœurs, c’est-à-dire de faire des vœux triennaux qui les attachent définitivement aux saintes familles. Quoique le seul lien qui les retienne consiste en ce que celle qui quitterait la maison ne pourrait plus y rentrer, quoique, sous cette condition, la porte principale en soit toujours ouverte, depuis six ans pas une seule de ces filles n’est sortie de l’établissement, pas une seule ne s’est mariée. Cela tient peut-être à la position du lieu, à son isolement, et dans une ville les choses se seraient autrement passées ; mais cette circonstance, jointe à l’air de calme et de contentement qui se lit sur tous ces visages, prouve au moins que, sous le rapport du bonheur individuel, les familles de l’abbé Pousset atteignent leur but. »

Les saintes familles des frères Pousset ne sont pas un fait isolé dans les départemens du Rhône et de la Loire. Dans ces contrées éminemment catholiques, les communautés de femmes se multiplient depuis quelques années, et la vie que l’on y mène est religieuse et laborieuse à la fois. L’industrie de la soie, jointe aux ouvrages de broderie, alimente sans peine le travail de ces établissemens, qui font partout avec avantage concurrence au travail libre. S’ils venaient à se développer sur une plus grande échelle, ils affecteraient certainement d’une manière grave le prix de la main-d’œuvre, car leur organisation leur permet de réduire le salaire bien au-dessous de la limite à laquelle peut descendre l’ouvrier libre, qui a toujours, outre la charge de sa propre subsistance, quelque autre fardeau à supporter. Le couvent industriel, c’est l’individu faisant concurrence à la famille, concurrence redoutable, mais immorale, et qui va directement contre les fins de l’ordre social.

Ni le prêtre catholique, ni le manufacturier protestant n’ont l’intelligence des conditions normales du travail. L’un, n’ayant ni famille ni patrie et s’exilant dans son caractère comme dans une solitude, cherche perpétuellement à détacher du monde ceux qui viennent à lui ; l’autre, placé au centre même du mouvement général et tenant à tous les intérêts, semble vouloir rendre ces positions inaccessibles et s’y retrancher contre ses inférieurs. Dans les deux cas, on procède par voie d’exclusion. La maison de Cordelle procure aux jeunes femmes qui l’habitent tout le bonheur qu’on peut goûter dans l’isolement, les petites villes de Hyde dans le comté de Chester et de Lowell aux États-Unis montrent les ouvriers aussi heureux qu’ils peuvent l’être dans un état de choses qui maintient la séparation des classes ; mais le bonheur complet, le bonheur de l’individu au sein de la famille et de la famille au sein de la société, ne peut naître que d’une étroite association entre les inférieurs et les supérieurs.

La position du manufacturier à l’égard des ouvriers qu’il emploie est, sauf la différence des époques, ce qu’était la position du baron féodal en présence de ses vassaux. Il y a pour l’ouvrier la protection de moins, je n’ose pas affirmer qu’il y ait la liberté de plus. Dans l’état actuel de l’Angleterre, la dépendance des travailleurs se resserre de jour en jour. Non-seulement l’offre de la main-d’œuvre en excède communément la demande, mais tous les progrès de l’industrie tendent à donner la supériorité au capital sur le travail. Les petits capitalistes sont une classe inconnue, les capitalistes moyens disparaissent peu à peu, les grands capitalistes résistent seuls à la violence de la lutte, et il se fait autour d’eux comme un désert. Ils transportent le travail de l’homme à la femme, et des femmes aux enfans ; au besoin, la perfection des machines dispense de l’habileté acquise par l’ouvrier.

Tels sont les effets de l’antagonisme qui s’établit entre l’ouvrier et le maître. Si l’on veut que l’harmonie règne dans la production, il faut réconcilier ces deux grands intérêts ; il faut que le maître associe l’ouvrier à sa destinée. Cette nécessité d’une association entre les capitalistes et les travailleurs est apparue aux meilleurs esprits. M. Babbage, dans son Économie des manufactures, met en avant un système qui consisterait, non pas à intéresser les maîtres à la bonne conduite des ouvriers et les ouvriers au succès des maîtres, mais à confondre le capital avec le travail, et à faire des ouvriers autant de petits fabricans. L’auteur de cette utopie part de deux données également inexactes. Il suppose d’abord que les ouvriers ont des épargnes, et que, plusieurs se réunissant, ils pourraient former un fonds suffisant pour entreprendre une industrie ; or, les ouvriers pris en masse ne font pas d’économies, et l’épargne est un phénomène individuel dont on ne peut tirer aucune induction de quelque étendue. M. Babbage veut ensuite que chacun des ouvriers compris dans sa brigade de petits fabricans ne reçoive, à titre de salaire, que la moitié du prix que son travail obtiendrait sur le marché, sauf à recevoir une part proportionnelle dans les bénéfices de l’année. C’est vraiment demander l’impossible, car le salaire excède rarement les besoins des classes laborieuses, et l’ouvrier ne consentira jamais à se mettre, lui et sa famille, à la demi-ration pendant une année entière, dans l’espoir d’un bénéfice éventuel.

Il faut se défier de tous les plans, quelque séduisans qu’ils soient, qui ont pour objet de substituer, dans la direction de l’industrie, l’intérêt collectif à l’intérêt individuel. L’industrie est un champ de bataille, et, dans une armée d’ouvriers comme dans une armée de soldats, ce n’est pas la multitude qui peut commander ou déférer le commandement. L’élection, en pareil cas, détruirait la responsabilité et produirait l’anarchie. La manufacture a ses chefs naturels, qui ne relèvent que d’eux-mêmes ; elle ne saurait être organisée en république, car aucune monarchie n’exige plus d’unité ni plus de vigueur dans l’action. Prenons donc le système industriel tel qu’il existe, ne cherchons pas à lui enlever l’individualité des intérêts qui fait sa force ; bornons-nous à souhaiter qu’il emploie les hommes autrement que les machines, et que l’ouvrier soit intéressé au succès du maître dont il demeure aujourd’hui séparé par sa position non moins que par ses préjugés. Au reste, l’expérience a prononcé ; le plan de M. Babbage est demeuré à l’état de théorie.

C’est dans la pratique des nations qu’il faut chercher les bases du nouveau contrat. En l’interrogeant avec soin, l’on y trouvera des indications précieuses. Dans la pêche au filet, sur les côtes méridionales de l’Angleterre, la moitié du produit appartient au propriétaire du bateau et du filet, l’autre moitié appartient aux pêcheurs qui montent le bâtiment. Une répartition semblable des profits s’opère entre les armateurs et les équipages des vaisseaux envoyés à Terre-Neuve ou des navires baleiniers. Toute maison de commerce ou de banque qui veut exciter le zèle de ses employés leur attribue un intérêt dans ses affaires. Les fabricans qui cherchent à diminuer le déchet des matières premières allouent à leurs ouvriers la moitié de l’économie obtenue par leurs soins. À Paris, un peintre en bâtimens, M. Leclaire, a eu la bonne pensée d’associer ses ouvriers à la répartition des bénéfices faits dans son établissement, et l’établissement a prospéré.

