Études littéraires, t1, 1890/Béranger et M. Renan

Librairie F. Rouge (Tome Ip. 277-318).

BÉRANGER ET M. RENAN[1]




Comment parler avec justice de M. Ernest Renan ? Trop de bruit l’entoure, et il faudrait le sang-froid de l’indifférence pour considérer sans émotion l’œuvre qu’il accomplit. M. Renan sait ce qu’il en coûte pour se dépouiller de la foi dont notre enfance a vécu. Dans la chute de nos premières croyances, il semble que l’âme elle-même s’abîme et s’anéantisse. Il se peut qu’elle se relève rajeunie ; mais ces transformations morales ne s’accomplissent jamais sans douleur, et nulle part ne se manifeste plus inexorable la grande loi du développement universel, qui veut que la vie s’entretienne de ses dépouilles, et qui fait de la mort la condition de toute renaissance. Combien de personnes doivent à M. Renan de le savoir par expérience ! Combien en a-t-il jeté d’autres dans les angoisses du doute, qui n’en sont pas sorties ! Sa gloire la plus assurée est peut-être d’avoir fait souffrir ses semblables plus qu’aucun autre homme de ce temps.

M. Renan est l’auteur d’une Vie de Jésus, Beaucoup de Vies de Jésus, écrites dans un esprit semblable, l’avaient précédée. La sienne a eu le privilège de pénétrer partout et d’appeler à la réflexion critique non-seulement les hommes d’étude, mais les plus humbles lecteurs. Elle a eu le succès, un succès immense, orageux, irrésistible. Pourquoi cette faveur exceptionnelle ? Le moment était-il mieux choisi ? Le talent de l’auteur a-t-il été plus grand ? De quelque façon qu’on l’explique, il y a toujours dans une si prodigieuse fortune de quoi étonner et confondre l’analyse. Certes, une vie de Jésus écrite par M. Renan ne pouvait manquer de produire une grande sensation ; mais de là à dépasser en popularité les romans les plus heureux, la distance est considérable, et il semble qu’une puissance inconnue ait présidé à la fortune de ce livre. Ce n’est plus un livre, c’est un événement. Le nom de son auteur est un nom prédestiné, et on ne le prononce pas sans un secret mouvement intérieur. Cet homme a un signe. Pour les uns c’est le libérateur attendu ; pour les autres le châtiment que le ciel nous devait. Dès à présent, il n’y a pour lui de jugement possible que celui de l’avenir, et jusqu’à ce que l’expérience de plus d’une génération ait prouvé si c’est pour notre bien ou pour notre mal qu’il nous a fait souffrir, sa gloire sera mêlée d’hommages et de malédictions.

Une position pareille a de quoi tenter les caractères hardis et les âmes viriles. Toutefois elle a ses côtés épineux, et à tout prendre ces élus du succès sont plus à plaindre qu’à envier. Parmi les lecteurs qui se précipitent sur les ouvrages de M. Renan, combien y en a-t-il que la vogue seule attire ? Les très grands succès ne sont jamais des succès très purs. Ils le seraient du côté de l’auteur qu’ils ne peuvent pas l’être du côté du public. La curiosité, l’engouement, l’esprit d’imitation, l’amour du scandale, l’intolérance haineuse les grossissent toujours. Et puis, on n’est plus maître de soi. On est l’homme d’un livre. Ce livre ne donne qu’une partie de vous-même, pas toujours la meilleure ; il n’importe, il efface les autres. Le souvenir en est sans cesse présent à l’esprit du lecteur ; c’est par lui qu’on est jugé ; les amendements, les corrections n’y font rien, et si par hasard on vient à découvrir qu’on a failli, on se trouve en face de l’irréparable.

M. Renan a dû sentir plus d’une fois les inconvénients d’une telle position. Ils sont peut-être particulièrement graves pour lui. Comme révélation de lui-même, il n’est pas sûr que cette Vie de Jésus soit ce qu’il a écrit de plus important. Faire de l’art au moyen de la critique, reconstruire le drame d’une vie en suppléant par le don de divination à l’insuffisance des documents, voilà ce qu’a tenté M. Renan, non sans un effort calculé et d’ingénieuses adresses, qui compromettent parfois la simplicité de l’inspiration. Certes, il est impossible de ne pas se souvenir de la Vie de Jésus quand on lit un ouvrage quelconque de M. Renan ; mais peut-être est-il surtout important de se souvenir, en lisant la Vie de Jésus, de plusieurs autres écrits signés de son nom. Il en est qui le montrent dans une situation plus simple, et le font saisir plus au naturel. J’indiquerai en première ligne son étude sur la Poésie des races celtiques, où l’art et la science se combinent également, mais avec plus d’aisance, et en un sujet vers lequel M. Renan se sentait attiré par de secrètes et profondes sympathies ; puis son article intitulé : Les sciences de la nature et les sciences historiques, dans lequel il a esquissé une vaste épopée philosophique, rêve hardi, conception aussi grandiose qu’originale, qui semble la nébuleuse au sein de laquelle se condensent au fur et à mesure ses études sur des sujets plus précis ; enfin son article sur Béranger, publié il y a plusieurs années déjà dans le Journal des Débats, et auquel il vient de donner un nouvel intérêt d’actualité en le reproduisant dans le volume des Questions contemporaines.

Ce dernier article, le seul dont nous voulions parler aujourd’hui, est ce que M. Renan a écrit de plus naïf, de plus involontaire, par conséquent de plus franc. Sa plume a couru, incapable d*aller aussi vite que sa pensée. Quand M. Renan parle des préjugés dont se nourrit la médiocrité, il a souvent des paroles de dédain, froides et d’un excès mesuré. Mais ici l’irritation a pris le pas sur le dédain. Il est visible que le flot de sa colère montait, et qu’il a suffi d’une circonstance insignifiante, une sotte réclame de journal, l’annonce d’un « Béranger des familles », pour la faire extravaser en torrents de verve, In irà veritas.

C’est une singulière histoire que celle de la réputation de Béranger. À le voir si populaire, choyé dans sa retraite par les hommes les plus considérables du temps, on a pu croire qu’il n’y avait pas de renommée plus solidement établie. Il se pourrait que lui-même n’eût point partagé l’illusion générale. Une voix lui disait, semble-t-il, que sa gloire était surfaite, et cette voix n’était autre, sans doute, que celle de la conscience. Les hommes dont le talent s’est développé par le travail, qui, ayant essayé de plus d’un sentier, ont eu l’occasion de rencontrer leurs limites, sont ceux qui se connaissent le mieux. Il était donc modeste ; mais on ne crut pas à sa modestie, et quand la critique entreprit de soumettre sa réputation première à une révision rigoureuse, on lui fit un grief de sa modestie comme d’un déguisement de vanité. La réaction fut complète. À peine M. Sainte-Beuve avait-il émis quelques doutes, que personne ne voulut avoir été complice du succès du chansonnier. Le plus grand de ses mérites était une extrême habileté à dissimuler les faiblesses de son talent et de son caractère. Sa concision n’était qu’impuissance ; il avait le souffle court, disait-on ; sa précoce vieillesse n’était qu’épuisement, sa charité hypocrisie, sa modestie calcul, son aniour de la retraite une plus fine recherche de popularité. En un mot, Béranger était un poète médiocre, qui, soutenu par les circonstances, s’était fait tout doucement une réputation de grand poëte.

