Études socialistes/Paroles de Liebknecht

ÉVOLUTION RÉVOLUTIONNAIRE
Études socialistesCahiers de la Quinzaine, série III, cahier 4 (p. 53-61).
ÉVOLUTION RÉVOLUTIONNAIRE


PAROLES DE LIEBKNECHT


le 7 août, premier anniversaire de la mort de Liebknecht, le vorwaerts a publié de lui quelques fragments d’un haut intérêt.

Comme la plupart des journalistes, des militants, Liebknecht était forcé de disperser sa pensée, de répondre coup sur coup aux événements du jour. Mais comme beaucoup d’entre eux, il avait l’ambition de fixer dans une oeuvre méditée et durable l’essentiel de sa pensée. Ses amis ont trouvé dans ses papiers un manuscrit incomplet, où il avait commencé, en 1881, à répondre à la grande question : comment se réalisera le socialisme. cette œuvre atteste une admirable vaillance, car c’est au moment même où la loi d’état de siège et la puissance encore intacte de Bismarck pesaient le plus lourdement sur le parti socialiste, que Liebknecht se demandait non point si le socialisme triompherait, mais comment il triompherait. Et cette oeuvre atteste en même temps un sens vif et net des difficultés, des transitions et des évolutions nécessaires.

Voici un fragment de première importance :

Réalisation du socialisme ; quelles mesures devra prendre le parti socialiste si, dans un avenir prochain, il conquiert une influence suffisante sur la législation ?


C’est, écrit Liebknecht, une question qui est posée et à laquelle je veux répondre. Mais pour bien répondre à une question, il faut d’abord la bien poser. Or, la question précédente n’est pas bien posée, elle n’est pas du moins assez précise. Il va de soi, en effet, que les mesures à prendre dépendent essentiellement des circonstances dans lesquelles le parti socialiste conquiert une influence appréciable sur la législation. Il est possible, et c’est même très vraisemblable, que le prince de Bismarck, s’il reste encore quelque temps vivant et au pouvoir, fasse la même fin que son modèle et maître Louis-Napoléon de France. Quelque catastrophe amenée par lui peut briser la machine de l’État et appeler notre parti au gouvernement ou tout au moins dans le gouvernement.


Je traduis aussi littéralement que possible. Cela signifie que Liebknecht prévoit, après une grande catastrophe nationale, la prise de possession totale ou partielle du pouvoir par le parti socialiste.


Cette catastrophe peut être la suite d’une guerre malheureuse ou d’une explosion de mécontentement que le système dominant ne pourra plus comprimer. si l’une ou l’autre de ces alternatives se produit, notre parti prendra naturellement d’autres mesures et suivra une autre tactique que si c’est sans une telle catastrophe qu’il conquiert une influence appréciable.

il est permis de penser, quoiqu’il ne faille guère y compter, que dans les hautes sphères on comprendra le danger et qu’on essaiera, par l’entrée en scène de réformes intelligentes, de prévenir une catastrophe autrement inévitable. Dans ce cas notre parti serait nécessairement appelé à participer au gouvernement et particulièrement chargé d’améliorer les conditions du travail. Nous n’entrerons pas plus avant dans les possibilités ; celles que nous avons pressenties suffisent à montrer que le mode de notre action dépendrait des circonstances dans lesquelles nous aurions conquis « une influence appréciable » .

Mais qu’entend-on par influence appréciable ou suffisante ? S’agit-il d’une influence exclusive ? de la possibilité pour nous d’appliquer nos principes sans autres limitations que celles que nous imposerait l’état économique lui-même ? cela signifie-t-il en d’autres termes que nous aurons en main le pouvoir gouvernemental ?

ou cela signifie-t-il simplement que nous aurons de l’influence sur un gouvernement formé en entier ou pour une très grande part par les autres partis ?

En ce dernier cas nous devrions, cela va de soi, agir autrement que dans le premier.

Et à l’intérieur de chacune des possibilités esquissées par nous, il y a des degrés sans nombre, des nuances dont chacune détermine un mode différent d’action.


