Études littéraires, t1, 1890/Le scepticisme de la critique littéraire

Librairie F. Rouge (Tome Ip. 321-390).

LE SCEPTICISME

DE LA CRITIQUE LITTÉRAIRE[1]



I


Petite comédie de la critique littéraire : tel est le titre d’un livre à la couverture engageante. L’auteur n’est pas encore très connu ; mais il porte un nom d’heureux augure : Paul Stapfer. L’éditeur est un des trois ou quatre qui se partagent à Paris le monopole des nouveautés littéraires destinées à faire fortune. L’épigraphe est du pur Molière : « On discutera fort et ferme de part et d’autre sans que personne se rende ». Le format, l’impression n’éveillent que des idées favorables. Le titre seul est suspect. Qu’est-ce que cette petite comédie de la critique littéraire ? L’auteur va-t-il nous dévoiler en détail des secrets connus en gros ? Des bruits étranges nous arrivent de temps en temps au fond de notre province : on parle d’éloges qui s’achètent, de coteries qui pratiquent en grand l’applaudissement mutuel ; on cite tel critique, libertin sans vergogne, qui monte à volonté les grands chevaux de la morale, tandis que tel autre, scandaleux amateur de scandales, va furetant de droite et de gauche, convaincu que tout homme est véreux par quelque endroit, et que le meilleur moyen de faire fortune par la littérature est d’avoir découvert le point vulnérable du plus grand nombre possible de candidats à la célébrité. Nous voulons bien que ces turpitudes ou ces petitesses fassent de temps à autre la matière d’un feuilleton ou d’une correspondance de journal. On peut s’amuser un instant à regarder au bord d’une mare grouiller des animaux infects. Mais quand le feuilleton devient un volume et la mare un marais à traverser, il n’y a pas de curiosité qui tienne contre les miasmes nauséabonds.

Heureusement que sous ce titre d’affiche, fait pour le libraire et pour les badauds, on en découvre un second, en caractères microscopiques : Molière selon trois écoles philosophiques. Il ne fallut pas moins que la sévérité de ce sous-titre pour nous décider à lire la petite comédie de M. Paul Stapfer. À peine avions-nous franchi la première scène, que nous étions avide de poursuivre. Cette impression est peut-être toute personnelle. Nous aussi, nous avons fait de la critique littéraire ; nous en faisons dans ce moment même, petitement, mais de notre mieux ; or il se trouve que la comédie de M. Stapfer n’est pas autre chose que la suite de nos expériences. Vieille intrigue, motif éternel et inusable : vanitas vanitatum ! Vanité de nos jugements, vanité de nos méthodes, vanité de nos principes ! le dernier raffinement de nos pensées consiste à en mieux sentir le néant. C’est la grande comédie qu’il fallait dire, grande, en ce sens au moins qu’elle est universelle, et que c’est le chemin de tous les esprits qui cherchent. Marcher sans jamais arriver, à chaque détour de la route voir se dérouler un ruban nouveau, et toujours dire : Là-bas !… voilà le secret de la comédie de M. Stapfer, et si l’on y rit quelquefois, c’est des esprits las et pesants, qui s’arrêtent tout à coup, et, parce qu’ils se sont arrêtés, disent : « Le terme est ici ».

La vie devient difficile. Les douces illusions sur lesquelles dormait notre ignorance disparaissent l’une après l’autre. Passe encore si elles étaient remplacées par de bonnes et franches négations ! C’est dur, une négation ; mais on sait ce que c’est. Au lieu de négations, on nous donne des doutes, et si la pensée veut se reposer un instant, elle ne trouve que des fagots d’épines à la place des bons oreillers d’autrefois. Il n’y en avait pas mal déjà, entassés autour de nous : M. Stapfer en apporte un nouveau, qui n’est ni le plus petit, ni le moins épineux.

On conçoit, sans trop de peine, que la philosophie hoche la tête en voyant quelques-uns des dogmes qu’élabore la théologie ; ce sont deux sœurs qui n’ont pas coutume de faire bon ménage, et il faut avouer que la seconde a le goût des infaillibilités suspectes, preuve en soit celle qu’elle est sur le point d’imposer à la plus grande des églises chrétiennes. L’habitude a fini par nous faire trouver naturel que les historiens tiennent pour suspectes la plupart des histoires merveilleuses auxquelles le monde a cru si longtemps, et que, cherchant l’homme sous le masque, ils témoignent peu de respect pour une foule d’idoles enfantées par la flatterie, et dont le culte a été religieusement entretenu par l’esprit de routine. Il n’y a qu’à lire le journal du soir, racontant les faits du matin, pour se persuader que les commencements de l’histoire ne sont le plus souvent que propos en l’air ou partis-pris de coterie. Elle débute par le mensonge, puis la rouille s’y met, et rien ne ressemble plus à une vérité qu’un mensonge bronzé par le temps. Il a bien fallu nous résigner aussi à voir les sciences naturelles procéder par vérifications successives, se corriger d’année en année, et. rejetant loin d’elles une multitude d’hypothèses longtemps acceptées de tous, faire la chasse aux fluides, aux principes vitaux, en un mot, aux divers esprits qui, sous mille formes et sous mille noms, couraient dans le sang des animaux, dans la sève des plantes et jusque dans les produits de cette nature que nous appelons morte, parce qu’elle vit autrement que nous. Si l’histoire des hommes débute par le mensonge, celle de la nature commence par la fable, et’l’une et l’autre ont d’abord la crédulité pour garant. Mais la critique littéraire ! Sera-t-elle aussi sujette à d’incessantes révisions ? Elle peut se tromper sans doute. Il faut faire la part des caprices de la mode et des écarts de la passion ; mais la mode passe, les passions s’apaisent, et le temps fait l’œuvre de la justice. Les jugements du goût ont le double avantage de porter sur des objets clairement définis, et de ne relever, en dernière analyse, que du sens commun. Ils peuvent être suspects dans l’origine ; mais ils s’épurent bientôt, et ils finissent par présenter des garanties qui paraissent solides. Quand la postérité est unanime à admirer l’œuvre d’un poëte ou d’un artiste, ne pourrons-nous pas, en sûreté de conscience, nous en rapporter à son jugement ?

Et à supposer qu’elle se trompe, sera-ce une raison suffisante pour révoquer en doute les principes généraux sur lesquels reposent ses jugements ? Les juges se trompent parfois ; mais leurs erreurs ne portent aucune atteinte à la majesté de la loi. La postérité est un juge aussi. La loi qu’elle applique aux œuvres de la pensée et de l'art est tout simplement la loi du bon sens. Suffira-t-il de quelque méprise pour nous faire douter du bon sens ?

Cette question est précisément celle que pose la Comédie de M. Stapfer, et quand on en a vu le dénouement, on se trouve à peu près dans la position d’un homme qui, se sentant pris de vertige, chercherait un appui de la main et ne rencontrerait que le vide. Préceptes de la rhétorique commune, hautes théories de l’esthétique savante, règles du goût, principes de l’art, intuitions du bon sens, autorité des jugements unanimes : tous ces garants de la critique littéraire viennent tour à tour jouer leur personnage devant nous, et il n’en est pas un qui ne fasse un petit personnage. Il n’a manqué à M. Stapfer que d’avoir l’esprit porté au noir pour que sa comédie devînt une de ces tragédies parfaites, dont le dénouement consiste dans la mort de tous les héros ; mais il est de ceux qui savent rire de leurs mécomptes, et cette boucherie universelle s’est transformée en une déroute générale.

Il faut une scène à toute comédie. C’est pourquoi M. Stapfer s’est confiné dans une question particulière. Molière lui a servi d’exemple. Mais cet exemple est assez considérable pour qu’on en puisse tirer des conclusions générales, d’autant plus que Molière ne se laisse point séparer des grands comiques, ses confrères, Aristophane, Ménandre, Shakespeare, Cervantes. Voyons donc le procès de Molière, et apprenons de cet exemple ce que vaut la critique littéraire et les autorités qu’elle invoque.

Quiconque a fait ses premières études dans un collège de langue française, a débuté, en littérature, par l’inévitable et respectable Boileau. Notre enfance, à tous, a grandi sous sa férule, et c’est lui qui, le premier, nous a appris ce qu’il fallait penser de Molière.

Etudiez la cour, et connaissez la ville ;
L’une et l’autre est toujours en modèles fertile.
C’est par là que Molière, illustrant ses écrits,
Peut-être de son art eût remporté le prix,
Si, moins ami du peuple en ses doctes peintures,
Il n’eût point fait souvent grimacer ses figures,
Quitté, pour le bouffon, l’agréable et le fin,
Et sans honte à Térence allié Tabarin.
Dans ce sac ridicule où Scapin l’enveloppe,[2]
Je ne reconnais plus l’auteur du Misanthrope.

Voilà sur Molière notre première impression critique. Quelques citations empruntées aux classiques du XVIIe siècle contribuent à la graver dans notre esprit : « Il n’a manqué à Molière, dit La Bruyère, que d’éviter le jargon et le barbarisme. » Fénelon en juge de même, avec une nuance de plus dans la sévérité. Mais pendant que nos maîtres nous parlent avec regret des farces et du jargon de Molière, nous lisons ce poète lui-même, et pour peu que l’édition soit accompagnée de notes, il y a toute chance que nous y trouvions les critiques des délicats retournées en louanges. Il est tel commentateur, M. Aimé-Martin, par exemple, qui ne fait autre chose que de nous donner de scène en scène la menue monnaie de l’éloge que J.-B. Rousseau faisait de Molière :

Quelque parfaites que soient les tragédies de Racine et les bonnes pièces du grand Corneille, je ne voudrais pas assurer qu’ils eussent rempli toute l’idée qu’on peut avoir de la tragédie, et qu’il n’y eût pas quelque autre route à suivre plus sûre que celle qu’ils ont suivie ; au lieu que Molière, presque sans autre guide que son génie, a trouvé la seule voie qui puisse conduire à la perfection du théâtre comique, et n’a laissé à ses successeurs que le choix de suivre ses traces ou de s’égarer en cherchant des chemins différents du sien.

Il y a donc, en France, deux traditions bien distinctes sur Molière. Les uns voudraient l’expurger ; les autres s’écrient avec Diderot : « Si l’on croit qu’il y ait beaucoup plus d’hommes capables de faire Pourceaugnac que le Misanthrope, on se trompe. »

Cependant, malgré les discussions engagées entre eux, les critiques français sont tous d’accord pour faire de Molière un poète d’ordre supérieur. Ce même Boileau, si sévère pour son ami, disait à Louis XIV, qui voulait savoir quel était le plus grand des écrivains de son siècle : « Sire, c’est Molière. » Ils sont également d’accord pour envisager ce qu’on appelle, en France, la comédie de caractère, comme la forme supérieure, de l’art comique. Le poëte fait pour ses héros ce que l’acteur fait pour ses rôles : il s’absorbe en eux et disparaît. Il est tour à tour avare, hypocrite, pédant, et il l’est mieux que ne le sont les avares, les hypocrites, les pédants eux-mêmes. Fidèle observateur de la nature, il ne se permet avec elle qu’une seule liberté, il l’abrège et la rend plus saillante par le raccourci, à peu près comme ferait un habile feuilletonniste, qui, ayant à rendre compte d’un gros livre indigeste, plein de répétitions et d’inutilités, condenserait en quelques pages tout ce qu’il y aurait trouvé d’intéressant, et en donnerait une analyse supérieure au livre lui-même.

Ce sont là les principes de tous les critiques français du XVIIe et du XVIIIe siècle. Ils placent Molière bien au-dessus d’Aristophane, qui n’a pas connu la comédie de caractère. Fénelon écrit à l’académie qu’il lui serait facile de nommer beaucoup d’anciens dont on se passe volontiers, et il indique en première ligne Aristophane et Plaute. Voltaire fait d’Aristophane un « poëte comique qui n’est ni comique ni poëte ».

Voilà dans quel esprit on juge Molière quand on sort d’un gymnase ou d’un lycée français ; mais à peine aborde-t-on l’université qu’on entend parler de littérature comparée, d’esthétique et d’une foule d’autres sciences dont le sage Boileau ignorait jusqu’au nom. Une des premières choses qu’on y apprend est qu’il a existé en Allemagne un littérateur fameux, appelé Auguste-Wilhelm Schlégel, lequel a réformé tous les faux jugements de la critique française sur la comédie en général et sur Molière en particulier. Les esprits curieux de littérature ne tardent pas à faire connaissance avec lui, et voici ce qu’ils apprennent à son école.

