Études socialistes/La Révolution française et le droit successoral

DE LA PROPRIÉTÉ INDIVIDUELLE
Études socialistesCahiers de la Quinzaine, série III, cahier 4 (p. 205-225).


LA RÉVOLUTION FRANÇAISE ET LE DROIT SUCCESSORAL


M Sagnac écrit dans son livre vraiment magistral sur la Législation civile de la révolution française :


Après avoir fortifié le droit de propriété, les révolutionnaires l’affaiblissent. L’individu a bien le pouvoir d’user et d’abuser de ses biens ; mais c’est un droit essentiellement viager qui ne doit jamais nuire à la famille et à la société. au-dessus de l’individu sont des groupes naturel et artificiel, la famille et l’État, qui ne doivent point être sacrifiés, et dans l’intérêt desquels le législateur doit établir les règles de la transmission des biens.


Le Code civil, tel qu’il a été fixé sous le Consulat, ne nous donne qu’une bien faible idée des audaces de la Révolution en matière successorale. La Constituante, la Législative discutèrent le problème, et les vues les plus hardies furent émises par Mirabeau, Petion, Tronchet, mais elles n’aboutirent pas. C’est la Convention qui légiféra. Voilà pourquoi, dans l’Histoire socialiste, j’ai réservé à la Convention l’exposé minutieux et l’analyse critique de cette partie si importante de la pensée et de l’oeuvre révolutionnaires. Mais la Convention ne fit que formuler en lois les principes affirmés dans toutes les assemblées de la révolution. Ces lois, au point de vue de la transmission des biens, ne se bornaient pas à réduire le droit de la propriété individuelle : elles le supprimaient presque complètement.

Tandis qu’aujourd’hui le père peut disposer de la moitié de son bien s’il a un enfant, du tiers s’il en a deux, et du quart s’il en a trois, et qu’il peut en disposer au profit d’un de ses enfants, qui recevra ainsi une part plus grande que les autres, la Convention décrète, le 7 mars 1793, que « la faculté de disposer de ses biens, soit à cause de mort, soit entre vifs, soit par donation contractuelle en ligne directe, est abolie, et que, en conséquence, tous les descendants auront une portion égale sur les biens des ascendants ». Le père ne peut favoriser aucun de ses fils ; le grand-père ne peut favoriser aucun de ses petits-fils. Tous, ils recevront absolument, mathématiquement, part égale. C’est la suppression complète du droit de tester, du droit de disposer en ligne directe. à l’égard des fils ou des petits-fils, la volonté individuelle de l’ascendant ne compte pas : il n’est pas vraiment propriétaire ; il n’est que le gérant d’une propriété sur laquelle tous les descendants du même degré ont, par la loi de l’État, un droit égal et souverain. Et non seulement l’ascendant ne peut favoriser aucun de ses descendants, non seulement il ne peut accroître la part d’aucun d’eux en leur donnant la quotité disponible, mais cette quotité est réduite presque à rien. Ce n’est pas d’une moitié, ou d’un tiers, ou d’un quart de sa fortune que le père peut disposer. Les lois de la Convention de 1793 ne permettent à l’ascendant, s’il a des descendants, fils ou petits-fils, de disposer que d’un dixième.

Ainsi, l’homme qui a des descendants ne peut faire acte de volonté que sur un dixième de ses biens. Et encore, ce dixième, il ne peut en user avec une liberté entière, puisqu’il ne peut s’en servir pour accroître la part d’un de ses héritiers, enfants ou petits-enfants. Il ne peut le donner qu’à d’autres que ses héritiers. En aucun cas, cette faible quotité disponible du dixième ne peut servir à rompre l’égalité absolue, l’égalité mathématique, voulue par la loi entre les descendants, et à rétablir une sorte de droit d’aînesse ou de privilège au profit de l’un d’eux. Si le père veut disposer du dixième que lui laisse la loi, il faut qu’il le porte hors du cercle de ses héritiers, il faut qu’il le donne ou à des parents plus éloignés ou à des étrangers. Et ainsi la loi travaille doublement à la dispersion, au morcellement de la fortune du père : d’abord en instituant entre tous les enfants le partage rigoureusement égal des neuf dixièmes de la fortune, et puis en obligeant le père, s’il ne veut pas soumettre le dernier dixième à la loi du partage égal, à le porter hors de la famille immédiate.

