Études socialistes/Liebknecht et la tactique

ÉVOLUTION RÉVOLUTIONNAIRE
Études socialistesCahiers de la Quinzaine, série III, cahier 4 (p. 63-70).
ÉVOLUTION RÉVOLUTIONNAIRE


LIEBKNECHT ET LA TACTIQUE


Au demeurant, c’est toute la tactique du parti que Liebknecht considère comme nécessairement contingente et variable. Jamais ce qu’on appelle depuis quelque temps, avec une intention blessante, l’opportunisme socialiste, n’a été plus énergiquement formulé. Je traduis :


Nous sommes arrivés maintenant à la fin des considérations générales. Avant d’entrer dans les points de détail, résumons brièvement ce qui a été dit.

Nous avons vu qu’il est impossible de tracer d’avance à notre parti une tactique valable pour tous les cas. La tactique se détermine d’après les circonstances. L’intérêt du parti forme l’unique loi, l’unique règle.

Nous avons vu que les buts du Parti doivent être entièrement distingués des moyens qui devront être employés pour atteindre ces buts.

Les buts du Parti se dressent immuables, — abstraction faite, bien entendu, d’un élargissement scientifique, d’une correction et d’un perfectionnement du programme. Au contraire, les moyens de combat et l’usage qui en est fait peuvent changer et doivent changer.

Nous avons vu que le parti, pour être capable du plus haut degré possible d’organisation efficace et d’action, doit avoir avant toutes choses une claire notion de l’essence de notre mouvement, et qu’il ne peut jamais négliger l’essentiel pour l’inessentiel.

L’essentiel, pour nous, c’est que les principes inaltérés du socialisme soient réalisés le plus rapidement possible dans l’État et la société. l’inessentiel, c’est comment ils seront réalisés. Non que nous prétendions diminuer la valeur de la tactique. Mais la tactique n’est qu’un moyen en vue d’un but, et tandis que le but se dresse ferme et immuable, on peut discuter sur la tactique. Les questions de tactique sont des questions pratiques, et elles doivent être absolument distinguées des questions de principes.

Nous avons vu en particulier qu’il est absolument injustifié de tenir la tactique de la force pour la seule tactique révolutionnaire, et de déclarer mauvais révolutionnaire celui qui n’approuve pas cette tactique sans condition. nous avons montré que la force en elle-même n’est pas révolutionnaire, qu’elle est bien plutôt contre-révolutionnaire.

Nous avons démontré la nécessité de nous émanciper de la phrase, et de chercher la force du parti dans la pensée claire, dans l’action méthodique et intrépide, non dans des phrases de violence révolutionnaire, qui trop souvent cachent seulement le défaut de clarté et de force d’action.


Voilà de grands enseignements. Mais si les questions de tactique sont à ce point secondaires, quel obstacle s’oppose à la large unité du socialisme ? Sur le but, sur la réalisation du socialisme, sur la nécessité d’une organisation sociale de la propriété en vue de supprimer tout prélèvement sur le travail, et d’assurer le plein développement de toute individualité humaine, tous les socialistes sont d’accord. Ils diffèrent sur les moyens, sur la tactique. Les uns ont cru, selon la pensée de Liebknecht, que dans la période de lente dissolution du régime capitaliste, et de lente élaboration du régime socialiste, les socialistes seraient nécessairement appelés un jour au partage du pouvoir gouvernemental. Les autres ont cru le contraire. C’est une question de tactique, et non une question essentielle. Les uns, empressés à multiplier les barrières, ont proclamé que le refus constant, systématique, inconditionnel du budget était un signe authentique et nécessaire de socialisme. Les autres ont dit tout doucement qu’il ne fallait pas lier le parti et que si un budget contenait de grandes réformes, s’il était à ce titre combattu et refusé par la réaction, les socialistes, en le refusant aussi, feraient acte de duperie et de contre-révolution. C’est encore une question de tactique, qui sera résolue par les nécessités mêmes de la vie et par l’évolution politique et sociale, et qui ne vaut pas qu’on se jette l’anathème et qu’on se sépare.

De même que la tactique est variable, le programme, qui est après tout une partie de la tactique, peut être modifié, revisé, complété. Je crois, pour ma part, qu’il est tout à fait incomplet et étrangement inefficace, qu’il ne répond plus à l’état de croissance du prolétariat, et qu’il doit être complété par toute une série de mesures introduisant graduellement la classe ouvrière dans la puissance économique et ébauchant un demi-communisme dans la production paysanne. D’autres, au contraire, répugnent à tout programme d’action qui risquerait, selon eux, en faisant pénétrer le prolétariat dans l’organisation économique d’aujourd’hui, d’émousser son instinct de classe. Sur ce point, quand nous voudrons, les uns et les autres, penser clair, il y aura des controverses très étendues. Mais ici encore c’est d’une question de tactique, c’est-à-dire, comme dit Liebknecht, d’une question naturellement controversable qu’il s’agit. Donc toute scission est factice et mauvaise.


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Si Liebknecht dit vrai, si le recours à la force risque d’être contre-révolutionnaire, si nous pouvons et devons l’emporter par la propagande, l’organisation, la pensée claire et le maniement vigoureux de la légalité, il ne suffit pas de répéter le propos de Liebknecht : il faut l’appliquer avec méthode, avec constance. Ceux qui parlent alternativement du bulletin de vote et du fusil, ceux qui, selon la faveur ou la défaveur momentanée du suffrage universel, lui font crédit ou le rebutent, troublent par l’incohérence de leurs impressions la marche du parti.