Le même principe peut s’appliquer aux grandes manufactures ; je dirai comment. Il n’en est pas en Angleterre du manufacturier comme du propriétaire foncier. Celui-ci n’est qu’un capitaliste, qui, ayant placé son capital en fonds de terre, en reçoit l’intérêt des mains du fermier ; mais c’est le fermier qui possède les instrumens du travail et qui exploite le sol. Le manufacturier au contraire réunit en lui la double qualité de propriétaire et de fermier. Le capital d’exploitation ou fonds de roulement lui appartient, aussi bien que le capital représenté par l’usine, par les machines qu’elle renferme, et par le sol sur lequel s’élèvent les bâtimens ; tout cela n’a de valeur que par son industrie. Les filateurs du Lancashire, pour se rendre compte des résultats de leurs opérations, mettent d’abord en ligne de compte l’intérêt et l’amortissement de leur capital, les sommes dépensées pour l’achat des matières premières, pour le salaire des ouvriers, pour l’entretien et pour la réparation des machines ; ce qui reste, après ces diverses attributions, des sommes réalisées par la vente des produits, constitue leur bénéfice net.

Dans une association qui mettrait en présence d’un côté le manufacturier, et de l’autre le corps des employés attachés à son établissement, la répartition devrait naturellement se modifier. On poserait d’abord en principe que toute fonction serait rétribuée, et le manufacturier s’allouerait un traitement, de même qu’il paie aux ouvriers un salaire ; le salaire, étant une marchandise, se réglerait selon les cours admis dans le marché. Viendraient ensuite les dépenses d’entretien, de réparation et d’amélioration. L’intérêt du capital ne serait prélevé que pendant la durée de l’amortissement. Quant aux bénéfices, après avoir mis à part un cinquième pour le fonds de réserve, on les partagerait par égales moitiés, entre le maître et le corps des ouvriers. Il va sans dire que j’entends ce partage comme une concession volontaire, à laquelle chaque manufacturier apporterait ses conditions. On comprend encore que tous les ouvriers ne devraient pas y être indistinctement admis. Une certaine résidence ferait titre, si d’ailleurs la bonne conduite du co-partageant ne s’était pas démentie. Le fabricant n’aurait point à produire ses livres, il serait cru sur parole. Il conserverait aussi le droit d’indiquer l’emploi d’une partie de cette libéralité, et d’exiger par exemple que chaque ouvrier versât une certaine somme à la caisse d’épargne, afin de s’assurer une pension viagère pour ses vieux jours.

J’ai la ferme conviction que le premier fabricant qui aura le courage d’appeler ceux qu’il emploie au partage de son gain annuel ne fera pas en résultat un sacrifice. Il est clair que cette concession attirera auprès de lui les meilleurs ouvriers, que le travail s’accomplira avec plus de soin et de zèle, et que ses produits gagneront en quantité ainsi qu’en qualité. Il s’établira de cette manière entre les ouvriers et les maîtres une solidarité étroite, à l’épreuve du temps et des circonstances. Ceux qui auront partagé la bonne fortune de la maison s’associeront plus volontiers à ses revers, et le poids des mauvais jours s’allégera lorsque chacun en voudra prendre sa part. Les coalitions cesseront du côté des maîtres comme du côté des ouvriers, car elles n’auront plus d’objet. La cheminée de la manufacture deviendra comme le clocher de la nouvelle communauté, et les bohémiens de la civilisation industrielle auront enfin une patrie.

Le partage des bénéfices entre le maître et les ouvriers mettrait fin aux abus du système de troc ou d’échange (truck-system, cottage-system), au moyen duquel des manufacturiers peu scrupuleux réduisent indirectement le taux des salaires, et contre lequel le parlement britannique a fulminé en vain jusqu’à trente-sept statuts. Dans ce système, le fabricant se constitue le fournisseur général de tous les objets dont les ouvriers peuvent avoir besoin, et il paie leur travail en marchandises au lieu de le payer en argent, ou bien il les amène, tantôt par un accord réciproque, tantôt en abusant de son influence ou de son autorité, à dépenser leur salaire en tout ou en partie dans les boutiques qu’il a établies. Sans doute, si le manufacturier n’avait pas d’autre but que de procurer à ses ouvriers des marchandises de bonne qualité et à bas prix, un tel arrangement leur serait très avantageux. Il y a plus, la position d’une usine située loin des villes et des marchés peut rendre cette combinaison nécessaire ; il peut entrer dans les devoirs du fabricant de fournir à la population groupée autour de lui le logement, les alimens et les vêtemens qu’elle ne trouverait pas ailleurs. C’est la nature des choses qui a donné naissance au système ; mais il n’y en a pas dont il soit plus facile d’abuser. Dans les crises commerciales, le maître éprouve une tentation trop vive de réduire le prix réel des salaires, dont il laisse subsister le prix nominal, en augmentant la valeur, ou, ce qui revient au même, en altérant la qualité des marchandises qu’il vend aux ouvriers. M. Ferrand en a cité, devant la chambre des communes, des exemples qui n’ont pas été démentis[5].

Le système de troc est d’un usage à peu près universel en Angleterre : les forges et les poteries du Staffordshire le pratiquent aussi bien que les mines du pays de Galles et du comté de Durham ; il est employé dans les fermes de l’Écosse et du Northumberland comme dans les manufactures du Lancastre, et, pour reproduire une observation de sir Robert Peel, le gouvernement y a lui-même recours, puisqu’il habille et nourrit les soldats ainsi que les matelots. En Écosse, les propriétaires eux-mêmes reçoivent une partie du fermage en nature ; le prix est stipulé moitié en argent, moitié en blé. Les bergers des monts Cheviots sont payés en gruau, en farine et en autres denrées. Dans certaines manufactures, les ouvriers qui demandent à recevoir leur salaire en monnaie et non en farine, en viande ou en épiceries, sont à l’instant renvoyés. On pointe leurs noms sur un livre noir qui circule parmi les fabricans confédérés, et s’ils veulent trouver de l’ouvrage, il faut qu’ils changent de district. Dans quelques mines du Staffordshire, les ouvriers ne sont payés que tous les mois ; en attendant le paiement, on leur donne des bons au moyen desquels ils obtiennent les choses nécessaires à la vie en les achetant 25 pour 100 au-dessus du cours. D’autres manufacturiers prennent à bail un certain nombre de petites maisons ou cottages, qu’ils obligent ensuite les ouvriers à sous-louer, en réalisant sur ces marchés un bénéfice annuel de 50 à 75 pour 100. Quelquefois les fabricans ne craignent pas de traiter avec la faim de leurs ouvriers comme les usuriers parisiens traitent avec la prodigalité des fils de famille. À Sheffield, un fabricant fut condamné à l’amende par les magistrats pour avoir contraint un ouvrier à recevoir en paiement, à raison de 35 shillings le yard, une pièce de drap qui valait 11 shillings. D’autres, quand leurs employés demandent des avances, les font à raison de 5 pour 100 par semaine. On en a vu qui fournissaient les cercueils à la mort des ouvriers, et qui trouvaient dans cette ignoble spéculation matière à bénéfice. Dans le district des poteries, les maîtres allaient jusqu’à désigner aux ouvriers les places que ceux-ci devaient occuper dans les chapelles, et déduisaient le prix de ces places du salaire qui devait leur revenir. Ces abus sont récens ; mais ils n’approchent pas de l’état de choses qui existait il y a vingt-cinq ans dans certaines industries. « Dans nos villes, dit une des personnes interrogées par le comité d’enquête sur la bonneterie, les paiemens en argent étaient devenus si rares, que plusieurs de mes voisins ont dû payer en marchandises l’achat d’autres marchandises ; par exemple, ils ont payé en sucre les drogues qu’ils achetaient chez le pharmacien et les étoffes qu’ils achetaient chez le marchand de drap. En général, pour tout paiement, on était contraint de négocier perpétuellement des échanges. Je sais de bonne source qu’une personne a été obligée de payer une demi-livre de sucre, plus un penny, pour se faire arracher une dent. Un de mes voisins m’a même dit que le fossoyeur avait reçu son paiement en sucre et en thé pour avoir creusé une fosse ; et comme je savais, avant de venir à Londres, que je serais interrogé sur ce sujet, j’ai prié ce voisin de demander au fossoyeur si le fait était vrai. Celui-ci hésita pendant quelque temps, craignant de nuire à la personne qui l’avait payé ; enfin il dit : « J’ai reçu plusieurs fois mon paiement de cette manière ; je sais que plusieurs de mes camarades ont été payés de même dans d’autres villes. » Le système porté à ce point d’exagération ramenait les hommes à l’enfance de la société ; il n’y avait plus de moyen universel d’échange, la monnaie était supprimée, et les villes manufacturières de la Grande-Bretagne, au milieu des merveilles de l’industrie, descendaient au-dessous de la civilisation propre aux peuplades sauvages, qui reconnaissent du moins dans le commerce, à défaut d’argent, quelque grossière unité de la valeur.

