Études socialistes/La propriété individuelle et les lois bourgeoises

DE LA PROPRIÉTÉ INDIVIDUELLE
Études socialistesCahiers de la Quinzaine, série III, cahier 4 (p. 226-241).


LA PROPRIÉTÉ INDIVIDUELLE ET LES LOIS BOURGEOISES D'EXPROPRIATION


I


La déclaration des droits de l’homme a proclamé que nul ne pouvait être privé de sa propriété que par une loi, et sous condition d’une juste et préalable indemnité. assurément, c’est une garantie donnée à la propriété. Il n’en est pas moins vrai que la société bourgeoise est obligée de prévoir, dans la charte même de ses droits, l’expropriation légale pour cause d’utilité publique. Le fond de la propriété n’est pas atteint par là, puisque l’individu exproprié reçoit l’équivalent de ce que la société lui enlève. Mais la société se reconnaît le droit de changer, aux mains de l’individu, la forme de sa propriété. Il avait un champ, une maison, un jardin, une fabrique : la loi lui enlève son champ, sa maison, son jardin, sa fabrique, et elle lui remet une valeur d’un tout autre ordre, une somme d’argent ou un titre de rente. En vain le propriétaire protestera-t-il qu’il tient à la forme particulière de sa propriété plus qu’à la valeur même de cette propriété. La loi, dans l’intérêt de la société, l’exproprie de ses habitudes ; elle fait violence à sa volonté. Et ici encore, dans le code bourgeois lui-même, et dans l’intérêt de la société bourgeoise, le droit social limite ou refoule le droit absolu de la propriété individuelle.

J’entends bien que la loi bourgeoise d’expropriation ne sort point de la sphère de la propriété individuelle. C’est l’individu qui continue à posséder. Seulement, ce qu’il possédait sous une forme, il le possède maintenant sous une autre. De là à l’expropriation socialiste, qui changera le système de la propriété, qui fera passer la propriété des moyens de production des individus à la communauté nationale, il y a un abîme. Et cet abîme, seul le mouvement de classe du prolétariat organisé peut le franchir. J’ai le droit de retenir cependant que dès aujourd’hui et dans la loi bourgeoise même, la forme de la propriété individuelle est à la merci de la puissance sociale. Et c’est un fait juridique dont les conséquences sociales peuvent être grandes.

Tout de suite, cet article de la Déclaration des Droits de l’homme fut invoqué par les révolutionnaires mêmes pour limiter le droit de propriété. Dès la fin de 1792, quand la cherté des grains et du pain souleva le peuple en bien des régions, quand les démocrates les plus ardents proposèrent à la Convention de fixer par la loi le prix des denrées, la Convention fut d’abord prise de scrupule. La majorité disait qu’après avoir réglé par la loi le prix des grains, il faudrait régler aussi le prix de tous les produits de la terre ; mais fixer ainsi par la loi le prix des produits du sol, n’est-ce point attenter au droit de propriété ? Si le propriétaire ne peut plus vendre ses denrées au prix déterminé par le seul jeu de l’offre et de la demande, s’il ne peut les aliéner qu’à un prix fixé par la société elle-même, c’est la société qui devient vraiment propriétaire des produits du sol : elle en dispose, aux lieu et place du propriétaire individuel, et celui-ci perd cette faculté de disposer qui caractérise la propriété individuelle. Ainsi, la Convention, à ses débuts, répugnait, par respect pour la propriété, à entrer dans le système de la taxation des grains, qui devait la conduire bientôt à l’établissement du maximum pour toutes les denrées.

Mais que répondaient les plus ardents révolutionnaires ? — Oui, en fixant le prix des denrées, l’État se substitue, dans la propriété de ces denrées, au propriétaire individuel ; mais il l’indemnise par le prix même qu’il a fixé, et puisque la loi permet l’expropriation du fonds moyennant indemnité, pourquoi ne permettrait-elle pas de même l’expropriation des produits du fonds ? Beffroy, dans la séance du 8 décembre 1792, donna à l’argument une forme saisissante : « Nous nous plaignons, nous, de ce qu’on regarde la propriété des grains comme plus sacrée que les autres. en effet, l’État a-t-il besoin de ma maison, de mon jardin, de mon champ, il s’en empare. eh ! Puis-je jamais être indemnisé de mes habitudes, des aisances de mon domicile, des bizarreries mêmes de sa distribution ? Puis-je jamais être indemnisé de l’appropriement de mon jardin à mes goûts, à mon caractère, à ma fortune ? et s’il est vrai que la société ne viole pas la propriété en s’emparant légalement de la matière qui produit parce qu’elle en paie la valeur, n’en sera-t-il pas de même de la production ? »

Ainsi, par une extension soudaine du droit d’expropriation pour cause d’utilité publique, voilà l’État qui se substitue aux individus dans la disposition de tous les produits du sol. C’est en application de l’article de la Déclaration des Droits de l’homme qui prévoit l’expropriation légale avec indemnité, que la Convention décrétera enfin, par le maximum, la mainmise légale de la société sur tous les produits de la terre et de l’industrie. Du coup, nous sommes avertis, par les révolutionnaires bourgeois eux-mêmes, des grandes conséquences qui peuvent sortir de ce principe, des vastes expropriations légales qui peuvent sortir de ce germe d’expropriation.


