Études et portraits du siècle d’Auguste/03

Études et portraits du siècle d’Auguste
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 80 (p. 334-371).
◄  II
IV  ►
ÉTUDES ET PORTRAITS
DU
SIÈCLE D’AUGUSTE

III.
LE RÈGNE DE CLAUDE ET DES CÉSARIENS.

Le jour de la mort de Caligula est un jour unique et solennel dans les annales du peuple romain. Lorsque Chéréa, tribun d’une légion prétorienne, Sabinus, tribun d’une autre légion, démens, préfet du prétoire, s’élancèrent dans les rues de Rome en brandissant leurs épées ensanglantées et en criant : « Rome est libre, » ce n’était point un vain mot. Rome était libre en effet, et rarement l’on trouvera un affranchissement aussi complet dans l’histoire des révolutions. Il n’y avait point de prétendant, point de fils légitime ou adoptif d’un empereur; les conspirateurs n’avaient aucun plan, et leur seule pensée était la vengeance; aucune tête ne s’élevait au-dessus des autres, Tibère et Caligula avaient fauché les pavots de Tarquin. Partout était établie cette égalité qui naît de la servitude; la société romaine était aplanie, comprimée, soumise à une tranquillité morne et étouffante comme la surface de la mer avant l’orage. On n’avait à redouter ni un héros, ni un de ces grands hommes qui sont l’écueil le plus funeste pour les nations et leur font payer chèrement la gloire de les avoir produits.

C’était la troisième fois que la destinée offrait au peuple romain l’occasion de s’affranchir. La première fois, après la mort d’Auguste, on pouvait hésiter, car dans le palais de Nola veillait la terrible Livie; la seconde fois, au retour de Germanicus, c’était Germanicus lui-même qui avait fait défaut à sa fortune et à son parti ; mais aujourd’hui rien ne pouvait faire défaut au peuple que sa propre volonté et son courage. On était le 24 janvier de l’an 41 à une heure après midi. Il faisait froid, mais le froid n’est pas toujours un calmant pour les natures méridionales, les folies du carnaval moderne et du Corso en sont la preuve; l’exaltation naturelle aux Romains leur tient lieu de soleil. Matériellement et moralement rien ne s’opposait à l’essor de la liberté.

La première impression fut la stupeur. Les uns disaient que Caligula vivait et voulait éprouver les sentimens secrets de ses sujets; les autres peignaient l’avenir sous des couleurs sinistres; les plus prudens se demandaient quel serait le nouveau maître. Le peuple se défiait du sénat, le sénat des chevaliers, les chevaliers du peuple, tous des soldats prétoriens. On était rassemblé au théâtre, car c’était un jour de représentation. Tout à coup se montre la cohorte la plus féroce de la garde, les Germains, qui parlaient à peine la langue de Rome et ne connaissaient que l’empereur. Furieux d’avoir laissé tuer leur maître, ils avaient battu le palais et la ville, cherché partout les conspirateurs, égorgé trois ou quatre sénateurs qu’ils avaient trouvés sur leur chemin et dont ils apportaient les têtes; ils bloquaient les vomitoires du théâtre, avec menace de tout massacrer. Ce fut une explosion de gémissemens, de supplications, de protestations d’innocence, de regrets et d’éloges à l’adresse du prince immolé : on finit par attendrir les Germains, qui jetèrent sur un autel les têtes qui embarrassaient leurs mains, et, comme de bons dogues désarmés, retournèrent au Palatin. Aussitôt le peuple se répandit dans les rues et courut au Forum. Là, plein de ses émotions récentes, d’autant plus furieux qu’il avait eu peur, il voulut venger le cher et divin Caligula, le pourvoyeur de ses plaisirs et de ses fêtes, le sage qui avait dévoré les riches au profit des pauvres, satisfaisant ainsi aux lois essentielles de la démocratie impériale. Déjà commençait la réaction. « Le meurtrier de Caïus? quel est le meurtrier de Caïus? » criait-on. Alors un Gaulois, Valérius Asiaticus, personnage considérable, qui avait été deux fois consul, s’élança à la tribune : « Plût aux dieux que ce fût moi! » dit-il, en forme d’exorde. Ce mélange d’audace et de présence d’esprit propre à sa race déconcerta les fanatiques. Pendant ce temps, les sénateurs arrivaient; ils promettaient des vivres, des jeux, des largesses : on fit silence, et lorsque les cohortes urbaines, qui détestaient les prétoriens, entourèrent le Capitole pour protéger le sénat, aussitôt la foule d’applaudir Chéréa, qu’elle voulait massacrer un instant auparavant.

Mais les chevaliers, où sont-ils? ils courent çà et là, dans les basiliques, cachés sous les portiques. Ils s’inquiètent; de grandes affaires sont compromises, la rentrée des impôts sera difficile, leurs opérations de banque sont en danger, leurs spéculations sur les grains et les huiles peuvent échouer; ils veillent à leurs intérêts et n’ont point souci des intérêts publics.

Les sénateurs, au contraire, ont été convoqués par les consuls, non dans la curia Julia, qui rappelle le souvenir des césars, mais sur le Capitole, berceau de la grandeur romaine. A peine réunis, ils discourent, ils se comptent, ils s’exaltent, ils s’enivrent de leur propre éloquence, ils proposent et votent les mesures les plus hardies. Ils déclarent l’empire aboli, annulent les honneurs rendus aux empereurs, ordonnent de renverser leurs statues, condamnent à mort la veuve de Caligula et sa fille, à qui un centurion brise la tête contre un mur. Après ces représailles, que réclament avec le plus de fracas ceux qui portent gravée sur leurs bagues l’image de Caligula, on donne aux cohortes urbaines ce mot d’ordre pompeux : liberté; l’on croit ou l’on feint de croire que la révolution est accomplie et que la patrie est libre à jamais. Au fond, l’on n’a rien fait : les âmes. ont pris déjà le pli de la servitude et ne savent plus se porter aux résolutions sérieuses et politiques. Il fallait, non point perdre un jour entier en vaines paroles, mais agir, et surtout agir vite. Il fallait que le sénat appelât auprès de lui toutes les troupes disponibles, les cohortes des vigiles et les cohortes urbaines, qui étaient composées d’affranchis latins auxquels on aurait promis des récompenses et des honneurs militaires: il fallait appeler par une levée extraordinaire tous les citoyens aux armes, ordonner aux chevaliers d’amener leurs chevaux au Champ de Mars et les faire passer en revue par les consuls, appeler les marins d’Ostie, envoyer des ordres à la flotte de Misène, un chef sûr à l’armée d’Illyrie, qui était la plus voisine, pour la ramener contre les prétoriens. Il fallait occuper le peuple, lui rendre par l’action le sentiment de ses droits politiques, convoquer les comices, procéder immédiatement à l’élection de magistrats nouveaux selon les antiques usages. Il fallait promettre à cette multitude, gâtée par la paresse et les plaisirs, que les distributions ne cesseraient pas, et que les provinces qui avaient alimenté le fisc impérial alimenteraient désormais un fisc populaire distinct de celui du sénat. Il fallait écrire aux municipes voisins, s’assurer du concours de leurs magistrats. Il fallait négocier avec les prétoriens, leur offrir de grosses sommes pour rentrer dans leurs foyers, ou des terres pour former des colonies. S’ils refusaient, il suffisait de fermer les portes de Rome : le camp prétorien était hors des murs. Certes une ville qui renfermait plus d’un million d’habitans pouvait se défendre contre dix mille hommes jusqu’à ce qu’on fût en force pour exterminer ou rejeter hors de l’Italie ces tristes suppôts de l’empire.

On ne prit aucune de ces mesures. On parla, on délibéra; mais l’on se garda bien d’agir. La nuit était tombée; le sénat discutait toujours sur le Capitole quelle forme de gouvernement était la meilleure pour le bonheur du monde. Reviendra-t-on à l’empire? La république durera-t-elle? Quel bon empereur pourrait-on élire? Minucianus et Valérius Asiaticus avaient même déjà quelques partisans. Spectacle honteux et affligeant qui apprend à l’humanité ce que devient un peuple lorsqu’il a laissé briser entre ses mains tous les ressorts politiques ! — Rome en effet avait traversé trois crises de durée inégale, mais également funestes. Pendant quarante-cinq ans, sous le joug d’Auguste, elle avait été rongée par une fièvre lente, bénigne, cachée, et par une diète qui l’énervait en l’accoutumant aux douceurs empoisonnées de la servitude. Pendant vingt-trois ans, sous Tibère, elle avait été soumise au marasme, à une compression croissante qui avait achevé d’étouffer en elle la vigueur et la vie, tandis que des saignées à outrance lui enlevaient le plus pur de son sang. Pendant trois ans, sous Caligula, elle avait été en proie au délire, à la plus violente folie, à des bouleversemens furieux qui avaient achevé de dévorer sa constitution. Après soixante et onze ans de pareilles épreuves, c’est trop demander peut-être à la faiblesse humaine que de dire tout à coup, sans préparation, à un peuple avili : « Lève-toi, marche, et sois digne de la liberté. »

La liberté est le fruit des bonnes mœurs politiques, elle repose sur des institutions honnêtes; on ne la saisit pas aux cheveux comme l’Occasion que chantent les poètes grecs; il faut qu’elle soit préparée, gagnée, méritée. De même qu’on n’a point d’athlètes sans une gymnastique de tous les jours, de même qu’on n’a point de soldats capables de supporter le poids des armes et les fatigues de la guerre sans un exercice assidu, de même il faut, pour qu’un pays soit libre et garde sa liberté, une pratique régulière, une éducation politique, l’habitude de la vie civile et de ses luttes, le sentiment constant de la responsabilité et la préoccupation du bien de tous; il faut que chaque citoyen veille, pense, agisse dans la limite de ses droits et de ses devoirs; il faut que chaque cœur soit rempli par ce patriotisme sincère, tranquille, sans bruit, qui n’est ni un effort sublime, ni un accès d’un jour, mais qui circule comme la sève dans un arbre vigoureux, ou la santé dans un corps bien fait.

