Études et portraits du siècle d’Auguste/04

Études et portraits du siècle d’Auguste
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 80 (p. 992-1005).
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ÉTUDES ET PORTRAITS
DU
SIÈCLE D’AUGUSTE

IV.
LA MERE DE NERON[1].

La seconde Agrippine, fille de Germanicus, est une figure altière et souveraine qui mérite un portrait à part. Cette femme extraordinaire, dont l’intelligence servait si bien l’ambition et dont la beauté cachait mal l’âme virile, a joué un rôle insigne dans l’histoire. Elle tenait de ses parens les dons les plus opposés : de sa mère, Agrippine, la fermeté, un caractère indomptable, une opiniâtreté qui ne se pliait ni à l’obéissance ni au silence ; de son père, Germanicus, le goût de plaire aux honnêtes gens et la passion de la popularité ; de sa grand’mère, Julie, l’esprit, l’orgueil aristocratique et une audace effrénée ; de son aïeul, Agrippa, une énergie mâle et en quelque sorte plébéienne, le sens des affaires, l’aptitude à bien administrer.

Elle était née à Cologne l’an 16 de l’ère chrétienne. Le souvenir de ses premières années était un mélange d’impressions brillantes et lamentables : d’une part la grande situation de son père sur les bords du Rhin, la vie des camps, le retour triomphal à Rome dans le char qui montait au Capitole, le voyage en Orient et le gouvernement de Syrie ; d’autre part les souffrances et la mort de Germanicus, un cortège funèbre à travers le monde, les cendres rapportées par une veuve en habits de deuil, enfin les persécutions subies par sa mère avec une amertume, une violence, des imprécations, qui s’étaient gravées dans la mémoire de la jeune fille.

Lorsque la veuve de Germanicus fut exilée, exil qui précédait à peine la mort, la jeune Agrippine fut recueillie par Antonia, sa grand’mère paternelle. A douze ans, elle fut mariée par Tibère, qui choisit pour elle un neveu d’Auguste, Cn. Domitius Ænobarbus, homme d’un caractère farouche, redouté par ses contemporains, qui avait tué un affranchi parce qu’il ne voulait pas boire à son gré, crevé l’œil à un chevalier romain en plein Forum, écrasé sur la voie Appienne un enfant trop lent sur lequel il avait lancé son char. Plus tard, accusé d’inceste avec sa sœur Lépida, il ne fut sauvé que par la mort de Tibère, le grand justicier. Après neuf ans de mariage, Agrippine mit au monde Néron, le jour même où Tibère expirait, comme si l’âme du tyran quittait une dépouille usée pour entrer dans le corps d’un tyran plus exécrable encore. A ceux qui le félicitaient, Domitius répondit : « D’Agrippine et de moi, il ne peut rien naître que de monstrueux et de funeste au peuple romain. » On prétend aussi qu’Agrippine, entendant les devins prédire que son fils régnerait, mais qu’il la ferait périr, s’écria : « Qu’il me tue, pourvu qu’il règne ! » Ce cri dévoile la profondeur de son ambition.

Appelée bientôt par son frère Caligula à partager sa grandeur, ses débauches, sa couche et les honneurs divins, Agrippine ne s’étonna ni de l’inceste, ni de l’éclat de la toute-puissance. Les monumens aussi bien que l’histoire ont conservé la trace de la faveur passagère des trois sœurs de Caligula. Elles sont représentées sur les monnaies de bronze avec les attributs de la divinité ; un camée du musée de Saint-Pétersbourg les montre dans toute leur beauté. Les actes officiels les mentionnaient ; les consuls et les magistrats, en prêtant leur serment, juraient par elles en même temps que par l’empereur ; dans les festins publics, elles étaient étendues sur le même lit que leur frère. L’exemple des vertus maternelles et la gloire si pure de Germanicus n’étaient ni un frein, ni une cause de remords. Le crime devenait une preuve plus enivrante d’un pouvoir élevé au-dessus des lois et au-dessus de l’humanité ; mais avec un fou rien n’est durable. Drusilla mourut ; Caligula se lassa de ses deux autres sœurs, et, après les avoir prostituées à son compagnon d’orgies Lépidus, il les accusa de conspirer avec Lépidus, et les relégua dans l’île Pontia. A vingt-deux ans, Agrippine, éprouvée successivement par le malheur, par la grandeur souveraine et par les forfaits, se trouvait donc précipitée du faîte de la puissance, condamnée à l’isolement, livrée aux plus amères pensées. Quelles furent ses réflexions pendant un exil qui devait durer autant que le règne de Caligula ? Quel plan s’était-elle tracé, quels projets nourrissait-elle, si jamais elle rentrait dans Rome et se mêlait aux choses humaines ? Il est difficile de le dire ; mais on sait qu’au lieu de plier sous la disgrâce, son âme se raidit. Elle entreprit aussitôt d’écrire des Commentaires’ ; c’est-à-dire des mémoires où elle retraçait les malheurs de sa famille et les siens propres : c’était une apologie. Tacite a consulté ces mémoires ; il les cite. Les faits, présentés sous un jour favorable, devaient éclairer la postérité et surtout réveiller l’intérêt passionné qu’inspirait aux Romains le sang de Germanicus. Le travail soutint sa constance, l’amour de la gloire soutint son orgueil ; elle se retrempa dans l’adversité, non pas à la façon des sages, que les épreuves calment et que la solitude adoucit, mais à la façon du fer, que la trempe rend plus dur et plus tranchant.