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La propriété individuelle résistait ; les habitudes, violentées par la loi d’expropriation, luttaient et rusaient. La clause de la Déclaration des Droits qui exigeait que l’indemnité fût préalable favorisait cette résistance des propriétaires. Ils chicanaient sur le chiffre de l’indemnité ; ils suscitaient procès sur procès, et à force d’artifices de procédure, ils parvenaient souvent à lasser l’État.

Mais voici qu’en 1831, une première brèche est ouverte au principe de l’indemnité préalable. La Révolution de Juillet put craindre un moment un assaut général de l’Europe contre-révolutionnaire. Il fallait créer à la hâte des moyens de défense, dresser sans délai des fortifications. Que fût-il advenu si les propriétaires, par des ruses d’avoué, avaient retardé les expropriations nécessaires ? La loi de 1831 décide que pour les travaux intéressant la défense nationale, l’État n’attendra pas que les conflits soulevés par les propriétaires sur le montant de l’indemnité soient réglés. Il pourra proclamer l’urgence et prendre possession des terrains dont il aura besoin ; l’indemnité sera réglée plus tard ; elle aura donc cessé d’être préalable.

Ainsi le propriétaire individuel se trouve d’emblée en face du fait acquis ; il est exproprié de son bien avant de savoir quel chiffre d’indemnité lui sera consenti. Défense nationale, c’est entendu ; et sans doute, cette grande excuse était nécessaire pour violer une garantie essentielle donnée à la propriété par la Déclaration des Droits de l’homme et inscrite à nouveau dans la Charte de 1830. Mais par la brèche ouverte au nom de la patrie, les grandes compagnies capitalistes vont passer.

Il y eut sous Louis-Philippe un grand essor des travaux publics. La bourgeoisie financière, industrielle et censitaire, multiplie les canaux ; elle entreprend, à grand renfort de primes d’État, de subventions et de garanties d’intérêt, la construction des voies ferrées. Mais quoi ! Tous ces canaux projetés, toutes ces voies ferrées qui vont sillonner le territoire vont bouleverser les propriétés individuelles ! Que de jardins emportés ou troués ! Que de domiciles abattus ! Que de domaines, petits ou grands, traversés et coupés en deux ! Et si les propriétaires résistent, s’ils épuisent à propos du chiffre de l’indemnité tous les délais de procédure, que de temps perdu ! Les lignes de chemins de fer concédées ne pourront entrer en construction que dix ans douze ans après leur concession ; il suffira de l’obstination de quelques possédants, sur le trajet projeté, pour tout traîner en longueur, pour user les capitaux dans une attente improductive, ou pour obliger la ligne à des détours absurdes et ruineux.

La grande bourgeoisie capitaliste de Louis-Philippe ne l’entend pas ainsi. Et en mai 1841, elle obtient une loi d’expropriation qui met à sa merci les propriétés individuelles. Non seulement la loi prévoit que les canaux et les voies ferrées doivent bénéficier du droit d’expropriation pour cause d’utilité publique, mais elle décide que quand il y a urgence, les compagnies capitalistes pourront prendre possession des terrains non bâtis avant le règlement définitif de l’indemnité. Que le propriétaire paysan maugrée, s’emporte et plaide. Son champ sera saisi, et la voie triomphale tracée par les grandes compagnies y appesantira ses nervures de métal avant que le conflit relatif à l’indemnité soit résolu.

Proudhon, avec une sorte d’ironie exaltée et victorieuse, notait à propos de cette loi de 1841 les contradictions de la propriété bourgeoise, obligée ainsi, pour son propre développement, de se nier elle-même. En vain, au parlement même, des protestations s’élevaient et les inquiétudes se manifestaient. En vain Villemain et bien d’autres s’écriaient-ils que la charte, gardienne de la propriété, était violée, que la propriété même était menacée. Les exigences combinées de la civilisation et du capitalisme emportaient tout.