Ce mouvement de réaction venait de commencer lorsque Béranger mourut. La discussion n’en continua que plus vive. M. Sainte-Beuve intervint de nouveau pour marquer le point juste et mettre en garde contre les exagérations. Mais le branle était donné. De maladroites apologies fournirent aux détracteurs plus d’un argument et d’une occasion, si bien qu’aujourd’hui, après plus de dix ans révolus, la renommée de Béranger reste suspendue dans le doute. La France ne sait que faire de son poëte national.

Au milieu de tous les articles de journaux et de revues que produisit cette réaction, celui de M. Renan se distingua par la franchise du ton. M. Renan n’avait lu que fort tard les chansons de Béranger, lorsque plusieurs déjà commençaient à perdre le sel de l’actualité ; il ne revint pas de son étonnement en voyant quel était l’homme dont on faisait le poète français par excellence, et il voulut, quant à lui, se laver les mains du péché de la nation.

Béranger et M, Renan étaient nés pour ne pas s’entendre. Ils se heurtent en toute chose, et je ne sais si l’esprit français actuel a mieux fait connaître la diversité de ses tendances que par l’opposition de ces deux natures. À vrai dire, elles ne sont pas entièrement comparables parce qu’à la différence des caractères s’ajoute celle des temps. La maturité de Béranger date du lendemain du premier empire, celle de M. Renan des débuts du second. M. Renan a eu le bénéfice d’une expérience plus longue, rapidement mûrie par le souffle ardent des révolutions. Il a pu juger Béranger non-seulement sur ses vers, mais sur les effets de son œuvre. Il n’a eu qu’à ouvrir les yeux pour voir ce que vaut ce culte de la gloire, trop soigneusement entretenu par le poëte, ainsi que cette politique superficielle et formaliste, qui chez les uns se traduit par la résistance aveugle, et chez les autres par l’agression sans relâche, jusqu’à ce qu’un coup d’état eh finisse avec la témérité de l’attaque ou qu’une révolution emporte le pouvoir impuissant. Mais c’est à peine si M. Renan touche à la politique de Béranger. On voit bien que de ce côté aussi la divergence est profonde ; mais on voit plus clairement encore qu’elle ne fait que s’ajouter à celle des caractères et des natures.

La langue même de Béranger ne trouve pas grâce aux yeux de M. Renan. Il la juge d’un mot : elle me semble manquer, dit-il, de limpidité et de vraie légèreté. Si l’on veut savoir ce qu’il entend par là, il suffit de lire dix chansons de Béranger après dix pages de M. Renan, empruntées, par exemple, à son article même sur Béranger. Ce sont, en effet, deux langues, parce que ce sont deux goûts et deux manières de sentir. Celle de Béranger à des nœuds. Il peut être grammaticalement correct de dire :

Comme en un fort, princes, nobles et prêtres,
Tous assiégés par des sujets souffrants,
Nous ont crié : « Venez, soyez’nos maîtres…, etc.

Mais si jusque dans les inversions les plus hardies, le génie du français demeure celui de l’aisance et de la grâce facile, ceci n’est point dans le génie français. À côté de ces contractions, qui arrêtent court le mouvement de la pensée, Béranger n’a que trop souvent des expressions banales, de pâles remplissages, des périphrases détournées, oripeaux mal portés de l’ancienne galantene, puis tout à coup l’hyperbole moderne et sa pesante enflure. C’est dans la même chanson qu’Octavie apprend à lire sur tous les visages de la cour :

Traîtres, flatteurs, meurtriers, vils faquins,

et qu’on l’invite à chercher un refuge sous l’ombrage, où rien n’effarouche

Le Dieu qui cède à qui mieux le ressent.

Le poëte aime les sylphides ; mais pour les voir il faut qu’il commence par écarter la lourde « égide de la raison qui gêne son œil curieux », et quand il y a réussi, elles exécutent devant lui des tours de prestidigitation, dont le moins extraordinaire n’est pas de partir « du sein de vives étincelles pour élever jusqu’aux cieux l’esprit du chansonnier ». Que dire de ce Lindor qui soupire tout haut devant Lisette et parle « du tendre espoir qu’il fonde » et de ces rois, brigands gros d’orgueil, qui, donnant leurs crimes pour des titres,

Entre eux se poussent au cercueil… ?

En notant au passage quelques traits de ce genre, choisis entre mille, je n’ai d’autre intention que de faire comprendre comment M. Renan a pu dire que la langue de Béranger manque de vraie légèreté. Combien, en effet, la sienne en diffère ! Elle en a fini avec l’emphase sonore, les grandes formules, les métaphores drapées, l’hyperbole qui s’écoute retentir, épaisse écume oratoire qui de la tribune des clubs avait gagné celle des plus hautes assemblées, et du sein des journaux fait invasion dans les livres. M. Renan est retourné aux habitudes du français d’autrefois. Il parle et ne déclame pas. À ce faux éclat, métallique et dur, que donne la fixité des idées, il a préféré la transparence du bon sens. Son vocabulaire, quoique simple, se renouvelle de page en page. Chaque pensée crée sa forme, et d’elle-même trouve son langage, toujours original comme elle, comme elle toujours fidèle au véritable génie de cette langue française, qui autrefois ne se figeait jamais, même aux heures de nonchalance, ne se contractait jamais, même dans ses hardiesses et ses emportements, belle langue au flot limpide, et qui avait le don de couler. Il peut arriver, et cela est surtout sensible dans la Vie de Jésus, que la langue de M. Renan, à force de se nuancer, s’effémine en molles délicatesses ; elle a des chatoiements trop subtils, des reflets trop changeants. On lui voudrait parfois un angle de plus. Mais avec quelle heureuse facilité elle se plie à tous les tons ! Comme elle sait être forte sans cesser d’être fine, légère sans manquer de richesse ni d’ampleur ! Jamais à court, jamais chargée, la phrase ondoie et flotte autour de la pensée, comme une gaze transparente, à moins qu’elle ne la serre vivement, et n’en dessine d’un trait le svelte contour. Langue animée, on y sent l’esprit toujours présent, qui donne aux mots les plus ordinaires un lustre nouveau de justesse et d’à propos, ou les illumine soudain d’un reflet inattendu de poésie.