En outre, tandis qu’aujourd’hui l’article 915 du Code civil permet au citoyen qui n’a pas de descendants de disposer de la moitié de son bien s’il laisse un ou plusieurs ascendants dans chacune des lignes paternelle et maternelle, et des trois quarts s’il ne laisse d’ascendants que dans une ligne, la loi de la Convention ne permet au citoyen, s’il laisse des ascendants, et quel qu’en soit le nombre, que de disposer d’un sixième.


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Vraiment, au point de vue du droit si important de disposer des biens par donation ou testament, la propriété individuelle, dans le droit révolutionnaire, n’existe plus.

Le comité de législation de la Convention voulait aller plus loin encore dans la voie du morcellement égal et obligatoire des fortunes, dans la substitution de la propriété familiale indéfinie à la propriété individuelle. Il songea à admettre simultanément tous les membres de la famille, les frères et les soeurs comme les enfants, au partage de la succession. Il ne s’y décida pourtant pas, malgré les instances de Durand-Maillane. Mais tel qu’il est, le Code civil de la Convention ruine à fond toute une partie essentielle des droits dont l’ensemble constitue la propriété individuelle. La faculté de disposer, qui est l’essence même de la propriété individuelle, n’est pas simple : elle peut s’exercer sous diverses formes et en diverses directions. La convention élimine une de ces formes, ferme une de ces directions ; et M Sagnac, résumant en ce point l’œuvre révolutionnaire, a pu écrire sans aucun parti pris de système :


La fortune appartient moins à l’individu qu’à la famille, c’est-à-dire à tous les parents, si éloignés qu’ils soient. L’individu n’a vraiment en toute propriété, avec droit absolu d’user, d’abuser, de disposer, que le sixième ou le dixième de son avoir, et encore ne peut-il faire servir cette portion disponible à détruire « la sainte égalité » entre les successeurs ; de sorte que s’il ne la laisse pas à ses héritiers, ce qui serait préférable, il la donnera nécessairement à d’autres personnes, ce qui divisera toujours les richesses.


Et ces lois si hardies, si fortes, qui démembraient le droit de propriété individuelle et lui substituaient une propriété familiale fondée sur la volonté de l’État, la Convention décide, par un coup d’audace révolutionnaire incomparable, qu’elles auront un effet rétroactif jusqu’au 14 juillet 1789. Elle proclame que depuis le 14 juillet 1789 la nation est rentrée virtuellement en possession de tous ses droits, que tous les privilèges et abus du passé sont abolis de fait comme de droit depuis cette date, et que les inévitables délais pris par la révolution pour formuler en lois le droit nouveau ne sauraient être un prolongement de l’iniquité ancienne. Elle décrète en conséquence que toutes les successions ouvertes du mois de juillet 1789 au mois de novembre 1793 seront réglées par la loi nouvelle. Toutes les donations, tous les testaments par lesquels les citoyens auront disposé de plus du sixième ou du dixième de leurs biens, sont annulés ; toute inégalité de partage entre les enfants est rétroactivement abolie. Les aînés ou ceux qui ont reçu plus que leur part sont tenus de rapporter immédiatement à la masse, et un nouveau partage est fait, dans lequel les cadets, les déshérités, les moins favorisés reçoivent leur égale et juste part. Ainsi, toute la vie sociale depuis quatre ans est bouleversée et renouvelée jusqu’en son fond ; tous les rapports domestiques sont modifiés ; tous les rapports de propriété sont changés ; toutes les racines de la volonté individuelle sont arrachées, et c’est un droit social nouveau qui, sous la forme de la propriété familiale et de l’égalité forcée du partage, chasse, pour ainsi dire, le droit absolu de la propriété individuelle.

Nous opposera-t-on que ces dispositions si vigoureuses du droit révolutionnaire ont été affaiblies depuis et atténuées ? Oui, elles l’ont été par le consulat, sous l’influence de Bonaparte, qui voulait rétablir le despotisme paternel comme contrefort du despotisme impérial, et constituer de nouveau en monarchie la famille, dont la révolution avait fait, dans l’ordre de la propriété, une république égalitaire. Mais quelles que soient les retouches que le consulat a fait subir au droit de la Révolution, celui-ci subsiste encore, malgré tout, dans le Code civil. La réaction consulaire l’a affaibli : elle n’a pu l’abolir. Et aujourd’hui même, dans la matière des successions, la propriété individuelle ne fonctionne pas.