La comédie est le contraire de la tragédie. Elles sont entre elles comme le jour et la nuit, la santé et la maladie, la vertu et le vice. Il suffit de définir la tragédie pour avoir du même coup défini la comédie. La tragédie est sérieuse, donc la comédie doit être gaie. Le sérieux tragique concentre nos pensées sur un objet précis, donc la gaieté comique les dispersera joyeusement. L’action tragique tend à une fin, elle y marche d’un pas grave et rapide ; donc l’action comique ne tendra à aucune fin précise, mais se perdra en méandres infinis, allant et revenant sur elle-même, et se plaisant aux bouffonnes échappées. Plus l’action tragique est simple plus elle est tragique, donc l’action comique doit être compliquée pour être comique : quoi de plus comique que l’enchevêtrement des malentendus et le labyrinthe d’un imbroglio sans issue ! Dans la tragédie le poète disparaît derrière ses personnages ; donc il lui sera permis de se montrer dans la comédie et de laisser voir le fil qui fait danser les marionnettes. Dans l’œuvre tragique se manifeste la hiérarchie des puissances humaines ; les sens y sont soumis à l’esprit et sous le nom de fatalité, de destin, de devoir, la loi divine y fait sentir partout son empire inexorable ; donc, dans l’action comique, il n’y aura ni lois, ni hiérarchie ; les sens s’y donneront carrière, comme des écoliers en vacances, et la liberté de la fantaisie y régnera comme en un jour de carnaval.

Après avoir établi la théorie, Schlegel l’applique. En trois pas, il parcourt les littératures anciennes et modernes, distribuant aux poètes peines ou récompenses, selon qu’ils ont compris ou méconnu le vrai génie de l’œuvre comique. Une médaille à Aristophane, le grand rieur, dont la verve jaillit sans cesse en inventions bouffonnes ; un pensum à Ménandre, pour s’être prosaïquement étudié à dessiner des caractères au lieu de libres et joyeuses caricatures ; une couronne à Shakespeare, le roi de la fantaisie ; la férule à Molière, ce triste plaisant qui a inventé la satire prêcheuse et la comédie hypocondre.

C’est pourtant dommage, car il avait du talent, ce Molière. Il a quelque force dans l’invention ; le cœur humain ne lui est pas tout à fait inconnu, et, par une bizarre fortune, il arrive parfois qu’une fusée de gaieté s’échappe du pot au noir où s’abîme sa mélancolie. Il eût pu devenir un maître ; mais la poésie lui a manqué. Y a-t-il l’ombré de poésie dans cette prétention de censurer son siècle ? Quels sots pédants que ces Cléantes et ces Aristes ? C’est le défaut français de mêler à tout une intention didactique. Ce peuple léger a l’imagination pesante. Il aime à régenter autant qu’à gouverner, et l’histoire dira que c’était à la nation qui passe pour la plus spirituelle du monde qu’il appartenait d’introduire la pédanterie dans la gaieté.

Cependant les Français ne sont pas absolument incapables de libre gaieté. Certaines pièces écrites dans leur langue prouvent qu’il ne serait pas impossible d’introduire sur leur scène le genre d’Aristophane, moins les indécences et les allusions personnelles. Malheureusement le public, gâté par les critiques, les laisse tomber tout à plat. Lisez le Roi de Cocagne du poëte Legrand. Il en vaut bien la peine : « Farce excellente ! folie aimable et pleine de sens, où étincelle cet esprit fantastique si rare en France, et où règne une plaisanterie vive et douce, qui, bien qu’elle aille quelquefois jusqu’à une sorte de délire, ne cesse jamais d’être légère et inoffensive. » — Pauvre Legrand ! que n’est-il né en Allemagne !

La première fois que je lus Schlegel, ma curiosité fut vivement excitée par le nom du poëte Legrand, que j’ignorais. Je courus à la bibliothèque publique chercher les œuvres de Legrand. Peine perdue ! Molière y occupait tout un rayon. Quant à Legrand, pas de nouvelles ! Il est vrai que c’était à Lausanne, ville française, imbue du préjugé de Molière. Quelque dix ans plus tard, ayant à parler de Molière dans une ville allemande, devant un auditoire allemand, Schlegel me fit ressouvenir de Legrand, et j’allai de nouveau fouiller les bibliothèques publiques. Mais, ô disgrâce ! jusque dans une bibliothèque allemande, au milieu de cent mille volumes, on trouve cet affreux Tartuffe et on ne trouve pas ce charmant Roi de Cocagne.

Aujourd’hui encore, je ne saurais rien de Legrand, sauf ce que peut en dire tel dictionnaire biographique,[3] sans M. Paul Stapfer qui a eu la bonne idée-de nous donner une analyse du Roi de Cocagne, La voici en abrégé.

Un chevalier errant, Philandre, une infante, Lucelle, et leur valet, Zacorin, sont transportés dans le pays de Cocagne par la puissance de l’enchanteur Alquif. Le roi de Cocagne a deux ministres, Bombance et Ripaille. Bombance accueille les étrangers au nom de son maître, et leur fait la description du pays.

Les vins les plus exquis coulent de nos fontaines ;
Les fruits naissent confits dans toutes les saisons ;
Les chevaux tout sellés entrent dans les maisons ;
Le pigeonneau farci, l’alouette rôtie
Nous tombent ici-bas du ciel comme la pluie.

En parlant ainsi, ils s’approchent du palais royal, qui s’offre tout à coup à leurs yeux : un palais bien tentatif, car les colonnes en sont de sucre d’orge et les ornements de fruits confits. Nos voyageurs se disposent à le manger, au grand désespoir de Bombance, lorsque le roi lui-même se présente :

Que chacun se retire et qu’aucun n’entre ici ;
Bombance, demeurez, et vous, Ripaille, aussi.

Le roi de Cocagne, comme l’Auguste de Corneille, songe à abdiquer. Il est sujet à des indigestions.

Je ne suis pas heureux tant que vous pourriez croire ; Quel diable de plaisir ! Toujours manger et boire !

Dans la profusion le goût se ralentit ;
Il n’est, mes chers amis, viande que d’appétit.

. . . . . . . . . . . .


Je suis donc résolu, si vous le trouvez bon,
De laisser pour un temps le trône à l’abandon.
Le trône cependant est une belle place.
Qui la quitte, la perd. Que faut-il que je fasse ?
Je m’en rapporte à vous, et par votre moyen
Je veux être empereur ou simple citoyen.

C’est sans doute en songeant à cette tirade que Schlegel disait que’la parodie des vers tragiques est un des meilleurs motifs de la comédie. Le roi se laisse persuader qu’il ne doit, pas abdiquer, après quoi, il tombe éperdûment amoureux de l’infante et se hâte de faire jeter en prison le chevaller errant. On ne dit pas si les verrous de la prison sont aussi faits de sucre d’orge. Quoi qu’il en soit, le chevalier errant et sa belle infante seraient dans une situation bien cruelle sans l’enchanteur Alquif, toujours prêt à leur venir en aide. Il possède une bague qui a la propriété de rendre fou celui qui la met à son doigt. Zacorin, leur valet, devenu fort à propos l’échanson royal, se charge de la faire mettre au roi de Cocagne. Il lui présente un bassin avant son repas :

ZACORIN.

Sire…

LE ROI.
Que voulez-vous ? tous ces apprêts sont vains.
ZACORIN.

Quoi ?

LE ROI.

..... Je viens là dedans de me laver les mains.

ZACORIN.

Et ne voulez-vous pas les laver davantage ?

LE ROI.

Et par quelle raison, les laver, dis ?

ZACORIN, (à part).

..................................................... J’enrage.
(Haut.)
Sire, dans nos climats la coutume des rois
Est de laver leurs mains toujours deux ou trois fois.

Mais le roi ne donne pas dans le piège. Alors Zacorin, au lieu de lui verser à boire, lui répand, comme par mégarde, un encrier sur les mains. Le roi quitte son diamant et se lave. Quand il a fini, Zacorin lui présente la bague enchantée. Aussitôt la cervelle lui tourne. Il chasse Lucelle, en l’accablant d’injures, et il ordonne d’élargir Philandre. Entre autres extravagances, il s’écrie :

Gardes !

UN GARDE.

............. Seigneur ?

LE ROI.

............................................... Voyez là-dedans si j’y suis.

...C’est vraiment dommage que Schlegel n’ait pas publié le Roi de Cocagne tout entier, sous forme d’appendice à son Cours de littérature dramatique. Ce n’est pas la moins intéressante des pièces du procès, et elle manque à la plupart de ses lecteurs. Malgré cette lacune, on ne tarde pas à s’apercevoir que le système du critique allemand, fût-il juste en soi, n’est pas d’une application facile. Nombre de disciples l’ont suivi jusqu’au bout, et se sont fait une histoire littéraire où Ménandre, Plante, Térence et surtout Molière, représentent avec plus ou moins d’éclat un genre faux et bâtard, né d’une dégénérescence de la grande comédie, qui fut celle d’Aristophane, et dont Shakespeare a retrouvé le secret. D’autres critiques, en adoptant quelques-unes de ses idées principales, ont regretté qu’il n’eût pas compris Molière, dont la gaieté comique alla toujours gi’andissant, preuve en soit le Malade imaginaire. On a même soutenu qu’il faisait tort à Aristophane, malgré les éloges dont il le comble. S’il augmente dans l’œuvre de Molière la part du sérieux, il la diminue dans Aristophane. Les caricatures du poète grec ne sont pas de simples fantaisies bouffonnes. Le Brekekekex de ses Grenouilles n’était pas si innocent, le dard empoisonné ne faisait point défaut à ses Guêpes, et il y avait bien quelques menaces dans ses Nuées : Socrate l’apprit à ses dépens. Ce joyeux rieur a été le plus satirique des poètes, et il a fustigé les Athéniens comme Molière les Français. On ne sait lequel fut le plus hardi. Le Misanthrope joué devant la cour de Louis XIV ne suppose guère moins de courage que les Chevaliers joués devant Cléon. Molière a rendu à la comédie le privilège qu’Aristophane lui fit perdre, celui d’être actuelle, mordante, et de porter un masque qui accusât ses intentions au lieu de les dissimuler. Son premier chef-d’œuvre date du jour où il s’enhardit à reprendre les fonctions du poète grec, et le vieillard qui lui cria du parterre : « Courage, Molière, tu as trouvé la vraie comédie », aurait pu tout aussi bien lui dire : « Tu as retrouvé la verge d’Aristophane ».

Il y a profit et plaisir à voir la littérature française appréciée par les critiques de l’Allemagne. Ils peuvent tomber dans d’étranges méprises ; mais ces méprises mêmes sont instructives, à cause des instincts opposés qu’elles révèlent chez ces deux races puissantes. Pendant que nous goûtons ce plaisir en étudiant Wilhelm Schlegel, une voix nous avertit de ne pas perdre trop de temps à des élucubrations « sans esprit philosophique ». — « Les Schlegel, ajoute la même voix, se sont laissés entraîner trop loin dans la réaction. Ils se sont pris d’admiration pour des œuvres médiocres et ont osé afficher, avec une hardiesse effrontée, leur enthousiasme pour les productions faibles ou de mauvais goût d’un genre vicieux, qu’ils ont données comme le point culminant de l’art. » Qui parle ainsi ? Qui ose dire que Wilhelm Schlegel manquait d’esprit philosophique et ne manquait pas d’effronterie ? Quelque petit critique, français, sans doute, qui aime à prêter aux autres les défauts qu’il a, et à leur refuser les qualités qu’il n’a pas. Ce petit critique français s’appelle Hegel.[4]

Je ne sais si les jeunes gens d’aujourd’hui se doutent du respect avec lequel, il y a vingt ou trente ans, on abordait pour la première fois ce dernier des grands philosophes allemands. On faisait son deuil des grâces légères, on sacrifiait sans regret jusqu’à l’art enchanteur de ces dilettantes qui s’appelèrent Socrate ou Platon, pour se trouver en présence d’un homme qui semblait mettre sa gloire à ne savoir qu’une chose, penser.