Le système de troc semble inhérent à la manufacture rurale. Quel est le moyen d’empêcher qu’il n’en résulte pas pour l’ouvrier une véritable oppression dans les temps où la misère le livre sans défense à la cupidité du fabricant ? Sir John Graham et sir Robert Peel, le gouvernement du pays en un mot, ne conçoivent d’autre frein à ces indignes procédés que la libre concurrence, qui est aujourd’hui la loi du monde industriel. Mais la libre concurrence existe en Angleterre depuis plus d’un demi-siècle, et si elle n’a pas prévenu jusqu’ici les excès dont on se plaint, je ne vois pas comment elle pourrait être plus efficace à l’avenir. Tant que la population débordera les moyens de travail, il y aura toujours des ouvriers prêts à accepter les conditions des maîtres, quelque dur que soit ce traité.

M. Babbage donne pour correctif à l’avidité des maîtres l’association des ouvriers. « Quand un grand nombre d’ouvriers, dit cet auteur, se trouve fixé sur le même point, il serait bien à désirer qu’ils pussent se réunir et nommer un agent qui serait chargé d’acheter en gros le thé, le sucre, le lard et autres objets nécessaires, et qui les leur vendrait en détail à des prix tels qu’ils pussent couvrir le prix d’achat en gros et la dépense de l’agent employé. Si cette opération pouvait être dirigée par une commission nommée par les ouvriers et aidée peut-être de l’avis du maître, et si, de plus, l’agent se trouvait intéressé par son mode de rétribution à acheter des marchandises de bonne qualité, une combinaison semblable serait avantageuse. » La combinaison que propose M. Babbage a été essayée à Belper dans l’établissement de M. Strutt, en observant les principes qu’il établit ; voici, selon le docteur Ure, quels en ont été les effets : « Il y a quelques années, plusieurs ouvriers formèrent une société coopérative dans le but d’acheter en gros les provisions ainsi que les étoffes qui leur étaient nécessaires, et de s’approprier de cette manière les bénéfices faits par le détaillant. L’association reçut le concours des propriétaires, dont l’un voulut même entrer dans le comité d’administration. Pendant quelque temps, le succès parut certain : les marchandises étaient achetées au comptant et en apparence au plus bas prix, on les distribuait entre les sociétaires selon leur désir et dans la proportion de leurs ressources, les bénéfices étaient répartis entre eux à la fin de l’année, et couvraient souvent pour chacun d’eux ses frais de loyer ; mais bientôt des abus, que l’on n’avait pas prévus, commencèrent à se révéler. Des marchands, qui voyageaient pour obtenir des commandes, trouvèrent leur avantage à donner un pot de vin au secrétaire ou au trésorier pour obtenir la préférence dans la vente des articles. Des soupçons et des différends ne tardèrent pas à s’élever. Le comité, bien qu’il fût choisi librement parmi les ouvriers, se recrutait naturellement parmi les plus capables, tels que les contre-maîtres de la manufacture, et ses pouvoirs étaient prolongés d’année en année. Il arriva ainsi que plusieurs se mirent à étudier leur intérêt personnel bien plus que celui de l’association ; en fait, les marchés à contracter pour l’association ou pour eux-mêmes commencèrent à occuper leur pensée au détriment des devoirs de chaque jour. Cependant la conséquence la plus fâcheuse de ce système fut qu’il fit perdre aux ouvriers l’habitude de disposer de l’argent qu’ils devaient recevoir pour leur salaire, ce salaire étant absorbé, à mesure qu’il devenait exigible, par la boutique coopérative, où l’on prenait des articles qui n’étaient pas strictement nécessaires, et que l’on aurait certainement laissés de côté, s’il avait fallu les payer en espèces. Les ouvriers les plus intelligens, ayant reconnu le mal et sentant que leur indépendance d’action était pour ainsi dire annulée, résolurent de mettre fin à l’association, qui fut de la sorte abandonnée volontairement après une expérience de treize années. »

Le contrepoids nécessaire à la prépondérance des maîtres dans l’industrie n’est donc ni la concurrence des capitalistes ni l’association des ouvriers entre eux. Les abus naissent de la séparation des intérêts ; ils ne cesseront que par un traité d’union entre les deux classes qui concourent au travail. La participation des ouvriers aux bénéfices de la manufacture simplifie les difficultés devant lesquelles est venue se briser la puissance législative ; c’est le moyen de faire tourner à l’avantage des ouvriers ce qui pourrait aller à leur détriment[6]. Néanmoins, en supposant que l’on assure par là l’ordre intérieur et la paix des fabriques, il reste encore à mesurer la portée des commotions qui viennent du dehors.

C’est une grande question dans l’industrie que la constance, ainsi que la régularité du travail. La Providence, pour nous enseigner sans doute la prudence et l’économie, n’a pas voulu que l’œuvre des saisons fût uniforme. Il y a des années d’abondance et des années de disette ; chaque été n’a pas la même mesure de pluie ni de soleil. Il s’ensuit que, même dans l’industrie agricole, le travail est sujet à des alternatives, et que chaque jour n’amène pas son pain. Dans les arts que la civilisation a créés, les variations sont encore plus fréquentes. Tout métier a sa morte saison, toute industrie a ses crises ; mais aussi plus l’emploi est irrégulier, et plus le niveau des salaires s’élève, car il faut que la subsistance de l’ouvrier pendant les jours de chômage soit prise sur le revenu produit par les journées de travail.