Ceux qui aiment véritablement leur patrie, qui travaillent tous les jours pour elle, fût-ce dans la plus humble mesure, qui sont jaloux de ses intérêts, de ses institutions, de son honneur, qui la contemplent avec cette satisfaction de conscience qui est un bien-être moral, ceux-là sont capables d’être libres. Pour un tel peuple, la liberté est plus qu’une récompense, c’est une justice ; mais les peuples qui sont livrés au luxe, à la cupidité, à la mollesse, qui, pour mieux vaquer à leurs affaires privées ou à leurs plaisirs, ont abdiqué leurs droits et remis le glaive dans la main d’un seul maître, ils sauront trop tard ce qu’il en coûte, et ils voudront trop tard rejeter une servitude qui n’est que l’expression de leur propre lâcheté. Après deux générations, il n’y a plus de tradition, plus d’exemple, plus de courage : les hommes mûrs sont pires que les vieillards, les jeunes gens sont pires que les hommes mûrs. La servitude est sœur de la volupté ; si elle n’a pas les mêmes causes, elle produit les mêmes effets. Sur ce lit plein d’éclat et de charme où l’on s’étend, les articulations se nouent, les muscles perdent leur ressort, les reins se brisent. Quand le danger apparaît plus tard, il n’est plus possible de se relever ni d’agir. En vain on se retourne, en vain on appelle d’autres forces à son secours, il n’y a plus de secours, il n’y a plus d’appui, il n’y a plus d’armes. L’égoïsme du maître, égal à l’égoïsme de ceux qui lui ont jeté le fardeau de leurs devoirs et de leurs droits, a agi avec une puissance formidable. Il a délié, détaché, dénaturé, dissous tout ce qui tenait à la vie politique ; les institutions qui servaient de soutien aux mœurs ont été peu à peu faussées ou supprimées. La vie administrative a pris la place de la vie politique ; une immense machine a étendu sur le pays son réseau savant, compliqué, qui absorbe tout, se substitue à tout et obéit à une seule main. Cette main, qui est celle du maître, n’a qu’à faire un geste : tous les rouages se mettent en jeu, se commandent de proche en proche et fonctionnent. Magnifique système qui charme un peuple vieilli, l’endort, le berce, l’étouffe comme le lierre étouffe le chêne qu’il paraît soutenir ! Splendeur matérielle qui cache la décrépitude morale ! Éclat trompeur qui fait oublier quelque temps à une nation le mal qui la mine jusque dans ses entrailles ! Luxe mensonger qui pare la décadence jusqu’à ce que cette décadence apparaisse incurable !

Oui, les Romains, dans la journée du 24 janvier de l’an 41, donnent au monde une leçon terrible. Ils sont libres de fait, mais impuissans à jouir de leur liberté. Semblables au vieillard qui contemple suspendues à la muraille les grandes épées qu’il maniait dans sa jeunesse et qu’il n’ose même plus soulever, ils pâlissent devant la fortune qui leur sourit. L’effort les effraie, l’action les fait reculer, l’idée de gérer leurs affaires par eux-mêmes les confond : ils sentent qu’ils ont reçu pour jamais l’empreinte de la servitude.

Où est Tacite, l’historien ému, l’honnête patriote, le grand peintre qui avait retracé l’agonie suprême de la liberté ? Son récit est perdu, malheureusement pour la postérité, qui y trouverait un enseignement si clair et si philosophique qu’elle pourrait s’y reconnaître elle-même comme dans un miroir et y chercher le remède ou la consolation de ses propres plaies. Ajoutons, pour comprendre cette époque, que les Romains avaient toujours été sanguinaires, que, même sous la république, leurs guerres civiles avaient été aggravées par les proscriptions, et que sous les empereurs ces proscriptions avaient été plus atroces encore. Il y avait donc eu une effrayante moisson d’hommes. Le sénat avait été renouvelé deux fois, par César, puis par Auguste ; Tibère et Caligula y avaient fait de tels vides que leur successeur allait être forcé de le recomposer encore. On devine ce qu’était une aristocratie politique choisie par la main du maître, et ce qu’elle valait.

L’ordre des chevaliers avait été décimé dans la même proportion; la plupart de ceux qui mouraient avaient été remplacés par des créatures des empereurs, par des affranchis, par des intrigans de la plus basse extraction. Leur patriotisme était à la hauteur de leur honnêteté. L’empereur Claude, au commencement de son règne, découvrit plus de quatre cents affranchis qui s’étaient glissés parmi les chevaliers romains. Quant au peuple, fainéant, corrompu, mercenaire, il était comme la meute affamée qui ne peut se passer du maître qui la caresse, la nourrit, et lui donne les plaisirs de la chasse. Tout était spectacle, même les supplices et les crimes, pour cette foule à qui le cirque et l’amphithéâtre ne suffisaient plus. Le titre de citoyen romain avait été prodigué ou usurpé avec une telle licence qu’il n’y avait plus de vrais citoyens, tandis que la conquête du monde avait fait la patrie si vaste qu’il n’y avait plus de patrie. Ainsi s’était formé cet immense désert politique et moral que masquaient la majesté des ruines et les habiles impostures du régime impérial, mais qu’un seul jour d’interrègne faisait apparaître dans son horreur. Les institutions avaient été énervées, corrompues, détruites, jusqu’à ce qu’il ne restât plus en présence que deux choses : un principe et une force. L’accord de ce principe et de cette force constituait l’empire. Le principe, c’était la volonté d’un seul homme qui était assimilé à un dieu; la force, c’était l’épée toujours tirée de soldats privilégiés, campés à la porte de Rome comme l’ennemi; en haut un maître absolu, en bas une armée permanente qui n’obéissait qu’à lui. L’empereur mort, c’est-à-dire le principe. il ne restait que la force, c’est-à-dire les prétoriens. De fait ils régnaient, ils étaient les seuls maîtres, ils étaient dix mille empereurs. Ils avaient égorgé trop de sénateurs pour subir la loi des survivans, traîné aux gémonies trop de chevaliers pour ne pas rire de l’ordre équestre, trop fréquenté la plèbe de Rome pour croire aux droits du peuple romain. Les lois seules auraient pu leur imprimer quelque respect : ils ne connaissaient même pas les lois.

Voici ce qui s’était passé sur le Palatin, tandis que le sénat discutait au Capitole et que le peuple attendait au Forum. À la nouvelle de la mort de Caligula, les prétoriens s’étaient répandus dans les rues de Rome, avaient couru au palais, inquiets, indignés, furieux. — « Qui nous paiera ? qui nous gorgera ? qui veillera à nos besoins comme à nos plaisirs ? » Tout en échangeant leurs alarmes, les soldats s’étaient mis à piller. Le raisonnement aurait pu leur démontrer que, césar mort, ils étaient les héritiers de césar ; mais le raisonnement n’était point nécessaire pour justifier à leurs yeux le pillage : ils pillaient d’instinct. Dans un corridor obscur, sur quelques marches qui conduisaient à la porte d’une salle close, pendait une tapisserie qui servait de portière, et derrière laquelle on apercevait deux pieds. Ces deux pieds tremblaient, tandis qu’un grand corps invisible agitait les plis de la tapisserie. En ce moment passait un soldat prétorien dont l’histoire n’a point assez glorifié le nom, puisqu’il a donné à Rome un empereur et au monde un sujet d’admiration de plus : ce soldat s’appelait Gratus. Gratus aperçoit la cachette, il croit y trouver un assassin de Caligula, il tire et amène au jour un pauvre diable éperdu, pâle, décomposé par la terreur, qui se jette à ses genoux et lui demande d’épargner sa vie. Gratus reconnaît ce singulier personnage, le remet sur jambes à grand’peine et le salue empereur. Sa trouvaille n’était autre que Claude, l’oncle de Caligula, Claude, le neveu de Tibère, le jouet de la cour et la fable de la ville, Claude qui certes n’avait jamais prévu qu’il régnerait un jour. Gratus l’emmène, le montre à ses camarades, leur raconte ce qu’il a fait ; ils l’approuvent, jettent Claude plus mort que vif dans une litière, parce que la terreur ne lui permettait plus de se soutenir, et l’emportent sur leurs épaules comme une proie. Le misérable était si pâle et si lamentable que les passans le plaignaient, croyant qu’on le menait à la mort. Les soldats le conduisaient dans leur repaire, au camp prétorien ; là, moitié riant, moitié sincères, ils l’établirent au prétoire et le saluèrent empereur.

Le sénat ne prit point au sérieux cette nouvelle ; il ne crut point que Rome accepterait pour empereur celui que les empereurs eux-mêmes avaient rejeté de leur famille comme indigne. Un tribun du peuple fut envoyé simplement à Claude pour le convoquer en qualité de personnage consulaire et lui enjoindre de venir siéger au Capitule avec le sénat. Claude, toujours éperdu, répondit que les soldats le retenaient de force, ce qui était la vérité. Le sénat sourit, les plus prudens ressentirent quelque inquiétude, ils la cachèrent, et l’on passa outre; mais laissons faire la nuit, la nuit cette mauvaise conseillère, qui inspire les grands coups aux scélérats et les grandes lâchetés aux honnêtes gens. Demain, au lever du jour, il ne viendra pas cent sénateurs au Capitole; demain, les mariniers du Tibre, les gladiateurs, les habitans des faubourgs, se précipiteront vers le camp prétorien pour acclamer Claude; demain, les cohortes urbaines, découragées par l’inaction de leurs chefs, iront se joindre aux prétoriens, les chevaliers se dirigeront sagement du côté du plus fort, les mêmes sénateurs qui se moquent du prétendant et vantent la république seront aux pieds de Claude, et c’est lui qui les protégera contre la colère de ses soldats.


II.

Quel était donc ce maître improvisé, ce fils adoptif de la force, cet empereur de hasard, ce client du soldat Gratus, dont une poignée de mercenaires faisait sa créature? Que valait-il? Quel était son mérite, son caractère, son prestige? quel était son passé? Il était fils du grand Drusus, qui avait promis à Rome la liberté, mais quel fils! Il était frère de Germanicus, idole stérile, espoir déçu des Romains, mais quel frère! Pour le juger, nous n’écouterons ni les satiriques, ni même les historiens les plus dignes de foi; nous écouterons le témoignage de ses parens et les aveux de sa propre famille.