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La Révolution, tout en déclarant qu’elle n’entendait pas toucher au droit sacré de propriété, se rendait bien compte que par ses lois successorales elle le limitait et le démembrait. Et pour s’y autoriser, elle formulait une théorie toute sociale de la propriété. Si celle-ci est un prolongement de la personne humaine, si elle procède de l'individu, de quel droit enlever aux individus la faculté de disposer de leurs biens par donation ou testament ? De quel droit se substituer à eux pour l’emploi décisif de leur fortune, pour le choix de ceux qui en doivent continuer l’usage et développer les germes ?

La Révolution répond nettement, hardiment, par tous ses grands hommes, par Mirabeau comme par Robespierre, par ses grands économistes et ses grands juristes, par Dupont De Nemours comme par Tronchet, que la propriété est un fait social, qu’elle dérive de la société, qu’elle n’existe et ne peut exister que par la société ; que sans doute la société, dans son propre intérêt et dans celui de la liberté, a donné à ce fait social la forme individuelle ; mais que les individus, ne possédant qu’en vertu de la société, doivent, dans l’usage qu’ils font de leur propriété, être soumis aux lois, aux conditions que la société leur impose. La révolution ajoute que c’est déjà bien assez pour l’individu d’avoir, de son vivant et par des actes qui n’engagent pas le fond même de la propriété, administré librement le domaine particulier qu’il s’est constitué dans l’activité sociale. Il ne peut pas prétendre prolonger son droit, sa volonté au delà du tombeau, et commander dans la mort. c’est la société vivante, la société impérissable qui commande à sa place, et qui, tout le long même de sa vie d’individu, lui interdit les dispositions arbitraires dont l’effet s’étendrait au delà de sa vie.

Voilà le principe au nom duquel l’État intervient pour régler, à la place de l’individu, sans lui, ou même contre lui, la transmission de ses biens. J’ai à peine besoin de dire que ce n’est pas pour créer une propriété sociale, commune à tous les hommes, que la Révolution bourgeoise proclame le caractère social de la propriété : c’est seulement pour créer une propriété familiale, commune à tous les membres de la famille. Mais maintenant que l’heure est venue de créer au profit de tous les hommes, de tous les travailleurs, cette propriété commune, nous pouvons invoquer pour une œuvre plus vaste la définition sociale de la propriété à laquelle fut acculée la bourgeoisie révolutionnaire, qui ne pouvait combattre le droit d’aînesse, les substitutions, toute la survivance du droit féodal prolongé par la liberté de tester, qu’en limitant le droit des volontés individuelles et en subordonnant la propriété individuelle au droit social.


II


Par quelles raisons la Révolution, après avoir proclamé le droit de la société à régler la transmission des biens, usa-t-elle de ce droit pour soumettre toutes les successions à la loi du partage égal, pour lier aussi étroitement la volonté de l’ascendant ? Elle donna trois raisons, l’une de combat, mais d’éternel combat ; les deux autres, essentielles.

Elle déclara d’abord que dans les grands mouvements humains, dans les grandes crises révolutionnaires les pères étaient trop souvent attachés au passé ; qu’au contraire, les générations nouvelles comprenaient les temps nouveaux. Il était donc imprudent de laisser aux pères le droit de punir, en les déshéritant, ceux de leurs enfants qui soutenaient l’ordre nouveau et se dévouaient au progrès de l’humanité. Laisser aux pères l’entière disposition de leurs biens, c’était leur permettre de récompenser et de fortifier ceux de leurs enfants qui flatteraient leurs préjugés ; c’était accroître, par conséquent, la puissance pesante du passé, la prolonger sur la société nouvelle. Le seul moyen d’ouvrir la route à l’avenir, c’était d’assurer à tous les enfants, et à ceux-là mêmes dont la hardiesse inquiétait le conservatisme naturel des pères, une égale part d’héritage, un égal moyen d’action. Bien mieux, nous l’avons vu, la révolution brise tous les actes successoraux qui depuis quatre ans ont pu violer l’égalité, et elle n’hésite pas, selon la parole d’un conventionnel passionné, « à poursuivre l’aristocratie jusque dans les tombeaux ».