Dans les contrées purement agricoles, une mauvaise récolte compromet de deux manières la subsistance des laboureurs : en premier lieu, elle affecte leur salaire, car le propriétaire et le fermier, disposant d’un moindre revenu, ajournent toutes les améliorations qui ne sont pas indispensables, et, la demande du travail diminuant, le travailleur est obligé de louer ses bras à vil prix ; en second lieu, la cherté des provisions concourt à réduire leurs moyens d’existence, et affame ces populations, qui vivent uniquement des fruits du sol. Cependant, comme il faut, bon an, mal an, cultiver la terre, et que la charrue ne chôme point, les laboureurs ne restent jamais absolument sans ressources ; une année de disette est pour eux une année de privations, mais voilà tout. Dans l’industrie manufacturière, les crises ont de plus graves conséquences ; on va voir pourquoi.

Lorsque la manufacture est encore à l’état domestique, que les travailleurs vivent dispersés, et que leur existence se partage entre des occupations de diverse nature, le travail se distribue et se fait très irrégulièrement ; mais l’ouvrier, le maître et la société tout entière souffrent peu de cette irrégularité : le maître, parce que, menant ses affaires avec un faible capital, il n’a pas à supporter des pertes d’intérêt ; l’ouvrier, parce que, la navette ou le rouet s’arrêtant, il reprend la pioche ou la charrue ; la société, parce que, le déclassement des travailleurs s’opérant par individualités et non par masses, elle peut plus facilement venir à leur secours ou bien ouvrir à leur activité une autre issue. Mais quand l’industrie manufacturière, grace à l’accroissement des capitaux et au progrès des inventions mécaniques, construit des bâtimens immenses, y entasse les machines par milliers, enrégimente par troupes les hommes, les femmes et les enfans ; quand un seul capitaliste fait souvent mouvoir tout cet engrenage, alors l’effet inverse se produit. Le travail se régularise, il devient quotidien, et, comme pour rattraper le temps consacré au repos du dimanche, il prend chaque jour au-delà de ce que les forces humaines peuvent raisonnablement donner. Par cela seul que le travail des manufactures est régulier, et que, dans les temps de calme, il ne laisse pas perdre un jour aux ouvriers, leur salaire doit rarement excéder les besoins habituels de la vie ; ajoutez que ceux-ci, accoutumés à compter sur la constance de leur emploi, ne songent pas à faire des épargnes, et que ce marché qui reste toujours ouvert semble être pour eux un encouragement à la prodigalité.

Les proportions et la vigueur de l’industrie manufacturière lui permettent de résister aux crises qui frappent de temps en temps le commerce d’un pays, lorsque ces accidens n’ont pas une longue durée. Les filateurs du Lancashire, en particulier, font tête à l’orage avec une résolution que l’on ne saurait trop admirer, mais qui leur est aussi commandée par leur intérêt bien entendu. C’est ce que M. H. Ashworth a démontré avec la dernière évidence dans un essai[7] que la société de statistique de Londres a publié. « Le manufacturier, dit M. Ashworth, qui a dépensé les quatre cinquièmes de son capital en bâtimens et en machines, ne peut pas fermer son établissement sans s’exposer à des pertes tellement considérables, qu’il sera ruiné, s’il ne possède pas un ample fonds de réserve. Même la diminution que l’on obtient dans la production, en réduisant les heures du travail (working short time), entraîne de grands sacrifices. » M. Ashworth présente ensuite des calculs établis par la chambre de commerce de Manchester, et dont il résulte qu’une filature de 52,000 broches, qui a coûté, avec les machines, 1 million de francs, et qui exige un fonds de roulement de 300,000 francs, supporte des charges équivalant à 121 liv. st. 16 sh. (3,050 fr.) par semaine, ou à 6,334 liv. st. (158,600 fr.) par an. Une filature de 52,000 broches produit 12,000 livres de coton filé par semaine. Les dépenses qui se rattachent à cette production sont de 292 liv. st. par semaine, ce qui, avec la dépense fixe de 121 liv. 16 sh., donne un total de 413 liv. st. 16 sh. (10,325 fr.), et ce qui porte les frais à 8 d. 1/2 (90 cent.) par livre de coton ; mais dans les époques de crise, et lorsque le propriétaire est obligé de réduire le travail à trois jours par semaine, les dépenses s’élèvent à 267 liv. st. 16 sh. (6,775 fr.) par semaine pour 6,000 livres de coton filé, ce qui porte les frais de production par livre à 10 d. 3/4 (1 fr. 10 cent.), et ce qui équivaut à une perte de 60 liv. st. (1,200 fr.) par semaine, ou de 3,167 liv. st. 16 sh. (109,175 fr.) par an. « Ceux qui pèseront ces calculs, ajoute M. Ashworth, comprendront comment il se fait que la production ne diminue pas, que souvent même elle augmente, quand les prix de vente viennent à baisser. Si le manufacturier trouve que la perte sera moindre pour lui en produisant tout ce qu’il peut produire qu’en réduisant les heures du travail, il choisit de ces deux sacrifices celui qui lui fait le moins de tort. » Suivant la déclaration de la chambre de commerce, cette règle de conduite est celle que les manufacturiers du comté de Lancastre se sont tracée. Dans les mauvais jours, bien qu’il fallût travailler à perte, ils n’ont pas tous fermé leurs ateliers. Néanmoins cette persévérance, qui tient à la puissance des capitaux autant qu’à l’intelligence des capitalistes, et qui fait aujourd’hui la garantie des ouvriers, n’est pas à l’épreuve d’un malaise qui se prolongerait pendant plusieurs campagnes ; l’évènement l’a bien montré.

Toutes circonstances égales, les crises qui font fermer les manufactures, et qui mettent les ouvriers sur le pavé, sont plus ou moins fréquentes, et elles ont plus ou moins d’intensité, selon que l’industrie destine ses produits aux marchés étrangers, ou qu’elle se borne à l’approvisionnement du marché intérieur. Les manufacturiers qui travaillent pour la consommation nationale ne sentent pas d’autre excitant ni d’autre frein que la concurrence qui s’établit entre eux ; et, comme le champ qu’ils exploitent a des limites qui leur sont connues, rien ne les poussant à devancer par une production immodérée le mouvement naturel de la richesse et de la population, ils n’ont plus qu’à faire face aux accidens que le cours des saisons ou la marche du gouvernement amène dans la situation du pays. Toutefois, cela ne constitue pas une industrie bien vigoureuse, car le travail que l’on met à l’abri des chocs extérieurs est comme le corps d’un homme qui n’aurait jamais été exposé à l’inclémence de l’air ; il reste faible, et végète dans la médiocrité. C’est ce qui arrive à la France derrière la triple muraille de ses tarifs protecteurs.