Si quelqu’un peut nous apprendre ce que c’est que la comédie et sur quels principes nous devons juger Molière, ce sera lui sans doute. Il se donne en effet quelque peine pour nous l’apprendre ; mais je ne me flatte pas de rendre accessibles à tous les enseignements d’un homme tel que Hegel. Je ferai de mon mieux, surtout je ferai court.

Hegel établit, coname Schlegel, l’opposition de la tragédie et de la comédie. Elle fait partie de son système d’antithèse et de synthèse : c’est une des mille manifestations de la loi de contradiction qui régit ce monde. Il faut donc avoir une idée de la tragédie pour s’en faire une de la comédie.

Les grands motifs de l’art dramatique correspondent aux grands principes de la vie religieuse et morale ; mais leur puissance inspiratrice n’a pas été la même dans tous les temps. La poésie moderne s’inspire surtout de deux sentiments, souvent opposés, l’amour et l’honneur. Chez les anciens, elle se préoccupait plutôt de la famille et des affections qui s’y rattachent, de la patrie, de l’état, de la gloire, etc. C’est au christianisme qu’il faut attribuer cette évolution de l’art. Le christianisme a donné à la personnalité une valeur infinie. Il a abaissé la société au rang d’une institution créée en faveur de la liberté individuelle, et aujourd’hui chacun trouve en soi, dans son âme, la plus haute de toutes les réalités. Une conception pareille ne pouvait qu’exalter des sentiments qui, plus que d’autres, se modifient selon les caractères, protègent la personnalité et touchent à la vie intime, mais qui, par là même, sont plus favorables au développement de la poésie lyrique qu’à celui de l’art dramatique. Aussi toute notre poésie moderne est-elle essentiellement lyrique, elle l’est même dans le drame. Pour trouver le drame tragique pur, il faut remonter jusqu’à la Grèce. Les Grecs personnifièrent dans leurs divinités les sentiments sur lesquels repose la vie sociale. Jupiter symbolisa l’ordre public et l’autorité de l’état ; Junon, le lien conjugal ; Cérés, l’agriculture, la paix, les lois civiles, toutes les institutions civilisatrices, etc. Ces dieux sont unis dans l’Olympe, ils pourraient l’être aussi sur la terre, car l’homme véritable renferme dans son sein toutes les puissances qui forment le cercle des divinités. Mais où est l’homme véritable ? L’individualité est toujours étroite par quelque endroit. Les limites où nous renfermons et comprimons la vie divine la rendent impossible dans son harmonie idéale. L’espace manque. La famille et l’état, entre autres, deux nécessités égales, sont sans cesse en conflit. La Grèce exigera d’Agamemnon le sacrifice d’Iphigénie, et Antigone ne pourra ensevelir Polynice, son frère, qu’en bravant l’édit qui le condamne à être à jamais privé de sépulture. Voilà les principes divins en présence. Le tragique n’est pas autre chose que cette lutte formidable, c’est la guerre des dieux. Cette guerre ne saurait être éternelle. Le conflit tragique doit avoir une solution, et il la trouve le plus souvent dans la destruction de l’arène trop étroite où la lutte était engagée. Les héros meurent, et les dieux satisfaits rentrent dans leur repos.[5]

Si le tragique est la guerre des dieux, et si le comique est l’opposé du tragique, le comique devrait être l’harmonie des dieux. Il en est bien ainsi dans un sens, et nous allons le voir tout à l’heure ; mais le comique ne peut devenir dramatique qu’en échappant à ces hautes et sereines régions. Qui dit drame, dit lutte. Que peut être la lutte comique ? Serait-ce une lutte où les dieux auraient le dessous ? Schlegel l’a cru. Dans la comédie, telle qu’il l’entend, les sens se moquent de l’esprit. Mais c’est par là, précisément, qu’il a fait preuve de peu de philosophie. La défaite des principes divins ne saurait être la conclusion d’aucun art. Il faut dans la comédie, aussi bien que dans la tragédie, que l’individu échoue dans ses efforts contre les lois éternelles. Mais tandis que dans la tragédie la personnalité du héros est brisée par la lutte, comme un vase trop fragile, dans la comédie elle résiste et triomphe. Or elle ne peut triompher que si le héros accepte sa défaite de bonne grâce. Le héros tragique est inébranlable dans sa volonté. Le héros comique voit ses projets se détruire les uns les autres sans se sentir atteint ; il goûte jusque dans ses déceptions la satisfaction de la sérénité ; il est inébranlable dans sa mobilité. Cette disposition peut être produite par l’infatuation de soi-même. Le dernier raffinement de la vanité est de n’être jamais plus content de soi que lorsqu’on est réduit à s’en moquer ouvertement. Dans les classes inférieures de la société, on trouve aussi des hommes qui ont appris à se faire à tout, et dont l’inaltérable bonne humeur est le fruit de mécomptes infinis. Mais le véritable héros comique l’est par supériorité d’esprit, supériorité qui le sauve de l’avilissement, malgré ses folies et ses fautes. Il a en lui-même un asile où il se réfugie bien vite, en riant aux éclats, quand le châtiment menace de l’atteindre. Ne se livrant jamais tout entier, il ne succombe jamais tout entier, et il regarde le flot vengeur gronder au-dessous de lui et l’éclabousser en passant. C’est par là que le comique touche aux plus hauts sommets de la poésie, et se confond avec le rire des dieux.

Ainsi s’opposent le tragique pur et le pur comique : il y a des intermédiaires, sans doute ; mais c’est dans les types franchement caractérisés que l’art déploie sa puissance et se révèle dans sa beauté.

Le tort de Molière, malgré sa finesse et son esprit, est d’avoir à peine soupçonné le pur et haut comique. On rit de ses héros les plus fameux ; mais eux-mêmes, ils ne rient pas. Le Tartuffe n’est nullement plaisant. C’est un scélérat, endurci dans son hypocrisie, et avec lequel on ne peut en finir que par un coup d’autorité ; Harpagon est un caractère admirablement soutenu, et Schlegel a eu le tort de le critiquer comme faux ; il lui manque seulement d’être comique au sens supérieur. Emprisonné dans sa passion bornée, ses anxiétés sont prosaïques comme sa personne. Le plaisir qu’éprouve le spectateur en le voyant confondu, n’est que le plaisir vulgaire d’une joie maligne, et le poëte, en se condamnant à peindre la sottise d’un être aussi borné, s’est privé de la récompense suprême de l’art : l’idéal n’apparaît pas dans son œuvre. Des caractères fortement dessinés et une intrigue admirablement développée, ne sont pas une compensation suffisante pour un si grand sacrifice.

Aristophane en usait bien autrement. Le rire qu’il excite au parterre n’est que l’écho sonore de celui qui retentit sur la scène. Voyez ces guêpes bourdonnantes, ces folles nuées, ces oiseaux tapageurs et moqueurs. Point de pédanterie dans la comédie d’Aristophane ; point d’Aristes ni de Cléantes. Tout ce monde de la sottise et de la vanité se détruit de lui-même, sans le concours d’aucun prêcheur. Et pourtant, qui mieux qu’Aristophane a connu et servi les dieux véritables ? Qui leur a rendu de plus éclatants hommages ? S’il donne au peuple le spectacle de sa turbulence, de sa crédulité, de sa corruption, ce n’est pas seulement pour l’amuser une heure, c’est encore pour le corriger ou le punir. Aristophane est citoyen autant que poëte, et ce qu’il y a de remarquable, c’est que sa poésie soit sérieuse sans le paraître. Les Grecs seuls avaient cet art accompli.

Les héros du théâtre français sont le plus souvent de pauvres esprits. Même dans la tragédie, le poëte ne leur dispense qu’avec une prudente mesure les dons de l’intelligence. Ils en ont tout juste de quoi remplir leur rôle. Rien de trop, semble la devise de cet art, dont l’économie est peut-être moins un fruit de sagesse qu’un effet de pauvreté. Les nations de race germanique ont opposé à la sécheresse française ce qu’elles appellent l’humour, opposition fausse et funeste, car l’humour n’est qu’une autre forme de pauvreté. Que le poëte ne s’enferme pas dans un sujet étroit et borné, à la bonne heure ! Il faut du jeu à la fantaisie ; il lui en faut surtout sur la scène comique ; mais il y a loin de là à livrer le monde de l’art aux caprices d’une imagination désordonnée. L’humour est la mort de l’art. Son principe n’est que prétention et vanité. Ce n’est pas l’esprit pur, l’idée, se jouant de nos à-peu-près, de nos formules, de nos insuffisances ; c’est une personnalité quelconque, Sterne, Jean Paul, qui ne voit pas d’objet digne de la fixer, et qui, au moyen d’un pot-pourri de plaisanteries, de graves réflexions, d’éclats de rire et d’éclats de pleurs, nous donne gauchement le spectacle de sa supériorité. L’humoriste met en scène son humour. Ce n’est ni un talent, ni une veine ; c’est un genre, une manière, la plus fatigante de toutes. Il n’y a pas besoin de créer un genre faux pour échapper à la sécheresse française, il suffit d’être poëte ; preuve en soit Shakespeare et Cervantes. Shakespeare est un vrai magicien. À ses valets, à ses coquins, à ses héros de mauvais lieu, il donne de l’esprit et de l’imagination. Il en a pour tous. Son Falstaff n’est pas seulement un poltron, un ivrogne, un impudent débauché ; c’est une manière de sage et de philosophe. Il faut voir comme il censure le monde. N’est-il pas excellent lorsque, en attendant l’heure du rendez-vous avec mistress Ford ou mistress Page, il verse dans son ventre majestueux trois bouteilles de vin d’Espagne, et déclare qu’il n’y a plus sur la terre ni tempérance, ni chasteté ? Voilà le vrai comique, celui qui rit de lui-même. Mais le plus grand exemple qu’il y en ait dans les littératures modernes, est le Don Quichotte de Cervantes. Ce n’est pas Cervantes qui mesurera l’esprit à ses héros. Entre Don Quichotte et Sancho Pansa ils en ont pour quatre. Don Quichotte est d’ailleurs un homme supérieur, un grand caractère. Les mésaventures qui lui arrivent ne le dégradent point à nos yeux, et cependant elles perdraient tout leur sel si elles arrivaient à quelque autre. Il n’y a pas de moulin à vent qui vaille cet imperturbable mélange de haute sagesse et de profonde folie.

Molière, on le voit, ne sort pas beaucoup moins maltraité des mains de Hegel que de celles de Schlegel. Hegel, sans doute, ne lui fait pas l’injure de le comparer à Legrand, et il respecte en lui un admirable connaisseur des hommes. Volontiers, il lui accorderait une place très élevée parmi les moralistes observateurs ; mais parmi les poëtes, il ne le met qu’au second rang.

Pour peu qu’on ait de pénétration, on devine, en lisant Schlegel, qu’il faut faire la part du parti-pris et de l’esprit-faux. Mais avec Hegel, c’est une autre affaire. Hegel est un homme juste et qui veut l’être. Si parfois il parle sévèrement de la poésie française, au moins ne le fait-il pas par système. De plus, c’est un esprit bien fait. On se le figure à distance comme un philosophe ténébreux ; il l’est en effet ; mais quand on l’approche, on est tout surpris de trouver, sous l’enveloppe métaphysique, un bon sens solide, un goût fin et très cultivé. Ce n’est pas bon signe d’avoir Hegel contre soi. Que va devenir Molière ? Hegel aura-t-il raison de toute la critique française ? Peu s’en faut. Il est un âge où l’on se grise de Hegel, et où la critique des Boileau, des Laharpe, des Gustave Planche, même des Villemain et des Sainte-Beuve, fait auprès de la sienne l’effet du babil des hommes auprès de la pensée d’un dieu. Cependant on n’est convaincu qu’à moitié. Le souvenir de Molière tient bon. On relit une de ses comédies, Pourceaugnac ou le Misanthrope, peu importe. À chaque page on est confondu de la justesse des observations de Hegel, et cependant à chaque page on rit et on admire. Il ne se peut pas de meilleure disposition pour écouter le son d’une autre cloche.