Ainsi, selon Liebknecht, écrivant en 1881, il y a deux grandes hypothèses à faire sur l’avènement au pouvoir du parti socialiste allemand.

Ou bien il y sera appelé par une grande crise, par un cataclysme national, par une guerre malheureuse, par une explosion de misère, bref par une tourmente qui balaiera les pouvoirs anciens et fera nécessairement place aux pouvoirs nouveaux. Dans ce cas, il est certain que l’action du parti socialiste sera particulièrement énergique. Sur les ruines de l’institution impériale et des partis d’Empire, il se dressera avec sa force pleine d’élan. Et sans doute, à la faveur de ce grand ébranlement, il fera d’emblée, pour le peuple et le prolétariat, plus qu’il ne pourra faire d’abord, s’il est appelé à une part de pouvoir par la lente évolution des institutions d’Empire vers la politique de réformes.

Mais, même alors, même si un grand orage intérieur ou extérieur déracine les puissances conservatrices et suscite la force du peuple, il n’est point certain pour Liebknecht que le Parti socialiste ait tout le pouvoir. Les événements, dit-il, l’appelleront ou au gouvernement ou au partage du gouvernement ( an oder doch in die regierung). Il se peut qu’il prenne possession du pouvoir tout entier. Il se peut, même au lendemain d’une crise révolutionnaire, qu’il soit obligé de le partager avec d’autres partis démocratiques. Après le 4 septembre allemand, le parti socialiste aura en Allemagne une bien plus grande part de pouvoir qu’il n’en a eu en France après le 4 septembre français. Mais Liebknecht n’assure point qu’il aura tout le pouvoir, tout le gouvernement. Il est possible qu’il soit tenu d’en réserver une part à la démocratie bourgeoise. Que devient alors le gouvernement de classe ?

Mais il y a une seconde hypothèse : c’est celle où les pouvoirs dirigeants d’Allemagne, sentant le danger, préviendront la catastrophe par une politique de réformes.


Dans ce cas, dit Liebknecht, notre parti devrait être appelé à prendre part au gouvernement, et spécialement chargé d’améliorer les conditions du travail.


Ainsi, il ne s’agit pas pour Liebknecht, dans cette évolution politique et sociale, de la prise de possession complète du pouvoir par le parti socialiste. Liebknecht ne peut pas s’imaginer, et ne s’imagine point en effet, que sous l’empire, sous un Guillaume Premier, ou un Guillaume II, ou un Guillaume III, le parti socialiste recevra d’emblée tout le pouvoir que, peut-être, au lendemain même de la chute violente de l’empire, il ne pourra saisir tout entier. Non, c’est seulement une part du pouvoir, une part du gouvernement que les hautes régions confieront au parti socialiste. Et aux yeux de Liebknecht il y a là une nécessité absolue. Pour que la politique de réformes soit possible, pour qu’elle soit efficace, pour qu’elle inspire confiance au peuple allemand, il faudra que le Parti socialiste contribue à la diriger. Il faudra qu’il soit représenté au gouvernement et qu’il y agisse. Liebknecht va jusqu’à désigner, ou à peu près, le ministère qu’il devra occuper : et cela ressemble fort au ministère du travail proposé par le citoyen Vaillant ou au ministère du commerce occupé par le citoyen Millerand. Et Liebknecht dit avec raison qu’il y aura des degrés, des nuances, des modalités sans nombre dans cette participation du socialisme au pouvoir. Selon que le parti socialiste sera plus ou moins puissant et organisé, selon qu’il exercera une influence plus profonde ou inspirera une crainte plus vive, sa participation au pouvoir sera plus ou moins étendue et plus ou moins effective. Son action sur l’ensemble du gouvernement non socialiste auquel il sera associé pour une oeuvre de réforme sera plus ou moins décisive et les réformes elles-mêmes auront une portée socialiste plus ou moins grande, un caractère prolétarien plus ou moins marqué.


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Jamais vue plus large ne fut jetée sur l’avenir ; et je considère la publication de ces pages posthumes de Liebknecht comme un événement capital dans la vie politique et sociale de l’Allemagne, dans la vie du socialisme universel.