Les langues se cultivent par l’usage que l’on en fait, et à combien d’usages nouveaux le français n’a-t-il pas été appelé depuis moins d’un siècle ! Politique, science, vie du peuple, il a fait irruption dans ces vastes domaines, où à chaque pas il a rencontré l’inconnu. Aussi n’est-il pas surprenant que de nombreux écrivains aient entrepris de lui créer des ressources. Balzac, Michelet, Victor Hugo, s’y sont signalés, et le public, toujours maître de l’usage, juge naturel des nécessités auxquelles il faut pourvoir, a fait à lui seul plus qu’eux tous. Cependant, au plus fort de ses conquêtes, le français était menacé d’un appauvrissement trop réel. Instrument d’une société de choix, il était devenu d’une rare habileté à se plier au tour de chaque esprit. Il y a eu de tout temps un français banal comme une politesse banale ; mais, de même que la politesse, le français s’individualise par la délicatesse des nuances. Combien il lui faut peu de chose pour donner à la pensée un autre accent, pour passer par tous les degrés du sérieux et de l’ironie, du blâme et de l’éloge, de la bienveillance et du mauvais vouloir ! Son vocabulaire n’est pas volumineux et sa syntaxe est peu flexible, mais rien n’y fait double emploi ; chaque mot a sa signification, chaque tour sa valeur. Il n’y a point de synonymes en français, ou il n’y en a que dans les dictionnaires. À force de culture, le français avait tourné sa pauvreté en richesse. Or, c’est précisément cette richesse subtile, obtenue par adresse, qu’il était menacé de perdre. En même temps qu’il faisait effort pour se plier à des sujets nouveaux, il tombait entre les mains de la foule. Il devenait l’instrument littéraire, non plus seulement d’une société de choix, mais de la bourgeoisie avec ses hommes d’affaires, ses journalistes, ses avocats, ainsi que du prolétariat et de ses tribuns. Quoi de plus opposé à ce génie de finesse, qui l’avait si habilement cultivé, que la démocratie sans façons, l’âpreté des polémiques, les haines bornées, l’inflexibilité des partis pris, et les doctrines absolues, qui ne sont en réalité que de violentes simplifications des choses humaines ! L’épreuve fut rude. Rien n’appauvrit les langues autant que de les traîner sur des lieux communs, et quelle langue en a plus exprimé que le français depuis moins d’un siècle ! Que vient-on parler de nuances quand la société est divisée en aristocrates et en jacobins, et qu’à la terreur rouge succède la terreur blanche ? Au milieu des commotions révolutionnaires, le français, lourdement manié par tous les fanatismes, s’épaississait et se roidissait. Il retournait à la pauvreté par la violence. Cette influence est plus ou moins marquée non-seulement chez les orateurs de la première révolution, mais encore chez quelques-uns de ceux qui brillent aujourd’hui à la tribune du corps législatif ou du sénat. Elle est visible chez la plupart des écrivains qui ont à peu près l’âge du siècle. On en démêlera les effets dans la raideur dogmatique de M. Guizot, dans l’éloquence saccadée de Victor Hugo, dans la sonorité redondante de Lamartine, et dans ce faux air d’oracle qui s’ajoute à la pénétration de M. Michelet. Surtout elle est patente dans Béranger, et il faut qu’elle ait singulièrement émoussé la finesse du goût public pour que le parallèle entre Horace et lui ait failli devenir classique.

C’est pour la langue française la plus heureuse de toutes les fortunes qu’un écrivain jeune encore, populaire entre les plus populaires, qui ne s’interdit pas, sans doute, les sources nouvelles, mais qui reste fidèle aux traditions acquises et les rajeunit par son talent. Que de trésors lentement amassés peut anéantir en un jour la brutalité des révolutions ! En voilà un du moins qui est décidément sauvé du naufrage. Le français n’aura pas eu en vain deux siècles d’une culture qu’il ne retrouvera plus. M. Renan n’est pas le seul, sans doute, qui travaille à nous conserver ce précieux héritage. MM. Thiers et Sainte-Beuve, pour ne parler que des vivants, y auront largement contribué. Mais M. Renan a sur eux l’avantage d’être plus jeune et surtout d’avoir plus d’ennemis. Pour agir sur le développement d’une langue, ce n’est rien d’être beaucoup lu, il faut être beaucoup discuté. Là est le secret de l’influence de Calvin sur le français du XVIe siècle. Il força ses adversaires à lutter avec lui de clarté. M. Renan obligera les siens à la finesse. Il eût écrit le plus populaire des romans du siècle qu’il eût moins obtenu. On lit un roman, puis on passe à un autre, mais on se préoccupe d’un livre tel que la Vie de Jésus ; on y revient, on l’éprouve, on le discute, et à force d’être présent à la pensée il exerce une action bien autrement durable et féconde.

M. Renan s’arrête davantage sur la poésie de Béranger. Le principal reproche qu’il lui adresse tend à l’assimiler à celle des faux lyriques du XVIIIe siècle, « faisant à volonté des cantiques pieux, des odes pindariques et des épigrammes obscènes ». Le rapprochement paraîtra fort, et pourtant on ne saurait le repousser tout à fait. La vie de Béranger fut tranquille et rangée ; ses chansons sont d’un bon vivant et d’un parfait libertin. Il semble s’être exercé de gaieté de cœur à salir les imaginations. Son hypocrisie, à lui, a été de se faire plus mauvais qu’il n’était. Cette sorte d’hypocrisie n’est rare nulle part, et il est naturel qu’on la rencontre plus fréquemment dans les pays où une certaine légèreté n’est point mal portée et où un grain de scandale sert d’assaisonnement au succès. Mais, commune ou non, il serait étrange qu’elle pût se traduire en poésie. Aussi n’est-ce point par un excès de poésie que se distinguent les chansons libertines de Béranger.

« Peut-être, dit-il dans sa Biographie, n’ai-je jamais parfaitement connu ce que nos romanciers anciens et nouveaux appellent l’amour, car j’ai toujours regardé la femme non comme une épouse ou une maîtresse, ce qui est trop souvent n’en faire qu’une esclave ou un tyran, mais comme une amie que Dieu nous a donnée. » Je ne sais si cette amitié, qui n’a point pour conséquence l’oubli du sexe, vaut l’amour et ses entraînements ; mais Béranger l’a ressentie, et quelques-uns de ses refrains qui, sans être précisément chastes, laissent percer ce sentiment doux et réel, me semblent d’un ton plus vrai que ses chansons réellement libertines. L’inspiration est aussi plus franche dans les strophes où il se console gaiement de sa pauvreté. Je distingue fort ces chansons-là de celles qui ne sont que le fruit d’une imagination licencieuse. Parmi ces dernières on en trouvera de spirituellement égrillardes et d’habilement composées ; mais ce qui leur manque le plus, c’est l’abandon et la verve de libre venue, c’est-à-dire justement ce qui pourrait les faire pardonner. Il y en a même de fort plates, témoin celle qui célèbre une beauté sans façons, dont un des agréments est de jurer, « quand on l’en prie ». Se peut-il rien inventer de plus froid et de plus prosaïque dans la débauche ? « Il me semblait, dit encore Béranger dans une note justificative de sa Biographie, qu’il était facile de démêler dans les productions d’un auteur celles qui appartenaient aux conditions de son genre et aux fantaisies de son esprit de celles où il avait eu l’intention de se peindre lui-même. » Voilà le mot : « les conditions du genre ». Malgré Lisette et le Chambertin, il est telle chanson de Béranger où règne une rhétorique qui, pour différer de celle de Jean-Baptiste Rousseau, n’en est pas moins de la rhétorique.

M. Renan ne paraît pas goûter beaucoup plus quelques-unes des grandes chansons de Béranger, n s’élève contre sa manie de transformer tout en déclamation. Il y a longtemps qu’à l’étranger on a été frappé de la part qui revient à la déclamation dans l’œuvre de Béranger. Un Allemand, homme de goût et d’un jugement pénétrant, me le disait à sa manière, il y a tantôt quinze ans : « Je ne comprends rien à ce poète ; quand il n’est pas polisson, il est académique. » Encore un jugement qui pèche par excès, mais qui a sa part de vérité. Béranger a inventé la chanson académique, et ce ne sera pas son meilleur titre de gloire. La Sainte alliance des peuples est-elle bien de la poésie ? Certes, elle n’en manque pas. Il y en a partout, de la poésie, même dans la prose. C’est une question de plus ou de moins. Mais quand on écrit en vers, on a tort de s’en tenir au moins. Or une métaphore commune, brillamment paraphrasée, court le risque de n’être qu’un minimum. Déranger dit qu’il a vu la Paix,

Semant de l’or, des fleurs et des épis :

heureuse vision, qu’un mot épuise. Il affirme de plus l’avoir entendue, et il nous rapporte le discours qu’elle a tenu. Mais il le lui prête, ce discours ; preuve en soit le vers où la Paix s’oublie jusqu’à parler d’elle-même comme d’une tierce personne :

L’encens des arts doit brûler pour la paix.