Une industrie qui s’organise pour aller chercher des consommateurs sur tous les marchés du monde est au contraire un édifice qui a besoin de solidité non moins que de grandeur, et dont les fondemens doivent reposer, pour ainsi dire, sur le roc. En revanche, rien n’est plus mobile ni plus variable, et il y a un tel conflit dans les chances qui l’attendent, qu’elle ne peut se sauver qu’en renouvelant et qu’en agrandissant perpétuellement ses combinaisons. Il faut qu’elle lutte contre la concurrence du dedans et contre celle du dehors, qu’elle connaisse les habitudes et les ressources de toutes les contrées, qu’elle prenne garde aux tarifs étrangers comme aux tarifs nationaux, qu’elle veille, avec la même sollicitude, sur ses approvisionnemens et sur ses débouchés, qu’elle étudie les dérangemens du crédit aussi bien que ceux du commerce, et qu’en étendant ainsi le domaine de la prévoyance, elle se réserve encore quelque défense contre l’imprévu. Une guerre survenant ou même une loi de douanes peut lui retrancher du coup tout un peuple de consommateurs. Une panique monétaire peut lui enlever sur l’heure ses moyens d’action. Plus ses opérations sont colossales, et plus les commotions qui la frappent sont pour elle à redouter.

De tous les pays manufacturiers, l’Angleterre est celui où la manufacture tient le plus de place, et affecte au plus haut degré les destinées de la population. Les travaux de l’agriculture, qui emploient en France les deux tiers des habitans, n’en occupent en Angleterre que 25 sur 100. Les comtés manufacturiers et commerçans, dont la surface représente à peine la troisième partie du territoire, renferment plus de la moitié (54 pour 100) de la population. « L’industrie manufacturière, disait récemment sir J. Graham devant la chambre des communes, est l’arbre auquel notre petite île doit sa prospérité, qui a étendu le bonheur sur ce grand empire, et qui a rendu cette nation la plus puissante comme la plus civilisée. » Ce bonheur, je crois l’avoir prouvé, n’a pas été sans mélange, mais on ne saurait contester que l’industrie n’ait changé la face de l’Angleterre, et qu’elle n’ait agrandi la sphère où ce peuple se meut. La manufacture est devenue le trait principal du pays, à tel point que toutes les autres industries en ont contracté plus ou moins le caractère, et qu’elles en suivent l’impulsion.

L’industrie manufacturière a donné à la Grande-Bretagne ce point d’appui qu’Archimède cherchait pour soulever le monde. La manufacture britannique travaille surtout pour l’exportation, et ce n’est pas d’elle que l’on peut dire que ses meilleurs consommateurs lui sont fournis par le marché national. Entre toutes ces industries qu’alimentent les commandes venues de l’étranger, celle du coton et, dans l’industrie cotonnière, celle de Manchester, dépend plus qu’aucune autre du commerce extérieur. Dans les exportations de l’Angleterre, les filés et les tissus de coton comptent pour moitié, 24 millions sterling sur 49. « Le commerce du coton, dans ce pays, dit M. H. Ashworth[8], est principalement un commerce d’exportation. Sur sept balles de filés ou de tissus que nous manufacturons, une seule est destinée à la consommation intérieure. Ainsi toutes les classes de sujets anglais réunies ne contribuent au développement de cette industrie que dans la proportion d’un jour de travail par semaine ; il s’ensuit que nous dépendons des étrangers pour les six septièmes de l’ouvrage que nous faisons, et, comme les six septièmes de nos produits manufacturés sont vendus dans les marchés libres du monde, on voit qu’aucune espèce de protection, alors même qu’elle nous serait offerte, ne pourrait nous servir. »

M. Ashworth a dit vrai : au point où la manufacture de coton est arrivée de l’autre côté du détroit, le gouvernement ne peut plus rien pour la protéger, mais il peut beaucoup pour lui nuire. La liberté commerciale devient pour cette industrie une question de vie ou de mort. Toute restriction que l’on écrit dans les lois du pays lui ferme au dehors quelque débouché important, et pour qu’elle prime, sur les marchés les plus lointains, la concurrence étrangère, il faut qu’aucune entrave ne gêne son essor. De là, cette lutte si vive et si durable entre les manufacturiers qui veulent ouvrir le marché anglais et les propriétaires fonciers qui s’efforcent de le tenir fermé, sachant bien que les représailles exercées par les autres peuples ne pèseront pas sur les produits du sol.

Le danger vient donc, pour la manufacture de coton en Angleterre, tantôt du dedans et tantôt du dehors ; quelquefois la crise intérieure concourt avec la crise extérieure à ébranler l’édifice, qui chancelle sous l’effort de cette double secousse et semble près de s’abîmer. Il se passe alors dans les districts manufacturiers un phénomène semblable à ces convulsions de la nature dans les Antilles, où l’ouragan enveloppe le ciel et la terre, et où le sol tremble pendant que le vent jonche sa surface de débris. Les signes précurseurs de l’ouragan commercial se manifestent d’abord dans les relations du crédit. Les banques resserrent leur circulation et diminuent leurs escomptes. Les manufacturiers réduisent les heures de travail ou ferment leurs ateliers. Les boutiquiers, perdant leurs consommateurs ou obligés de vendre à crédit, font faillite. Les ouvriers, n’ayant plus de travail, dévorent leurs faibles épargnes, empruntent sur gages, et finissent par tomber à la charge de la bienfaisance publique. La taxe des pauvres est doublée et triplée au moment où la richesse se raréfie. Les travailleurs qui avaient émigré des districts ruraux sont impitoyablement renvoyés à la charge de leurs paroisses. Pour suppléer à l’insuffisance des secours officiels, l’on ouvre de toutes parts des souscriptions, et des missionnaires de charité pénètrent dans les réduits les plus misérables afin d’y porter avec l’aumône quelques paroles de consolation. Les manufacturiers s’assemblent dans les villes, et recherchent les causes du mal. Les ouvriers, affamés et désespérés, s’agitent jusqu’à l’émeute. Les pétitions pleuvent dans la chambre des communes, et les motions se succèdent ; le parlement ordonne des enquêtes, la reine demande des prières au clergé. L’Angleterre est un malade qui s’agite vainement sur son lit de douleur.

Depuis un quart de siècle, l’industrie cotonnière a passé par trois grandes crises, celle de 1819, celle de 1829, et celle de 1841. La dernière durait encore au commencement de 1844, et les germes en étaient déjà manifestes au sein de la prospérité vraiment fabuleuse de 1836. En 1835 et en 1836, des récoltes abondantes avaient fait tomber le prix du blé à une moyenne de 44 sh.d. (environ 56 francs) par quarter. L’élévation des salaires se combinant avec le bas prix des subsistances, l’ouvrier des manufactures vivait dans une aisance supérieure à celle des travailleurs agricoles ; ceux-ci commencèrent à émigrer des comtés du sud vers les districts du nord, et, à peine arrivés, ils y trouvèrent aussitôt de l’emploi. On n’avait qu’à frapper la terre du pied pour en faire sortir des ouvriers, et comme la demande des produits anglais aux États-Unis allait sans cesse en augmentant, comme les banques locales (joint-stock banks) offraient à l’industrie des crédits illimités, la spéculation enfla ses voiles. Du 1er  janvier 1835 au 1er  juillet 1838, l’on construisit dans les seuls comtés de Lancastre et de Chester des usines qui représentaient une force égale à 13,226 chevaux de vapeur[9], dont 11,826 destinés à l’industrie du coton ; les usines en construction représentaient en outre une force de 4,187 chevaux. La dépense étant de 500 livres  sterl. par cheval de force, et chaque cheval entraînant l’emploi de cinq ouvriers, il s’ensuit qu’en moins de cinq années 200 millions de francs furent absorbés par la construction des bâtimens et des machines dans deux comtés de l’Angleterre, et que 87,000 ouvriers, avec leur cortége de bouches inutiles, vinrent s’ajouter à la population.