Notez bien que cette participation au pouvoir, c’est sous des institutions d’Empire que Liebknecht la prévoit pour le parti socialiste. En 1881, sous l’état de siège institué par Bismarck, sous la coalition de presque tous les partis acharnés contre le socialisme, Liebknecht, en sa pensée hardie et sereine, pressent que les socialistes seront appelés au pouvoir, que les empereurs mêmes seront contraints de les y appeler : et les socialistes ne se refuseront pas à cette revanche partielle, ils ne se refuseront pas à cette oeuvre partielle. Prêts à tirer le plus large parti de la révolution si elle est déchaînée par quelque cataclysme national, ils sont prêts aussi à entrer dans l’évolution si c’est sous la forme de l’évolution que les destins s’accomplissent. Ils sont prêts, dans l’intérêt de la nation et dans l’intérêt du prolétariat, à être les ministres du kaiser.

Par quel phénomène extraordinaire, par quelle contradiction inexplicable, l’homme qui, en 1881, en pleine ferveur de combat révolutionnaire, avait pensé, médité, écrit ces pages fortement travaillées, par quel prodigieux renversement d’idées ce même homme a-t-il condamné aussi âprement l’entrée d’un socialiste français dans un gouvernement bourgeois ?

Je me risquerai seulement à conjecturer que son erreur dans l’affaire Dreyfus avait faussé sa vue pour les événements qui en étaient la suite. Presque seul dans la démocratie socialiste allemande, il avait mal jugé le fond même de l’affaire, et il en avait méconnu le sens politique et social : dès qu’il était engagé dans une pensée, dans une voie, il y persévérait avec une inflexibilité que son isolement même aggravait. Plus il était seul, plus il s’obstinait à avoir raison ; c’était l’envers inévitable de ses qualités souveraines de fermeté, d’élan et de confiance. Donc tout ce qui se rattachait par un lien historique à une agitation qu’il avait désapprouvée lui était suspect ou importun. Ainsi l’application de sa méthode de 1881 se produisant en France, dans des circonstances qui l’irritaient, il ne reconnut pas, dans la marche des choses, sa propre pensée.

Essaiera-t-on d’en diminuer la valeur en disant qu’il n’avait point publié son oeuvre ? Pris par le tourbillon de l’action, surchargé des tâches quotidiennes, il ne l’avait point achevée. Mais il ne l’a ni détruite ni désavouée. Peut-être avait-il jugé qu’il serait imprudent de livrer à l’ennemi le secret de sa pensée, de la tactique entrevue pour l’avenir. Peut-être encore fut-il quelque peu déconcerté par les événements qui suivirent la chute de Bismarck. Ce grand ennemi du chancelier en a toujours grossi et pour ainsi dire satanisé le rôle. Il croyait que Bismarck entraînerait l’empire aux abîmes, le précipiterait en quelque catastrophe nationale. Bismarck fut congédié à l’extrême vieillesse sans avoir compromis par une seule imprudence la paix de l’Europe et la solidité de l’empire. Liebknecht s’imaginait qu’en Bismarck résidait, avec tout le péril, toute la force de l’empire. Bismarck tombé, l’institution impériale n’avait plus de point d’appui et elle devait fléchir en un régime de transaction où les forces socialistes et populaires se déploieraient jusqu’à pénétrer le pouvoir. Mais Guillaume II, après avoir congédié Bismarck, sut maintenir l’empire avec son caractère autocratique et conservateur, et le parti socialiste demeura à l’état d’opposition violente et irréductible. A quoi bon alors tracer ce programme d’action, de réalisation, en un temps qui restait un temps de combat à outrance, défensif et offensif ? Par là s’explique sans doute que Liebknecht n’ait pas produit à la lumière cette oeuvre si importante, qui révèle tout un grand aspect de sa pensée. Je l’avoue, en lisant ces lignes si nettes, si fortes, je me prenais à regretter qu’elles n’eussent pas été connues du congrès international de Paris de 1900. Il a acclamé avec une sorte de piété la grande mémoire de Liebknecht ; peut-être quelques âpres paroles auraient été adoucies si l’on avait su qu’elles frappaient Liebknecht lui-même.