Dès sa naissance, le pauvre enfant traversa une série de maladies graves qui altérèrent également sa santé et sa raison; aux infirmités s’ajoutait la faiblesse de l’esprit, et les Romains ne pardonnaient pas plus l’une que les autres. On l’abandonna aux soins d’un palefrenier qui le corrigeait comme ses bêtes : Claude lui-même, dans ses mémoires, se plaint des mauvais traitemens de ce singulier précepteur. Quand il eut grandi, son extérieur disgracieux et sa niaiserie ne lui concilièrent pas davantage l’affection de ses proches. Antonia, sa mère, honnête femme et vraie matrone romaine, qui pratiquait dans la retraite les vertus de la famille, l’appelait elle-même un avorton, un opprobre de la nature; elle en faisait un point de comparaison, et, dès qu’il s’agissait d’un sot, elle ajoutait : « Il est plus sot que mon fils Claude. » Livie, son aïeule, lui témoignait en toute occasion le plus tranquille mépris. Quant à Auguste, malgré le respect dont il voulait entourer sa famille et la famille de sa femme, afin de fonder sa dynastie et de l’entourer de prestige, il parlait de Claude avec embarras, il n’osait le produire. Il exprime ses craintes dans trois lettres que Suétone a copiées et dont je citerai des fragmens, car il est toujours intéressant de connaître la pensée d’Auguste. La première lettre est adressée à Livie.

« J’ai consulté Tibère, comme tu me l’as demandé, ma chère Livie, sur ce que nous ferons de Claude aux fêtes de Mars, Nous sommes d’avis qu’il faut prendre un parti une fois pour toutes. Si nous voulons lui reconnaître les droits d’un héritier, il faut le faire passer par les fonctions et les honneurs qui ont été accordés à son frère. Si nous sommes convaincus de son incapacité et de la faiblesse de sa santé aussi bien que de son esprit, il ne faut point l’exposer et nous exposer nous-mêmes avec lui à la risée des hommes, qui ne manquent jamais de saisir de telles occasions, car nous serons toujours en émoi si nous attendons chaque circonstance pour nous décider, au lieu de le reconnaître absolument incapable d’exercer les emplois. Cependant, dans la conjoncture présente, il ne nous déplaît pas qu’aux fêtes de Mars il préside la table des pontifes, à la condition qu’il ait auprès de lui le fils de Silanus, son parent; Silanus l’empêchera de rien faire qui soit déplacé ou ridicule. Nous ne voulons pas qu’il assiste aux jeux du cirque dans notre tribune : il y serait trop exposé aux regards des spectateurs. Enfin il n’ira ni aux sacrifices du mont Albain ni aux fériés latines... Telle est notre décision commune, ma Livie, et nous désirons que notre conduite, envers Claude soit réglée d’une manière absolue, afin de ne pas flotter toujours entre la crainte et l’espérance. Tu peux communiquer à Antonia, si tu le trouves bon, cette partie de ma lettre. »

Une autre fois, Auguste écrit à Tibère : « Pendant ton absence, j’inviterai tous les jours à souper le jeune Claude, de peur qu’il ne soupe seul avec son Sulpicius et son Athénodore. Je voudrais que ce pauvre misérable (misellus) choisît moins sottement ceux dont il imite les gestes, la tenue, la démarche. Il est par trop malencontreux, quoique son esprit, lorsqu’il n’est point égaré, fasse souvenir parfois de sa naissance. » Enfin, dans le troisième fragment, nous voyons Auguste tout surpris d’avoir découvert quelque qualité dans le fils de Drusus. « Que je meure, ma chère Livie, si je ne suis pas le plus étonné du monde d’avoir entendu déclamer Claude, ton petit-fils, et de l’avoir entendu avec plaisir! Comment se fait-il que lui, qui parle d’ordinaire avec si peu de clarté, se fasse entendre si clairement lorsqu’il déclame? » Livie aurait pu répondre à Auguste que, dans la vie ordinaire, un sot, quand il est bien stylé, peut répéter une leçon tout comme un autre, que Claude avait la passion de l’éloquence, qu’il s’entourait de précepteurs ou de collaborateurs qui le préparaient de mille façons avant de le produire en public, enfin que l’on sait comment se fabriquent les discours, les répliques, les mots profonds, heureux et même imprévus de la plupart des princes. Du reste, le parti d’Auguste était pris; il ne laissa Claude exercer aucune fonction, ne lui accorda d’autre honneur que le titre de prêtre et d’augure, afin qu’il participât au caractère sacré de la famille; dans son testament, il ne lui légua qu’une somme de 16,000 francs.

Tibère fut aussi réservé envers son neveu; il lui conféra les ornemens consulaires, mais lui refusa tout pouvoir, et comme Claude, excité par ses familiers, écrivait à Tibère pour demander le véritable consulat, l’empereur lui répondit simplement : « Je t’envoie quarante écus d’or pour célébrer les saturnales. » Le sénat, qui ne reculait devant aucune bassesse, essaya bien de faire quelque chose pour Claude; mais Tibère s’y opposa en alléguant sa stupidité. Claude perdit courage et se retira dans une maison des faubourgs, qu’il quittait l’été pour se rendre en Campanie. Là il vivait entouré d’esclaves, d’affranchis, de parasites, délaissé par les honnêtes gens, flatté, amusé, bafoué par la fleur de la canaille de Rome. Il aimait la grasse chère, les femmes, le jeu (il a écrit un traité sur le jeu de dés). L’amour des lettres ne le corrigeait point de ses habitudes grossières parce que les lettres ne passaient qu’après les plaisirs matériels.

Sous Caligula, la fortune parut lui sourire. L’empereur, se souvenant que Claude était son oncle, le fit consul pour deux mois, et l’on rit longtemps de son consulat; mais lorsque le sénat, voulant faire complimenter Caligula sur les bords du Rhin, lui envoya Claude, le divin Caïus fut tellement blessé qu’il fit jeter dans le Rhin ce triste ambassadeur. On le repêcha, mais il ne retrouva plus sa faveur perdue; au contraire il devint le jouet de la cour. Arrivait-il en retard pour un festin, on s’arrangeait de façon à ne lui laisser aucune place partout où il espérait en trouver, et il était forcé de tourner autour des tables d’un pas chancelant. S’endormait-il à la fin du repas, selon son habitude, ses voisins lui jetaient des noyaux d’olives et de dattes à la figure; les baladins le cinglaient avec leurs lanières de cuir; ou bien on glissait au bout de ses deux mains des brodequins détachés des pieds d’un esclave, et quand le malheureux se réveillait en sursaut, il se frottait les yeux avec ces brodequins. Enfin les embarras matériels s’ajoutaient aux mauvais traitemens. Caligula laissa mettre en vente les biens de son oncle, qui avait voulu devenir prêtre du nouveau culte, lorsque césar s’était déclaré dieu, et avait fait 800,000 fr. de dettes pour inaugurer son sacerdoce, à la grande joie du peuple et des soldats. Voilà donc comment le malheureux Claude était traité par les siens voilà quel témoignage sa famille a porté contre lui, soit par ses écrits, soit par ses actes. Cet innocent avait cependant de bons côtés. Après avoir vu son honnête ambition repoussée sous tous les règnes, il se consola par l’amour des lettres, et cultiva la science avec une certaine application. Tite-Live l’avait même engagé à écrire l’histoire, chose difficile pour le pauvre Claude, s’il n’avait eu auprès de lui des précepteurs, des secrétaires, des affranchis grecs. Apollodore et Sulpicius Flavus, dont Auguste parle avec une mince estime, étaient ses collaborateurs après avoir été ses maîtres; Polybe était un de ses secrétaires les plus intelligens. Claude n’était indifférent ni aux éloges qui lui étaient prodigués par ses familiers, ni à la gloire qu’il rêvait et qui était un lot moins certain. Du moins la liste de ses ouvrages dénote-t-elle des efforts considérables. D’abord il avait commencé par écrire l’histoire des guerres civiles, et il parlait naturellement de César, sujet lugubre et périlleux, qui a toujours porté malheur à ceux qui ont osé en faire l’apologie, et que ceux-là seuls ont le droit de traiter qui jettent sur cette série d’attentats et de crimes les clartés de la morale. Claude avait rédigé les deux premiers livres de ce récit lorsqu’il fut arrêté par le bon sens des femmes qui veillaient de loin sur lui. Livie lui défendit de s’occuper de matières trop délicates pour un sot, et qu’il était prudent de laisser à jamais dans l’ombre; Antonia lui rappela durement qu’Antoine était son grand-père et qu’il ne pouvait prendre parti ni pour lui contre Auguste, ni pour Auguste contre lui. Claude choisit alors l’époque que l’on appelait dans le langage officiel du temps la pacification du monde, ce qui signifiait le règne d’Auguste, et il composa une histoire divisée en quarante et un livres. Il rédigea aussi ou fit rédiger huit livres de Mémoires sur sa vie. Le seul jugement qu’en porte Suétone, qui les a lus, c’est qu’ils étaient dénués d’es- prit, mais non d’élégance. Rien ne s’explique mieux : le fond était de Claude, la forme de ses collaborateurs.