Cette concurrence désordonnée aurait suffi pour amener un engorgement dans la production ; mais la crise fut encore accélérée et aggravée par les circonstances extérieures. Une succession de désastres commença, pour la manufacture de coton, vers la fin de 1836, au moment où une faillite universelle frappa les banques et par suite les maisons de commerce aux États-Unis. Après avoir diminué ses importations par la banqueroute, l’Amérique s’efforça de les réduire encore par l’action des tarifs ; les droits de douane, qui n’excédaient pas une moyenne de 20 pour 100, furent élevés au-dessus de 30 pour 100, afin de protéger contre la concurrence de l’Angleterre les manufactures naissantes du Maine, du Massachusetts et de la Pensylvanie. Plusieurs états de l’Europe imitèrent cette politique commerciale, et, si Manchester put encore introduire ses filés dans les états de l’union germanique, il vit exclure ses tissus. En même temps, la concurrence des manufactures étrangères devenait plus formidable. La fabrique de Lowell obtenait la préférence sur les produits anglais dans les marchés de l’Amérique méridionale. La bonneterie saxonne disputait à celle de Leicester et de Nottingham le marché des États-Unis et même celui de l’Angleterre[10]. Pour achever cette détresse, plusieurs mauvaises récoltes portèrent le prix du blé, durant les années 1838, 1839, 1840 et 1841, à une moyenne de 66 sh.d. le quarter, et pendant que cette augmentation de 50 pour 100 dans la valeur de son principal aliment imposait de grandes privations à l’ouvrier, le taux des salaires diminuait de 20 à 25 pour 100. Joignez à cela que, la nécessité de solder en or les achats de blé faits dans les ports du continent ayant épuisé les réserves de la banque, les directeurs, cédant à la panique générale, contractèrent brusquement la circulation, et frappèrent ainsi le commerce et l’industrie. Tous les établissemens qui n’avaient pas une grande solidité tombèrent alors comme des châteaux de cartes ; ce fut une immense catastrophe, dont les traces sont encore visibles aujourd’hui.

Au mois de juillet 1843, lorsque je visitai le comté de Lancastre, l’industrie se relevait lentement de ses ruines. Quelques villes cependant, plus éloignées du mouvement ou qui avaient souffert plus que les autres, n’avaient pas repris leur activité. Bolton et Stockport en particulier présentaient l’image de la plus complète désolation. Les maisons étaient fermées, les cheminées des manufactures ne fumaient plus, les rues étaient désertes ; on n’entendait ni paroles ni bruit ; on aurait cru être dans cette ville enchantée des Mille et une Nuits, dont un génie malfaisant avait changé les habitans en pierres. L’enchanteur ici, c’était la misère ; des documens authentiques déposent de l’étendue de ces souffrances, que l’imagination se refuse à embrasser. À Bolton, dans une ville de 50,000 ames, 50 manufactures[11] employaient ordinairement 8,124 ouvriers ; en 1842, 30 de ces établissemens étaient fermés ou ne travaillaient que quatre jours par semaine : 5,061 ouvriers se voyaient ainsi privés de leurs moyens de subsistance en totalité ou en partie. Sur 2,110 ouvriers en fer ou mécaniciens, 785 avaient été congédiés ; les 1,325 qui restaient, des ouvriers surchargés en 1836 au point de produire dans une semaine l’équivalent de neuf à douze journées, étaient réduits à quatre ou cinq jours de travail. Les autres métiers avaient subi la même réduction. En somme, si l’on joint à la diminution des salaires l’augmentation du prix des alimens, on trouve que la perte des classes laborieuses était de 320,560 livres sterling par année, ou de 1,000 livres sterling (25,000 francs) par jour de travail. La charité publique est impuissante en présence de telles calamités.

En décembre 1841, la société formée à Bolton pour la protection des pauvres visita 1,000 familles, qui comprenaient 5,305 individus. La moyenne du salaire était de 1 fr. 25 cent. par tête ; ils n’avaient entre eux que 1,553 lits, un lit pour trois personnes et demie ; la moitié de ces lits n’avaient pas de matelas, et n’étaient remplis que de paille ou de chiffons. 53 familles n’avaient pas de lit, et 425 personnes couchaient par terre pendant la nuit. Ces pauvres gens mettaient en gage leurs vêtemens ou leur mobilier ; sur 200 familles examinées, le nombre moyen des reconnaissances était de 20 à 25 par famille ; quant au mobilier qui leur restait, M. Ashworth l’évalue en moyenne et par chaque famille à 5 sh.d. (environ 7 francs). Enfin, ce qui ajoute à l’impression mélancolique de ce tableau, c’est la dignité, le courage moral avec lequel les ouvriers supportaient leur misère, n’acceptant qu’à la dernière extrémité les secours de la paroisse, et aimant mieux souffrir que mendier.

La faim est mauvaise conseillère ; les progrès du crime suivent de près ceux de la pauvreté. « À Bolton, dit M. Ashworth[12], le nombre des prisonniers renvoyés devant le jury a été, en 1840, de 116, de 190 en 1841, et de 318 en 1842. À Preston, en 1836, on ne comptait que 27 individus résidens accusés de crimes (felonies) ; en 1842, le nombre s’est élevé à 183. Si vous allez à la prison de New-Bailey, vous trouverez que les résultats sont les mêmes pour le district entier de Salford. En dix ans, l’accroissement des accusés de crimes a été presque de 100 pour 100 (835 en 1833, 1,619 en 1842). »

En janvier 1842, la commission des pauvres envoya deux de ses membres à Stockport pour faire une enquête sur l’état de la population. Ils constatèrent que 21 manufacturiers avaient fait faillite depuis 1836, qu’une force de 1,058 chevaux de vapeur restait sans emploi, et plus de 5,000 ouvriers sans travail. Sur près de 7,000 habitations, 1,632 étaient inoccupées, et les locataires de 3,000 autres, descendant du rang de contribuables à celui de pauvres, se trouvaient hors d’état d’acquitter l’impôt local (poor-rate), La taxe des pauvres, en trois années, s’était accrue de 300 pour 100. La maison de charité était remplie jusqu’aux toits. Les familles ne pouvant plus payer leur loyer, ou leur mobilier ayant été saisi par les propriétaires, se réfugiaient dans des caves, deux ou trois à la fois. Quelques ouvriers sollicitaient la charité des passans ; d’autres assiégeaient les bureaux des agens d’émigration, demandant à quitter le sol natal ; d’autres mouraient littéralement de faim.