Ainsi, c’est au nom du mouvement révolutionnaire, c’est au nom du mouvement humain et du progrès indéfini des sociétés que la révolution supprime, en tout ce qui peut lier l’avenir, le droit individuel de disposer, c’est-à-dire un des éléments essentiels de la propriété individuelle. La force révolutionnaire des choses proclame dès lors, par la convention, qu’une première et décisive restriction de la propriété individuelle est la condition même du progrès de l’humanité, du libre mouvement des sociétés et des esprits.


Mais la Révolution, pour instituer le partage égal forcé entre tous les enfants, entre tous les parents du même degré, invoque aussi la nature. la nature veut que tous les enfants soient traités également par le père. La nature veut qu’aucune préférence arbitraire, qu’aucun privilège légal ne rompe l’égalité des frères et sœurs, qui, vivant ensemble, ne peuvent pleinement s’aimer que sous une discipline égale. C’est exposer les enfants déshérités à une cruelle souffrance que d’établir brusquement une disproportion de fortune, une inégalité sociale entre eux et leurs frères plus favorisés, avec lesquels il semblait que tout dût leur être commun. Et quand cette souffrance vient aux enfants par la volonté du père, c’est un acte contre nature.

C’est donc au nom du droit de la nature que la révolution assure l’égalité dans le partage des biens entre les enfants. Mais qu’on y prenne garde, cette nature équitable et bonne qui intervient dans la vie sociale de chaque famille, ce n’est point en l’individu qu’elle réside, ce n’est point par l’individu qu’elle s’exprime. La loi ne laisse point à la sensibilité de chaque citoyen, aux affections naturelles du père le soin d’opérer entre tous les membres de la famille une répartition juste et bonne du bien familial. Il se peut que le père cède à des préférences injustes, à des caprices de tendresse, à des préventions aveugles, à l’orgueil de caste qui se plaît à concentrer sur une seule tête tous les rayons de la fortune familiale, ou encore à cette sorte d’avarice posthume qui aime à se survivre dans l’intégrité du patrimoine remis tout entier ou presque tout entier à un des enfants. Alors, dans le cœur du père, dans la conscience de l’individu, la nature est faussée ; et c’est la loi qui se fait la gardienne fidèle, l’interprète vraie de la nature. C’est la loi qui devient la nature même. C’est l’État qui est le grand cœur paternel, toujours sûr, toujours égal à lui-même, toujours animé, envers les membres d’une même famille, d’une même tendresse. C’est l’État qui substitue l’inflexible égalité de sa tendresse impartiale à l’affection souvent déréglée, partiale, égoïste, du père ou de la mère. C’est une haute et ferme sensibilité collective qui intervient pour prévenir tous les écarts des sensibilités individuelles, toutes les défaillances ou toutes les partialités des affections particulières.

Ainsi, les affections naturelles sont en quelque sorte transportées dans une autre sphère, dans la sphère de l’État. Ce n’est pas la socialisation de la propriété, puisque l’État n’en retire la disposition à l’individu que pour mieux l’assurer à la famille. Mais c’est la socialisation des devoirs de famille, des affections de famille, puisque l’État se substitue au père pour remplir envers les enfants, par le partage égal de la fortune, le devoir d’égale tendresse que peut-être le père, prévenu, orgueilleux ou étrangement avare, ne remplirait pas. Proclamer le droit de la nature et transférer à la société l’exercice de ce droit, c’est une des plus hardies transpositions de la nature humaine en droit social, de la sensibilité individuelle en sensibilité sociale, qui se puisse imaginer.

Mais, en vérité, c’est en des limites bien étroites que la société bourgeoise et la révolution bourgeoise enferment ce droit social et cette sensibilité sociale. Agrandissons la sphère de la sensibilité collective et du devoir collectif, à mesure que s’agrandissent les exigences de la nature humaine elle-même. Or, la nature n’exige pas seulement que les enfants d’une même famille soient traités avec une égale tendresse. Maintenant que la nation devient de plus en plus une réalité, maintenant que les rapports des hommes s’enchevêtrent, maintenant qu’une solidarité croissante relie toutes les portions du pays unifié, maintenant que l’égalité des droits politiques et un commencement d’universelle culture, en rapprochant par certains côtés la classe prolétarienne de la classe capitaliste et bourgeoise, font plus vivement et plus cruellement sentir aux prolétaires tout ce qui leur manque de garanties, de bien-être et de droits, comme les cadets de famille souffraient d’autant plus de l’inégalité familiale qu’ils étaient sans cesse heurtés à l’enfant privilégié par l’ironique familiarité de la vie commune, maintenant donc, le cri de la nature s’élargit, et ce n’est plus l’égalité familiale, c’est l’égalité sociale qu’elle réclame pour tous les enfants de la même nation, devenue une grande famille.