Oh ! Je sais bien qu’ici encore nous ne sommes pas sortis du système de la propriété individuelle. La valeur de la propriété subsiste aux mains des individus ; la forme seule en est changée. Mais quand ce changement de forme se produit dans de telles proportions, quand pour les travaux des communes, de l’État, des départements, des grandes compagnies concessionnaires, l’expropriation pour cause d’utilité publique fonctionne ; quand des millions de propriétaires sont obligés d’abandonner leur propriété à la puissance sociale, même contre indemnité ; quand tous les liens d’habitude et d’affection par lesquels la propriété tient au cœur de l’homme sont brisés ; quand le capitalisme lui-même, ne tenant compte ni des convenances, ni des souvenirs, ni même des intérêts, substitue une valeur abstraite et indifférente à la propriété réelle, substantielle, particulière, qui souvent faisait corps avec l’individu, j’ai le droit de dire que la société bourgeoise elle-même a créé, sous sa légalité propre, des précédents formidables d’expropriation.


II


Que fera la Révolution sociale déjà commencée ? Que fera la Révolution communiste, quand elle sera au terme de son développement ? Sans doute elle créera un système tout nouveau de propriété : elle substituera la propriété commune des moyens de production à la propriété capitaliste et bourgeoise. Mais, au regard des individus expropriés, il se peut très bien qu’il y ait simple changement de forme de propriété. Je ne veux pas aujourd’hui toucher après Marx, après Liebknecht, après Vandervelde, à la question de l’indemnité ; mais rien n’empêche de concevoir que les détenteurs actuels de la propriété reçoivent, par exemple, pendant une certaine période, une assignation sur les produits de la production collectiviste. Ce serait l’indemnité socialiste, l’indemnité révolutionnaire.

Quelle objection juridique pourrait opposer la société bourgeoise après les précédents légaux qu’elle-même a créés ? La notion de l’utilité publique, introduite dans le code bourgeois pour limiter le droit absolu de la propriété individuelle, va se transformant et s’élargissant à mesure que se transforme la société elle-même. Les révolutionnaires bourgeois de la Constituante se seraient révoltés, en 1789, si on leur avait dit que l’article inséré par eux dans la Déclaration des Droits serait invoqué trois ans plus tard par les révolutionnaires bourgeois de la Convention pour justifier l’établissement du maximum, la taxation universelle des denrées, c’est-à-dire l’expropriation universelle de l’échange, cette part essentielle de la propriété individuelle. Et les conventionnels à leur tour se seraient indignés, si on leur avait annoncé que cinquante ans plus tard, sous le règne de la bourgeoisie censitaire, le droit social d’expropriation s’exercerait au profit des grandes compagnies capitalistes, qui seraient même dispensées du payement préalable de l’indemnité. Et pourtant la force des choses l’a voulu ainsi. Elle a transformé, étendu, assoupli le concept d’utilité publique, règle et mesure du droit d’expropriation.

Maintenant n’avons-nous pas le droit de dire que l’utilité publique exige l’expropriation générale de la classe capitaliste au profit de la communauté organisée ? Oui, il est d’utilité publique que le prolétariat soit appelé à la pleine indépendance et à la grande vie de la coopération sociale. Il est d’utilité publique que la contradiction entre la souveraineté politique du citoyen et la sujétion économique du salarié prenne fin. Il est d’utilité et même de nécessité publique que la lutte des classes, qui est aujourd’hui la condition même du progrès, mais qui est pour l’humanité une tristesse et une honte, ait un terme ; et elle ne peut finir que par la disparition même des classes, par la transformation de la propriété de classe en propriété commune et humaine. C’est donc l’expropriation générale de la classe capitaliste au profit de la communauté qui est aujourd’hui d’utilité publique, et par la force des événements, le code bourgeois lui-même prend un sens révolutionnaire. C’est en invoquant l’article du code bourgeois que les juristes de la révolution sociale pourront ménager le passage de la légalité bourgeoise à la légalité communiste.


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Le grand ministre anglais, M Gladstone, étant chef du gouvernement, avait proposé un vaste plan d’expropriation, qui participait à la fois de l’expropriation légale et de l’expropriation révolutionnaire. C’est, je crois, le projet le plus audacieux qui ait été conçu par un gouvernement depuis que la révolution française a saisi tout le domaine d’église et quatre milliards de biens des émigrés. M Gladstone se proposait d’exproprier tous les landlords, tous les grands propriétaires anglais qui détiennent la plus large part de la terre d’Irlande. Ayant tenté inutilement, ou par la répression, ou par les palliatifs, de ramener en Irlande la paix sociale, ayant tenté vainement de protéger les fermiers irlandais sans indisposer les propriétaires anglais, M Gladstone était arrivé à cette conviction que l’ordre social ne serait assuré en Irlande que si la terre irlandaise appartenait aux Irlandais. Il ne voulait pas, et il ne pouvait pas, déposséder purement et simplement les landlords. Il imagina donc de racheter, au moyen du budget anglais, tous les domaines irlandais des landlords, et de les remettre en propriété à l’Irlande elle-même. C’est l’Irlande, comme état relativement autonome, qui eût géré ce domaine, qui l’eût ou affermé, ou vendu par parcelles au peuple irlandais.