Il avait quelques prétentions en matière de grammaire et d’orthographe. Il prouva que l’alphabet latin était trop pauvre et proposa d’y introduire trois lettres. On ne connaît que deux de ces lettres; l’une c’est le ps (ψ) des Grecs, la seconde le digamma (F) aspiré des Éoliens. Claude savait le grec comme tous les jeunes gens de son siècle; il le lisait, il le parlait, il l’écrivait. Ce fut dans cette langue qu’il composa huit livres sur Carthage et vingt livres sur les Étrusques, — grande compilation où les écrivains postérieurs ont puisé quelquefois. Des affranchis ou des esclaves carthaginois avaient traduit sans doute les principaux manuscrits rapportés après la conquête de l’Afrique, tandis que des archéologues avaient initié Claude à la connaissance des antiquités étrusques. Nous dirons plus tard quel singulier succès obtinrent ces deux ouvrages. Ainsi le frère de Germanicus était à la fois studieux et incapable de s’occuper d’affaires, lettré et niais, plein de zèle et de ridicule, adonné au travail, plus adonné aux plaisirs grossiers, partagé entre l’esprit et la matière, mais inclinant surtout vers la matière, bon vivant et malheureux, timoré parce qu’il était rudoyé par ses égaux, qui ne lui pardonnaient pas plus ses infirmités physiques que son infirmité morale, vaniteux parce qu’il n’était entouré que de subalternes qui le flattaient, exploité, dupé par tous, plastron perpétuel, bouffon involontaire dont la famille impériale rougissait et qu’épargnèrent les plus féroces tyrans, tant ils le savaient inoffensif.

On peut tracer, d’après Suétone, une ébauche de ce personnage malencontreux : le portrait n’a rien de flatteur. Claude était âgé de cinquante ans quand son neveu Caligula fut assassiné. Il ne manquait pas d’une certaine dignité extérieure lorsqu’il était assis ou debout, c’est-à-dire au repos. Sa taille était grande sans trop de maigreur, son cou gras : il avait assez bon air et de beaux cheveux blancs; mais lorsqu’il marchait, ses genoux étaient chancelans. Bien des infirmités le rendaient grotesque dans les actes sérieux comme dans la vie familière. Il avait le rire laid et bête, la colère dégoûtante; sa bouche avait alors le rictus, l’ouverture de gueule d’un animal; elle se bordait d’écume, ses narines devenaient humides. D’ordinaire sa langue était embarrassée et le trahissait; sa tête était agitée par un tremblement continuel qui redoublait quand il se mettait en action. Gourmand, il mangeait avec excès et s’endormait à table. Il aimait les femmes sans choix, brutalement; il aimait surtout les jeux de hasard, et même en voiture il fallait qu’il jouât aux dés. Les spectacles du cirque et de l’amphithéâtre lui inspiraient une passion plus forte encore : il arrivait le premier pour prendre sa place, dès le point du jour, se retirait le dernier, et contemplait curieusement le visage des gladiateurs expirans jusqu’à la fin de leur agonie.

Les monumens figurés nous permettent de contrôler jusqu’à un certain point le témoignage écrit des auteurs. Il est vrai qu’à mesure qu’on avance dans l’histoire de l’empire, il faut se défier des fictions officielles et des complaisances imposées aux artistes. L’idéal vient sans cesse corriger la réalité; comme la divinité des empereurs devient un fait régulier, nécessaire, inévitable, l’art se prête à les embellir ainsi qu’il convient à des dieux. Il faut faire la part de cet idéal, c’est-à-dire de la fiction politique, et démêler soigneusement ce qui reste de réalité. Les monumens doivent donc être soumis à une critique sévère : ceux-là seuls seront admis et comparés qui offriront un caractère net, un type individuel, des particularités conformes à l’histoire. Les statues de Claude ne sont pas rares : il y en a au Vatican, au musée de Saint-Jean de Latran, au musée de Naples et dans quelques palais de Rome. La plus belle et la mieux conservée est celle que possède le musée du Louvre. Je ne parle point de celle qui représente Claude revêtu d’une cuirasse et du costume militaire; elle est d’un style lourd. Je signale la statue qui fait pendant au Germanicus et qui a été trouvée dans les ruines de Gables par le prince Borghèse : de la villa Borghèse, elle a passé dans le palais du Louvre.

Claude est debout, en costume héroïque, c’est-à-dire le torse nu, tandis que le manteau qui couvre le bas du corps est rejeté sur le bras gauche. C’est l’attitude de la magnifique statue d’Auguste trouvée récemment dans la villa de Livie. La main gauche tient l’épée courte (parazonium), qui est le symbole d’un chef militaire; le bras droit est levé avec majesté comme pour commander à l’univers. A travers cette conception tout idéale, on croit sentir dans les hanches un certain embarras, et il semble que la jambe droite s’appuie sur le tronc de palmier qui sert de piédestal avec plus de rigidité qu’il n’est nécessaire. A part ce trait caractéristique, on n’est frappé que par l’expression de la tête, qui présente l’accent de vérité le plus imprévu. Avant de la décrire, jetons un regard sur les autres portraits de Claude : rien ne fera mieux comprendre l’importance qu’il faut attacher à ce beau marbre.

Le célèbre buste que l’on voit à Madrid est de proportion colossale; il représente Claude divinisé. Sa tête est couronnée de rayons, comme le dieu-soleil; le torse, terminé et enveloppé par une guirlande de lauriers, repose sur un trophée d’armes et un aigle impérial. La figure du nouveau dieu a quelque chose de radieux; l’œil se dilate et regarde avec une sorte d’extase comme s’il voyait le ciel s’entr’ ouvrir. Cette œuvre est une fiction religieuse qui n’a rien de commun avec la réalité. On sait en effet qu’elle a été trouvée sur la voie Appia, à Bovillæ, où s’élevait le tombeau de la famille Julia; elle est restée assez longtemps au palais Colonna, jusqu’à ce que le cardinal Ascanio Colonna en fît présent à Philippe IV, roi d’Espagne. Il faut examiner avec la même réserve les camées commandés par les empereurs, exécutés sous leurs yeux, destinés à figurer dans leur collection du Palatin. De telles représentations sont dictées par la flatterie, surveillées par mille regards intéressés, et si l’artiste qui les exécute a pour principal talent la patience, l’art lui-même tient en quelque sorte à la domesticité. Ainsi le camée célèbre du musée de Vienne, qui représente le buste de Claude monté sur une corne d’abondance et les profils symétriquement disposés de trois membres de la famille impériale, offre des traits transfigurés par l’idéal grec : on ne reconnaîtrait pas même Claude sans le pli traditionnel qui contracte le coin de sa bouche et rappelle le rictus dont parle Suétone. La même réflexion s’applique aux camées de notre Bibliothèque impériale qui portent les n°’ 220 et 221, où l’empereur est couronné de lauriers et porte l’égide. Le n° 222 est un peu plus vrai, parce qu’il vise moins à copier Alexandre ou tout autre type héroïque, avec une tête bien pleine, une chevelure abondante, un menton d’une mâle fermeté. Le grand camée qui a longtemps été dans le cabinet de Louis XIV, et dont la monture en émail est si élégante, fait exception. L’artiste, en représentant Claude, lui a laissé la tête mesquine, la figure tirée, le menton fuyant, qui constituent son caractère iconographique. Ce camée a souffert, et le fond a dû être restauré. C’est une sardoine à quatre couches, qui a huit centimètres de diamètre dans son petit axe, huit centimètres et demi dans son grand axe. L’empereur est représenté sur un char traîné par des dragons ailés comme le char de Cérès. Sur son bras gauche, le manteau est rejeté de manière à former de grands plis, dans lesquels il prend du blé qu’il fait le geste de semer. Il est donc assimilé à Triptolème, bienfaiteur des hommes. A côté de lui, Messaline, tenant d’une main des épis et de l’autre le rouleau sacré des mystères d’Eleusis, est assimilée à Cérès venant répandre l’abondance sur le monde.

Les médailles ont plus de sincérité que les camées, parce qu’on en frappait un grand nombre, à la hâte, dans des lieux très divers, en employant des artistes nombreux à qui l’on oubliait souvent d’imposer des altérations flatteuses du visage impérial. Si l’on parcourt du regard une certaine quantité de monnaies frappées sous Claude, qu’elles soient d’or, d’argent ou de bronze, on voit promptement se dégager quelques traits essentiels, qui sont comme une résultante et constituent le type: le profil doux, l’œil creux, les coins de la bouche tombans, le menton qui se dérobe, et surtout un muscle du cou tordu et accusé à l’excès, comme pour indiquer le mouvement de cette tête toujours branlante.

Ainsi armés par une étude comparative, nous revenons aux bustes de grandeur naturelle et aux statues. Le musée du Louvre possède quatre bustes de Claude[1], soit en marbre, soit en bronze. Le plus frappant, qui est sur le poêle de la salle des bronzes antiques, vient du château d’Écouen; mais la tête de la statue qui est dans la galerie des Empereurs, et que j’ai déjà mentionnée, reproduit surtout les caractères qui ressortent de l’examen des médailles. Elle offre une expression générale de douceur, de bienveillance, un mélange d’application studieuse et de bestialité. Le nez est bien fait, un peu lourd quand on le regarde de profil; la bouche a de la bonté, mais les coins sont comme affaissés, les muscles sont épais, leur jeu pénible, ils rappellent la lourde mâchoire qu’Auguste reprochait à Tibère. On sent que ce mécanisme exagéré devait produire une ouverture de gueule immense et ridicule, lorsque le bonhomme avait de ces spasmes de colère dont parle l’histoire, bien plus, qu’il avouait lui-même. En effet, une fois sur le trône, il avait promulgué un édit par lequel il promettait à ses sujets que ses colères seraient aussi rares que possible, et surtout justes. Les lèvres sont sensuelles, sans finesse, incertaines et entr’ ouvertes; le menton n’a aucune fermeté. La face porte les traces de fréquentes contractions, mais, au repos, elle est vide; l’espace qui s’étend de la joue à l’oreille n’est animé par aucune saillie; en un mot, il n’y a point de physionomie. Les oreilles sont larges et renversées en avant, comme celles d’un bon animal; l’œil est à la fois bénin et plein d’une défiance qui s’adresse surtout à soi-même. Le regard a quelque chose de tendu et de morne; on y devine un effort assidu pour comprendre; le front est plissé, laborieux, rebelle aux idées, stérile en résolutions. Les cheveux ne signifient rien, ils sont traités comme tous les cheveux de ce temps, sur le modèle des cheveux d’Auguste; c’était l’uniforme dynastique. Nous savons cependant que Claude avait très peu de cheveux et qu’ils étaient d’un beau blanc. Ainsi, à travers la diversité des représentations, nous retrouvons l’unité; à travers un certain idéal qui veut faire un dieu, on démêle la vérité qui trahit un sot. Les femmes, qui ont un don spécial de clairvoyance sur ce point, ne s’y trompaient pas : Livie et Antonia n’ont jamais cherché à cacher la bêtise de Claude, qui était leur fils; celles qui l’épouseront seront autrement implacables et le lui témoigneront.