L’avènement imprévu de Claude lui rendit la liberté, le séjour de Rome, ses biens, son fils, recueilli par sa belle-sœur Lépida, et la faveur publique, réchauffée par la persécution. Dès lors Agrippine veille sur ses paroles et sur ses actes avec une rare prudence. Elle sait que Messaline a des passions terribles, qu’elle est jalouse de son pouvoir et qu’il est dangereux de lui porter ombrage. S’il lui était resté quelque doute sur ce point, sa sœur Julia Drusilla et une autre Julie, sa cousine, lui auraient servi d’avertissement. Toutes deux avaient essayé de prendre quelque influence sur Claude : Messaline, unie aux césariens, les fit condamner et périr. Agrippine au contraire resta silencieuse et retirée ; elle visitait rarement l’empereur, son oncle ; elle modérait, mais entretenait l’aveuglement populaire qui allait pousser Néron jusqu’au trône, car les peuples, une fois sur cette pente fatale, forgent eux-mêmes chaque anneau de la chaîne qui les doit étreindre. Elle prenait patience en sondant l’avenir, elle ménageait les chances favorables, elle invoquait le hasard, dieu des aventuriers, elle amassait de l’or, autre divinité adorée par les époques de décadence, et poursuivait la richesse, auxiliaire si puissant de l’ambition.

Elle était veuve, et calculait la valeur de sa liberté enchaînée à propos, de sa beauté, de son grand nom. Elle prétendit d’abord épouser Galba, à qui Tibère et ses astrologues avaient prédit l’empire. Elle poursuivit même cet homme faible d’instances assez indiscrètes et assez publiques pour que la belle-mère de Galba se crût en droit de la souffleter un jour dans une réunion, injure éclatante, méritée, qu’Agrippine ensevelit avec soin, et dont elle eut l’habileté de ne point se venger quand elle fut toute-puissante, pensant avec raison que le châtiment aurait rendu à l’outrage toute sa fraîcheur. Elle se rejeta sur un des personnages les plus riches de Rome, Crispus Passiénus, orateur assez vanté de son temps, deux fois consul, dont elle convoitait les trésors. D’un caractère inoffensif, Passiénus vivait dans la retraite ; épris par-dessus tout des plaisirs champêtres, il habitait sa belle villa, rendait un culte aux hêtres séculaires qui lui prêtaient leur ombrage, et les arrosait avec du vin en forme de libation. Il se laissa prendre dans les filets d’Agrippine, et mourut bientôt, dès qu’il eut institué Néron son héritier. Quelques esprits malveillans firent courir dans Rome le bruit que le destin de Passiénus avait été hâté, car les événemens avaient marché. Messaline, arrivée à tout oser, avait tué Polybe, et les césariens avaient juré sa perte. Agrippine suivait les intrigues de la cour d’un regard prévoyant. Il était temps pour elle de se trouver libre : elle le fut, et elle le fut à propos. Aussitôt elle chercha parmi les puissans affranchis de Claude un ami sûr, un appui à toute épreuve, un instrument de ses projets. Pallas lui plut précisément parce qu’il était orgueilleux comme elle, parce qu’il prétendait descendre des rois d’Arcadie, parce qu’il affichait une morgue aristocratique. Pallas répondait à peine par un signe de tête aux bassesses des plus grands personnages de Rome ; il ne commandait à ses esclaves que par un geste, ou écrivait sur ses tablettes les ordres plus compliqués, de peur de souiller sa parole. Agrippine devint la maîtresse de Pallas, Elle ne rougit point, elle, fille de Germanicus, sœur et nièce d’un empereur, de se livrer à un ancien esclave ; sa fierté savait fléchir pour s’élever plus haut ; elle était de celles qui pratiquent la vertu quand elle est utile, et acceptent la débauche dès qu’elle conduit au pouvoir. Chaste par tempérament, elle avait toujours cru que la beauté d’une femme doit être la rançon de sa grandeur.

Agrippine savait qu’elle aurait à soutenir une lutte périlleuse contre les affranchis césariens, rois véritables qui faisaient mouvoir césar comme les acteurs leurs marionnettes. Leur organisation était admirable, ils formaient un état dans l’état, ils auraient pu fonder une dynastie superposée à la dynastie des empereurs ; mais les coquins ne s’entendent pas toujours, et les corsaires finissent tôt ou tard par être aux prises avec les corsaires. La discorde jeta sa pomme dans cette confédération de césariens élégans, fastueux, insolens, dissolus, impunis ; la guerre civile éclata dans le camp si bien fortifié de ces scélérats irresponsables. On manqua à la foi jurée, seule morale des gens qui se mettent hors les lois, seule garantie qui soit respectée dans une bande de brigands. Ce fut une femme qui rompit le pacte la première : la brèche faite, tout s’écroula.