Mais qui porterait les frais de l’opération ? Il ne fallait pas songer à les faire porter à l’Angleterre ; jamais le contribuable anglais n’aurait consenti à payer aux landlords, pour le compte des Irlandais et à leur profit, la terre d’Irlande. Et d’autre part, si l’Irlande était tenue de dédommager l’Angleterre, elle était obligée d’imposer à ses fermiers de très lourds fermages, et la misère continuait à accabler le peuple irlandais. M Gladstone imagina une combinaison hardie, qui consistait à indemniser les landlords en capital, et non pas en revenu. Il calcula, ou il prétendit, que les domaines irlandais rapportaient aux landlords cinq pour cent. Ainsi, pour avoir la valeur en capital d’un domaine, il fallait multiplier par vingt le revenu de ce domaine. Un domaine qui était affermé par le landlord cinq mille francs — pour compter en monnaie française — était donc supposé avoir une valeur de cent mille francs. M Gladstone, en expropriant les landlords, décidait de leur donner non pas l’équivalent du revenu perçu par eux, mais l’équivalent du capital possédé par eux. Il leur donnait donc, dans l’exemple que j’ai pris plus haut, non pas un revenu de cinq mille francs, mais un capital de cent mille francs. Et ce capital de cent mille francs, il le leur donnait en consolidés anglais, en titres de rente anglais. Or, en Angleterre, un capital de cent mille francs placé en rente ne rapporte que deux et demi pour cent. Ainsi, à un landlord qui possédait un capital terrien de cent mille francs, rapportant cinq mille francs, M Gladstone remettait, sous forme de valeurs d’état, un capital égal de cent mille francs, mais qui ne rapportait que deux mille cinq cents francs. Du coup, l’Irlande, pour dédommager l’Angleterre, n’avait besoin de lui servir, en ce qui concerne ce domaine, qu’une somme annuelle de deux mille cinq cents francs. Elle pouvait donc demander au fermier non plus les cinq mille francs de fermage qu’exigeait le landlord, mais seulement la moitié de ce fermage, deux mille cinq cents francs. Le fermier irlandais était donc libéré de la moitié de son fardeau. Le contribuable anglais n’était pas grevé d’un centime. Et quant au landlord, légalement exproprié, n’avait-il pas reçu en capital l’équivalent de sa propriété ? M Gladstone faisait profiter le peuple irlandais de la différence entre le taux de capitalisation des revenus fonciers en Irlande, et le taux de capitalisation des revenus mobiliers en Angleterre. Il diminuait de moitié le revenu des landlords par la simple substitution d’une forme de propriété à une forme de propriété, de la forme mobilière à la forme foncière.

C’est l’extrême limite du droit bourgeois, une combinaison intermédiaire entre l’expropriation légale avec indemnité et l’expropriation sans indemnité. Et c’est un exemple saisissant des effets de dépossession réelle que peut produire le simple changement dans la forme de la propriété. Il y a donc dans le droit bourgeois d’expropriation une vertu révolutionnaire latente, que les événements dégageront peu à peu, et qui se formulera en droit communiste et prolétarien.


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Déjà, bien des projets de réforme sont débattus qui supposent une interprétation toute nouvelle, une orientation toute socialiste du droit bourgeois d’expropriation. Par exemple, pour indiquer dès aujourd’hui un point très important, quand on lit le programme municipal élaboré par les progressistes du conseil de comté de Londres, quand on lit les résolutions relatives à la question des logements privés prises en Allemagne par le parti socialiste et par quelques groupes de réformateurs sociaux bourgeois, on constate une tendance croissante à donner aux communes le droit et le mandat de bâtir des habitations saines et à bon marché. Les communes sont invitées à acheter le plus possible le sol encore libre, les terrains de banlieue, afin que la spéculation ne fasse pas monter le prix de ces terrains et ne grève pas le loyer des immeubles qui y seront construits. Mais ce rôle de constructeur, les communes ne peuvent le remplir pour le plus grand bien de la classe ouvrière qu’en expropriant par la loi terrains et immeubles. Ainsi s’annonce une prochaine extension socialiste, une prochaine interprétation communiste du droit d’expropriation pour cause d’utilité publique inscrit dans la loi bourgeoise.