Tel est l’homme qui va régner, tel est cet empereur d’occasion, fruit d’une heure de pillage, ramassé derrière une portière, emporté comme une dépouille dans le nid des vautours, et le lendemain proclamé le maître de l’univers. Le peuple se réjouit sincèrement; il ne lui fallait qu’une courte réflexion pour reconnaître que le soldat Gratus avait eu la main heureuse. Claude était le frère de Germanicus, et son avènement improvisé réveillait dans la mémoire populaire tout ce qu’il y avait encore de passion pour cette famille adorée. Il semblait que le frère de Germanicus allait apporter au monde les bienfaits dont Germanicus n’avait pu donner que l’espérance. Il aura sa douceur, ses vertus, sa faiblesse charmante. On avait été déçu, il est vrai, par Caligula; mais la fortune n’en devait qu’une compensation plus ample.

Aussitôt, avec cette vivacité d’imagination qui se manifeste à certains jours chez les peuples, on reconstruit ce fétiche dynastique dont les nations en décadence et les soldats ont toujours besoin. L’âge d’or va renaître avec ce nouveau produit de la famille libérale de Germanicus. Certes Claude est un sot, il n’en sera que plus bienveillant; il est faible, le peuple en profitera; il est gourmand, on fera bonne chère dans l’empire; il ne hait pas assez les plaisirs, tous ses sujets vivront en Hesse; il aime le cirque et l’amphithéâtre, il y convoquera sans cesse les Romains; il est vieux, donc il sera moins prompt à se laisser corrompre par le pouvoir et à se transformer en tyran; il est ridicule, on s’en amusera, et jamais on n’aura vu un règne aussi gai. La fable de Phèdre est renversée : les grenouilles qui demandent un roi obtiennent de Jupiter non pas une hydre après un soliveau, mais le soliveau après l’hydre, c’est-à-dire après Caligula.


III.

Si la royauté limitée et un prince qui s’efface sont un bien dans un état sagement constitué, on est curieux d’apprendre comment il conduit les hommes, le chef absolu qui n’a jamais su se conduire lui-même, et jusqu’où tombe l’empire quand l’empereur est incapable de gouverner. Le despotisme exige une tête forte et une main ferme : cette nécessité est dure pour le peuple qui a abdiqué, elle est pleine de périls pour l’usurpateur qu’enivre une puissance sans contrôle, elle est funeste aux états que l’orgueil d’un seul homme conduit souvent à l’abîme; mais c’est une nécessité. Lorsque la tête du despote est faible et sa main tremblante, la machine administrative, perfectionnée pendant plusieurs siècles, est toujours prête à fonctionner : il lui faut toutefois un moteur. — Quel sera ce moteur? La vie mécanique substituée à la vie politique a étendu sur tout le pays un réseau de rouages savans qui se transmettent le mouvement : un seul doigt imprime ce mouvement. Quel sera ce doigt?

Il est évident qu’avec un prince tel que Claude le moteur est déplacé. Alors trois combinaisons se présentent : ou bien le gouvernement d’un premier ministre, qui fait de son maître un sujet, l’intimide, l’entraîne; le persuade, le surveille et s’épuise à le reconquérir tous les jours, ainsi qu’une propriété précaire, ou bien le règne des favoris, des femmes légitimes et des maîtresses, ou enfin une camarilla de valets, domesticité toute-puissante qui tient le despote prisonnier, le caresse, le joue, le trompe et fait autour de lui aussi bonne garde qu’une garnison défendant sa forteresse. Dans les trois cas, ces agens du pouvoir sont irresponsables, principe insensé, fertile en périls pour le souverain, en afflictions pour le pays. Cette irresponsabilité s’aggrave d’autant plus que le niveau moral des agens s’abaisse davantage et que la lie de la société remonte à la surface. L’impudence devient une force, le mépris des lois une vertu, le vice une garantie, et bientôt la camarilla a formé autour de son maître un cercle impénétrable aux honnêtes gens, à l’opinion publique et à la vérité.

Claude, tel que nous l’avons décrit, étranger aux affaires, incapable, crédule, poltron, tiré du mépris et de l’obscurité, ne peut manquer de tomber dans les mains les plus viles à la fois et les plus audacieuses : il est destiné à être le jouet de ses femmes et de ses esclaves.

La femme remplit un grand rôle dans les sociétés en décadence. A mesure que l’homme s’affaiblit, la femme domine; à mesure qu’il rompt avec le devoir, elle rejette tout frein; à mesure qu’il s’avilit, elle descend avec ivresse jusqu’à la fange, passionnée, prompte à s’emporter, voulant dépasser en tout, dans le mal comme dans le bien, l’homme qu’elle méprise, et se jetant avec la même facilité dans les deux extrêmes. Ce serait une intéressante histoire que celle des femmes romaines depuis les plus beaux temps de la république jusqu’aux plus mauvais jours de l’empire. Quelle galerie que celle où l’on aurait d’un côté les images de Lucrèce, de Cornélie, mère des Gracques, d’Octavie sœur d’Auguste, d’Agrippine femme de Germanicus, d’Arria femme de Pétus, de l’épouse et de la fille de Thraséas, de l’autre les scélérates, depuis Tullie, femme de Tarquin, jusqu’à Livie, type de l’ambition, jusqu’à Julie, type de l’impudence spirituelle, jusqu’à Messaline, type de la brutalité. Dans les temps de vertu et d’héroïsme, les femmes sont capables d’égaler les hommes; dans les temps de crime, elles essaient de les surpasser.

Or l’empereur Claude méritait avec beaucoup plus de raison que le Tibre l’épithète d’uxorius que Virgile donne à ce fleuve. Si quelqu’un était uxoriux, c’est-à-dire d’une pâte faite pour obéir aux femmes, c’était assurément le bon Claude. Il s’est fiancé et marié aussi souvent que l’ont voulu ses parens et ses affranchis. Tout jeune encore, on le fiança à Émilia Lépida, petite-fille d’Auguste; mais, la famille de Lépida ayant encouru la disgrâce du prince, le mariage fut rompu, et Claude fiancé avec Livia Médullina, qui eut comme un pressentiment de sa triste destinée et dont les parques bienveillantes tranchèrent la vie le jour même de ses noces. Alors on maria Claude avec Plautia Urgulanilla, âme résolue, que la sottise de son mari rendit criminelle. Si elle n’eût été qu’adultère, Claude se serait contenté d’exposer, comme il l’a fait, l’enfant qu’elle avait eu de l’esclave Mnester; mais elle fut accusée d’homicide, et Claude la répudia. Il épousa aussitôt, car la place ne pouvait jamais rester vide, Ælia Pætina, qui plut moins aux affranchis et aux familiers de la maison, et qu’on poussa Claude, sans qu’il sût trop pour quels griefs, à répudier à son tour. Sa cinquième femme fut Messaline, et la sixième, Agrippine : c’est ici qu’intervient l’histoire.

Messaline était fille de Valérius Messala Barbatus, cousin de Claude. Elle lui donna deux enfans dont la destinée fut également malheureuse, Octavie et Britannicus. Messaline avait un excès de sève qui avait besoin d’être réprimé, un tempérament que les principes et la surveillance la plus sévère auraient eu quelque peine à contenir. Jetée sur le trône à l’improviste, elle s’enivra du droit de tout oser, se livra à ses instincts, qui se développèrent, à ses passions, qui se multiplièrent avec furie. Il est inutile de démontrer l’influence du pouvoir suprême sur des corps qui commandent à l’âme au lieu de lui obéir : les temps modernes aussi bien que l’antiquité sont féconds en exemples; il n’est pas besoin de remonter jusqu’à la mythologie et de regarder Phèdre ou Pasiphaé pour savoir ce que deviennent ces bacchantes de l’amour quand elles sont élevées au-dessus des lois humaines.

Ce qui rendait Messaline incapable de gouverner l’empire, c’est qu’elle ne pouvait se gouverner elle-même. Dans son âme, si toutefois il lui restait une âme, les acres plaisirs des sens et la fureur du tempérament avaient absorbé, dénaturé, assimilé, dévoré les autres forces. On ne trouvait chez elle ni l’amour des arts et des lettres, ni l’esprit, ni cette délicatesse intellectuelle qui tient lieu parfois de morale, ni cette fierté féminine dont le masque ressemble encore à la vertu. Elle était esclave de la matière, servante de son corps, et n’avait plus conscience que de la volupté. La volupté était l’unité et la formule suprême de cet être qui, n’étant plus soumis à aucune pression, s’était gonflé comme une tumeur monstrueuse. Toutes les passions qu’un pouvoir sans bornes lui permettait de satisfaire se ramènent fatalement à cette unité. La jalousie, c’est la volupté menacée, — la colère, la volupté gênée, — la vengeance, la volupté ravie. La cupidité n’existe que pour acheter le plaisir, l’ambition pour l’imposer, l’amour du luxe pour le parer avec plus de magnificence. La cruauté elle-même devient une sorte de jouissance pour ces natures où la violence des sensations a tué tout sentiment et étouffé l’humanité.

Aussi Messaline a-t-elle été funeste à quiconque l’a approchée ou s’est trouvé sur son chemin. Ils ont péri également, ceux qui ont été ses amans et ceux qui ont refusé de l’être : Vinucius, neveu de Claude, Silanus, beau-père de Messaline, parce qu’ils ont repoussé ses avances, Montanus, bel innocent qu’elle chasse dès la première nuit, Mnester le comédien. Pompée, Sabinus, Silius, pour avoir cédé à ses prières ou à ses menaces. Elle-même fait tuer Polybe l’affranchi, pour se délivrer de ses plaintes, et le chef des prétoriens, Catonius, pour s’assurer de son silence. Elle désire les jardins de Lucullus : Asiaticus, qui les possède, est accusé, traîné dans la chambre de Claude, il faut qu’il se tue. En vain il a plaidé sa cause avec une éloquence qui arrache des pleurs aux assistans. Messaline sort en essuyant ses beaux yeux qu’a mouillés une émotion inconnue; d’une voix attendrie elle dit à son complice Vitellius : « Surtout, veille à ce qu’il meure. » La pitié n’avait été pour elle qu’une agréable sensation.