Messaline, trop passionnée pour être politique, trop bestiale pour jamais se contenir, fit tuer le secrétaire de Claude, personnage considérable, le quatrième parmi les césariens, qui avait été son amant. Les triumvirs, Pallas, Calliste et Narcisse, comprirent que les coups pouvaient s’élever jusqu’à eux, et voulurent venger Polybe. Le mariage public de Messaline avec le beau Silius, qui convoitait l’empire, acheva de les effrayer. C’était la première fois qu’on voyait à Rome un mari répudié par sa femme ; cette gloire était réservée au frère de Germanicus. Les césariens ne pouvaient reculer davantage ; ils avaient accepté pour Claude tous les ridicules, ils ne voulaient point accepter la menace d’une révolution.

Messaline morte, il fallut marier Claude ; ce vieillard faible et débauché ne pouvait se passer de femme. La négociation du mariage acheva de diviser les césariens. Chacun d’eux avait sa cliente, chacun vantait son choix, chacun faisait son calcul. Claude ne savait auquel entendre, et les conseils tenus sur cette importante matière ajoutaient à son embarras. Narcisse recommandait Ælia Pætina, ancienne femme de Claude, qu’il avait répudiée sans motifs graves. « Pætina n’avait pour lui rien d’effrayant, c’était un mal connu. » Calliste poussait Lollia Paulina, une des femmes de Caligula, « personne fort douce, qui était faite aux grandeurs. » Les deux associés, on le voit, tiraient prudemment leurs impératrices du garde-meuble de la couronne. Pallas présentait Agrippine, « dont la fécondité était éprouvée, qu’il était dangereux de laisser porter dans une autre famille le grand nom de Germanicus et une popularité éclatante. »

Agrippine, entreprenante, énergique, brusqua le dénoûment. Usant des facilités et, selon l’expression de Suétone, du droit de baiser (jus osculi) que lui donnait son titre de nièce, elle enhardit si bien son timide prétendu, qui en était à sa sixième femme, qu’il était apprivoisé au mariage et marié avant de l’être. A peine est-elle proclamée impératrice qu’elle saisit le gouvernement d’une main virile. Rien n’arrêtera plus son indomptable ambition, qui a la rectitude d’un trait violemment lancé. En vain Narcisse veut la combattre, il est seul ; ses complices ont vieilli, ils sont gorgés, ils craignent la lutte. Pallas trahit au profit du règne futur, et favorise les plans d’Agrippine. Calliste est pusillanime plus que jamais. La ligue du mal public est dissoute, et tous pâlissent devant le génie d’une femme. Il semble que depuis dix ans Agrippine ait mûri son plan et qu’elle l’applique avec la netteté d’un conspirateur qui a prévu le jour de son triomphe. Aussitôt Néron est fiancé à Octavie, adopté, fait prince de la jeunesse, tandis que Britannicus languit à l’écart. Aussitôt Sénèque est rappelé de l’exil, Burrhus préposé à la garde prétorienne, Néron confie à ces deux précepteurs comme un gage donné au parti des philosophes et des honnêtes gens. Après avoir occupé résolument le pouvoir, il était opportun de le fortifier par quelques exécutions. Agrippine était de l’école de Livie, qui n’admettait que les crimes nécessaires, et qu’aucun scrupule n’arrêtait devant un grand profit. Lollia Paulina, qui pouvait redevenir une rivale, est exilée et tuée bientôt après. Ses pierreries étaient estimées 8 millions ; elle était belle, et l’esprit superstitieux des Romains regardait comme un présage de bonheur insigne une double dent canine qui ne déparait point sa bouche. Aussi, lorsque le centurion lui rapporta la tête de sa rivale, Agrippine voulut-elle glisser son doigt entre les lèvres déjà décomposées et tâter les deux dents qui l’avaient alarmée. Calpurnia est proscrite à son tour, uniquement parce que Claude l’avait trouvée belle. Lépida, femme impudique et spirituelle, témoignait à son neveu Néron une tendresse inquiétante ; elle flattait ses goûts, lui prodiguait les présens, et ses caresses pouvaient cesser d’être maternelles. Lépida fut condamnée, et Néron obligé de porter témoignage contre sa tante.