Manchester, à cause de sa richesse et de son étendue, a mieux résisté à la crise que les villes des environs. Cependant le catalogue de ses misères est encore bien lamentable. En mars 1843, on comptait dans cette métropole 116 filatures ou autres usines qui avaient cessé de travailler[13] ; 681 boutiques ou comptoirs étaient fermés ; 5,492 habitations n’étaient pas occupées. La valeur des usines et des bâtimens avait baissé au moins de moitié ; 5 filatures estimées 211,000 liv. sterl. (5,275,000 fr.) n’avaient trouvé d’acheteurs qu’au prix de 66,000 liv. sterl. (1,650,000 fr.). Les bouchers, les épiciers, les lingers déclaraient que leurs ventes quotidiennes avaient diminué de 40 pour 100.

Un comité de secours, formé pour distribuer aux pauvres des objets de literie et des vêtemens, visita, dans le cours de l’année 1840, 10,000 familles comprenant 45,591 individus[14] ; 2,000 familles ne purent pas être secourues, faute de fonds. Les réduits habités par ces malheureux étaient entièrement dépourvus de mobilier. Des briques, des morceaux de bois y tenaient lieu de tables et de chaises ; des tas de copeaux ou une litière de paille souillée de toute sorte d’impuretés y servaient de lits. Fréquemment plusieurs familles occupaient les extrémités opposées de la même chambre, les sexes n’étant séparés que par l’espace libre qui régnait entre les grabats. Quelquefois les parens et les enfans couchaient dans le même lit, sans égard à l’âge ni au sexe. Le dialogue suivant s’établit entre un membre du comité et une pauvre veuve qui demandait un lit : « N’avez-vous pas de lit ? — J’en ai un seul. — Et ce lit ne vous suffit pas ? — Non, car j’ai un fils. — Quel âge a-t-il ? — Dix-neuf ans. — Où a-t-il couché jusqu’à présent ? — Avec moi ; autrement il aurait été obligé de coucher par terre. » On accorda un lit pour le fils. L’Angleterre n’a pas le monopole de ces scènes révoltantes, et l’on en trouverait des exemples dans nos arrondissemens manufacturiers.

Dans une autre enquête dirigée par le maire de la ville, sir Thomas Potter, on reconnut que 2,000 familles, comprenant 8,130 personnes, n’avaient pour subsister que 6 sh.d. 1/4 ou 1 sh.d. 1/2 (1 fr. 90 c.) par tête et par semaine. Ces familles avaient engagé 27,417 articles pour une somme de 2,835 liv. sterl. (70,875 fr.), qui représentait le tiers de leur valeur réelle. « C’était un spectacle touchant, dit un membre du comité, de voir le soin avec lequel ces pauvres gens tiraient, pour nous les montrer, d’un pli de leurs haillons ou de quelque coin de leur misérable demeure, les paquets de reconnaissances qui formaient leur titre à la possession des effets ou des objets d’ameublement dont la faim les avait obligés de se dessaisir l’un après l’autre, et qu’ils avaient bien peu de chances de recouvrer. »

En 1841 et en 1842, la condition des classes laborieuses devint plus déplorable encore. Il fallut augmenter la taxe des pauvres, et la somme des secours recueillis par la charité publique présenta, comparativement à l’année 1839, un accroissement de 63 1/2 pour 100. Chaque jour, dès six heures du matin, l’on distribuait des soupes à trois mille personnes, et tel était l’empressement de la faim, que l’on voyait ces malheureux rôder devant la porte de l’établissement plusieurs heures avant la distribution. Dans les villes de l’Angleterre, le clergé des différentes communions se partage les quartiers, et envoie de pieux visiteurs dans les réduits qu’habitent les pauvres ; c’est ce que l’on appelle les missions urbaines, town missions. À Manchester, les missionnaires ont étendu leur sollicitude à trente-cinq mille familles ; les extraits de leurs rapports, que M. Adshead a publiés, peuvent faire juger des terribles épreuves que le peuple du comté de Lancastre a dû traverser.

Le récit des missionnaires est uniforme ; dans tous les quartiers de Manchester, ils ont trouvé un tiers ou la moitié des ouvriers sans emploi, un autre tiers occupé une partie de la semaine, quelques-uns travaillant plus régulièrement, mais avec une forte réduction de salaire. La misère s’étendait à toutes les classes d’ouvriers sans exception. Les consommations s’arrêtant, toute marchandise perdait la moitié de sa valeur ; en revanche, le prix des chiffons et des haillons avait haussé : il y avait concurrence dans la misère, mais dans la misère seulement. Les ouvriers passaient très souvent deux jours sans manger ; la plupart étaient tellement exténués, qu’ils n’auraient pas pu travailler quand ils auraient trouvé du travail. Quelques-uns avaient entièrement perdu courage et restaient couchés sur la paille, attendant la mort ; d’autres fumaient du tabac pour tromper la faim ; d’autres, après avoir tenté sans succès tous les moyens de gagner un morceau de pain, aux cris de leur femme et de leurs enfans, tombaient dans un égarement sauvage qui finissait par la folie. Des familles vivaient de pelures de pommes de terre ; d’autres subsistaient des trois ou quatre shillings par semaine que produisait le travail d’un enfant. « Nous ne vivons pas, disaient ces malheureux, nous existons. » Les meubles, les vêtemens, le linge, tout ayant été vendu ou engagé pour prolonger cette triste existence, on enveloppait les enfans comme des paquets dans un morceau de calicot ; le père et la mère, ne pouvant plus se montrer, ne sortaient plus de la chambre froide ou de la cave humide qui leur servait de refuge. Dans cette situation, les uns se résignaient, et allaient disant : « Il n’y a rien à faire ; l’Angleterre est une nation à son déclin[15]. » D’autres, pensant qu’il ne pouvait leur arriver pire, appelaient un changement, quel qu’il fût, et n’auraient pas regardé aux moyens. Quatre hommes étaient entrés dans la boutique d’un libraire d’un air menaçant : « Que voulez-vous ? demanda le maître. — Nous mourons de faim. — Pourquoi sollicitez-vous ainsi la charité par troupes ? — Pour arracher à la crainte ce que nous n’obtiendrions pas de la volonté. — Pourquoi ne tenez-vous pas des réunions publiques pour faire connaître votre détresse ? — Si vous voulez vous placer à notre tête, nous vous suivrons partout où vous nous conduirez, quand il faudrait brûler ou saccager les propriétés. »

On peut le dire à l’honneur de l’espèce humaine, lorsque les peuples souffrent, la résignation est leur première pensée, la révolte ne vient qu’après. Au mois de juillet 1841, les tisserands sans emploi s’étaient réunis à Manchester, et ils avaient publié l’adresse qui suit :

aux marchands, aux manufacturiers et aux propriétaiares (gentry)
de manchester et des environs,
« Messieurs,