Les femmes ne sont pas épargnées. Je ne parle point des plus belles et des plus nobles, qu’elle forçait de partager ses débauches et de se prostituer sous les yeux de leurs maris. Julie, sœur de Caligula, hardie et ambitieuse, lui inspire des alarmes : elle la fait exiler de nouveau et tuer peu après. Une autre Julie, fille de Drusus et cousine de la précédente, a le même sort. Poppæa Sabina, honnête patricienne qui refuse de figurer dans les orgies du Palatin, est frappée à son tour. A quoi bon répéter le détail des fêtes, des fantaisies, des rapines, des crimes de cette impératrice à jamais fameuse, que les poètes satiriques, le grave Tacite et le flatteur Aurélius Victor se sont accordés à flétrir? Les souvenirs sont plutôt trop vifs sur ce point, et notre tâche est de rechercher quelle clarté, jettent sur le personnage historique les monumens figurés, et comment le témoignage involontaire des artistes fortifie ou contrarie le témoignage réfléchi des écrivains. Les camées, les médailles, les statues qui frappent nos regards nous laissent une impression qui complète l’histoire et fait revivre le type.

Le grand camée de la Bibliothèque impériale qui représente Messaline sur le même char que Claude a été décrit précédemment. L’impératrice, assimilée à Cérès, tient des épis et apporte aux mortels le blé qui les nourrit. C’était à Rome, non point une fiction poétique, mais une terrible réalité; une populace innombrable n’y vivait que des distributions des césars. Sur les monnaies de la ville de Nicée, en Bithynie, Messaline est identifiée à Junon, l’inscription en fait foi. Sur le camée de la Bibliothèque, comme sur celui de Vienne, on ne remarque qu’un caractère idéal, c’est-à-dire conventionnel, trop plein des traditions grecques pour dégager vivement la personnalité du modèle. La même remarque s’applique aux médailles de petit module où Claude et Messaline sont représentés; il est difficile d’y chercher une ressemblance bien exacte à cause de l’exiguïté des dimensions; lorsqu’on voit que ces médailles ont été frappées dans des villes de l’Orient, à Ascalon, à Alexandrie par exemple, il est naturel de penser que dans des pays lointains les graveurs avaient moins de souci de la ressemblance. Cependant l’ajustement, la coiffure, les lignes générales, suffisent pour donner une idée de la beauté de Messaline. Malheureusement les monnaies gravées à Rome par l’ordre du sénat sont inconnues aux modernes. Après la mort de Messaline, Agrippine, qui lui succéda, eut soin de faire refondre les monnaies qui portaient l’image de sa rivale. C’est ainsi que Messaline avait fait fondre les monnaies de bronze[2] de Caligula, et avait employé le métal à élever des statues sur les places de Rome à l’acteur Mnester, son amant.

Sur le camée de Vienne, la figure de Messaline, quoiqu’elle ne soit qu’au second plan, est d’une élégance et d’une pureté conformes aux habitudes des artistes grecs et surtout des graveurs de camées; mais le plus remarquable travail de ce genre, consacré à la glorification de Messaline, est le grand camée de la Bibliothèque impériale qui porte le n° 228. C’est une sardoine à trois couches qui a 68 millimètres de hauteur dans son grand axe sur 54 millimètres de largeur dans son petit axe. La beauté de ce camée a tellement frappé Rubens qu’il a voulu le copier lui-même, ajoutant par là à sa célébrité. L’impératrice porte une couronne de lauriers attachée par un double rang de perles; sa chevelure est épaisse, ondulée; en avant, se rangent sur le front de petites boucles légères et détachées comme sur les coiffures dites aujourd’hui à la Sévigné; la masse des cheveux, tournée négligemment, est rejetée derrière l’épaule. Une corne d’abondance se dresse derrière le buste; du sommet de cette corne sort un petit enfant qui est Britannicus, alors l’espoir des Romains. Dans le champ est une petite figure casquée où l’on a voulu quelquefois reconnaître Octavie, et qui paraît être plutôt la déesse Rome.

Ainsi avertis par les médailles et les matières rares, guidés avec une sécurité croissante vers les monumens plus importans, nous arrivons à la sculpture proprement dite, qui exprime les types individuels avec cet accent de vérité qui est le propre de l’art romain. Or le musée du Louvre, parmi ses richesses, compte trois statues de femmes de la famille d’Auguste, les plus belles et les plus caractéristiques que l’on connaisse avec la statue d’Agrippine : c’est Livie, Julie et précisément Messaline. Cette dernière statue a été apportée en France au XVIIe siècle ; elle vient de Rome ; elle est en marbre pentélique ; elle est restée longtemps à Versailles. C’est une figure drapée, aux plis nombreux et abondans; un voile couvre la tête; il est ramené par la main droite avec un geste de matrone. Sur le bras gauche, le petit Britannicus est assis comme Bacchus sur le bras de Cérès, comme Hercule sur le bras de Junon, comme Jupiter enfant sur les bras d’une des nymphes ses nourrices; mais l’attention se porte aussitôt sur le visage, car c’est le visage qui exprime, c’est le visage qu’il faut pénétrer. Ce qui nous frappe tout d’abord dans l’aspect général de Messaline, c’est un type réel, toujours vrai, tout à fait romain, qui se rencontre aujourd’hui encore dans les rues de la ville éternelle, type vulgaire et beau qui appartient plutôt aux paysannes des bords du Tibre qu’à l’aristocratie. Il faut considérer avec un peu de recueillement cette tête qui n’a rien de saisissant ; il faut laisser le marbre, matière incolore et pleine d’abstractions, nous pénétrer lentement par son rayonnement doux, qui peu à peu devient un langage. Alors seulement nous sentons se dégager l’expression du caractère et de la vie.

Le cou est puissant, souple et solidement attaché. Le visage est rond, ce qui est rare dans les statues grecques et romaines, d’une égale plénitude, luxuriant de santé. La bouche est jolie, sans finesse, savoureuse; elle hume le plaisir. La peau, traduite par l’épiderme du marbre, manque de transparence, elle est gonflée par l’habitude du désir et la fatigue amoureuse; les muscles sont engourdis, somnolens en apparence, non visibles et comme noyés. L’expression est véritablement nulle. Dans la vie ordinaire, Messaline devait, comme sa statue, montrer une sorte de stupeur molle et agréable. L’esprit n’a rien à trahir. Tout le tourbillon est intérieur; la flamme court avec le sang et ne brûle que les veines. C’est une vérité reconnue dans tous les temps que la plupart des grandes courtisanes ont pour privilège la tranquillité, la fraîcheur, la jeunesse prolongée et comme perpétuelle. — Il faut bien en effet qu’elles bravent les années et se conservent par leurs excès mêmes, ces natures qui n’ont d’autre malheur que d’avoir une trop belle constitution.

Le front est bas : c’est le front de la courtisane populaire, de la fille de la Suburra. Les cheveux doivent être noirs; cela se sent à leur qualité, à leur grain, à leur épaisseur; ils doivent ressembler à la plume du corbeau; ils sont épais, plantureux, matelassés; ils ondulent comme une mer agitée. Là surtout se manifeste la sève puissante, rustique, qui rappelle l’athlète. Les yeux sont beaux, ronds, saillans; ils n’ont ni lumière ni ténèbres, ni bonté ni méchanceté; ce sont les yeux d’un animal superbe qui n’est régi que par l’impétuosité de ses instincts, ou bien ils rappellent les yeux de ces statues archaïques qu’on trouve dans la Phénicie et dans l’île de Chypre, et qui représentent Vénus Astarté, type asiatique, sensuel et sanguinaire, qui veut un culte mêlé de supplices et de volupté.

Contemplez ce marbre à loisir, à la clarté de l’histoire, vous verrez sous la beauté des formes percer le monstre, créé non par la nature, mais par l’irresponsabilité et l’ivresse de la toute-puissance. Honte à ceux qui veulent commander aux autres quand ils ne sont pas capables de se commander à eux-mêmes! Messaline, dira-t-on, avait un tempérament; mais d’autres Romaines n’ont-elles pas eu autant de vigueur, un sang aussi généreux, des sens aussi ardens, et ne sont-elles pas restées des honnêtes femmes? Agrippine, la chaste veuve de Germanicus, n’a-t-elle pas avoué un jour à Tibère qu’elle avait des sens et qu’il lui fallait un époux? N’est-elle pas restée cependant solitaire, pure, irréprochable, sans reculer devant l’exil et la mort? Tandis que Messaline, à peine sur la scène, a fait de la pourpre une litière, est devenue l’opprobre de son sexe et restée le modèle féminin de toutes les infamies impériales.

En vain le sculpteur, avec un art merveilleux, a idéalisé cette beauté roturière et charnelle; en vain il a emprunté, pour l’en revêtir, les attributs des divinités chastes, de Junon et de Cérès ; en vain il a multiplié les draperies abondantes, les plis charmans, tout ce qui rehaussait les plus belles statues de la Grèce; en vain il a prêté à son modèle un geste décent, un voile épais, l’attitude de la matrone des beaux temps de la république; en vain il a placé sur son bras le petit Britannicus, qui consacre par une innocente caresse le caractère maternel : l’art est impuissant à masquer la vérité. Ils tombent, ils s’évanouissent, ils n’arrêtent plus votre regard, les voiles mensongers, l’idéal, la pudicité feinte, et tout l’entourage qui déguise la courtisane effrénée. La louve se montre, elle apparaît nue et frémissante, telle que l’a peinte Juvénal, le vengeur, le poète inspiré par l’indignation, dernière vertu des peuples en décadence : elle apparaît dans un lieu infâme, échappée furtivement du palais, escortée par une servante qui la surpasse en débauche, cachant ses cheveux noirs sous une perruque blonde, les deux seins soutenus par une bandelette d’or, éclairée par une lampe fumeuse, répondant au nom de Lycisca (la petite louve) qu’elle a tracé à la craie sur sa porte, à l’encan, attendant les passans, les appelant, réclamant son hideux salaire, toujours prête, jamais fatiguée et jamais assouvie, livrant aux portefaix de Rome les flancs qui ont porté Britannicus. Voilà le type consacré, voilà l’œuvre du grand peintre qui complète celle du sculpteur et vivra plus longtemps que le bronze ou le marbre, voilà l’image vraie, saisissante, éternelle, qui restera comme un châtiment jusqu’à la dernière postérité !