Agrippine du reste tenait son fils dans une dépendance absolue ; elle n’avait pour lui aucune faiblesse ; elle le traitait rudement, l’accueillait toujours avec un visage sévère ou menaçant (truci ac minaci vultu), afin d’établir sur lui son empire d’une manière durable. Elle voulait lui assurer le pouvoir, à la condition qu’il ne l’exerçât jamais. J’oubliais Statilius Taurus, dont les beaux jardins excitèrent l’envie de la nouvelle impératrice, et que l’on força de se tuer. Enfin la faction des césariens, par le seul fait de l’entrée énergique d’Agrippine dans les affaires, se trouva dissoute comme elle s’était formée, sans lutte apparente, sans secousse. Narcisse restait debout, isolé, mécontent, veillant sur Britannicus. Tacite explique en quelques lignes quelle action fut alors imprimée aux affaires par l’avènement d’Agrippine. « Tout change dans l’état, dit-il, et tout obéit à une femme ; mais cette femme ne se jouait plus de la chose publique au gré de ses passions. Les rênes de la servitude étaient resserrées et l’on croyait sentir une main virile. En public, sévérité. et souvent orgueil ; dans le secret du palais, rien d’impudique, à moins que l’ambition ne l’exigeât. Une soif insatiable de l’or avait pour prétexte les ressources qu’il faut ménager au pouvoir. » Le grave historien laisse voir que la liaison d’Agrippine avec Pallas se continua après son mariage. Elle avait besoin de Pallas, qui depuis neuf ans administrait les finances et possédait les secrets de l’empire. Intendant du fisc impérial, il disposait de ressources immenses et tenait le véritable nerf du pouvoir. Agrippine suivait en cela la maxime de César et d’Auguste, qui multipliaient leurs liaisons criminelles dans les grandes familles, afin d’avoir l’œil et l’oreille partout. Pour elle, une liaison suffit, mais c’est avec le premier personnage de l’empire, le plus fier des césariens, le complice de sa fortune. Aussi admet-on difficilement que Sénèque, Fœnius et quelques autres aient été les amans d’Agrippine. Elle n’avait aucun goût pour la galanterie ; chez elle, le vice n’était que le serviteur de l’ambition. N’est-elle pas en outre absorbée par le travail ? Elle administre, elle gouverne, elle pousse son fils, qui n’est pour elle qu’un garant de l’avenir, qui lui promet que son règne se prolongera sous le successeur de Claude. En attendant, quelle puissance, quelle grandeur elle s’assure ! quel prestige aux yeux de l’univers prosterné ! Elle est proclamée augusta comme l’a été Livie ; elle reçoit les hommages publics du sénat ; les visites qui lui sont faites par les personnages sont consignées dans les Acta diurna’ ; c’est-à-dire dans le journal officiel du temps ; elle a le droit de monter dans un char semblable à ceux qui servent aux statues des dieux et aux prêtres qui les portent ; elle occupe dans les cérémonies un trône semblable au trône de l’empereur ; elle reçoit les ambassadeurs ; elle fonde une colonie de vétérans dans la ville où elle est née, et lui donne le nom de Colonia Agrippina (Cologne). Enfin dans la grande fête du lac Fucin, où le peuple entier se transporta pour assister au combat de deux flottes et de 19,000 condamnés, Agrippine apparut revêtue d’une chlamyde d’or et d’un vêtement militaire qui l’assimilaient à un chef d’armée. Pline, qui assistait à ce spectacle, en est resté ébloui.

Pendant qu’Agrippine grandissait, Narcisse, qui voyait Britannicus relégué chaque jour plus loin du trône et du cœur de son père, voulut la renverser. Il fit contre elle l’épreuve d’un crédit qui avait perdu Messaline. Il avait la confiance de Claude. Claude était sa propriété, son dernier gage : Agrippine brisa ce gage précaire, elle fit disparaître cette propriété qui n’était qu’une fiction, ne voulant pas rester exposée, ainsi que Pallas, aux délations d’un affranchi trop assidu. A peine Narcisse, tourmenté par la goutte, était-il arrivé à Sinuesse pour y prendre les eaux qu’il y apprit la mort de l’empereur, son maître. Locuste avait préparé un plat de champignons que le jeune Néron appelait en riant le mets des dieux.

L’apothéose fut décernée au défunt césar au milieu des quolibets. Sénèque lui-même ne put résister au plaisir de tourner en ridicule celui qu’il avait flatté ouvertement tant qu’il avait vécu. L’Apothéose d’une citrouille est célèbre ; cette spirituelle infamie est parvenue jusqu’à nous. Rien n’est plus piquant que de voir se présenter parmi les dieux ce vieillard grotesque, qui semble traîné au ciel par un croc, ainsi qu’aux gémonies ; la salive coule le long de sa bouche, sa tête se balance sans relâche, il traîne la jambe, et fait entendre à l’olympe des sons confus, une voix rauque et sourde comme celle d’un phoque. Les dieux le renvoient aux enfers ; il y retrouve ses victimes, et est condamné par Éaque à jouer éternellement aux dés avec un cornet sans fond.

L’avènement de Néron semble d’abord rendre la puissance d’Agrippine plus éclatante. Le mot d’ordre donné le soir aux prétoriens est : « la meilleure des mères. » Les lettres écrites aux peuples et aux rois sont au nom de l’impératrice et de l’empereur. Le sénat se réunit sur le Palatin, afin qu’Agrippine assiste à ses séances, à peine cachée par un rideau. La même litière les contient, elle et son fils, ou bien le jeune prince suit respectueusement à pied sa litière. Elle est nommée prêtresse de Claude et reçoit un caractère sacré ; elle est représentée sur les monnaies en vertu d’un sénatus-consulte ; elle est gardée par une des dix cohortes prétoriennes et par la cohorte de Germains, redoutée pour sa fidélité aux césars. Quand on voit Agrippine arriver au faîte de la grandeur, on désire la connaître de plus près et s’en faire une image nette, car c’est alors qu’on a dû multiplier ses statues et ses portraits.