Schlegel, dit Goethe, n’examine jamais les choses que par un côté. Il ne se préoccupe dans toutes les pièces de théâtre que du squelette et de l’arrangement de la fable, sans s’inquiéter le moins du monde de ce qu’un auteur peut nous offrir de grâce, de vie, de politesse et d’élévation dans les sentiments. Dans la manière dont Schlegel traite le théâtre français, je trouve la recette pour former un critique pitoyable, dénué de toute faculté pour apprécier ce qui est excellent.

Molière, dit-il encore, est tellement grand qu’on est toujours frappé d’étonnement lorsqu’on le relit. C’est un homme complet. Ses pièces touchent au tragique… Sincérité est bien le terme dont il faut se servir en parlant de lui. Rien en lui n’est hors de place ou contre le naturel. J’apprécie et j’aime Molière dès ma jeunesse, et durant tout le cours de ma vie j’ai appris à son école. Je ne néglige jamais de lire tous les ans quelque pièce de lui, afin de m’entretenir sans cesse dans le commerce de ce qui est excellent. Ce qui me charme en lui, ce n’est pas seulement cette perfection des procédés de l’art, mais surtout cet aimable naturel, cette haute valeur morale du poëte… Ce que Schlegel dit de Molière m’a profondément affligé… Pour un être tel que Schlegel, une nature solide comme Molière est une épine dans l’œil ; il sent qu’il n’a pas une seule goutte de son sang et il ne peut pas le souffrir.

Voilà Schlegel bien arrangé. Son compte est réglé maintenant, et nous pouvons oublier tout le mal qu’il a dit de Molière. Mais avez-vous entendu et pesé ces paroles : « C’est un homme complet. Ses pièces touchent au tragique » ? On ne saurait aller plus directement à l’encontre des critiques de Hegel. Selon Hegel, le tort de Molière est justement de n’être pas complet et d’avoir touché au tragique. À quel saint nous vouerons-nous désormais ? Comment choisir entre Hegel et Goethe ?

Dans cette perplexité, il est bien difficile de ne pas se souvenir de la Critique de l’École des femmes et des railleries de Dorante et d’Uranie à l’adresse de ces connaisseurs qui veulent être plus fins que les autres, et qui jugent du beau d’après une théorie qu’ils s’en sont faite. On relit avec délices toute cette scène admirable, et on s’arrête particulièrement sur la page que voici :

DORANTE.

Vous êtes de plaisantes gens avec vos règles dont vous embarrassez les ignorants et nous étourdissez tous les jours. Il semble à vous ouïr parler que ces règles de l’art soient les plus grands mystères du monde ; et cependant ce ne sont que quelques observations aisées que le bon sens a faites sur ce qui peut ôter le plaisir que l’on prend à ces sortes de poëmes, et le même bon sens qui a fait autrefois ces observations, les fait aisément tous les jours, sans le secours d’Horace et d’Aristote. Je voudrais bien savoir si la grande règle de toutes les règles n’est pas de plaire, et si une pièce de théâtre qui a attrapé son but, n’a pas suivi un bon chemin. Veut-on que tout un public s’abuse sur ces sortes de choses et que chacun ne soit pas juge du plaisir qu’il y prend ?

URANIE.

J’ai remarqué une chose de ces messieurs-là : c’est que ceux qui parlent le plus des règles et qui les savent mieux que les autres font des comédies que personne ne trouve belles.

DORANTE.

Et c’est ce qui marque, madame, combien on doit s’arrêter peu à leurs disputes embarrassées… Car enfin si les pièces qui sont selon les règles ne plaisent pas, et que celles qui plaisent ne soient pas selon les régies, il faudrait, de nécessité, que les règles eussent été mal faites. Moquons-nous donc de cette chicane où ils veulent assujettir le goût public, et ne consultons dans une comédie que l’effet qu’elle fait sur nous. Laissons-nous aller de bonne foi aux choses qui nous prennent par les entrailles, et ne cherchons point de raisonnement pour nous empêcher d’avoir du plaisir.

Quand on lit cette scène pour la première fois, avant d’avoir fait son tour d’Allemagne, on la trouve spirituelle, mais on n’y attache pas grande importance. Les adversaires de Dorante et d’Uranie sont trop évidemment dans leur tort. D’ailleurs, c’est la coutume des poètes, dont l’envie discute les succès, de jeter à la tête des mécontents les succès mêmes qu’on leur reproche et qu’on voudrait bien diminuer. Mais quand on revient d’Allemagne, sans en être plus au clair, et qu’on retombe sur cette page classique, on la trouve resplendissante d’un éclat tout nouveau. Ce qui paraissait superficiel devient profond, et les lieux-communs s’en gravent dans la mémoire comme des vérités originales, d’une hardie nouveauté. Et vraiment ils ont un sens nouveau. C’est un résumé de sagesse, qui nous confirme dans le résultat négatif où nos réflexions menacent d’aboutir. Nous étions en quête de principes fixes, d’après lesquels il nous fût possible de juger l’œuvre d’un poète quelconque, et voilà que nous commençons à soupçonner que ces principes n’existent pas ou n’ont pas encore été formulés, et que le plus sûr est toujours de nous laisser aller de bonne foi aux choses qui nous prennent par les entrailles. Dès cet instant, on prête une oreille plus attentive aux propos des sages qui ont cherché sans trouver beaucoup mieux, et si par hasard on vient à rencontrer quelque philosophe de renom qui donne à cette espèce de scepticisme l’autorité de la science, on note avec soin chacune de ses paroles. Pareilles rencontres ne sont point rares.

On peut bien m’énumérer tous les ingrédients qui entrent dans un certain mets, et me rappeler que chacun d’eux m’est agréable, en m’assurant de plus, avec vérité, qu’il est très sain, je reste sourd à toutes ces raisons ; je fais l’essai de ce mets sur ma langue et sur mon palais, est c’est d’après cela (et non d’après des principes universels) que je porte mon jugement.

Voilà qui est net et clair. Est-ce encore du Molière ? Non, c’est du Kant. Le même Kant dit la même chose sous d’autres formes beaucoup plus savantes.

Pour décider si une chose est belle ou si elle ne’est pas, nous n’en rapportons pas la représentation à son objet, au moyen de l’entendement et en vue d’une connaissance, mais au sujet et au sentiment du plaisir ou de la peine, au moyen de l’imagination. Notre jugement n’est donc pas logique, mais esthétique, c’est-à-dire que le principe qui le détermine est purement subjectif.

Si le commencement de la phrase exige quelque attention, la fin ne laisse rien à désirer sous le rapport de la clarté. Un dicton populaire traduit fort bien la pensée de Kant : Chacun son goût.

C’est ainsi que Kant, aidé de Gœthe et de Molière lui-même, nous délivre de Hegel, qui nous avait appris à nous défier de Schlegel, lequel nous avait enseigné à douter de Boileau et de tous les critiques français.

Mais on ne se résigne pas si facilement à manquer de boussole ; aussi ne revient-on des grandes théories philosophiques et littéraires que pour se rabattre sur des analyses plus modestes, mais qui tendent au même but. Qu’est-ce que le goût ? Peut-on disputer du goût ? Y a-t-il un goût général et qui fasse loi ? Quoique ces questions touchent par plus d’un point à des problèmes compliqués, la réponse ne se fait pas attendre, et il faut beaucoup moins de temps pour en finir avec l’illusion du goût qu’avec celle des théories. J’ignore si l’académie française a jamais su ce que c’est que le goût ; mais il n’est pas nécessaire de comprendre tout ce qu’on croit, et l’académie française est tenue de croire au goût, afin de ne pas douter d’elle-même. La dernière fois qu’elle en a parlé, elle en a fait un sentiment qui peut se perfectionner.[6] Un homme qui n’est pas de l’académie, mais qui, par l’étendue de ses connaissances, vaut une académie, et qui en vaut plusieurs par sa capacité de travail, M. Littré, croit aussi au goût, et le définit sans hésitation, — les dictionnaires n’hésitent jamais, — « une faculté toute spontanée, qui précède la réflexion, que tout le monde possède, mais qui est différente chez chacun, et qui fait apprécier les beautés et les défauts dans les ouvrages d’esprit et dans les productions des arts ». Il est vrai qu’il nous arrive sans cesse, en regardant un tableau ou en lisant des vers, de ressentir une impression en quelque sorte immédiate et de l’exprimer aussitôt sous la forme d’un jugement. Mais il est très douteux que la réflexion n’y soit pour rien. Une idée aussi peut naître instantanément dans notre esprit, et toute idée renferme un commencement quelconque de réflexion. Il y a de la réflexion dans le seul phénomène de la parole ; il y en a tout un trésor accumulé dans notre mémoire, et chacun sait combien nos souvenirs influent sur les impressions du goût. Mais le goût est-il réellement une faculté à part ? La psychologie moderne va-t-elle donc reprendre à son compte les errements de l’ancienne physique, et faire jouer aux facultés un rôle analogue à celui que les fluides jouaient autrefois ? L’esprit se souvient, vite une faculté ; il imagine, une faculté ; il abstrait, une faculté ; il juge, une faculté ; le goût prononce, une faculté ; la conscience parle, une faculté ; le naturaliste observe, une faculté ; le somnambule rêve, une faculté…

Mais au nom des dieux, je vous prie,
Quel fruit de ce labeur pouvez-vous recueillir ?

Quand vous aurez fait de l’homme un fagot de facultés, en sera-t-il plus facile à comprendre ? Ne voyez-vous pas que ce mot de faculté est un de ces signes trompeurs dont la fonction est de dissimuler l’absence des idées ? C’est le signe de l’inconnu, et plus vous le prodiguez, moins vous savez ce que vous dites.

Ce qu’il y a de bizarre, c’est que la tentation de rendre raison des phénomènes par l’intervention d’une faculté simple et spontanée est d’autant plus grande que les phénomènes sont plus compliqués. Je me l’explique cependant. Nous associons naturellement les idées de simplicité et de rapidité. Quand un phénomène est instantané, nous nous le figurons comme simple, l’esprit ayant de la peine à concevoir, dans un moment indivisible, l’action simultanée de forces multiples. Il n’en est pas moins vrai que dans les phénomènes intellectuels et moraux, la soudaineté n’est pas le moins du monde en raison de la simplicité. Tout au contraire. Les opérations’de l’esprit sont d’autant plus promptes qu’il s’y porte tout entier, d’autant plus lentes qu’il se scinde pour agir. Il en est comme de nos mouvements physiques. Pour bouger un doigt de la main, les autres restant immobiles, il nous faut un effort qui demande du temps, tandis que la main tout entière se meut à volonté, avec aisance et rapidité. De même, nous ne pouvons dégager de nos pensées ce qu’elles ont de plus abstrait, c’est-à-dire raisonner en tenant l’imagination à distance, que par un effort laborieux et prolongé, tandis que la pensée poétique, qui est à la fois sensation, sentiment et pensée, image, chant et idée, a des élans soudains, des inspirations immédiates. L’instinct, la conscience, le goût, participent de cette rapidité. On en conclut qu’ils répondent à des facultés simples et spontanées ; il faut en conclure, au contraire, que l’âme est tout entière dans les divinations de l’instinct, dans les mouvements de la conscience et dans les impressions du goût. Ce qui est spontané, c’est ce qui tient à tout le moi et le réfléchit dans son ensemble.

De même que le tempérament est le résultat de l’organisme et du jeu des fonctions vitales, le goût est le résultat du caractère, de l’éducation et de l’ensemble de la vie intellectuelle. De là vient qu’on peut fort bien disputer du goût, mais que ces disputes ne sauraient aboutir à une conclusion précise. L’influence en est semblable à celle que deux individualités exercent à la longue l’une sur l’autre en se rapprochant et se pénétrant mutuellement.

Mais le goût, fût-il réellement une faculté à part, nous n’en serions pas plus avancés. Qu’attendons-nous de lui ? Qu’il fasse ce que n’ont pas fait les théories ; qu’il nous serve de boussole pour nous orienter sur les flots incertains de la critique. Or on pensera du goût tout ce qu’on voudra, ce qu’on peut le moins en attendre, c’est justement ce que nous lui demandons. M. Littré ne nous a pas laissé ignorer que cette faculté du goût varie d’homme à homme, et Kant nous avait dit avant lui que le jugement esthétique est entièrement subjectif. Donc, chercher un goût qui fasse règle, c’est chercher un homme dont la pensée fasse loi. Cela se fait à Rome en ce moment, et il ne faut point désespérer de voir bientôt quelque père jésuite déduire des schéma pontificaux une rhétorique infaillible.