Il ne s’agit point, pour répondre à cet appel plus vaste de la nature, à ce cri plus large de l’humanité, de procéder entre tous les enfants de la nation à un égal partage des domaines et des fortunes, comme la révolution a procédé au partage égal de chaque fortune entre tous les enfants de la famille.

Non, à un droit nouveau correspondent des moyens nouveaux. L’État satisfera la nature humaine plus exigeante, il remplira son devoir social en assurant à tous les citoyens sans exception aucune le droit plein à la vie par le travail, c’est-à-dire le droit au travail et au produit intégral du travail. Or, l’État n’a pour cela qu’un moyen : c’est d’assurer à tout citoyen la copropriété des moyens de travail devenus propriété collective.

Ce n’est plus le droit d’aînesse d’un individu qu’il faut abolir dans l’intérieur de la famille, c’est le droit d’aînesse d’une classe qu’il faut abolir dans l’intérieur de la nation. Et de même que la nation révolutionnaire, il y a cent vingt ans, a aboli de la propriété individuelle tout ce qui s’opposait au droit des enfants d’une même famille, la nation révolutionnaire, sous l’inspiration grandissante du prolétariat, abolira de la propriété individuelle tout ce qui s’oppose au droit de tous les citoyens. De même encore que la Révolution, il y a cent vingt ans, pour assurer le droit des membres de la famille, a créé aux dépens de la propriété individuelle la propriété familiale, de même la révolution nouvelle, prolétarienne et humaine, pour assurer le droit des membres de la société, créera aux dépens de la propriété individuelle et bourgeoise la propriété sociale, la propriété commune.


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Enfin, si la Révolution a décrété le partage égal des biens, à l’intérieur de chaque famille, entre tous les descendants d’un même degré, si elle a appelé au partage le plus largement possible les descendants de divers degrés, c’est pour réaliser le plus possible l’égalité des fortunes ; c’est pour abaisser, par la division obligatoire, les grandes fortunes et les rapprocher des moyennes ; c’est pour abaisser le plus possible les fortunes moyennes et les rapprocher des petites.

La Convention espérait, en disséminant, en émiettant à chaque génération les fortunes acquises, prévenir la trop grande disproportion des biens. Elle espérait, par l’intermédiaire de l’égalité familiale, réaliser le plus haut degré possible d’égalité sociale. à vrai dire, elle ne pouvait imaginer un autre chemin. Le partage universel et égal de tous les biens entre tous les citoyens est un système absurde, barbare, paralysant et intenable. Et d’autre part, ni les esprits n’étaient préparés à la propriété commune des moyens de production, ni la technique de l’industrie, qui s’essayait à peine à la manufacture et qui était encore voisine du petit atelier, ne permettait de concevoir, par la production en grand, la production communiste, et comme condition de celle-ci, la propriété communiste. La Convention ne pouvait donc chercher l’égalité sociale que par un procédé indirect, par le morcellement égal et périodique de la propriété familiale entre les membres de la famille, par la restriction et la quasi-abolition du droit individuel de disposer.

La bourgeoisie révolutionnaire, dont la Convention fut l’expression la plus hardie, était aiguillonnée dans la voie du partage égal par deux raisons pressantes. D’abord, elle voulait en finir avec le régime féodal et nobiliaire. Elle voulait le déraciner si bien qu’aucun rejeton n’en pût rejaillir un jour comme par surprise. Elle voulait le poursuivre si bien en tous ses déguisements, métamorphoses, contrefaçons et succédanés, que jamais, sous une forme quelconque, plus moderne et bourgeoise, il ne pût reparaître. Or, si le père avait pu disposer librement de son bien, qui l’empêchait de constituer au profit de son fils aîné un véritable droit d’aînesse, qui fût comme le prolongement bourgeois du droit d’aînesse d’ancien régime ? Qui l’empêchait même, si sa volonté de testateur était souveraine, de préciser que le bien qu’il léguait à son fils aîné devait être par celui-ci légué à son propre fils aîné, et ainsi de suite pendant plusieurs générations ?