C’est lui qui parle, et sa Paix n’est qu’une métaphore qui lui tient lieu de porte-voix. On lui rendra cette justice qu’il donne en vers concis de sages conseils. La seule chose qui étonne est le refrain. Il est beau ; mais on ne voit pas pourquoi un discours suivi est coupé par un refrain. Ce refrain est une conclusion déguisée.

Ferait-on grand tort aux chansons de Béranger en les dépouillant du chant ? Quelques-unes y perdraient ; d’autres, en grand nombre, y gagneraient. On peut chanter le Grenier, les Hirondelles, Roger Bontemps ; mais qui songe à entonner la Sainte alliance des peuples ?

L’air de Muse des bois et des accords champêtres

renforce-t-il l’accent des couplets inspirés par le souvenir de Waterloo, et se figure-t-on le fils d’Attila défiant l’Europe en écorchant de sa voix de Tartare l’agréable romance :

Dis-moi, soldat, dis-moi, t’en souviens-tu ?

Ces chansons sont faites pour êtres lues ; le chant ne les accompagne que comme « condition du genre », et l’on s’étonne à la lecture de voir combien la combinaison y empiète sur la véritable création poétique. J’oserai étendre cette remarque à d’autres morceaux, quelques-uns charmants. Les Etoiles qui filent sont une ravissante idylle. Mais le motif en est de ceux qui ont besoin d’être relevés par l’adresse de l’esprit. En lui-même, il a peu d’originalité. On en tirerait tout ce qu’on voudrait. Il n’y aurait qu’à passer en revue, à propos de chaque étoile filante, tous les âges de la vie et toutes les conditions de la société. De tels motifs se laissent dévider sans fin, comme un chapelet. De même pour le Petit oiseau, que le poëte voudrait bien être, et qui irait ici, puis là, puis ailleurs. Gracieuses guirlandes, dont chaque fleur est une strophe. La main qui les a assorties est celle d’une adroite bouquetière. Mais encore lui a-t-il fallu pour les retenir un fil toujours cassant. Où est d’ailleurs la guirlande qui vaille une seule plante, une plante animée du souffle de la vie, avec ses feuilles, ses tiges, son port, ses boutons naissants, ses fleurs épanouies, son parfum distinct, la rosée qui brille dans son calice, le miel qu’elle distille, et le vent qui la berce ? Aux esprits ingénieux, les guirlandes à tresser ; aux seuls et vrais poètes, la plante à voir en rêve et à faire vivre dans leurs vers.

M. Renan est trop artiste pour ne pas avoir senti plus vivement qu’un autre ce qu’il y a de factice dans l’art de Béranger. Il passe pour un homme très savant et pour un critique de premier ordre. Jamais réputation ne fut plus méritée. Et cependant je soupçonne que ceux qui le voient de près, ceux auxquels il se livre, l’envisagent comme un artiste plus encore que comme un critique. Le don critique ne paraît pas être aussi essentiel au tour de son génie qu’à celui de M. Edmond Schérer, par exemple. Mais ce qui lui appartient en propre, ce qui le distingue entre tous les théologiens et philosophes hommes de lettres, c’est un sens de l’art singulièrement délicat et original. Il y a de l’Ary Scheffer dans ce critique qui a comparé tant de textes, approfondi tant de langues, compulsé tant de manuscrits. La critique est pour lui un moyen, l’art un but. Des gloses obscures, des textes arides, se dégagent à ses yeux de vivantes physionomies et d’idéales figures. Sa science s’épanouit en rêve, et il semble n’étudier que pour rêver de plus près, penché sur leurs vestiges, les réalités disparues. Qu’est-ce que sa Vie de Jésus, sinon le rêve d’un savant ? Il a relégué l’érudition dans la préface pour être plus libre, et cette préface elle-même n’est pas inséparable de l’œuvre, puisque M. Renan l’a retranchée de l’édition populaire. À vrai dire, ce n’est peut-être pas le plus heureux de ses rêves d’artiste. Jésus est un de ces personnages dont on sait trop ou trop peu. Quelques scènes de sa vie sont racontées avec tant de détails et de précision que l’art n’y saurait rien ajouter et n’y peut rien retrancher. Mais l’ordre manque et les lacunes sont nombreuses. Sur quelques points l’imagination est irrévocablement enchaînée à la lettre des documents ; en d’autres la fantaisie a le champ libre. Il ne se peut pas des conditions plus défavorables. Et puis le désir d’être précis là où la précision n’est pas possible, semble avoir contraint l’auteur à de basses suppositions. Est-il vrai que ce « maître exquis », cet homme qui, dites-vous, a distinctement connu Dieu comme un père, ait eu recours pour régner sur les âmes aux pratiques du plus vulgaire charlatanisme ? Si réellement il en est ainsi, pourquoi respecter l’auréole dont une tradition menteuse a couronné ce front qui n’en était pas digne ? Vainement on invoque en sa faveur les complaisances de la conscience orientale. Vous l’avez placé trop haut pour qu’il puisse être au bénéfice d’une justification si grossière, et si votre sens de critique se refuse à comprendre la double nature du Jésus des croyants, le simple bon sens de vos lecteurs n’aura pas moins de peine à associer dans une seule et même figure tant d’élévation et tant de vulgarité.

Je préfère au Jésus de M. Renan (on parle de lui comme d’un peintre) sa Marie de Magdala, un autre portrait, dont la ressemblance a été fort discutée, mais dont le souvenir demeure ineffaçable dans l’imagination. Elle a été malade. Sept démons ont habité en elle ; mais elle a rencontré Jésus, et pour elle la vie date de ce moment. Elle n’a ni enfants, ni époux ; elle a Jésus. Elle est celle que Jésus a guérie, celle que Jésus a relevée à ses propres yeux, et si secrètement il se mêle à l’exaltation de sa reconnaissance quelque vague pensée dont elle rougirait elle-même, croyez bien qu’elle n’en a pas conscience. Elle ne sait qu’une chose, que Jésus est tout pour elle et qu’elle l’aime avec adoration. Il est mort, et pour dernière consolation il lui reste son corps à embaumer et à ensevelir. Mais on l’a pris ce corps ; le sépulcre est vide, et elle pleure abondamment. Les souvenirs seront désormais sa seule richesse. Elle les repasse dans sa mémoire ; elle le voit sur les coteaux de la Galilée, guérissant les malades, consolant les affligés. Soudain, ineffable vision, vision de douleur et d’amour ! le voilà lui-même ; ce sont ses traits, c’est sa voix, et elle se jette à ses genoux en l’appelant « Rabboni ».