Allons-nous, peut-être, procéder à la façon des démocraties, et nous mettre à compter les suffrages ? Vaines et puériles tentatives ! Il faudrait recommencer tous les jours. Les faits parlent ici plus haut que tous les raisonnements du monde. On pouvait encore se faire illusion il y a quelque chose comme un siècle. Cette question du goût est une question française. Il n’était pas entièrement impossible de croire à un goût régulateur quand les hommes lettrés de l’Allemagne, de l’Angleterre et même de l’Italie avaient les yeux tournés vers la France comme vers la patrie du goût. C’était le temps ou Voltaire disait :

Faites tous vos vers à Paris,
Et n’allez point en Allemagne.

Mais dès lors se sont opérées d’ardentes réactions nationales. La France avait obtenu une sorte d’hégémonie dans la république des lettres ; elle a eu le tort d’en abuser, et elle en a été punie avec excès, comme il arrive toujours. Il n’y a pas aujourd’hui de goût plus décrié que le sien. Tous ses grands écrivains ont été bafoués l’un après l’autre. Corneille est descendu au rang des rhéteurs ; son chef-d’œuvre est une imitation boursoufflée de Guillen de Castro. Molière est le plus dégénéré des descendants d’Aristophane. La Fontaine a corrompu la fable. Boileau n’est qu’un fade pédant, et quant à Racine, on ne comprend pas qu’il ait pu faire illusion si longtemps, car s’il y a un théâtre pauvre et dépourvu d’originalité, c’est le sien. Schlegel, le plus savant des critiques qui ont manqué de jugement, a dû une partie de sa fortune littéraire à l’ardeur de cette réaction. Gœthe a eu beau protester. C’est Schlegel qui a appris à l’Allemagne ce qu’elle devait penser de la littérature française ; c’est lui qui a donné le ton et qui le donne encore, car il ne faut pas croire que l’Allemagne en soit revenue ni qu’elle en revienne de si tôt. Quelques hommes supérieurs, juges indépendants et éclairés, se sont dépouillés de plus d’une prévention ; mais le grand public persiste dans son hostilité, et les jugements qui ont cours dans la conversation ou dans les conférences littéraires sur les écrivains français du XVIIe siècle, ne leur sont rien moins que favorables. Les goûts s’opposent aujourd’hui aussi bien que les nationalités, et chacun fait valoir son droit.

Que ceux qui croient encore à cette abstraction décevante d’un goût général et humain, capable de nous servir de boussole, veuillent bien considérer et peser ce simple fait. Voici Voltaire, l’esprit le plus juste et le plus dégagé qu’ait produit la France pendant le XVIIIe siècle, le plus français, le plus cultivé : il appelle Aristophane un poëte comique qui ne fut ni comique, ni poëte. Voici maintenant Hegel, le plus grand des philosophes allemands du siècle actuel et celui qui s’est le plus occupé des choses du goût : à ses yeux, Aristophane est de tous les poètes comiques celui qui est le plus comique et le plus poète. Combien il est à regretter que l’académie française ne nous ait pas dit si le goût « perfectionné » est celui de Voltaire ou celui de Hegel !

Ainsi les difficultés se multiplient, et nous en sommes réduits à nous demander pour la dixième fois : Que faire dans cet embarras ?

II

M. Stapfer n’est pas le premier qui ait tenté sans succès la recherche d’une théorie littéraire ou d’un goût qui fasse loi. Bien d’autres avaient fait avant lui des expériences non moins décevantes. De leur désillusionnement est née une école critique, qui compte partout des représentants distingués, mais dont les principaux chefs sont en France, et qui se préoccupe beaucoup moins de ranger les auteurs dans l’ordre de leur mérite que de les étudier de très près, en se pénétrant de l’esprit de l’époque et de la société où ils ont vécu. On l’appelle l’école historique.

M. Villemain, dont les journaux viennent de nous annoncer la mort, a ouvert à la France cette voie nouvelle, où lui-même il ne s’est engagé qu’avec prudence. Il était trop français de nature, il poussait trop loin cet esprit de finesse qui fait le charme particulier des bons écrivains de son pays, pour jamais se défaire entièrement de l’illusion du goût « perfectionné » ; mais il avait appris de Mme  de Staël qu’il y a dans le monde une littérature allemande ; celle de l’Angleterre lui était familière, et il avait d’ailleurs l’intelligence trop ouverte pour ne pas sentir l’insuffisance des règles traditionnelles, qu’une critique étroite voulait appliquer à toutes les productions de l’esprit humain, sans tenir compte de la différence des temps et des lieux. Étudiant Voltaire et la poésie du XVIIIe siècle, il ne se fatigua pas à démontrer, après Laharpe, l’excellence d’un poëte, qui déjà ne répondait plus aux besoins des générations nouvelles ; il vit en lui une des manifestations du génie de l’époque et s’en servit pour la peindre. Le succès fut grand, succès non de talent seulement, mais de nouveauté ; on comprit que la critique littéraire était transformée. Dès lors les progrès furent rapides, et bientôt M. Villemain se vit devancé par de nombreux disciples. La rhétorique céda le pas à l’histoire, et les études littéraires devinrent des études de mœurs. Aujourd’hui, les principaux critiques français, ceux qui donnent le ton ou qui le donnaient il y a peu de temps encore, les Sainte-Beuve, les Renan, les Taine, les Schérer, sont tous des historiens. Il est même arrivé aux deux derniers, de parler de la critique comme si elle ne devait et ne pouvait être qu’histoire. Esprits vigoureux et systématiques, ils nous ont donné le programme de l’école.

« Que faire dans cet embarras ? » disions-nous après n’avoir trouvé qu’incertitude dans les impressions du goût et dans les spéculations de l’esthétique ? — « Rien, nous répondent les représentants les plus autorisés de l’école historique, sinon renoncer à la recherche d’un principe qui n’existe pas et d’une boussole qu’on n’a point encore inventée. Vos philosophes sont d’habiles comédiens qui abusent le monde, ou des innocents qui s’abusent eux-mêmes. Ils ont beau se draper dans leur objectivité magistrale ; ils ont leurs préférences comme le premier venu, et ils n’appliquent jamais que la règle de leurs préférences. Schlegel se fait une théorie d’après Aristophane, qu’il aime, et au nom de cette théorie il condamne Molière, qu’il n’aime pas. Hegel en fait à peu près autant, avec plus d’esprit et de profondeur. Les critiques français font l’inverse, ce qui revient au même. Leur théorie n’est que du Molière mis en préceptes, et c’est au nom de Molière qu’ils réprouvent tout ce qui n’est pas Molière. Ce serait pure folie que de vouloir déterminer l’idée du comique, abstraction faite des œuvres comiques ; aussi les philosophes les plus audacieux n’ont-ils jamais eu que l’apparence de cette folie. Leurs théories les plus abstraites sont des généralisations déguisées, mélanges confus de souvenirs et d’axiomes. Ce qui est souvenir est incomplet ; ils se souviennent de ce dont il leur plaît de se souvenir. Ce qui est axiome est vague et ne mène à rien. Que ne tirerait-on pas de leur fameux principe que le comique est le contraire du tragique ? Les personnages de la comédie marcheront-ils à quatre pattes parce que ceux de la tragédie marchent sur leurs deux pieds ? Avec des principes de cette force et de cette élasticité, on fait justement tout ce qu’on veut. Malheureusement il n’est guère plus facile de déterminer l’idée du comique en procédant par comparaison, car il faudrait comparer toutes les comédies connues, et il saute aux yeux que ce nom de comédies est une de ces appellations courantes qu’on applique à des œuvres fort diverses ; si nous voulions choisir entre elles, nous ne le pourrions qu’en partant d’une idée préconçue du comique, ce qui nous jetterait dans un cercle vicieux. Il n’y a pas d’idée du comique, il n’y en a ni de la poésie ni du beau, ou plutôt toutes les idées qu’on en peut donner ne sont que des généralités sans portée. Quand les philosophes veulent s’élever à l’idée générale de l’être, ils disent l’être et ils en restent là ; le moindre mot qu’ils ajoutent en trouble la pure notion. De même, s’ils veulent atteindre à l’idée absolue du beau ou du comique, ils ne peuvent dire que le beau ou le comique, car dès qu’ils disent un mot de plus, ils penchent, sans s’en douter, vers une certaine espèce de beau ou vers un certain genre de comique. Laissons-les se nourrir de ces notions stériles, et allons aux types vivants du beau et du comique ; voyons ce qu’ils ont été chez les Grecs, chez les Latins, chez les Français, chez les Allemands et ainsi de suite. Etudions les goûts de toutes les nations et de toué les siècles, non pour courir après le goût « perfectionné », ce qui n’est pas moins puéril que de chercher l’idée pure du comique, mais pour nous enrichir l’esprit de connaissances substantielles et vivre de la vie de tous.

» L’objet de la critique, continuent nos nouveaux docteurs, n’est ni de louer ni de blâmer. Il lui suffit d’avoir compris. La critique n’est que l’intelligence appliquée aux productions de l’esprit humain les plus opposées. Elle se réjouit de la diversité de la nature. Nous sommes grecs avec les Grecs, latins avec les Latins ; nous serions chinois avec les Chinois. Ce que nous redoutons par dessus tout, ce sont les jugements absolus, qui tronquent la nature, créent des limites arbitraires, des barrières factices, et dérangent la belle harmonie de l’univers, laquelle est faite de nuances et de transitions. Les faits sont à nos yeux sacrés, par cela seul que ce sont des faits. Nous n’avons pas l’impertinente sagesse de les vouloir corriger ; nous les respectons et les étudions dans un esprit de calme observation, dont rien ne saurait nous faire dévier.

» Aussi voyez ce qui arrive. Pendant que vous perdez le temps à chercher un principe ou un guide qui vous permette de juger Aristophane et Molière, nous avons déjà compris Molière et Aristophane. L’histoire de la démocratie athénienne nous à expliqué pourquoi la comédie d’Aristophane fut avant tout une satire ; celle de la haute société française au XVIIe siècle nous a appris pourquoi Molière ne fut pas moins satirique, et la décadence de l’esprit chevaleresque nous donnerait de même la clef de Don Quichotte, Les grandes corruptions sociales enfantent toujours la grande satire. Mais elle change de forme selon les temps et les circonstances. Ce n’est pas nécessairement au théâtre qu’elle se produit avec le plus de franche énergie. Le premier des satiriques latins fut un historien, Tacite. Cette forme convenait mieux au génie grave et positif du peuple romain. Au théâtre même, la satire varie infiniment. Il est telle scène qui est un salon, telle autre qui est une agora. De là quelques-unes des principales différences entre la satire d’Aristophane et celle de Molière. Surtout elle change de forme selon le génie des différentes nations. L’imagination grecque avait reçu de la nature et de l’histoire une tout autre éducation que l’imagination française. Née sous un beau ciel, jeune et dégagée de la servitude des antécédents, elle se jouait de la vie et du monde, tandis qu’il n’est pas un poëte français qui n’ait dû se frayer un chemin à travers les obstacles accumulés autour de lui par une nature plus ingrate, des mœurs moins libres, les modèles acceptés, les traditions régnantes, les règles de l’école, et les susceptibilités jalouses de puissances rivales : noblesse, cour, magistrature, église, Sorbonne, académie, etc. On reproche à Molière d’avoir mis de la morale dans ses comédies ; mais tous les poëtes français du XVIIe siècle ont été moralistes autant que poëtes. C’était la forme obligée de la poésie, et Molière était plus qu’un autre tenu de s’y conformer. Croit-on, peut-être, que le Tartuffe eût été possible sans Cléante, et le sens historique et profond de l’appel à l’autorité royale, par lequel la pièce se termine, ne sautet-il pas à tous les yeux ? La maison d’Orgon, c’est la France. Le beau plaisir de condamner au nom d’une abstraction quelconque les produits les plus naturels de l’esprit humain, et de chercher des fautes où il n’y a que des nécessités !