Ici, je n’accuse pas les autres plus que moi-même. Tous ou presque tous nous avons un grand désordre dans nos idées tactiques, et notre action en est contrariée et affaiblie. Par nos fréquents appels à la légalité républicaine, par notre pratique constante du suffrage universel, nous affaiblissons l’instinct de révolte et la tradition du coup de main du révolutionnarisme classique. Par nos appels intermittents et de pure rhétorique à la force, « au fusil », nous affaiblissons nos prises sur le suffrage universel. Il faudra sans doute prendre un parti et nous demander s’il est utile de marquer de quelques grains de poudre, qui d’ailleurs ne s’enflamment pas, les bulletins que, légalement, nous mettons et nous appelons dans l’urne.

Avons-nous besoin de la majorité, et pouvons-nous la conquérir ? Voilà le problème. Si oui, l’appel à la force devient, en effet, comme dit Liebknecht, contre-révolutionnaire.

Or, Liebknecht dit : oui.

Je traduis encore :


Nous avons fait remarquer enfin que le parti, pour pouvoir réaliser les idées socialistes, doit conquérir le pouvoir indispensable pour cela, et qu’il doit le faire avant tout par la voie de la propagande.

nous avons montré que le nombre de ceux qui sont poussés par leurs intérêts dans les rangs de nos ennemis est si petit qu’il en devient presque négligeable, et que l’immense majorité de ceux qui ont à notre égard une attitude hostile ou au moins peu amicale ne font cela que par ignorance de leur propre situation et de nos efforts, et que nous devons employer toute notre énergie à éclairer cette majorité et à la gagner à nous.


Ainsi, Liebknecht a posé le problème exactement, littéralement, comme je le pose : des moyens de conquérir à l’entier idéal socialiste l’immense majorité de la nation par la propagande et l’action légale.


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Liebknecht est si préoccupé de trouver un large terrain sur lequel il pourra d’abord assembler presque toute la nation pour l’élever ensuite, de degré en degré, jusqu’à l’entier socialisme, qu’il considère comme une préparation au socialisme même les lois d’assurance proposées par Bismarck. Bien que la loi sur les accidents ne soit à ses yeux qu’une bagatelle, un bibelot de carton, il y voit une reconnaissance première de la pensée socialiste :


Elle contient de façon décisive, dit-il, le principe de la réglementation de la production par l’État en face du système du laissez-faire de l’école de Manchester. Le droit pour l’État de réglementer la production contient le devoir pour l’État de s’intéresser au travail, et le contrôle du travail social par l’État conduit tout droit à l’organisation du travail social par l’État.


Voilà ce que disait Liebknecht de la loi sur les accidents, qui de toutes les lois d’assurance est la plus superficielle, la plus extérieure au travail. Mais combien cela est plus vrai encore de la loi d’assurance sur les pensions de vieillesse et d’invalidité qui crée un droit nouveau de la classe ouvrière, qui constitue au prolétariat un patrimoine à la fois collectif et individuel ; comme surtout cela sera vrai de l’assurance contre le chômage, qui est nécessaire et possible, et qui introduira la classe ouvrière organisée au cœur même de la production.


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Liebknecht constate comme un des signes les plus décisifs de la croissance du socialisme en Allemagne, que presque tous les partis sont obligés d’adhérer à ces projets de législation.


Tous les partis, dit-il, à l’exception des anarchistes manchestériens les plus surannés, qui veulent dissoudre l’état en atomes et livrer la société à la libre exploitation des classes possédantes, rivalisent entre eux de sollicitude pour le pauvre homme et pour la classe ouvrière ; et il est hors de doute que le prince de Bismarck, s’il le veut, peut trouver dans le présent reichstag une majorité pour son socialisme d’État. Que le clergé protestant et catholique, que les hobereaux et grands propriétaires fonciers s'accommodent du socialisme d'État — les prêtres l'appellent socialisme chrétien, — il n'y a point là de quoi s'étonner.

Mais c'est un phénomène saisissant et sans analogue dans l'histoire des temps nouveaux, que de voir le parti national libéral, qui, si cassé et chétif soit-il, est toujours partie essentielle de la bourgeoisie allemande, et qui est même la bourgeoisie par excellence, réconcilié avec le socialisme d'État.


Qu’est-ce à dire ? Et puisque la force des choses, l’organisation croissante du parti socialiste et du prolétariat amènent les classes mêmes et les partis qui y répugnaient le plus à accepter enfin des projets de législation sociale « qui conduisent tout droit au socialisme », puisque l’immense majorité de la nation a pu ainsi être engagée dans les voies socialistes et comme soulevée à un premier degré d’organisation sociale, c’est donc que l’immense majorité de la nation peut être haussée, de degré en degré, par une propagande toujours plus active et plus claire, par une influence prolétarienne toujours plus énergique et par un mécanisme de réformes toujours plus prenant, jusqu’au niveau même de notre entier idéal.

C’est la conclusion ferme et forte de Liebknecht. Par la propagande et l’action légale, la grande majorité de la nation peut être conquise par nous et amenée au socialisme complet. Par les chemins qui s’élèvent de l’individualisme bourgeois au socialisme d’État, et du socialisme d’État au socialisme communiste, prolétarien et humain, toute la nation montera, si nous le voulons bien, à l’exception d’un tout petit nombre d’éléments réfractaires et impuissants.

Les majorités peuvent et doivent être légalement à nous.