L’orthodoxie ne saurait accepter ce qui dans cette scène tend à faire passer la résurrection de Jésus du domaine de la réalité dans celui de l’imagination ; mais l’essentiel, pour l’art, est la figure de Marie, dont la beauté subsiste soit que l’on admette une vision, soit que l’on croie à une résurrection véritable. Un degré de plus ou de moins, non dans l’amour, mais dans son exaltation, voilà pour elle toute la différence. La critique positive objecte de son côté que M. Renan a exagéré le rôle de Marie, et dépassé les conclusions que l’on peut tirer des documents historiques. C’est possible, et je serais assez porté à le croire ; mais le portrait qu’il trace n’en garderait pas moins sa part de vérité. Qui dira de quel prix ont été pour l’église les souvenirs des saintes femmes, et le culte plus personnel qu’elles vouaient à la mémoire du maître ? Qui dira la force qu’y a puisée la religion naissante, dans la période obscure qui s’écoula entre la mort de Jésus et la vocation de Saint Paul ? Leur foi, toute composée de souvenirs et d’amour, n’a-t-elle pas relevé souvent le courage des disciples ? La Marie Magdelaine de M. Renan n’est qu’un type particulier de cet amour féminin. Elle n’a rien qui rappelle la beauté pure, rayonnante du premier éclat de la maternité, dont la Renaissance a multiplié les images. Marie de Magdala est une pauvre femme. Elle a longtemps souffert, et ses traits sont fatigués. Mais ni la maladie, ni le mépris, n’ont altéré la limpide profondeur de son regard, regard pur, délicat, infini, tout à son objet et qui le créerait s’il venait à lui échapper. Jamais l’amour ne fut plus religieux, ni l’adoration plus aimante. Elle a transporté la passion dans l’amour divin, mais la passion dépouillée de ce qui la trouble et la souille et toute pénétrée de reconnaissance et de repentir.

Qu’on se figure M. Renan rêvant sa Magdelaine, puis tombant sur un volume de Béranger, l’ouvrant au hasard et y lisant ce refrain :

Coulez, bons vins ; femmes, daignez sourire.
Et l’univers est consolé !

Quelle chute, grand Dieu ! Et que sera-ce si au lieu d’un refrain qui a sa grâce et son rayon, il venait à rencontrer cette triste chanson des deux Sœurs de charité, qui heurtent à la porte du ciel, l’une portée sur les ailes des anges,

L’autre dans les bras des amours… ?

Il n’y a pas de mépris plus souverain que celui du grand art idéal pour les gentillesses égrillardes qui usurpent le nom de poésie. Ce mépris, c’est celui de M. Renan pour Béranger.

Toutefois il est bien probable que si Béranger n’avait jamais chanté d’autres refrains, les foudres de M. Renan ne se seraient pas égarées jusqu’à lui. Pour lui valoir l’honneur de les attirer, il n’a pas fallu moins que ses hymnes déistes. La théologie de Béranger, tel est proprement le sujet de l’article qui nous inspire ces réflexions. M. Renan semble avoir eu de la peine à se remettre de son étonnement, lorsque, lisant Béranger pour la première fois, il découvrit la naïveté toute bourgeoise de cette théologie d’un genre nouveau, et cette façon de s’incliner, le verre en main, devant le Dieu qu’il cherchait « avec tremblement ». Il ne tarit pas sur ce Dieu de grisettes et de buveurs, ce Dieu auquel on peut croire sans pureté de mœurs ni élévation, et qui lui semble le mythe du béotisme substitué à celui de l’antique sentiment. « Nous sommes tentés, s’écrie-t-il, de nous faire athées pour échapper à ce déisme, et dévots pour n’être pas complices de cette platitude. »

Rien de plus naturel que l’indignation de M. Renan contre la théologie de Béranger. Son sens de l’art suffirait à l’expliquer. L’art et la religion sont deux choses très différentes et très voisines. Les religions ont toujours été les plus grandes sources de poésie, et vainement on tenterait la carrière de l’art si on n’y apportait pas un esprit religieux. Au moins faut-il que l’artiste s’oublie par instants dans un monde fort différent de celui qui tourbillonne autftur de lui, un monde d’images, de sons, d’harmonies, et il n’est point artiste s’il ne lui arrive pas de le prendre plus au sérieux que l’autre. L’art est souverainement idéaliste. M. Renan serait-il aussi un idéaliste ? Sans nul doute, et l’un des plus grands de ce siècle. On nous le représente comme un dilettante, qui s’est fait pour son usage particulier un musée des religions de l’humanité, qui l’enrichit sans cesse de curiosités nouvelles, et s’y promène en amateur curieux et blasé. Il se peut que cette image ne soit pas complètement fausse, et que, sans injustice, on puisse y reconnaître non le portrait de M. Renan, mais sa caricature à certains jours. Prenons garde toutefois à cette façon de juger le prochain en le prenant à ses heures de dégoût et d’inévitable sécheresse. Songeons à ce que deviendrait notre portrait si on nous appliquait le même procédé. Le fait est que cet amateur blasé est à sa manière un homme de méditation intérieure et qu’il y a du mysticisme dans ce dilettante.

La vraie religion est le fruit du silence et du recueillement. Elle est synonyme de distinction, d’élévation, de raffinement ; elle naît avec la délicatesse morale au moment où l’homme vertueux, rentrant en lui-même, écoute les voix qui s’y croisent. En ce silence, tous les sens étant apaisés, tous les bruits du dehors étant éteints, un murmure pénétrant et doux sort de l’âme, et rappelle comme le son d’une cloche lointaine de village le mystère de l’infini. Semblable alors à un enfant égaré, qui cherche vainement à démêler le secret de sa naissance inconnue, l’homme qui médite se sent dépaysé. Mille signes de la patrie provoquent chez lui de mélancoliques retours. Il s’élève au-dessus des terres fangeuses de la réalité vers des champs pénétrés de soleil ; il sent ces parfums des jours antiques, que les mers du sud conservaient encore quand les vaisseaux d’Alexandre les parcoururent pour la première fois. La mort, en habit de pèlerin, revenant de terre sainte, frappe à la porte de l’âme, qui commence à sentir, ce qu’elle ne voyait pas dans le trouble de la vie, qu’il lui sera doux de mourir. Elle est assurée alors que ses œuvres la suivront ; la vérité lui apparaît comme la récompense de ses bonnes actions ; elle voit l’insuffisance de toutes les formes passagères pour exprimer l’idéal ; les mots d’être et de néant perdent leur sens contradictoire ; elle s’envisage avec la divinité dans les rapports d’un fils avec son père, et elle prie à peu près en ces termes : « Notre père qui êtes aux cieux… ! »

Celui qui a écrit cette page et bien d’autres semblables, a sa place marquée parmi les représentants actuels du sentiment religieux, dans sa plus grande généralité. Il peut être hérétique au premier chef, — l’hérésie et le sentiment religieux ne s’excluent en aucune façon — on peut, d’un certain point de vue, lui refuser le titre de chrétien ; mais à coup sûr il n’est pas impie. C’est tout justement le contraire de Béranger. Béranger est plus impie qu’hérétique. Son déisme étroit est un fragment de religion orthodoxe. Il croit en Dieu ; il en prouve l’existence par un argument cher aux docteurs :

Le nid n’a pas créé l’oiseau.

Le principal attribut de son Dieu est la bienveillance. Il faut avoir confiance en lui et jouir des biens de la vie, en levant les yeux vers le monde invisible,

Où pour toujours nous nous réunissons.

Voilà pour un chansonnier un symbole assez correct, quoique fort incomplet ; mais cette rectitude de croyances n’implique pas le moins du monde la présence et l’activité du sentiment religieux. Je ne dirai pas que Béranger en fût totalement dépourvu. Ce qu’il en avait a pu se développer, l’âge aidant, surtout sous forme de reconnaissance attendrie. Toutefois il n’en a jamais eu de quoi le gêner, et sa reconnaissance elle-même a je ne sais quel air dégagé, qu’on trouvera médiocrement religieux :

Quand je pense à Dieu, je souris.