» Et non-seulement nous avons cet avantage de comprendre ce que les autres jugent, mais nous comprenons encore leurs jugements. Les mêmes causes générales qui ont produit Molière, ont produit la critique française sur Molière, et l’ont maintenue jusqu’à des temps rapprochés de nous, où d’autres causes, également générales et profondes, ont bouleversé la société française et porté atteinte à ses plus solides traditions. Vous avez expliqué vous-même la critique de Schlegel, et vous n’avez eu qu’un tort, celui d’y mêler des paroles dures à l’adresse d’un homme qui n’a pas demandé à naître, et sans lequel l’histoire compterait un original de moins. Il est vrai qu’elle est formaliste, comme Gœthe l’a très bien dit. Mais pouvait-elle être autre chose ? Elle s’oppose comme réaction à une critique qui ne l’était pas moins, et la nature d’une réaction est forcément déterminée par celle de l’action qui l’a produite. C’est à la critique française que nous devons Schlegel. Schlegel est un Laharpe retourné ; mais il est plus savant que Laharpe, et il n’a pu se dégager de son joug que parce qu’il avait multiplié les points de comparaison. Si Hegel conclut à peu près comme lui, c’est qu’il est porté par le même courant d’opposition ; d’ailleurs il est de la famille des philosophes, non de celle des érudits. Il continue la tradition de Descartes, de Spinoza, de Kant, et voilà pourquoi ses sentences tombent de plus haut. Vous-même, vous n’avez rien qui ne soit clair à nos yeux. Vous n’êtes ni le premier qui se soit mis en quête d’un principe dirigeant, ni le dernier qui revienne lassé d’une vaine poursuite. Votre lassitude est celle du siècle. Quand l’humanité a ressassé pendant quelques générations des arguments contraires, elle finit par se dégoûter d’un labeur inutile. Vous en êtes là, et il n’y a entre vous et nous qu’une seule différence : nous avons rompu sans retour avec des discussions sans portée ; nous sommes la critique affranchie ; nous ne demandons plus l’impossible ; nous ne demandons qu’à comprendre, et depuis que nous avons borné là notre ambition, nous y avons trouvé tant de profit et de jouissance, que nous plaignons les malheureux qui, trop infatués de leur chimère, ne savent pas imiter notre philosophie. »

Ainsi parlent les critiques historiens, et ce langage est tous les jours plus applaudi.

Pour rendre tout à fait intéressante la comparaison que fait M. Stapfer des tendances de cette troisième école avec celles des écoles précédentes, il ne manque qu’une étude sur Molière par un des maîtres de là critique historique. MM. Taine et Schérer n’en ont parlé qu’en passant, et le travail le plus étendu que lui ait consacré Sainte-Beuve date d’un temps où sa critique n’était point aussi désintéressée qu’elle le fut plus tard. Il s’en est surtout occupé dans ses anciens Portraits, lorsque, faisant une première revue des classiques français, il songeait à déblayer le terrain, en faveur de ses amis, les poètes romantiques. Il faudrait une étude sur Molière analogue à celle de Taine sur Racine. Cette lacune est regrettable ; mais il est facile de la combler par la pensée. L’école historique s’est fait connaître par des productions assez variées pour qu’on sache dans quel esprit elle aborderait Molière et pour qu’on puisse au moins pressentir ses conclusions.

Conclusions, le mot est-il juste ? A-t-elle le droit de conclure ? Personne ne le lui contesterait, si elle ne s’en privait pas elle-même. Elle ne peut conclure qu’en déviant de son programme. En matière littéraire, conclure signifie choisir ; or quiconque professe que les faits sont sacrés par cela seul que ce sont des faits, et déclare mettre sa joie dans la variété de la nature, s’ôte par là même le droit de choisir.

Et cependant les critiques historiens choisissent, eux aussi. Les artistes et les poëtes dont ils nous parlent sont exactement les mêmes que ceux auxquels l’ancienne critique prodiguait ses éloges, et ils ignorent ceux qu’elle ignorait. Ils ont beaucoup parlé de Racine, ils n’ont pas consacré la plus petite étude à Campistron ; ils ont souvent nommé Molière, et s’ils ne l’ont pas encore étudié d’assez près, c’est parce qu’on ne peut pas faire tout à la fois ; mais je ne sache pas qu’ils aient jamais parlé de Legrand, et vous verrez qu’ils n’en parleront guère, malgré la passion tardive que cet infortuné poète devait inspirer à Schlegel. Est-ce que Legrand n’est pas un fait aussi bien que Molière, et le théâtre de Campistron existe-t-il moins réellement que celui de Racine ? Ah ! messieurs, si vous êtes revenus de tant d’illusions, de grâce, que ce ne soit pas pour nous jeter dans un embarras nouveau en nous obligeant à vous demander compte de l’arbitraire de vos choix.

Mais l’objection ne les arrête guère : « Nous sommes, disent-ils quand on les presse sur ce chapitre, nous sommes les historiens de la littérature. Or l’histoire ne peut être qu’un abrégé. Parmi les incidents sans nombre dont se compose la vie des peuples, elle choisit ceux qui sont plus saillants. Nous faisons comme elle ; nous nous attachons aux œuvres qui ont fixé l’attention publique, et qui, par là, ont acquis plus d’importance. Le temps nous manque pour tout voir et tout comparer ; la vie est trop courte. Si nous choisissons, ce n’est pas en vertu d’un principe ni d’un système, c’est par une simple nécessité matérielle, et si, comme le commun des mortels, nous allons de préférence aux auteurs qui ont été plus lus et plus admirés, c’est que l’importance historique d’un écrivain se mesure au nombre de ses lecteurs. »

On ne peut nier que cette réponse ne soit habile, mais elle n’est point suffisante. Si les maîtres de la critique affranchie se réjouissent autant qu’ils le disent de la diversité de la nature, ils se font tort à eux-mêmes et ils nous font tort de tout un monde, en se renfermant dans les limites de la critique traditionnelle. L’excuse du temps n’en est pas une ; si peu qu’on en ait, encore faut-il l’employer de manière à multiplier autant que possible ces jouissances variées. Qu’est-ce d’ailleurs que cette question d’importance qui devient une question de nombre ? La critique affranchie, qui doit tout lire indifféremment, aspire sans doute à répandre l’esprit de curiosité dont elle est animée. Qu’elle y travaille, et il n’est pas sûr que dans dix ans Racine ait plus de lecteurs que Campistron, Molière plus que Legrand. Qui sait ce que l’avenir nous réserve ? Voilà M. Michelet qui, dans son dernier ouvrage, avoue ingénument qu’à part quelques exceptions, parmi lesquelles Molière figure à peine, et Racine pas du tout, la littérature française du XVIIe siècle l’assomme, Victor Hugo, si j’encrois M. Paul Stapfer, en dit à peu près autant de Racine, quand il dit tout ce qu’il pense. Est-il bien sûr que leur impression ne finisse pas par devenir dominante ? Dans la république des lettres, il y a sur les œuvres du passé une sorte de scrutin ouvert à perpétuité. Nul n’a le droit de le fermer à un moment donné, et les critiques historiens Font moins que personne. La logique de leur situation exige qu’ils lisent, qu’ils étudient, qu’ils écrivent aussi librement que s’il n’existait aucune sorte de tradition. Encore une fois, ils n’ont pas le droit de choisir.

Si, néanmoins, ils choisissent, ils ne peuvent prendre pour guide de leurs choix l’assentiment général qu’à la condition de lui reconnaître une valeur particulière. Ils ont une théorie, qui est celle du succès. Elle est peut-être aussi bonne qu’une autre, et je ne vois, pour ma part, aucun motif de la mépriser ; mais outre les difficultés qu’elle rencontre dans l’application, le succès pouvant grandir et diminuer d’un jour à l’autre, elle a l’inconvénient d’être une théorie. On ne nous fera pas l’injure, sans doute, de vouloir nous l’imposer. On donnera des arguments à l’appui, on la justifiera en raison. On nous dira pourquoi le succès est, en littérature, la marque de ce qui est bon. Mais nous voilà rejetés dans les discussions mêmes où nous nous sommes perdus en étudiant les motifs des jugements portés sur Molière, d’abord par les philosophes, puis par les hommes de goût. Bonne chance à ceux qui auront le courage de recommencer ! Pour nous, nous sommes las de tourner dans un cercle vicieux.

Inutile d’insister. MM. Taine et Schérer, les plus hardis parmi les théoriciens de l’école historique, sont des hommes de trop d’esprit pour trouver autant de plaisir à Legrand qu’à Molière. Ils ont aussi leurs préférences.

Là est le côté faible de l’école historique et son inconséquence évidente. L’indifférence mêlée de curiosité derrière laquelle elle se retranche, ne lui offre aucune position tenable, et ses prétentions ne sont ni plus ni moins illusoires que celles de l’école dogmatique ou de l’école du goût. Elle se dit libre parce qu’elle ne veut pas voir ses entraves ; mais il n’y a qu’à la regarder faire un seul pas, pour s’assurer qu’elle n’est pas plus qu’une autre maîtresse de ses mouvements. Elle subit, sans se l’avouer à elle-même, la servitude de la tradition, et elle s’embarrasse d’autant plus dans l’arbitraire des théories et du goût qu’elle se pique davantage d’y échapper. Tous ses efforts pour ne pas juger n’ont abouti qu’à déguiser ses jugements, et à supposer même qu’elle parvînt réellement à ne plus juger du tout, on se demande quel avantage elle en tirerait : car enfin, quel est l’homme qui y renoncera jamais de bonne foi ? Ce n’est pas un plaisir seulement, c’est un besoin, et « l’impertinente sagesse » qui consiste à vouloir corriger les faits, pourrait bien être la plus incurable et la plus universelle de toutes les maladies humaines, tellement incurable, tellement universelle qu’il est aussi chimérique d’en vouloir guérir que de vouloir se séparer de son ombre.

Voilà dans quel cercle d’idées roule la petite comédie de M. Paul Stapfer. Seulement le lecteur est prié de ne point chercher ici un de ces excellents feuilletons dont nous parlions au début, qui tiennent lieu de volumes. Il y a dans le livre de M. Stapfer des surprises dramatiques, dont nous n’avons pas essayé de donner l’idée. Les critiques français y forment un chœur agréable ; le disciple de Hegel s’y livre à une profonde méditation, etc., etc. Je ne suis pas même sûr d’avoir toujours exactement rendu sa pensée, et, à dire le vrai, je n’y ai pas visé. Malgré quelques divergences d’appréciation, son livre rendait si bien ma propre expérience qu’il s’est en quelque sorte confondu avec elle, et que je n’ai point cherché à en faire la séparation.

Cependant il faut un dénouement à la comédie. Si c’est une comédie à la manière d’Aristophane, le dénouement est trouvé. Supposez un chœur de graves personnages, costumés non en nuées, mais, ce qui n’est pas plus extraordinaire, en points d’interrogation ; supposez-les dansant une sarabande si folle que le vertige les prenne et qu’ils aillent l’un après l’autre rouler dans la coulisse : quand le dernier sera tombé, on tirera le rideau, et ce sera le dénouement. Si c’est une pièce dans le goût français, on finira bien par voir apparaître un Ariste ou un Cléante, qui nous donnera le mot de l’énigme. C’est en effet ce qui arrive. L’auteur est français, et il reste fidèle aux errements de Molière. Il essaie une conclusion.

Cette conclusion est aussi modeste que possible.

Il y a aujourd’hui, dit M. Stapfer, une question pendante, la question de la critique littéraire. Un autre l’eût d’abord résolue ; pour moi, j’ai voulu d’abord l’examiner, au risque de ne la point résoudre. En effet, maintenant que l’examen est terminé, j’avoue que je ne vois pas la solution. Je l’avoue, non comme un philosophe qui pose orgueilleusement des bornes à la science humaine, mais en homme de bonne foi, qui pense que la science humaine peut résoudre au moins la question de la critique littéraire, qui confesse sa propre ignorance sans y condamner l’univers, et qui ne demande pas mieux que d’être instruit.