Les monnaies de Claude nous la montrent couronnée de lauriers, avec les deux mots Agrippinœ Augustœ’ ; qui consacrent officiellement son titre d’augusta’ ; tandis que le revers représente parfois un char traîné par des éléphans, réminiscence flatteuse des honneurs rendus à Livie. Les monnaies de Néron portent les deux têtes de la mère et du fils, tantôt de profil, tantôt affrontées. Sur la face est nommée Agrippine, femme du divin Claude, mère de Néron’ ; tandis que Néron, fils du divin Claude’ ; est nommé seulement sur le revers. La tête de Néron est petite, rajeunie ; ce n’est pas celle d’un jeune homme de dix-sept ans, c’est celle d’un enfant dont on voudrait perpétuer la minorité aux yeux du monde. L’exemple des Romains fut suivi par les colonies et surtout par les villes de Grèce et d’Orient. Les monnaies d’or frappées à Rome sont les plus soignées et les plus importantes à consulter. Agrippine avait déjà trente-huit ans. Quoiqu’elle eût conservé sa beauté, on remarque, sur certaines pièces d’or, que ses traits sont accusés, que son profil est serré, sa bouche fine, son œil pénétrant et impérieux. L’observateur qui promènera successivement ses regards sur un grand nombre de monnaies d’Agrippine gravera bientôt dans sa mémoire une certaine résultante d’impression, qui constitue un type : ce type lui deviendra familier malgré la diversité des échantillons, et lui permettra de passer avec plus de sécurité à l’étude des camées. Les camées d’Agrippine ne sont pas rares : le cabinet de la Bibliothèque impériale en possède cinq. Le plus remarquable porte le n° 230 ; c’est une sardoine à trois couches qui a plus de 5 centimètres de hauteur. L’impératrice, assimilée à la déesse Diane, a le carquois sur l’épaule ; elle est couronnée de lauriers. Le travail en est magnifique ; l’expression est fière, pleine de fermeté, et rappelle le trait dominant d’Agrippine. Le camée qui porte le n° 231 est à peu près de la même grandeur ; la monture en or et en émail est d’une rare élégance. Sur ce monument, on pourra observer dans tous ses détails la coiffure, qui est semblable à celle de Messaline, c’est-à-dire conforme à la mode du temps. Les cheveux sont ondulés, de petites boucles encadrent le front, la masse de la chevelure est rejetée négligemment derrière l’épaule. Le n° 233 montre Agrippine couronnée de lauriers, avec un voile et une perle qui sert de pendant d’oreille ; elle tient une corne d’abondance.

Dans la gravure des camées, le but de l’art était surtout de faire valoir la matière et d’enrichir la dactyliothèque du Palatin de monumens commémoratifs, glorieux, flatteurs. L’artiste, qui n’était pas nécessairement un grand sculpteur, était plus capable d’imprimer un caractère idéal et une beauté traditionnelle que de faire ressortir dans toute sa force la physionomie du modèle ou le trait individuel qui intéresse l’histoire. C’est à la sculpture proprement dite qu’appartient cette puissance ; le graveur de camées donne plutôt l’aspect général et la poésie de la ressemblance. Les deux bustes qui sont au musée du Louvre ont malheureusement souffert au point de perdre une partie de leur expression. Sur l’un, l’épiderme du marbre rongé est presque fruste ; l’autre a le menton cassé, les lèvres réparées. On ne peut s’attacher qu’à l’ensemble, regarder à distance, afin de saisir l’énergie jointe à la grâce, l’assurance mêlée au charme. Le buste qui est au Capitole ne satisfait pas non plus complètement, parce que les yeux levés au ciel indiquent chez l’artiste plutôt une préoccupation de l’apothéose, c’est-à-dire l’adulation, que la recherche rigoureuse de la vérité. Le buste du musée de Naples l’emporte sur tous les autres par un caractère saisissant, par la vraisemblance historique, par la grandeur. Il a été apporté de Rome par les Farnèses. La tête est belle, accentuée, énergique, virile ; sans le flot de cheveux qui pend sur les épaules et l’arrangement de la coiffure, on ne reconnaîtrait point une femme. Les muscles du cou ainsi que les clavicules sont larges et accusés comme chez un homme. L’œil est ferme et fixe sous l’arc profond du sourcil ; le nez est un peu tombant, la pointe en est marquée et donne au visage un air réfléchi ; les pommettes sont saillantes, marque essentielle de sa mère, la première Agrippine ; la bouche est encadrée par un pli sévère qui part du nez ; quant au menton, il est mâle, net, inflexible. Tout est robuste, éprouvé ; on ne surprend rien de sensuel ; c’est l’enveloppe d’une âme accessible seulement aux grandes passions. De face, la beauté est peu frappante ; il y a même plus de caractère que de beauté. Le profil au contraire est admirable, ce qui est une des conditions du type romain, même de nos jours, lorsqu’il est altier et majestueux. Ainsi la voilà, cette intelligente et hardie créature qui possède à trente-huit ans la puissance qu’elle a poursuivie même à travers le crime ! Quelle suite, quel plan, quelle fermeté, quel triomphe ! Rien n’a pu l’arrêter, ni les dangers, ni la vertu, ni les préjugés ; elle se rit des plus habiles hommes d’état ; elle se croit appelée à occuper la scène du monde. Elle est si jeune ! elle remplira l’histoire jusqu’à la fin du siècle. Elle est sûre de son fils : elle l’a façonné d’une main vigoureuse ; il est son gage, elle lui commande, sa royauté durera autant que sa vie. Elle est populaire, et les cœurs des Romains appartiennent à jamais à la fille de Germanicus ; elle est capable de les administrer, de maintenir l’empire, de leur refuser une liberté dont il ne sont plus dignes, et de substituer à la liberté l’ordre, la satisfaction des besoins, la durée, la sagesse. Qui a jamais possédé un pareil prestige ? Est-ce Sémiramis, dont le Tigre et l’Euphrate bornaient si vite les états ? Est-ce Livie, qui n’a exercé d’influence que dans le secret du palais ou pendant sa vieillesse ? Agrippine, trois fois impératrice, sœur, femme et mère d’empereurs, a tout à la fois l’éclat extérieur et la réalité du pouvoir. Les rois et les peuples l’admirent, son fils est son premier sujet ; jamais l’univers n’a vu de femme s’élever ainsi au faîte de la grandeur.