Son orthodoxie relative a pu d’ailleurs s’associer avec la licence illimitée et le vulgaire libertinage de l’imagination, étrange association, qui a persisté jusque dans sa vieillesse, et dont on ne voit pas qu’il ait jamais soupçonné le scandale. On ne saurait être moins mystique que Béranger. Le sens de l’adoration lui est étranger. Son Dieu est un de ses convives. On lui porte des toasts bachiques. Il ressemble parfois aux héroïnes que le poëte invite à ses débauches imaginaires. On le prie aussi de jurer, et il s’en acquitte avec une désinvolture suprême : qu’on se rappelle la chanson du Bon Dieu, mordante, spirituelle entre toutes, mais d’un tel cynisme qu’on pardonnerait plus aisément au poëte la vulgarité et la platitude.

La conscience de M. Renan se soulève à la seule pensée des profanations d’un tel culte.

Ce Dieu de guinguette et de gens attablés, à qui l’on frappe sur l’épaule, qu’on traite en camarade, en bon vivant, m’irrite comme une usurpation de titre de noblesse. Non, ils ne peuvent te connaître, être saint que l’on n’entrevit jamais que dans la sérénité d’un cœur pur. Tu n’appartiens qu’à nous qui savons te chercher. Les blasphèmes de l’homme de génie doivent plus te plaire que le vulgaire hommage de la gaieté satisfaite. L’athée est bien plutôt celui qui te méconnaît à ce point que celui qui te nie. Le désespoir de Lucrèce et de Byron fut plus selon ton cœur que cette confiance effrontée de l’optimisme superficiel qui t’insulte en te bénissant.

L’histoire notera comme un des traits les plus curieux de notre vie morale actuelle que récrivain de ce siècle qui a le plus énergiquement protesté contre le Dieu des bonnes gens, qui a repoussé le plus loin de lui la honte de ce culte trop populaire, est celui-là même qui a écrit la Vie de Jésus, La France, que je sache, ne manque pas absolument de moralistes croyants, de critiques sincèrement chrétiens ; les strophes du chansonnier les ont, sans doute, affligés et scandalisés ; mais ils ont laissé au plus fameux des hérétiques modernes l’honneur de la flétrissure imprimée souverainement sur le front de ce Dieu de guinguette. M. Renan passera aux yeux de la postérité pour le vengeur de la religion outragée par le poëte le plus national de la France


Ainsi à tous égards le contraste semble frappant entre ces deux natures. Il importe d’autant plus de le signaler qu’aux yeux de M. Renan Déranger n’est qu’un type, et qu’en protestant contre lui, il entend protester contre l’esprit français en général.

À l’indignation que me causa l’idée d’une confraternité religieuse avec ceux qui adorent de la sorte, dit-il en parlant de sa première lecture de Béranger, se mêla l’idée de ce qu’il y a de fatalement limité dans les manières de voir et de sentir de la France. L’incurable médiocrité religieuse de ce grand pays, orthodoxe jusque dans sa gaieté, me fut révélée, et le Dieu des bonnes gens m’apparut comme l’éternel Dieu gaulois contre lequel lutterait en vain toute tentative de philosophie et de religion épurée.

Il faut lire toute la fin de l’article. Jamais peut être l’ironie n’a ruisselé en plus amère éloquence.

Ce n’est pas à nous, étranger et qui jugeons à distance, qu’il appartient de prononcer sur les conclusions de M. Renan. Laissons-lui l’entière responsabilité de l’éloquent réquisitoire qu’il a deux fois signé de son nom, une première fois en le publiant dans le Journal des Débats, une seconde fois, et après dix ans d’intervalle, en le reproduisant dans un volume dont tous les articles doivent avoir à ses yeux une particulière importance. Notre seul désir est de saisir la véritable portée et la signification historique de ce contraste si énergiquement accusé par M. Renan lui-même.

Il est grand, sans aucun doute, et bien loin de vouloir l’atténuer, nous avons cherché à le présenter études littéraires dans tout son jour. Et cependant, en écrivant les pages qui précèdent, nous nous demandions s’il est aussi grand en réalité qu’en apparence, et si M. Renan, dans l’indignation de sa colère, ne l’a pas exagéré. Assurément ce n’est point un accident ordinaire que la vogue d’un poète qui tourne en dérision perpétuelle les croyances de ceux qui le lisent ou le chantent. Ecrire le Fils du pape ou le Mariage du pape, et devenir le poète national d’un pays tel que la France, fille aînée de l’église, voilà qui est remarquable. Que sera-ce si on y ajoute les chansons du Bon Dieu, des Clefs du Paradis, des Deux sœurs de charité, etc. ? Toutefois il faut tenir compte de l’excitation de luttes politiques où le clergé joua un rôle fait pour provoquer les passions, ainsi que de la liberté de propos acclimatée en France dès le temps des anciens trouvères. Il n’est pas de pays où il soit plus pardonné aux licences de la parole. Est-ce aller trop loin que de leur faire une part considérable, et de voir dans Béranger un épicurien satirique, dont l’esprit juste, ferme et court, se débarrasse de tout ce dont il ne comprend pas immédiatement le sens et l’utilité, qui prend la vie avec ses jouissances et ses biens, qui croit en Dieu moins par un ardent besoin de cœur que pour en avoir promptement fini avec de fatigants problèmes — solution commode, qu’on inventerait si elle n’existait pas — et qui, sans calcul, ayant une morale facile, a un Dieu qui n’est pas trop exigeant ? À le prendre ainsi, on se demande s’il vaut beaucoup moins que la moyenne des hommes, et si la France est impardonnable de l’avoir applaudi.

On dira peut-être que les peuples ont coutume d’être difficiles dans le choix de leurs élus, et qu’ils ne pratiquent guère cette hypocrisie de se faire plus mauvais qu’ils ne sont. On peut lire et goûter, les poètes grivois ; mais on ne leur donne que des éloges furtifs et ils jouissent d’une faveur clandestine. Un sentiment de naturelle pudeur avertit le peuple ; il sent que les souillures des renommées qu’il élève sur le pavois lui seront justement imputées, et l’homme licencieux a peu de chances de devenir poète national. Là est, je l’avoue, le côté grave de la popularité de Béranger. Pour l’acclamer si hautement, la France a dû manquer de cet instinct de pudeur. Toutefois la question est peut-être plus complexe qu’il ne paraît. France, popularité, poëte national : grands mots, dont le sens est élastique. Ces pays à forte centralisation sont un théâtre tout préparé pour les surprises et les entraînements. Tous les succès, grands ou petits, y soulèvent des flots de poussière, qui les grossissent à l’œil ébloui. Béranger est-il populaire en France comme Uhland en Allemagne ? Entend-on les paysans, réunis le soir devant les portes des maisons, entonner ses refrains ? Je connais mal les campagnes de France ; mais je parierais que non. Se fîgure-t-on de vrais campagnards chantant la Gaudriole, le Petit homme gris, la Grand’mère, même le Grenier ? Selon M. Renan, la popularité de Béranger est une popularité bourgeoise. Ce mot qu’il emploie sans cesse n’a peut-être pas de signification précise pour quelques-uns de ses lecteurs, et j’avoue que je suis du nombre. Béranger me semble devoir être populaire sur la place publique, dans la rue, au cabaret, dans l’atelier, dans l’arrière-boutique, surtout dans l’arrière-boutique du faubourg ; mais il ne doit l’être réellement ni dans les salons ni au village. Pour les esprits fins et cultivés, il manque de délicatesse dans l’imagination ; pour l’homme des champs, il manque de naïveté. Il est peut-être moins le poëte de la nation que celui d’une classe, classe nombreuse, il est vrai, puissante, respectable, mais qui plus que toute autre subit les inconvénients d’une position où s’associe à une demi-culture, une ambition remuante et peu mesurée.