Cependant il fait un dernier effort, et dans quelques pages très simples, dénuées de toute prétention, sages et fort bien écrites, il essaie d’indiquer la valeur que peuvent avoir, à les prendre isolément, les principes sur lesquels reposent les trois écoles qu’il a passées en revue, et il montre comment ces principes pourraient, en se combinant, se corriger et se compléter les uns les autres. À vrai dire, cette tentative in extremis est plus intéressante que concluante. Trois illusions contraires s’annulent en s’additionnant ; mais elles ne sauraient donner le résultat positif que donne en algèbre la multiplication des valeurs négatives. Ce qui reste du livre de M. Stapfer, ce n’est pas cette vague lueur finale, mais bien les résultats, en apparence décourageants, de l’examen rigoureux par lequel il a fait passer les principes divers de la critique littéraire. M. Stapfer en a eu le sentiment : « La comédie pourrait peut-être mieux finir, dit-il en terminant ; mais c’est ici un livre de bonne foi, et je suis forcé d’en demeurer là. » Ce livre, c’est le procès de la critique : elle a été pesée et trouvée légère.

Je n’ai pas l’intention de conclure à mon tour. Mais, ainsi que le dit M. Stapfer et comme l’académie elle-même a pris soin de le constater officiellement, il y a aujourd’hui une question de la critique littéraire, et il n’est guère possible de l’étudier sans essayer d’en marquer au moins la portée. Peu de mots suffiront.

La question de la critique littéraire, si nettement posée par M. Stapfer, n’est point isolée. Elle se rattache par des liens étroits à la plupart des grandes questions qu’agite notre époque. Nous vivons dans un siècle peu favorable au dogmatisme. Partout où il le rencontre, il lui intente un procès. En théologie, il poursuit de ses sarcasmes les syllabus pontificaux et généralement tous les résumés de doctrine ; en philosophie, il a déclaré la guerre aux a priori de la métaphysique ; dans les sciences naturelles, il révoque en doute, sous prétexte d’obscurité, cette notion d’espèce si chère aux anciens classificateurs ; en littérature enfin, il repousse sans scrupules les cadres et les lieux communs de l’ancienne rhétorique, et c’est à peine s’il a plus de respect pour les spéculations de cette rhétorique moderne, qui a pris le grand nom d’esthétique. Ces diverses réactions sont nées d’un besoin toujours plus vif de saisir les réalités vivantes et d’en finir avec les mots. Si l’on en croit Bossuet, la vérité ne serait autre chose que ce qui est ; seulement l’illustre évêque l’entendait à la manière des théologiens de son temps ; il distinguait entre les réalités, reléguant les unes dans le néant, élevant les autres à la dignité de l’absolu. L’esprit moderne ne distingue plus ou distingue mal. Tout ce qui est réel est réel, et par les mille voix qui lui servent d’organes, il ne cesse de nous répétei : « Point de dogmes, des faits ; point de raisonnements, des observations ; point d’espèces, des formes ; point de règles, des œuvres. La vérité, c’est ce qui est ! »

Je ne sais si ces tendances diverses et parallèles aboutiront toutes à des résultats également heureux ; je ne sais non plus s’il existe entre elles une solidarité assez étroite pour qu’il soit impossible de les séparer et qu’on en soit réduit à les approuver ou à les condamner en bloc. Je me borne à en constater l’analogie évidente. Elles représentent dans des domaines différents ce qu’on a coutume d’appeler le scepticisme de notre époque.

Pour les personnes qui, au lieu de s’en tenir à l’usage courant, cherchent le sens profond des mots, en remontant à leur origine, le mot de scepticisme éveille deux idées parentes, mais faciles à distinguer.

Le sceptique est celui qui regarde. D’après tous les dictionnaires, le verbe grec σκέπτομαι signifie regarder autour de soi, considérer avec attention.

L’habitude de regarder a de grandes conséquences. Plus on regarde un objet, plus on y trouve à regarder. Il en est de même des questions scientifiques, littéraires, morales ou autres. À première vue, elles paraissent simples. Etudiées longuement et de près, elles se trouvent toujours plus compliquées qu’on ne croyait. Il n’est pas un seul savant véritablement observateur, qui, après dix ou vingt ans de travaux, ne répète pour son compte ce que j’entendais dire il y a peu de jours à un physicien encore jeune, quoique sa réputation soit faite depuis longtemps : « J’ai passé l’âge où les questions sont faciles. » Celui qui regarde beaucoup ne peut que beaucoup douter. Il ne doute pas pour le plaisir de douter, il doute parce qu’il n’ose pas prononcer. Mais l’esprit s’habitue au doute, comme il s’habitue à la foi. L’expérience de l’incertitude, chaque jour répétée, peut avoir pour conséquence une sorte d’impossibilité de croire et de se décider. Poussons les choses à l’extrême, et nous aurons le sceptique idéal, celui qui finit par se faire une gloire et un plaisir, souvent un système, d’osciller perpétuellement entre le oui et le non.

Les esprits nés critiques n’oublient jamais que le principe du scepticisme n’est autre que l’intelligence elle-même ; ils appellent sceptique celui qui regarde, et le mot est pour eux un éloge.

Les esprits nés tranchants ne songent qu’à la versatilité de caractère où le scepticisme peut conduire. Ils appellent sceptique celui qui se complaît à flotter dans l’incertitude, et le mot devient pour eux la pire des injures.

Quelque domaine qu’on aborde, théologie, philosophie, littérature, art, science, il importe de se rappeler qu’il y a scepticisme et scepticisme. Mais si jamais il est nécessaire de distinguer exactement, c’est dans les questions artistiques ou littéraires. Nulle part l’oubli des nuances n’est plus fatal. En littérature, oublier la nuance, c’est oublier la vérité.

Le triomphe de l’école historique, sa force, l’unique raison de ses succès, est d’avoir introduit, dans la critique, le scepticisme qui regarde.

La suite des littératures ressemble à un fleuve qui aurait la propriété de conserver l’image des objets qui s’y sont mirés tour à tour. Les divers paysages qu’il a réfléchis subsistent encore ; mais les hommes qui les animaient ont disparu ; et il ne reste d’eux que le reflet dans le fleuve. Le critique dogmatique en remonte les bords un Guide à la main, il constate ; le critique historien se moque du Guide, il veut voir les choses comme elles sont et non comme on les lui montre.

Constater n’est qu’une routine, regarder est un art. L’école historique a poussé cet art à un point de perfection auparavant inconnu. Elle a renouvelé et doublé l’intérêt des études littéraires. L’ancienne critique était au bout de son latin. Que restait-il à dire sur Racine, par exemple, à un disciple de Boileau ou de Schlegel ? Rien, absolument rien. Mais qu’un esprit formé à l’école nouvelle, Sainte-Beuve ou Taine, rencontre Racine en son chemin, et l’on découvrira avec étonnement que ce vieux sujet était à peine effleuré. Aujourd’hui, l’on peut être nouveau en parlant des classiques les plus rebattus.

Le beau nom d’humanités qu’on réserve pour les études littéraires, signifie sans doute qu’en nous mettant en communication directe avec les plus grandes intelligences du passé, elles nous délivrent de nos étroitesses, de nos préjugés de coterie, de nos pédanteries de province, de nos gaucheries de petite ville — toutes les villes sont petites — pour nous rendre à l’humanité. Mais l’école dogmatique empêchait ou diminuait cet effet civilisateur. Quand nous partions pour la Grèce, elle nous glissait son guide dans la poche, et c’était notre province que nous emportions avec nous. La critique moderne a reconquis pour la république des lettres le privilège de l’universalité.

Le dogmatisme littéraire prenait en soi la mesure du présent et dans le présent celle de tous les temps. Illusion d’orgueil et d’ignorance ! Nous y tombons tous, et nous y tomberons toujours ; mais l’école historique a le mérite de l’avoir reconnue et d’en combattre énergiquement le principe.

La part de l’arbitraire est petite dans les œuvres des maîtres vraiment grands et salués comme tels par les applaudissements d’un peuple unanime. Tant qu’on ne sent pas les nécessités diverses qui les ont faites ce qu’elles sont, on ne les a pas comprises. Fénelon trouvait de l’arbitraire dans le chœur des tragédies grecques, et s’en prévalait pour critiquer la tragédie grecque ; aujourd’hui, on en conclurait plutôt que Fénelon avait encore des progrès à faire dans l’intelligence des chefs-d’œuvre d’Eschyle et de Sophocle. Schlegel tance vertement Molière à propos de ses Aristes et de ses Cléantes, ne se doutant pas qu’il montre par là combien Molière lui est étranger. Leur erreur à l’un et à l’autre est de la même nature que celle de ces bons bourgeois qui, ayant appris le catéchisme dans leur enfance et n’étant point sortis de la boutique paternelle, s’étonnent, au Louvre, de la nudité des statues antiques. Schiller trouvait la Phèdre de Racine très belle, « le genre admis ». La vraie critique ne fait pas cette restriction, sa tâche étant justement de comprendre ce genre que Schiller condamnait. Retrouver le passé, le faire revivre tout entier, le ressusciter à nos yeux : voilà le triomphe de l’intelligence critique. Belle œuvre, qui est poésie aussi !

En s’appliquant à regarder, la critique historique a mis à néant toute une littérature faite de parallèles alambiqués et de rapprochements factices, qui, malgré de grands airs d’importance, n’a jamais produit que des puérilités, telles, par exemple, que le long enfantillage de la querelle des anciens et des modernes.

Parce que Racine et Euripide ont fait l’un et l’autre une Iphigénie, on les traitait comme deux écoliers en rhétorique, qui auraient paraphrasé le même motif, et l’on mettait en regard leurs compositions pour savoir lequel des deux s’en est le mieux tiré. On notait les différences et l’on penchait, selon les cas, pour l’un ou pour l’autre. Il est fort utile de les noter, en effet, mais pour en chercher les causes et mesurer la distance infinie qui sépare des œuvres en apparence analogues. Les croisements de sang, fruits ordinaires de la conquête, la dispersion de certains peuples, l’asservissement de quelques autres et l’effort de leur réaction contre le malheur, la formation de nationalités nouvelles, l’émulation que des rapports toujours plus étroits ont établie entre les diverses races humaines : voilà les maîtres de rhétorique qui ont formé le goût moderne. Depuis qu’une pensée sémitique s’est emparée du génie des races ariennes, et que la décadence de l’empire romain a produit en Europe le plus formidable remuement dont les hommes aient gardé le souvenir, il n’y a rien, ni dans nos mœurs, ni dans nos lois, ni dans notre politique, ni dans nos arts, ni dans notre philosophie, ni dans notre religion, rien qui ne soit le résultat d’un ou plusieurs amalgames, curieusement élaborés par ce grand expérimentateur qui s’appelle l’histoire.

L’essentiel est de comparer des choses comparables. On compare deux viandes ; on ne compare pas une viande avec le ragoût d’un vol-au-vent. Si l’on veut établir un parallèle vrai, et par conséquent instructif, entre les anciens et les modernes, il faut prendre l’un après l’autre les éléments multiples dont se compose le génie de nos races actuelles — le juif, le grec, le latin, le germain, le celtique, etc. — et voir ce qu’ils sont devenus dans les diverses combinaisons auxquelles ils ont donné lieu. Aucun n’est resté à l’état pur, ils se sont tous plus ou moins modifiés : chacune de ces modifications est importante à étudier. Il est également important de rechercher si leur mélange n’a pas des vertus qu’on ne retrouve dans aucun d’eux pris isolément, comme cela arrive pour la poudre, qui est explosible, quoique les substances dont elle est composée ne le soient pas. Ces comparaisons exigent une grande finesse d’analyse, et les résultats n’en sont jamais qu’approximatifs, ce qui oblige à les refaire sans cesse ; mais la science tout entière n’est qu’un art d’observation approximative, lequel se perfectionne constamment.