Une telle femme, je me trompe, une telle créature est incapable de conduire les affaires et de présider au gouvernement de l’empire. Elle peut brusquer, effrayer, enivrer, asservir un prince aussi faible que Claude; mais elle est elle-même frappée d’impuissance par ses appétits et la tyrannie de ses passions. Elle n’est point un moteur, elle n’est qu’un instrument. Il faut donc descendre plus bas encore et chercher dans les profondeurs du palais ces moteurs qui se dérobent et le secret du pouvoir absolu qui tombe de main en main.


IV.

Il y avait à Rome une loi libérale et vraiment belle, si elle avait été appliquée avec sincérité. Lorsqu’un esclave avait rendu pendant six ans des services signalés à son maître, lorsqu’il avait fait un dur noviciat dans sa nouvelle patrie, il pouvait être affranchi et devenir un citoyen. L’esclavage était alors pour les captifs une initiation; l’affranchissement était pour la cité un mode de recrutement. Malheureusement, avec la corruption des mœurs, le principe s’était altéré. Ce n’étaient point leurs vertus qui faisaient obtenir aux esclaves la liberté, c’étaient leurs vices. En outre, comme on les avait relégués dans les quatre tribus urbaines, dont le vote était collectif, ils n’avaient aucune influence et se rejetaient sur d’autres moyens de parvenir. Ils restaient les familiers de leur ancien maître, se chargeaient de ses affaires, des plus délicates comme des plus honteuses, étaient les agens de ses spéculations et de ses intrigues, s’enrichissaient par l’industrie, le commerce, les finances, envahissaient peu à peu les charges subalternes, mais lucratives, se poussaient dans l’administration, et, une fois riches, se glissaient dans l’ordre des chevaliers et même dans le sénat. Les guerres civiles avaient fait surgir des affranchis tout-puissans, qui avaient exploité la gloire et le crédit de leurs maîtres. Chrysogon était le ministre secret de Sylla, Hipparque celui d’Antoine, Démétrius celui de Pompée.

L’importance des affranchis s’accrut encore sous l’empire : leur obscurité rassurait les césars, leur bassesse les rendait commodes, leur intelligence utiles, leur droit de familiarité nécessaires, leur corruption charmans. Prêts à tout, ils s’entremettaient, s’imposaient, flattaient, dénonçaient, ouvraient les sources les plus imprévues de plaisirs et de richesses; on ne pouvait se passer d’eux. Capables du reste, lettrés, actifs, hardis, rompus aux affaires, ils s’emparaient de toute l’administration, hormis des charges curules. A mesure que les citoyens asservis se montraient plus indignes de s’administrer eux-mêmes, les affranchis grandissaient et prenaient leur place dans leurs affaires, dans leur maison, souvent dans leur couche; ils finirent par la prendre sur le trône.

S’il y eut à Rome un palais où les affranchis purent s’abattre comme un essaim de guêpes sur un tronc vermoulu, ce fut le palais de Claude. Claude était sans défense, il était riche, il appartenait à la famille impériale, qui le méprisait assez publiquement pour ne lui laisser d’autres amis que des subalternes. Tous les esclaves qui avaient joué avec lui dans son enfance, tous les affranchis de sa mère Antonia et de son frère Germanicus, s’étaient groupés autour de lui. La plupart étaient des Grecs, des Syriens, des Asiatiques; ceux même qui étaient nés dans la maison appartenaient à ces races fines, élégantes, promptes à tout comprendre et à tout oser. Les affranchis étaient la fleur des troupeaux d’esclaves que possédaient les patriciens romains. C’étaient les plus intelligens, les plus beaux, les plus séduisans par la culture de l’esprit ou la grâce du corps. Ils étaient, comparés aux Latins, ce que les Gallo-Romains seront plus tard aux Francs ou les Grecs du Phanar aux Turcs. Déjà les comédies de Térence et de Plaute montrent les esclaves se moquant des pères ou les abusant par mille ruses, tandis qu’ils corrompent les fils dont ils sont les complaisans instituteurs. Sous l’empire, les affranchis sont bien supérieurs et à leur condition et à leurs maîtres. Un préjugé moderne leur prête je ne sais quelle bassesse de traits égale à la bassesse de leur âme. C’est une injustice et une erreur historique. On dit proverbialement une tête d’affranchi, et l’imagination évoque une figure sournoise, un front bas, des cheveux courts, des oreilles larges, une expression fine et ignoble. Rien n’est plus opposé à la vérité. Il faut imaginer au contraire un beau visage, toujours souriant, de grands yeux intelligens, profonds, animés par le désir de plaire, des proportions élégantes, une démarche souple et non sans noblesse, des vêtemens riches et tous les signes du luxe. Leur origine servile n’avait pu effacer l’aristocratie native de leur race. Certes les Ioniens, les Grecs, les Syriens, qui circulaient par milliers dans les rues de Rome, avaient un autre air que les descendans des vieux habitans du Latium, de l’Ombrie ou de l’Étrurie. La culture de l’esprit, la connaissance approfondie des langues, des lettres et des arts, le goût de l’intrigue, l’habitude des grandes spéculations, le sentiment de leur supériorité intellectuelle, un raffinement singulier de corruption, la science de tous les plaisirs, développaient encore la distinction de leur type. Les plus vicieux avaient l’audace et les séductions de nos roués politiques; les plus honnêtes étaient des hommes de lettres et des savans. Tiron, l’affranchi de Cicéron, Phèdre, l’affranchi d’Auguste, et l’exquis Térence devraient nous faire mieux juger la valeur et le rôle des affranchis.

C’était à de telles mains que Claude était livré. Il vivait avec ses affranchis dans la plus entière familiarité. Rebut de la cour, il trouvait en eux des secrétaires, des intendans, des collaborateurs, des compagnons de travail, de jeu, de table, de plaisir. Dans la société antique, la femme n’était point associée à la vie de l’homme, qui était tout extérieure. Le patron avait donc plus d’intimité avec ses affranchis qu’avec sa propre femme : ils l’accompagnaient partout, à l’assemblée, au cirque, à l’amphithéâtre, au bain, à la basilique, à la promenade, en voyage. Claude avait le goût de la déclamation et la passion d’écrire l’histoire; ils participaient à ses travaux, préparaient ses compilations, traduisaient les manuscrits étrusques et carthaginois, écrivaient sous sa dictée, corrigeaient ou rédigeaient à nouveau ses œuvres grecques. Ils devenaient ensuite ses auditeurs, l’applaudissaient, l’enivraient par leurs éloges tantôt sans mesure, tantôt assaisonnés d’un encens délicat. Ils pourvoyaient aussi à ses besoins, à ses appétits, à ses vices, car la vie matérielle n’était point sacrifiée aux travaux de l’esprit. En vérité, Claude était heureux au milieu des serviteurs et des parasites que Rome méprisait, mais qui étaient ses seuls amis.

On devine quel coup de théâtre ce fut dans la maison du faubourg lorsqu’on apprit subitement que Claude était empereur. Tous ses esclaves, tous ses affranchis, se précipitent sur le Palatin. On s’empare de Claude, on l’entoure, on le garde, on le félicite, on l’intimide, on le protège, on le conseille, on l’empêche pendant un mois d’aller au sénat, parce que les sénateurs n’auraient pas manqué de prendre un facile ascendant sur ce cerveau dont la faiblesse est trop connue. Claude est une proie qui des mains des prétoriens passe aux mains de ses affranchis. Il est si bien fait à leur joug ! ils lui sont si nécessaires, si dévoués ! C’est à eux qu’il faut confier sa personne, ses intérêts, l’administration du trésor, les emplois, les ressorts essentiels et secrets du gouvernement. Que d’autres, issus de familles illustres, obtiennent les magistratures vaines, les fonctions pompeuses, toutes les apparences du pouvoir! c’est au Palatin que reste la toute-puissance, partagée entre les affranchis. Ils se liguent avec Messaline, qu’ils ont toujours ménagée et dont ils ont caché ou favorisé les premiers écarts : ils se réservent l’empire, sans querelle, sans ostentation, sans paroles, sans décrets, et ils ont la sagesse de le garder indivis. Je ne saurais mieux comparer Claude, si l’on me permet un anachronisme, qu’à ces frères de sultan qui sont tirés du harem et jetés sur le trône par une révolution : leurs yeux sont aveuglés par l’éblouissement de la toute-puissance, comme ceux du hibou qu’on chasse en plein jour de son trou. Incapables et tenus dans une enfance perpétuelle, ils confient les affaires à leur barbier ou à un porteur d’eau, et se replongent dans leur harem qu’ils n’ont fait qu’agrandir.

Voilà donc les nouveaux maîtres du monde, maîtres d’abord ignorés, bientôt célèbres, redoutés, caressés par la foule clairvoyante des courtisans! Voilà les moteurs que nous cherchions! Ce sont eux qui donnent l’impulsion à la machine administrative, et régissent l’empire. L’histoire ne s’occupe que des grands : voilà donc les hommes qui méritent l’attention de l’histoire ! Pourquoi les préjugés romains s’opposaient-ils à ce qu’on dressât des statues publiquement à ces collègues non avoués du césar ? Pourquoi ne figurent-ils point gravés sur les monnaies? Nous aurions leur image, immortalisée comme leur mémoire, et il serait plus facile de les faire revivre. Les écrivains latins, retenus par les mêmes préjugés, ont été trop silencieux ou trop sobres de détails. Je suis donc forcé de tracer des esquisses plutôt que des portraits et de dresser une liste incomplète de ces usurpateurs d’un nouveau genre, de cette société d’abord anonyme qui a gouverné l’univers pendant près de dix ans.