C’était ce qu’on nommait le droit de substitution, qui constituait une propriété intangible, dont la volonté du testateur, créant à travers le temps toute une série de privilégiés, déterminait d’avance, et pour plusieurs générations, la transmission héréditaire. C’était là un débris du régime féodal, un prolongement de l’esprit de caste, qui perpétuait sur la tête d’enfants et de petits-enfants privilégiés l’orgueil de la fortune et du nom. Ainsi, par un curieux paradoxe, ou plutôt par une naturelle conséquence, l’exercice souverainement libre de la volonté individuelle aboutissait à la restauration bourgeoise de la caste nobiliaire. La plénitude de la propriété individuelle, exerçant son droit au delà même du tombeau, reconstituait, au moins en partie, le régime féodal. Et il était impossible à la bourgeoisie révolutionnaire de prévenir la renaissance de celui-ci sans limiter, et presque supprimer, jusque dans la transmission des propriétés bourgeoises, la faculté de disposer, le droit individuel.

Cela éclate dans le bref et curieux rapport par lequel Laplaigne demande à la Convention, qui rendit immédiatement un décret dans ce sens, l’abolition et l’interdiction de toute substitution. (séance du 19 octobre 1792, tome 52 des archives parlementaires) Visiblement, Laplaigne ne peut combattre le régime des substitutions sans combattre en même temps toute faculté de partage inégal. Je ne puis citer ici que quelques lignes, mais bien caractéristiques :


Sous un régime vraiment républicain et dans un pays qui abhorre toute espèce d’aristocratie et de despotisme, dans une organisation sociale en un mot absolument fondée sur l’ égalité — c’est Laplaigne qui a souligné le mot — l’usage de pareilles dispositions serait une monstruosité politique, par là même qu’il perpétuerait, avec l’inégalité des partages dans les familles, l’aristocratie des propriétés, et cumulerait pendant plusieurs générations sur des têtes privilégiées des fortunes capables d’alarmer la liberté publique. ... Toutes dispositions de ce genre, ayant pour objet principal d’empêcher la division des héritages, si favorable, si nécessaire même à la liberté, et de perpétuer ainsi, de degré en degré, le despotisme des propriétés, et par conséquent des personnes, doivent être enveloppées dans la même proscription.

Comme on voit, la Convention ne peut proscrire les substitutions, « reste impur des lois féodales », comme dit Laplaigne, qu’en proscrivant toute inégalité de partage ; elle ne peut se défendre contre le régime féodal qu’en supprimant, au point de vue de la transmission des biens, le droit de disposer, forme suprême du droit de propriété.

La Convention ne se borna pas à interdire les substitutions pour l’avenir. Elle supprima, sans indemnité, toutes celles dont les bénéficiaires désignés, nés ou à naître, n’étaient pas encore entrés en possession ; et ce sera un frappant exemple par lequel Lassalle, dans un des plus vigoureux chapitres de son livre sur les « Droits acquis », illustrera sa théorie révolutionnaire du droit.

La Convention était poussée en outre dans cette voie par les réclamations des prolétaires, qui commençaient à signifier à la révolution qu’ils n’entendaient pas être dupes. La Révolution répondait : « Pas de loi agraire ; pas d’anarchie ; pas de nivellement violent des fortunes ; mais nivellement graduel par le partage égal des biens des familles entre tous les parents d’un même degré. » Je pourrais multiplier les citations et les preuves.

Ce qui est advenu de cette promesse et de cette espérance, on le sait. Mais ce que je retiens, c’est que la Convention a cru, par l’égalité familiale, préparer l’égalité sociale : c’est donc qu’elle n’a pas craint de toucher, dans un intérêt d’égalité sociale, à une partie essentielle du droit de propriété individuelle. Et c’est au nom du droit de propriété, c’est au nom de la propriété individuelle que les contre-révolutionnaires, les défenseurs de l’ancien régime demandaient le maintien de la faculté de disposer et de l’inégalité des partages.


Quand les radicaux, pour s’opposer à la constitution de plus en plus étendue d’une propriété collective et sociale des moyens de production, capable d’assurer l’indépendance de tous les travailleurs et de résorber tout le privilège capitaliste, invoquent la propriété individuelle, ils reprennent, en des temps nouveaux et des questions nouvelles, la théorie des contre-révolutionnaires : ils refont le discours de Cazalès.