En se plaçant sur le terrain de l’histoire, la critique moderne s’est placée sur le terrain de la réalité, et s’est ouvert la voie du progrès. Il y a maintenant une science littéraire. Il se peut qu’elle ne constitue pas à elle seule toute la critique, mais elle en est devenue le fondement indispensable. Comme les sciences d’observation, elle vit non-seulement d’instinct, mais de travail, et le premier venu peut, en se donnant la peine de fouiller, lui rendre d’utiles services. Le but à atteindre est de suivre de siècle en siècle le mouvement de la fortune littéraire des peuples civilisés, et de chercher la raison de toutes les pertes et de tous les gains qu’ils ont faits. Cette étude, application nouvelle du génie de l’histoire, n’existerait encore qu’à l’état embryonnaire sans les hardiesses du scepticisme moderne. Elle s’est fait, en littérature, la part du lion ; et si l’on songe à la multitude d’aperçus nouveaux dont, en quelques années, elle a enrichi l’esprit humain, on se persuadera, avec M. Stapfer, qu’elle a un grand avenir. C’est une conquête qui ne le cède à aucune. Le scepticisme est fécond quelquefois.

Mais le scepticisme fécond n’est jamais que celui qui regarde. Il a pour principe une sorte de haute curiosité, qui passionne l’intelligence. Ce n’est pas l’amour, mais elle y ressemble ; ce n’est pas la foi, mais elle en tient, et, comme l’amour, comme la foi, elle ne s’éteint que dans l’indifférence. Pourquoi donc quelques-uns des maîtres de l’école historique se piquent-ils de je ne sais quelle raideur d’insensibilité ? Que nous parlent-ils de calme observation, et que signifie cette prétention de nous faire une critique expurgée de tout jugement ? Cette férocité, comme l’appelle M. Stapfer, est sans doute très sérieuse d’intention ; mais elle ne dépassera jamais l’intention, car c’est le propre des matières qui relèvent du goût, de ne comporter ni l’indifférence, ni le calme de la pure observation scientifique. En littérature, tout est impression, et le travail, qu’on nous recommande aujourd’hui comme le plus puissant auxiliaire de la critique, a pour premier objet de varier nos impressions. Or les impressions ne se jugent pas du dehors. Il faut les avoir éprouvées pour en pouvoir parler. Si la critique croit commander la confiance en affectant l’insensibilité, elle se trompe ; le plus fin connaisseur est, au contraire, le plus impressionnable, celui qui est le moins maître de son émotion en présence de la beauté. On peut douter des théories littéraires, on peut hésiter à traduire une impression personnelle en un jugement public et formel ; mais celui à qui manque l’impression, manque tout simplement de ce qui fait le sens littéraire, et celui qui l’éprouve a beau la renfermer en soi, elle n’en subsiste pas moins, elle n’en est pas moins jugement.

Aussi ne croyez pas que nos critiques modernes mettent en pratique le calme qui règne dans leurs programmes. Leur critique est tout simplement la plus passionnée qui fût jamais. Qui a mieux connu que M. Sainte-Beuve les impatiences du goût ? Qui a porté plus loin que M. Renan l’art du dédain ? Qui a des engouements plus vifs que M. Taine ? Qui a des jugements plus inexorables que M. Schérer ? Ce sont des sensitives, ces prétendus sceptiques, qui parlent de calme observation. Bien loin d’émousser la pointe vive de leurs impressions, leurs études variées n’ont fait que l’acérer plus encore, et ce n’est pas d’eux qu’il faut attendre cette mollesse de goût, qui se prêtant indifféremment à tout, serait seule capable d’enfanter une critique dépouillée de jugements, et mériterait seule la condamnation qui, de tout temps, a frappé avec justice la stérile inconsistance d’un scepticisme systématique.

On peut donc n’attacher qu’une médiocre importance à la prétention qu’affichent parfois les maîtres actuels de la critique historique, de ne représenter que la pure intelligence dégagée de toute émotion. C’est un rôle qu’ils sont incapables de soutenir, et auquel ils n’auraient jamais songé s’ils n’y avaient pas été poussés par l’effort de leur réaction contre l’étroitesse d’une critique, qui ne savait goûter qu’une certaine forme et un certain ordre de beautés. Il ne leur reste, pour avoir complètement raison de l’ennemi qu’ils combattent, qu’à se dégager de ce rôle factice, et à laisser voir leur supériorité réelle, qui n’est pas de prendre aux choses humaines une part moins vive, mais au contraire d’y prendre une part plus grande et de porter sur des objets plus nombreux le regard toujours fécond d’une intelligence sympathique. L’esprit n’est pas une simple machine à mesurer, il est action, il est vie, et il produit encore quand il semble ne faire autre chose que regarder ; même en critique, il est créateur. Au moment où il juge, il enfante un idéal, et c’est là précisément ce qui fait qu’il juge. Or, qui dit création, dit amour. La grande critique ne consiste pas à moins aimer.

Aussi peut-on saluer avec joie les précurseurs d’une génération nouvelle, qui, fidèle à des traditions de largeur désormais acquises et les élargissant encore, se dégagera de toute vaine affectation, et n’aura point de honte de se laisser aller franchement aux choses qui nous prennent par les entrailles. C’est par là surtout que le livre de M. Stapfer m’intéresse et me captive. Esprit jeune et bien ouvert, il est entré franchement dans le courant moderne, et il n’en est sorti que pour le continuer en l’épurant. Talent, savoir, il a tout ce qu’il faut pour conquérir une place au premier rang ; surtout il a l’instinct de la situation, et sa première œuvre est de celles qui montrent la voie en avant. Ce qu’il y a de trop calculé dans sa Petite comédie, la recherche exagérée de l’effet comique, tient sans doute à la préoccupation du succès, préoccupation bien naturelle chez un débutant, surtout dans une époque où il est si difficile de piquer la curiosité publique et de fixer un instant l’attention. Il se corrigera de ce premier défaut. Que dis-je ? il s’en est déjà corrigé. Un esprit aussi juste éprouve bientôt le besoin de ne se parer que de sa seule justesse. Pas plus loin que l’année dernière, M. Stapfer nous donnait un nouveau volume, intitulé : Causeries guernesiaises, qui n’est, en apparence, qu’un cours à l’usage des jeunes demoiselles, qui, en réalité, est un volume de fine et exquise littérature. C’est le même talent, mais déjà épuré. M. Stapfer n’a qu’à continuer : nous attendons de lui une nouvelle démonstration, démonstration vivante, de ce que peut en critique le véritable sceptique, celui qui regarde et qui y met toute son âme.

Est-ce à dire que M. Stapfer trouve jamais une solution à ce qu’il a lui-même appelé, la question littéraire ? Nos espérances ne vont pas jusque-là. Il lui sera facile d’associer dans une combinaison toute personnelle des tendances opposées, de couronner par d’ingénieuses théories ses recherches historiques, et de les semer de ces traits délicats, qui dénotent la finesse native du goût ; mais il n’en restera pas moins, comme ses devanciers, comme ses contemporains et comme ses successeurs, emprisonné dans l’impasse qu’il a si bien décrite, obligé de juger sans autre garantie de la justesse de ses jugements que son goût personnel. On peut affirmer, en effet, sans vouloir le moins du monde imposer orgueilleusement des bornes à la raison humaine, que la question littéraire demeurera longtemps ouverte. Si jamais elle doit être résolue, ce ne sera qu’après la plupart des autres questions, scientifiques, morales, philosophiques, religieuses, posées par le scepticisme de notre siècle. Elle les comprend toutes en soi, car le goût n’est pas un principe, mais une résultante. Il est le produit le plus complexe, l’expression la plus fine et la plus exacte de tout ce que nous sommes. Il dépend de notre tempérament, de notre caractère, de notre expérience, de notre savoir : il est l’homme tout entier. La perfection du goût suppose la perfection de l’humanité. Demander si le goût est en voie de progrès, c’est demander si l’humanité approche de sa perfection.

Il est très facile, sans doute, de noter à certaines époques de l’histoire des progrès partiels du goût. Au XVIe siècle, par exemple, la langue française fait preuve d’une puissance dialectique qu’on ne lui aurait pas soupçonnée auparavant et qu’elle a gardée dès lors ; au siècle suivant, elle se façonne à l’élégance, c’est un pli nouveau qu’elle prend et qui, malgré bien des révolutions, n’est pas encore effacé. Aujourd’hui, la prose allemande, la prose savante, fait avec succès l’apprentissage de la clarté. On constate des faits semblables dans l’histoire même de la poésie. Il y a un demi-siècle à peine, Lamartine trouvait dans notre langue des trésors d’harmonie jusqu’alors ignorés, et comme s’il avait reçu du ciel la puissance de communiquer à d’autres une partie de son talent, on a vu dès lors la moyenne harmonique des vers français s’élever sensiblement.

Mais il n’est guère moins facile de noter des pertes correspondantes à chacun de ces progrès. Elle est bien vigoureuse, la prose de Calvin, il est bien noble, le vers de Malherbe ; mais que de grâces naïves perdues sans retour ! que de mots heureux, riches de sens et d’expression, désappris pour jamais ! Qui sait si la pensée allemande, en s’exerçant à une expression plus claire, ne perdra pas quelque chose de sa profondeur, de sa vigoureuse patience ? Et quant à la poésie de Lamartine, qui n’en voit recueil prochain dans la grâce efféminée et la mollesse d’une rêverie sans objet ?

Pour oser trancher la question du progrès, en matière de goût, il faudrait avoir fait l’addition des pertes et des gains, et s’être assuré qu’on a tenu compte de tout.

Il en est aujourd’hui des études littéraires à peu près comme des études géologiques : les unes et les autres tiennent registre des déploiements successifs de la fécondité créatrice. D’époque en époque, elles constatent des changements notables. C’est du plus, c’est du moins ; qui nous garantira que ce soit du mieux ? Faisons-nous une œuvre de dupe, et tout le travail de pensée auquel se livre l’humanité, avec une ardeur toujours croissante, vaudra-t-il en définitive la peine qu’il lui a coûtée ? Je l’espère, je le crois ; mais pour donner de cette foi une raison suffisante, il faudrait un terme de comparaison supérieur et indiscutable.

La question de goût est devenue une question de temps, et les vraies questions de temps sont éternelles.

1870.
  1. Petite comédie de la critique littéraire, ou Molière selon trois écoles philosophiques, par Paul Stapfer. — 1 vol. in-12. Paris, Michel Lévy, 1866.
  2. L’enveloppe et non pas s’enveloppe, comme on lit encore dans la plupart des éditions et comme dit M. Stapfer. Molière jouait dans les Fourberies de Scapin le rôle de Géronte et Scapin l’enveloppait dans le sac.
  3. Marc-Antoine Legrand, acteur et poëte. Il mourut à Paris en 1728, âgé de cinquante-six ans. Ses ouvres furent recueillies peu de temps après sa mort, en quatre volumes in-12. Elles renferment une trentaine de pièces de théâtre, dont plusieurs en un acte. Dans le nombre se trouve une comédie de Cartouche, qui fut jouée le jour que ce malheureux fut roué. Par une bizarre rencontre, Legrand était né le jour où mourut Molière.
  4. Voir l’introduction de son cours d’esthétique
  5. Quelquefois, il est vrai, l’issue du conflit est pacifique. Oreste a tué Clytemnestre, sa mère, laquelle avait assassiné Agamemnon, coupable du sang d’Iphigénie. Il est jugé par l’aréopage d’Athènes. Les Furies l’accusent. Apollon le défend. On va aux voix, les suffrages se partagent également, et la destinée d’Oreste resterait suspendue dans le doute, sans l’intervention de Minerve, la vivante Athènes, qui fait pencher la balance en faveur de l’absolution ; après quoi, on élève des autels aux Euménides et à Apollon. Le théâtre grec ne nous offre pas de plus grand spectacle que ce jugement solennel, où plaident les dieux. Mais qui ne voit que ce dénouement n’en est pas un ? C’est un droit de grâce, arbitrairement exercé. L’imagination se lassait de cette série de crimes expiatoires. On peut faire une observation semblable sur les tragédies qui se terminent par la mort du héros. La mort peut être une fin, mais elle n’est pas une solution. Là est le point faible de la tragédie grecque : moralement, elle manque de dénouement. Il n’y a qu’un seul dénouement à la tragédie humaine, le pardon. La Grèce l’a entrevu, mais confusément et de loin.
  6. L’académie française a mis au concours, il y a quelques années, la question suivante : « De la nécessité de concilier dans l’histoire critique des lettres le sentiment perfectionné du goût et les principes de la tradition avec les recherches érudites et l’intelligence historique du génie des divers peuples. »