Les recueils qu’on a publiés depuis quelques années des chansons populaires de la France me confirment dans cette opinion. Ceux qui viennent de la rue, la Muse pariétaire et la Muse foraine, trahissent à chaque page l’influence de Béranger. C’est sa poésie en gros sous. Ceux qui viennent des champs sont d’un tout autre caractère. Je ne trouve presque rien de commun entre les refrains de Béranger et les chants du village. Il y a, on ne le sait pas assez, il y a en France une poésie populaire, originale et naïve. Je me suis dit quelquefois que ce serait un beau rôle pour un artiste patient que de la traduire dans une langue plus cultivée. Un rôle ! expliquons-nous ; celui qui s’en ferait un rôle serait sûr d’y échouer. Quiconque a pour devise comme Béranger : « Je suis du peuple », ne l’est qu’à moitié. Il faudrait pour en rendre l’accent naïf quelque vrai poëte, enfant du peuple sans avoir besoin de le dire, qui au collège de France n’aurait point oublié son patois, qu’on aurait vu quelquefois distrait dans les salons, rêvant à sa chaumière. Cette œuvre se fera ; et je me demande si Béranger, tout incapable qu’il était de l’entreprendre, ne l’a pas entrevue un instant. Vers 1830, lorsque son rôle politique commence à décliner et que, incertain de sa voie, il essaie plus d’un mode nouveau, on le surprend à écrire, à côté de chansons philosophiques et sociales, quelques-uns des couplets où il s’est le plus rapproché de la véritable poésie populaire. Les Souvenirs du peuple et le Vieux caporal datent de cette époque. La première de ces chansons est d’une simplicité trop savante pour le paysan. Elle rend bien la vie du peuple, mais dans un tableau fait pour être senti surtout par les imaginations cultivées. La seconde doit avoir pénétré davantage ; il ne se peut pas que de nombreux conscrits ne l’aient apprise et que par l’armée elle n’ait atteint le vrai peuple. Elle me semble aussi belle que simple et touchante. Peut-être « les frais appas dénichés dans les bois », jurent-ils dans la bouche de ce vieux grognard ; c’est le seul manque de simplicité qui m’y ait frappé. D’ailleurs, point de chauvinisme, mais le sentiment juste et profond de la vie militaire. Tout le livre de Vigny vaut-il cette seule chanson ? Cette fois du moins Béranger a été naïf, et malgré la petitesse du cadre il a touché au grand art.

Cette chanson me fait l’effet d’une passerelle jetée sur l’abîme qui sépare en France la poésie populaire de celle des lettrés. Elle suffirait pour recommander Béranger à l’indulgence de M. Renan. M. Renan ne fait-il pas aussi sa pointe du côté du peuple ? Longtemps il s’est retranché dans un quant à soi dédaigneux. Il n’écrivait que pour quelques esprits d’élite. Maintenant il multiplie les éditions populaires de sa Vie de Jésus, et nous allons la voir paraître enrichie d’illustrations. Il a dû hésiter longtemps avant d’entrer dans cette voie. Plusieurs l’en blâment, et il comprendra qu’on ne soit pas sans crainte en voyant un livre tel que la Vie de Jésus tomber en tant de mains. Mais pour lui-même, il ne peut que gagner à se rapprocher du peuple. Voici bien des années déjà que l’art et la poésie, sentant la foule les abandonner, recherchent les sanctuaires pratiqués des initiés. Ils s’y raffinent à l’excès, et l’on peut prévoir le moment où le sens des nuances aura fait perdre à la poésie française celui des couleurs. M. Renan a ressenti cette influence. Quelques-uns des défauts qu’on lui a reprochés tiennent aux recherches aristocratiques de ses débuts. Du côté de la finesse, il a acquis tout ce qui peut s’acquérir. Seul l’instinct populaire, avec lequel les hommes vraiment supérieurs ont toujours de secrètes intelligences, peut devenir pour lui un maître utile en donnant à sa plume si déliée une touche toujours ferme et en le maintenant dans la grande ligne de la simplicité.

Je viens de découvrir un trait commun entre M. Renan et Béranger ; il lui dispute la popularité, il court sur ses brisées. Qui sait ? peut-être Béranger lui a-t-il préparé le terrain ? Combien d’hommes, dégoûtés par le chansonnier du Dieu que leur annoncent les prêtres, se sont-ils jetés avidement sur sa Vie de Jésus comme sur une satire de plus ! Il se pourrait aussi que quelques âmes, lasses de ne plus prier, aient trouvé dans le sentiment religieux qui l’inspire quelque rafraîchissement d’imagination. On parle de conversions opérées par M. Renan. Quoi qu’il en soit, je crois entrevoir une seconde ressemblance entre lui et le chansonnier. La distance qui les sépare est grande ; mais elle est mesurable et franchissable. Ils se meuvent aux deux extrémités d’une ligne continue, et l’on peut passer de l’un à l’autre. Qu’est-ce que M. Renan reproche par dessus tout à Béranger ? Ce qu’il appelle la gaucherie de l’esprit français en présence de l’infini. Si ce n’est que cela, il s’y fera, lui ou ses successeurs. La maladresse souvent est inexpérience. Vainement M. Renan le déclare fermé à toute nuance un peu déliée. S’il l’est, c’est que la vie est trop courte. Vingt ou trente ans d’école, dix ans de réflexion consciente et de progrès spontané, dix ans où l’on est soi-même, dix ans encore où l’on vit de ses restes en attendant l’inévitable déclin : voilà, pour les heureux, le bilan de la vie humaine. Au lieu d’une vie, mettez-en deux ou trois, et la distance qui sépare Béranger de M. Renan sera franchie à moitié. Les traces de progrès abondent chez Béranger. Comptez-vous pour rien son précoce désenchantement ? S’il n’en a pas profité pour commencer une nouvelle carrière, c’est que l’âge était venu ; mais son point d’arrivée sera pour d’autres un point de départ. Ses successeurs seront moins assidus à l’autel de la gloire. Ils commenceront à comprendre que la liberté ne consiste pas uniquement à narguer les rois et à médire des prêtres. Comptez-vous pour rien le dégoût qui le prit, lui aussi, de la brutale voix du tambour et des alignements au cordeau ? N’a-t-il pas fini par rendre hommage à la vraie originalité ?

Combien de temps une pensée,
Vierge obscure, attend son époux !…

Comptez-vous aussi pour rien ces refrains gracieux qui, mêlés aux refrains satiriques, ont fait pénétrer dans la mansarde de l’ouvrier la poésie de la sensibilité ? Faut-il enfin compter pour rien cette passerelle jetée un jour jusque sur la rive de la poésie populaire, où habite l’art naïf ? Prolongez la ligne, et vous verrez s’approcher le terme où Béranger et M. Renan pourront, sinon se tendre la main, au moins se saluer à distance.