Mais quoi ! pour la première fois, dans cette histoire sombre et sanglante, rencontrerons-nous l’impunité ? Quoi ! les lois humaines et divines auront été outragées sans vengeance ! Quoi ! le vol et le mensonge, le poison et le meurtre, l’adultère et l’inceste demeureront sans expiation ! La destinée des césars a été de se dévorer les uns les autres ; le trône était trop petit pour contenir à la fois d’aussi monstrueux égoïsmes ; le sceptre était chose trop fragile pour être disputé longtemps par ces mains insatiables et frénétiques. C’est pourquoi les césars ont été les instrumens publics ou secrets de leur propre châtiment ; ils se sont torturés et exterminés l’un par l’autre, jouets de cette fatalité implacable qui s’appelle la justice. La justice a été terrible pour Agrippine, et la punition rapide autant que sa grandeur. Ce fils qu’elle a poussé au faîte pour y monter avec lui va l’en précipiter et lui ravir, dans la fleur de l’âge, sa joie, sa sécurité, ses honneurs, la puissance, la vie enfin, qu’elle regrettera moins que la puissance.

Il est inutile de retracer longuement une lutte qui est présente à tous les souvenirs : Racine l’a rendue immortelle en la gravant sur ce bel airain de Corinthe, où l’or allié au bronze rend le métal plus lumineux et plus doux. Le poète n’a montré que l’ingratitude de Néron ; l’histoire nous montre, derrière Néron, l’opposition et la révolte sourde des esprits. Après la première surprise, tous se liguent contre Agrippine, les précepteurs qu’elle a choisis à Néron, qui veulent continuer leur tutelle et devenir des ministres, les philosophes et les honnêtes gens, qui se serrent autour d’eux, les stoïciens, qui espèrent faire refleurir la vertu, les épicuriens, plus nombreux, qui prétendent faire triompher le plaisir, les libéraux, que Sénèque et Burrhus flattent par des concessions, en un mot tous les citoyens, cédant à leur vieux préjugé et honteux d’obéir à une femme. Une coalition tacite et universelle se forme contre l’omnipotence d’Agrippine. On prélude aux attaques en cherchant indirectement à l’affaiblir. Pallas, son amant, son bras droit, le ministre des finances, est écarté ; la mort de Silanus et de Narcisse, qu’Agrippine a provoquée, produit une réaction ; Sénèque écrit son traité sur la clémence ; le sénat cesse de se réunir au Palatin sous la pression cachée de l’impératrice. Celle-ci ne veut point s’inquiéter de ces premiers symptômes, elle paie d’audace : le sénat ne vient plus à elle, elle ira au sénat. On sait quel affront public Sénèque lui fit infliger par Néron le jour de la réception des ambassadeurs arméniens. On n’attaquait pas l’influence d’Agrippine par des moyens moins sûrs en invoquant une politique plus libérale. Tout nouveau règne a son âge d’or avant l’âge de fer ; plus les promesses qu’on ne tiendra pas sont pompeuses, plus le peuple crédule s’y laisse prendre comme le poisson à l’appât. Les libéraux de Rome demandaient beaucoup aux gens de bien qui aidaient Sénèque et Burrhus à gérer les affaires publiques. Ceux-ci accordèrent assez pour indigner Agrippine. Elle protestait avec colère ; elle seule prétendait posséder les traditions de l’empire, connaître les saines doctrines en matière de gouvernement ; en annulant les actes de Claude, on affaiblissait le pouvoir qu’elle avait préparé pour son fils ; en enflammant des espérances qui devaient être promptement déçues, c’était le règne futur que l’on compromettait tout entier.