« La crise qui existe dans les districts manufacturiers pèse lourdement sur les classes laborieuses de la société, et plus particulièrement sur l’infortuné tisserand, dont le misérable salaire, même lorsqu’il est constamment occupé, suffit à peine pour lui procurer les choses les plus nécessaires à la vie, condition qu’attestent d’une manière si évidente la pauvreté de ses vêtemens et la faiblesse famélique de sa complexion. Comment se peut-il faire, messieurs, que dans un temps comme celui-ci, le tisserand ne trouve pas d’emploi, et que sa femme et ses enfans affamés lui demandant du pain, il n’en ait pas à leur donner ? Au milieu de cette détresse, que peut-il faire, que doit-il faire ? Il n’enfreint aucune loi, il ne commet aucun désordre ; mais il s’assied dans une contemplation silencieuse, couvant ses malheurs, jusqu’à ce qu’enfin les cris de ses enfans affamés le jettent dans un transport voisin de la démence. Telle est, messieurs, la malheureuse position de cette classe d’hommes pauvres, mais méritans, qui furent autrefois le témoignage vivant de la grandeur de l’Angleterre, et dont les chaumières répandaient l’abondance autour d’eux. Et maintenant, messieurs, nous nous adressons à vous, en votre qualité d’hommes et de chrétiens, sachant que, dans d’autres occasions, nous ne vous avons pas implorés en vain. Nous espérons sincèrement que vous répondrez à cet appel de l’humanité souffrante, et que vous arracherez nos malheureux enfans à la faim ainsi qu’à la mort. »

Un an plus tard, les souffrances de la population la poussant au désespoir, dix mille hommes armés de bâtons entraient dans Manchester, arrêtaient les machines, contraignaient les ouvriers à se joindre à eux, et décrétaient une suspension générale du travail jusqu’à ce que l’on eût fait droit à leurs griefs. L’émeute resta maîtresse de la ville pendant plusieurs jours, et il fallut rappeler des troupes de l’Irlande pour la déloger de cette position.

On a écrit des livres en Angleterre dans lesquels on se félicitait bien haut de ce que les ouvriers, au plus fort de la révolte, avaient respecté les machines, contre lesquelles se tournait autrefois leur première fureur. Je ne conteste pas ce progrès des esprits. Les ouvriers sentent aujourd’hui que leur sort est lié à celui des machines ; ils voient dans ces instrumens de la force non plus des concurrens, mais des compagnons de travail. Les voilà désormais réconciliés avec la puissance mécanique, mais ils n’en sont que plus exigeans à l’égard des capitaux et des capitalistes qui mettent cette puissance en mouvement. Leur hostilité a changé d’objet ; elle a passé des machines aux manufacturiers ; y a-t-il bien là de quoi se réjouir et de quoi s’exalter dans son orgueil ?

Heureusement pour l’Angleterre, l’industrie se remet vite, dans ce pays, des catastrophes qui fondent sur elle. Ce qui serait pour un autre peuple une révolution n’est pour celui-ci qu’une secousse. La sève de la civilisation, dans ces climats nébuleux, a la même activité que la sève de la matière sous les tropiques, et, malgré tous les obstacles, elle ne tarde pas à se faire jour. Des fortunes nouvelles s’élèvent sur les ruines des fortunes renversées. Les ateliers, qui avaient été fermés, se rouvrent et se multiplient ; l’ouvrier enfin prend la place de celui qui a péri, ou qui a émigré, ou qui est allé s’ensevelir dans la maison de charité. On a oublié les souffrances de la veille, on ne prévoit pas les périls du lendemain, et la Grande-Bretagne répète son cri de marche : « Tout va bien (all right). »

Pour une industrie douée de cette vitalité, ce qui trouble, ce qui inquiète, c’est moins la situation présente que l’avenir. Si la manufacture de coton, si l’Angleterre, en tant que pays manufacturier, pouvait rester stationnaire, elle trouverait moyen de régulariser les chances du travail ; mais voilà précisément ce qui lui est interdit. La grande industrie, l’industrie qui accumule les machines, les bâtimens, les capitaux et les ouvriers, l’industrie qui destine ses produits à l’exportation, n’a pas en elle-même sa limite ni sa mesure ; par une conséquence directe de sa nature, elle contemple des espaces sans bornes ; elle est organisée pour la conquête, et observe la discipline d’une légion. Le capital s’accumule toujours, la population déborde ; il faut donc que la production augmente sans cesse. La loi du progrès n’est nulle part plus impitoyable. Le jour où l’industrie aurait atteint son apogée, où le travail n’aurait plus aucune perspective d’accroissement, ce jour-là, l’Angleterre commencerait à décliner, et devrait faire place à la fortune ascendante de quelque autre nation.


Léon Faucher.
  1. Voyez la livraison du 15 mars
  2. Philosophy of manufactures.
  3. Chambre des communes, séance du 15 mars 1844.
  4. « Il y a plusieurs sociétés différentes dans ce royaume, connues sous le nom de Vieux Compagnons (Old Fellows). Il y a l’Unité de Londres, l’Unité de Leeds, l’Unité de Sheffield et l’Unité de Bolton. L’Unité de Manchester, qui est la plus vaste, comprend 3,059 loges et embrasse 230,000 personnes. » (Inquiry into the State of Stockport.)
  5. Séance du 19 avril 1842.
  6. « Dans ses relations avec le grand propriétaire et avec le grand capitaliste, l’ouvrier trouve l’avantage d’un emploi plus stable et d’un revenu plus régulier. Il y a aussi un avantage réciproque à ce que le salaire soit donné sous la forme de logemens ou de comforts permanens et assurés, c’est-à-dire sous la forme de ce qui est le meilleur emploi du salaire, et non pas entièrement en argent. » (Report on the sanitary condition of labouring classes.)
  7. Statistics of the present depression of trade at Bolton, april 1842.
  8. Discours de M. H. Ashworth à Covent-Garden, le 1er  mars 1844.
  9. Inquiry into the state of the population of Stockport, april 1842.
  10. « En 1829, la Saxe importait aux États-Unis pour moins de 100,000 dollars de bas de coton ; elle en a importé en 1839 pour plus d’un million de dollars.

    « En 1839, la Saxe importait en Angleterre des bas et des gants de coton pour une valeur de 170,000 liv. sterl., soit le tiers de ce que l’Angleterre consommait. »

    (Report of the anti-corn-law conference, march 1842.)

  11. Statistics of the depression of trade at Bolton.
  12. Observations at a meeting of the chamber of commerce, feb. 1843.
  13. Report of the anti-corn-law conference.
  14. Distress in Manchester, by Joseph Adshead.
  15. Les ouvriers de Stockport avaient le même sentiment. On lit dans le rapport de la commission : « Le cri universel parmi eux est que l’Angleterre est une contrée en décadence, et que toutes les colonies seront des contrées ascendantes pendant quelque temps. Ils disent que l’industrie quitte l’Angleterre, et que les choses ne sont plus ce qu’elles étaient, ni quant au taux des salaires, ni quant à la facilité d’obtenir du travail. »