L’histoire de l’esprit français semble confirmer ce présage. Le positivisme de l’imagination, si on peut appeler ainsi l’erreur de Béranger, date de loin. Le XVIIe siècle, si délicat qu’il fût, n’y a pas peu contribué. N’est-ce pas lui qui a tari les grandes sources ? Le XVIIIe siècle en a vu l’apogée. Voltaire eut l’esprit vif et sec, l’imagination mobile, fiévreuse et pauvre. Sauf le cabaret, son Dieu ressemble fort à celui des bonnes gens. Cependant le remède naquit de l’excès même du mal. Une réaction se prononça ; la race des rêveurs, qu’on pouvait croire éteinte, reparut tout à coup. On eut Rousseau et Bernardin de Saint-Pierre, puis Chateaubriand, qui annonçait Lamartine. Il n’est pas douteux que les deux derniers n’aient récemment agi sur le tempérament poétique et religieux de la France. Au fond subsiste toujours l’esprit de Voltaire, qui revit dans Béranger. Mais Béranger est déjà moins sec que Voltaire. Il y a de l’exaltation dans son patriotisme ; il a le tour lyrique, il a aussi la poésie des champs, toute une veine d’idylle inconnue au patriarche de Ferney. Ne serait-ce point que Chateaubriand aurait déteint sur lui ? Quelques gouttes de son ambroisie dorée, liqueur assoupissante, ont coloré le filet de poésie où s’abreuva la jeunesse de Béranger. M. Renan n’y versera-t-il pas à son tour, pour les neveux du chansonnier, quelques gouttes de son élixir excitant, à la forte senteur aromatique. Esprit bien autrement original que ne le fut Chateaubriand, penseur bien plus fécond, pourquoi n’aurait-il pas, et dans une plus grande mesure, la même fortune ? C’est ainsi que procède l’histoire, par mélanges successifs. Elle ne multiplie les contrastes que pour se donner le plaisir des conciliations. Avant que la génération présente soit écoulée, la France comptera plus d’un écrivain qui aura réalisé tant bien que mal l’alliance impossible de l’esprit positif de Béranger et de l’idéalisme de M. Renan.

Ce sera un progrès, et un progrès de plus de portée que la pauvre restauration religieuse, solennelle et puérile, tentée par Chateaubriand. Il n’y a que l’aveuglement de l’esprit de parti qui puisse ne pas voir ce que vaut l’idéalisme de M. Renan dans la patrie du Dieu des bonnes gens. Mais on se demande si cette alliance, même répétée, suffira pour donner tort à M. Renan et sauver la France de la médiocrité religieuse où il la condamne. J’ai des doutes à ce sujet, et ces doutes (je prie M. Renan de me le pardonner) proviennent de ce que je crois voir encore trop de ressemblance entre lui et le chansonnier. Béranger tient à être du peuple ; M. Renan est pour les raffinés. Il raffine jusqu’au mot de raffinement. Il en fait un synonyme d’élévation et de délicatesse. Nul doute que dans les choses de la religion on ne puisse distinguer aussi entre délicatesse et grossièreté. La grossièreté, c’est l’égoïsme, auquel il faut échapper. Toutefois, la simple délicatesse parle moins de raffinement. Ces mots eux-mêmes, raffinement, gaucherie, nuance déliée, sont de ceux qu’ignore le sentiment religieux dans sa pureté. Les âmes tout à fait religieuses sont délicates sans le dire, sans même le savoir. Se mesurant à l’idéal de perfection qu’elles ne cessent de poursuivre, elles ont moins le sentiment de leur distinction que celui de l’alliage impur dont elles sentent toujours la souillure. Jésus, que je sache, n’a jamais fait parade de raffinement, non plus que de popularité. En outre, le sens religieux a besoin de se mêler à tout pour ne pas se corrompre. Il lui faut des applications opposées et qui se complètent dans leur diversité. On le voit se modifier selon les natures. Chez les âmes méditatives, il verse volontiers du côté de l’art : Dieu est ce qu’il y a de plus élevé, disent-elles. et le meilleur emploi de la vie est de le contempler dans rinfmi. Chez les hommes d’action, il incline plutôt du côté de la morale : Dieu est le maître, disent-ils, et le but de la vie est de faire sa volonté. Voilà, non les seules, mais les deux plus grandes voies ouvertes à l’esprit religieux. Les contemplateurs, les amants de l’art idéal, les théosophes, les mystiques de toute nature, suivent l’une ; l’autre est celle des apôtres ardents, des réformateurs d’ordres et d’églises, des sévères directeurs de consciences. Les premiers empêchent que l’esprit religieux ne se rétrécisse ; c’est par eux qu’au risque d’enfanter plus d’une hérésie et de courir plus d’un hasard il s’associe aux progrès de l’intelligence ; les seconds le réalisent sur la terre en œuvres toujours imparfaites et pourtant fécondes. Abandonnez à eux-mêmes l’un ou l’autre de ces deux groupes, et la religion s’égarera en spéculations stériles ou dégénérera en fanatisme étroit. Or si d’un côté on voit clairement qu’il se fait en France un travail qui tend à idéaliser le sens religieux, on ne voit pas qu’il s’en fasse un autre, parallèle et correspondant, qui tende à l’enrichir d’une nouvelle sève morale. Une masse ignorante, plus ou moins docile entre les mains du prêtre, riche d’heureux instincts naturels, mais qui n’est pas encore arrivée à la vie religieuse spontanée, voilà le fond du tableau ; sur le premier plan s’agite un groupe remuant, au milieu duquel chante Béranger, applaudi par la foule des esprits positifs et dégagés, tandis que M. Renan, entouré d’idéalistes au génie raffiné, médite à l’écart sur le sens de la vie. Mais où sera la voix austère et puissante, capable de se faire entendre des uns et des autres, qui leur prêchera à tous la loi pratique de l’obéissance ? Cette voix, la France l’a connue jadis. N’était-ce pas celle des vieux Huguenots ? Mais il lui a déplu de l’entendre, et elle les a rejetés de son sein. C’est pourquoi elle flotte aujourd’hui entre Béranger et M. Renan.

Il semble difficile d’espérer une régénération religieuse de la France tant que quelque grande école n’y représentera pas efficacement la puissance morale du sentiment religieux. Mais comment une école semblable pourrait-elle s’y former, et où se recrutera-t-elle ? Les protestants disséminés sur quelques points de la France sont-ils de force à reprendre l’œuvre de leurs ancêtres et à le faire sans anachronisme, en la transformant selon l’esprit des temps actuels ? Et le fussent-ils, la France sera-t-elle plus disposée à les entendre ? À leur défaut, les catholiques libéraux accompliront-ils cette œuvre urgente ? Les questions se pressent et avec elles les doutes. L’avenir répondra. Nous n’avons pour asseoir nos prévisions que le seul passé, et quand on l’étudié, on a peine quelquefois à se défendre de l’idée que la France a été choisie pour tenter à ses risques et périls une dangereuse expérience. Les familles humaines sont nombreuses. Chacune suit sa voie et remplit sa mission. Peut-être est-il bon, en vue du but qu’elles poursuivent sans le connaître, que le sentiment religieux se partage inégalement entre elles, aussi bien que les autres dons, et qu’il y ait quelque part un peuple spirituel et brillant, l’un des mieux doués de la terre, qui n’en retienne que le moins possible et qui, déchargé de ce lest, tente, pour l’instruction de tous, la carrière du progrès et l’épreuve décisive de l’expérience.

1868.
  1. Ernest Renan, Questions contemporaines. Paris, Michel Lévy, 1868.