Ce qu’elle sentait, c’est qu’une guerre sourde et respectueuse allait être suivie d’une guerre déclarée. Une femme qui n’aurait eu que de l’esprit, qui aurait été avant tout une bonne mère, aurait compris le rôle qui lui restait à jouer ; elle se serait effacée, elle aurait abandonné Néron à des conseillers qui le guidaient avec sagesse, elle aurait joui de son œuvre avec désintéressement, dans la retraite. Agrippine n’était point faite pour une telle résignation. Elle tenait de sa mère une force de résistance et des emportemens terribles qui allaient grandir avec la lutte.

Il y a pour le génie, qu’il soit mâle ou femelle, des épreuves très différentes qui le forcent, selon son tempérament, soit à grandir, soit à se démentir. Pendant la période de la conquête, tout lui sourit ; il est jeune, la fortune lui donne des ailes, l’avenir s’ouvre, et chaque pas en avant est un triomphe ; alors toutes les facultés surexcitées se développent et donnent tout ce qu’elles comportent, parfois même plus qu’elles ne comportent. Au contraire, lorsque arrive la période du déclin, les choses humaines cessent de se conformer à nos vœux ; il faut expier les fautes passées et devenir modeste, s’enfermer dans sa forteresse et supporter les plaintes, subir les assauts et rester calme, riposter et toujours sourire. Pour jouer cette contre-partie inévitable de tout grand rôle, il faut des qualités que jamais l’audacieuse Agrippine n’a possédées. Tragique, véhémente, héroïque, sans frein, elle était impropre à toute espèce de défense. Elle se contenait pour mieux éclater, elle flattait pour menacer plus violemment ; au lieu d’attendre l’attaque, elle prenait l’offensive ; la fureur du lendemain détruisait l’œuvre prudente de la veille ; elle ressemblait à la tigresse aux abois. Cette longue expiation est un spectacle attachant et pathétique, parce que l’orage croissant fait raidir son caractère indomptable et ajoute à sa fierté. A mesure que les points d’appui qu’elle se crée sont brisés entre ses mains, elle en cherche d’autres, et loin de ménager Néron et ses amis, elle veut des otages pour les effrayer. Elle caresse Britannicus ; on le lui tue. Néron veut répudier Octavie ; elle la recueille et la fait chérir des Romains. Acté, favorite de Néron, est l’objet tantôt de ses complaisances, tantôt de ses imprécations. En vain Locuste occupe une chambre du palais et porte une secrète terreur dans son âme. En vain le plafond de sa chambre a été scié comme pour l’écraser par accident, D’un front d’autant plus intrépide, elle continue la lutte. Elle cherche dans les plus vieilles familles patriciennes un candidat à l’empire, elle s’entoure de mécontens, elle s’attache par des présens les centurions et les hommes de guerre en congé. Néron riposte en lui retirant sa garde germaine, en la reléguant dans la maison d’Antonia, en écartant d’elle les visiteurs et les cliens. Ses voisins sont excités à lui intenter des procès ; des vers injurieux sont chantés le soir autour du jardin de celle qui commandait jadis à l’univers. Si, par un brusque retour, Agrippine ouvre à son fils son cœur et son trésor, veut le ramener par la douceur et la séduction, l’arracher à ses pédagogues en le jetant au milieu des plaisirs, Néron, averti du piège, se retire, et la haine reparaît entre eux plus sauvage. Un jour, sur la dénonciation de Silana, qui dévoile ses complots, Agrippine doit subir un interrogatoire ; les prétoriens envahissent sa demeure ; Burrhus, pour la sauver du premier emportement de Néron, a juré de la tuer, s’il la trouva coupable. Au lieu de répondre à Burrhus et de se justifier, Agrippine éclate en reproches, confond les ingrats ; elle accuse, elle se redresse avec une éloquence et une majesté terribles ; elle fait exiler Silana et tuer le délateur que Silana a mis en avant. Enfin, seule contre tout l’empire, quand les dernières ressources de son génie sont épuisées, elle en vient à méditer un inceste. Belle encore, désirable, parée comme une courtisane, elle essaie, disent les historiens, de surprendre les sens de son fils. Sénèque et Burrhus voient avec horreur les préludes du crime et l’émotion du prince ; Suétone donne des détails que la plume se refuse à transcrire. Comment repousser de si graves témoignages ? Les deux adversaires se sont montrés capables de tout concevoir et de tout oser. Une mère incestueuse est le digne pendant d’un fils parricide.

Après cinq ans, la lutte la plus étrange qu’aient enregistrée les annales de l’humanité se dénoue d’une façon sanglante. C’est un souvenir qui vit toujours palpitant dans la mémoire des hommes et les émeut comme une épopée monstrueuse. Tacite a répandu sur ce drame suprême sa poésie et sa couleur ; il nous fait voir le golfe de Baïa, la nuit étoilée, les adieux du parricide, ses baisers lascifs plus odieux encore que ses projets, la belle galère liburnienne fendant les flots, puis s’ouvrant à un signal donné, l’affranchie Acéraunia se dévouant pour Agrippine et assommée, Agrippine, l’épaule fracassée d’un coup de rame, mais ne soufflant mot et s’éloignant à la nage. Une fois sauvée, elle se garde de se plaindre ; elle avertit son fils, elle feint de croire à un accident, et lorsque enfin les assassins entourent son lit, elle se lève, et, découvrant les flancs qui ont porté Néron : « Frappez au ventre, » s’écrie-t-elle. Impudeur sublime, plus féroce que toutes les imprécations.

Quelle femme ! que d’énergie vouée au mal ! Dans un autre temps, Agrippine, appliquant au bien ses prodigieuses facultés et son courage, aurait été une Lucrèce orgueilleuse de sa chasteté, une Cornélie orgueilleuse de ses enfans, une matrone orgueilleuse de sa race et de l’estime publique ; mais elle est née dans des temps qui ne connaissent plus de frein. Élevée dans un milieu dissolvant, elle a perdu toute conscience du bien et du mal. L’or et la puissance seuls la guidaient, seuls l’enflammaient ; son cœur, ouvert aux désirs sans bornes, était capable de tout, même de vertu. Déliée du devoir, son intelligence n’était plus qu’une force aveugle et frénétique, qui la perdait fatalement. Il était juste que cet égoïsme souverain qui avait méprisé tout ce que les hommes respectent en fût réduit un jour à ne pouvoir ni s’abriter derrière les lois de la société, ni même invoquer les lois de la nature.

Entre Agrippine et Livie, le parallèle est manifeste et propre à nous éclairer. Ce sont deux femmes, non point égales, mais qui ont joué le premier rôle dans leur siècle. L’une a servi de modèle à l’autre ; elles ont autant de dissemblances que de points communs. Livie, modérée, toujours maîtresse d’elle-même, montre ce que peut en politique une dissimulation soutenue ; Agrippine, naturellement emportée et ne recourant que temporairement à la dissimulation, montre ce que perd en politique la violence. Livie a une douceur froide et une sérénité implacable, Agrippine une âme brûlante et une énergie virile. Livie use les obstacles par la patience, comme la goutte d’eau use le rocher ; Agrippine va droit au but, elle attaque, elle renverse. Livie est chaste et garde un parfum de simplicité républicaine ; Agrippine n’a point de sens, mais elle fait de son corps l’instrument de son ambition et la marchandise qui achète le pouvoir. Livie a un front d’ivoire, calme, beau, souriant, même à soixante-dix ans ; Agrippine a un front d’airain que rien ne fait pâlir, mais tourmenté et trahissant la maturité avant l’âge. Livie, douce et complaisante aux passions d’Auguste, a fermé les yeux sur ses infidélités ; Agrippine, acharnée contre les maîtresses de son fils, pousse la lutte jusqu’à s’offrir elle-même. La première est habile à prendre les hommes et à les conduire, par des fils déliés ; la seconde, impérieuse, impatiente de ménagement, aime mieux la force que la ruse. La première est capable de conseiller la clémence et de verser secrètement le poison ; la seconde frappe en face, implacable comme sa mère, brave jusque dans ses crimes. L’une dompte et tient Tibère, qui la respecte, enchaîné jusqu’à son dernier jour ; l’autre opprime et dédaigne Néron, un enfant de dix-sept ans, qui la méprise et la tue. L’une était appelée par Caligula Ulysse en jupons ; l’autre, si on voulait la comparer à quelque héros d’Homère, ressemble à Ajax frappé de la foudre, cloué par Minerve sur un rocher, et bravant encore le ciel.

Ce qu’il y a de commun entre ces deux femmes, c’est la passion effrénée du pouvoir, l’absence de scrupules ou de remords, le même mépris pour les hommes, la même indifférence pour les moyens, le même instinct qui leur fait introduire leur couvée dans le nid impérial, d’où elles rejettent violemment la couvée légitime, la même politique qui leur fait concentrer dans leurs mains les traditions despotiques, la même prévoyance qui leur fait opposer aux passions de leurs fils une digue précaire, car bientôt les flots accumulés se précipiteront plus terribles. Ce qu’elles ont de commun, c’est l’art de consolider le pouvoir, la première entre les mains d’Auguste et de Tibère par tous les artifices féminins, la seconde entre les mains de Claude et de Néron par une fermeté mâle, c’est le plaisir d’avoir perdu sans ressources leurs rivales, l’une Julie, la spirituelle débauchée, l’autre Messaline, la louve. Ce qu’elles ont de commun, c’est d’avoir été les plus fortes têtes de leur temps, bien supérieures aux hommes par la capacité comme par la passion, le fléau de leur siècle, qu’elles remplissent de leurs grandes figures, la ruine des vertus politiques et domestiques, qu’elles ont corrompues jusque dans leur germe, l’exemple insigne de l’audace, le génie vivant de l’ambition, et, pour tout résumer en un mot, l’incarnation de l’empire.


BEULE.

  1. Voyez, dans la Revue du 15 mars, le Règne de Claude et des Césariens.