Celui qui est cité le plus souvent, c’est Narcisse, le compagnon inséparable de Claude, celui qui reçoit toutes ses lettres, y répond, admet ou écarte les affaires, dicte ou inspire les résolutions : il est secrétaire d’état. Narcisse a un caractère triste et des mœurs graves : vertu facile, s’il est vrai qu’il soit eunuque, comme l’affirme le scoliaste de Juvénal. La bonne chère qu’on est forcé de faire chez Claude et les festins prolongés le consolent, mais lui donnent la goutte; les accès de ce mal redoublent son humeur morose. Il est laborieux, assidu, ne perd jamais Claude de vue dans les circonstances difficiles; il le suit au sénat, le surveille dans les réunions publiques, il est son assesseur dans les jugemens; il lui résume la cause quand il s’est endormi; il le souffle, il l’avertit, il le contient. Il joue le rôle de pédagogue qu’Auguste faisait jouer au fils de Silanus lorsqu’il lui confiait Claude pendant les fêtes de Mars. Il ne dédaigne pas les honneurs, car il s’est fait conférer les insignes de la questure (le subsellium et les faisceaux); mais il aime surtout l’argent. Tous les moyens lui sont bons pour s’enrichir; les plus expéditifs sont les immenses travaux qu’il a fait entreprendre à Claude dans le port d’Ostie et sur le lac Fucin. Déjà sa fortune est égale à sa puissance, et son trésor surpasse celui des rois de l’Orient.

A côté de lui paraît Pallas, ancien esclave d’Antonia, camarade d’enfance de Claude, qui a grandi avec lui et le tient sous un joug aussi étroit. Pallas s’est réservé les finances : il est intendant du fisc impérial. Il n’a pas les mêmes raisons que Narcisse pour être vertueux. C’est le financier fier, fastueux, galant, séducteur. Sans scrupules, d’une avidité effrénée, il s’entend avec Narcisse pour les bonnes affaires; il est aussi riche que lui, sans avoir besoin de voler aussi publiquement, puisqu’il tient la clé du trésor. Son orgueil ne connaît plus de bornes lorsque le sénat déclare qu’il descend des rois d’Arcadie. Virgile, quand il chantait Évandre et Pallas, ne se doutait pas qu’il préparait une telle généalogie. Depuis qu’il est issu de sang royal, Pallas n’est plus abordable. Les princesses du sang sont seules dignes de devenir ses maîtresses; Agrippine, la fille du grand Germanicus, sera admise à cet insigne honneur. De nombreux esclaves s’agitent autour de lui sans obtenir une parole qui profanerait cette bouche auguste; il ne leur commande que du geste, en détournant les yeux; si l’ordre est trop compliqué, il trace quelques mots sur ses tablettes et les jette à son ancien compagnon de chaîne. Narcisse se contente des insignes de la questure, Pallas exige ceux de la préture, que le sénat ne tarde pas à lui offrir. Les lois interdisent aux affranchis l’accès des grandes magistratures; mais Pallas se venge des lois sur les magistrats qui se morfondent dans son atrium et sur les patriciens qu’il daigne à peine saluer quand ils se précipitent et se courbent vers lui. Un jour, par l’ordre d’Agrippine, que Pallas a fait épouser à Claude et dont il est resté l’amant, le sénat vote à ce fidèle serviteur de césar des actions de grâces et un présent de 4 millions. Pallas, qui a provoqué cet élan patriotique, refuse avec ostentation. « Heureux de servir césar et son pays, il garde sa pauvreté ! » Néron, qui le fera tuer pour hériter de lui, fera l’inventaire de cette honnête pauvreté, et nous apprendra que Pallas possédait 60 millions, c’est-à-dire dix fois cette somme en monnaie de nos jours : 60 millions amassés en moins de quatorze ans !

Ensuite vient Calliste, affranchi et ancien secrétaire de Caligula. On l’avait trouvé établi au Palatin, il avait toujours protégé Claude pendant le règne de son terrible neveu, il avait le droit de faire ses conditions. Les affranchis de Claude avaient besoin de lui ; c’était un initiateur nécessaire, car il connaissait bien des secrets, expliquait aux nouveau-venus les rouages occultes du gouvernement, faisait tomber les masques de tous les visages, tenait le nœud de toutes les intrigues. On lui a fait royalement sa part. Il est associé au grand Pallas et au tout-puissant Narcisse, partage leur crédit, leurs bénéfices, et est déjà aussi riche qu’eux. Tous les trois, ils forment un triumvirat que les autres affranchis reconnaissent tacitement et auquel ils obéissent. Ils réunissent une fortune qui égale les revenus du fisc impérial et qui équivaut à plus d’un milliard de notre temps. Quand Claude se plaint d’être gêné: « Obtenez de vos affranchis, lui dit un plaisant, qu’ils vous associent à leurs affaires. » Calliste n’en est pas plus fier : il a trop tremblé sous Caligula. Il a des manières discrètes et une gravité charmantes; il rappelle volontiers qu’il a connu l’ancienne cour; il a la tradition, il est le grand-maître des cérémonies, il ne se compromet jamais et ne voudrait compromettre personne; c’est le tombeau des secrets, le canal des pétitions et des grâces; il traite admirablement, son palais est d’une magnificence qu’il met à la disposition de tous par l’hospitalité. Quels soupers dans cette salle à manger, soutenue par trente colonnes d’onyx, que les naturalistes auront soin de décrire et de faire admirer à la postérité la plus reculée!

Après les triumvirs, leurs amis ou leurs subordonnés ont part à la curée. En première ligne, le frère de Pallas, Félix, le beau Félix, plus glorieux encore que son frère et plus soucieux des formalités légales. Il ne se contente pas de princesses ou d’impératrices pour maîtresses, il lui faut des reines pour épouses légitimes. Tacite affirme qu’il en a épousé jusqu’à trois : nous n’en trouvons que deux citées par les historiens, Drusille, petite-fille de Cléopâtre et d’Antoine, parente par conséquent de Claude, une autre Drusille, fille du roi Hérode Agrippa, que Félix a enlevée de force au roi d’Émèse, son mari. Un descendant des rois d’Arcadie devait tenir à ne point se mésallier. Pour soutenir ses grandes alliances, Félix pille les provinces dont il est le procurateur. La Judée et la Syrie, que l’on avait jusque-là sagement administrées, n’ont jamais été soumises à pareille épreuve. Pallas, à Rome, couvre toutes les exactions et arrête jusqu’à l’idée de se plaindre. Félix est donc à la fois un grand voleur, ce qui est le mot d’ordre du temps, et un séducteur d’une espèce rare, qui ne consent à épouser que des reines.

Polybe, secrétaire et collaborateur de Claude, est un autre potentat. Il a l’oreille du prince. Il est spirituel, pénétrant, vaniteux, homme de cour, désintéressé peut-être, parce qu’il cultive les lettres et parce qu’il est amoureux. Messaline lui a inspiré une passion insensée : elle n’est point cruelle, et ses bras n’ont jamais refusé de s’ouvrir à personne; mais il est jaloux, et à quelle épreuve n’est point mise sa jalousie! Il est affable, obligeant, et tous les solliciteurs de Rome heurtent sa porte. Sénèque est de ses amis : Sénèque, exilé en Corse, apprend qu’il a perdu un frère chéri, et rédige aussitôt son éloquent traité intitulé Consolation à Polybe. Les flatteries qu’il lui adresse et celles qu’il ajoute pour Claude sont perdues : Polybe n’usera point de son crédit pour le faire rappeler, car c’est Messaline qui a exilé Sénèque. Le peuple, qui n’aime point Polybe, l’a montré du doigt au théâtre, quand l’acteur a déclamé ce vers grec : « insupportable est le grenier d’étrivières que la fortune élève ! » Polybe, assis auprès de Claude, a pâli de rage; mais son orgueil l’a soutenu, et il a répliqué tout haut par cet autre vers grec qui aurait dû avertir son souverain : « on a vu des chevriers devenir rois. »

L’eunuque Posidès est le compagnon de guerre, le camarade de tente de Claude dans sa grande expédition contre les Bretons, qui a duré seize jours; l’héroïsme de Posidès a été récompensé par le don d’une lance sans fer (hasta pura), un des honneurs militaires recherchés par les généraux de l’ancienne Rome. L’argent a suivi les honneurs et les avait précédés.

Harpocras ne le cède en rien à Posidès; il est riche comme tous ses associés, mais plus épris de popularité. Pour gagner la faveur populaire, il donne des spectacles; il a obtenu de Claude ce droit qui n’est accordé qu’à des magistrats spéciaux, de même qu’il se fait insolemment porter en litière dans les rues de Rome, par une faveur inouïe de l’empereur. La canaille le connaît bien et l’applaudit : il veille à ses plaisirs et il accompagne Claude lorsqu’il assiste aux jeux, ce qui n’est pas une sinécure, car le bon Claude arrive dès l’aurore et ne part que le dernier.

Que dire de Myron, du brillant Myron, si ce n’est qu’il est honoré comme Polybe des faveurs de Messaline, et que cette gloire lui coûtera bientôt la vie? Que dire de Roter, si ce n’est qu’il a été l’amant de la première femme de Claude, Urgulanilla, et que l’enfant qu’il a eu d’elle a été exposé publiquement? L’histoire n’oubliera pas non plus Evodus, l’homme de confiance de Narcisse, qui surveille les centurions chargés de tuer et rend compte de leurs expéditions, ni l’eunuque Halotus, panetier et échanson de l’empereur, qui déguste tous les mets, mais dont la vigilance sera déjouée par l’adresse d’Agrippine.

Nous n’avons nommé que la fleur : derrière ces grands personnages s’agitait une légion d’affranchis qui devenaient leurs ministres, leurs secrétaires, leurs intendans, leurs flatteurs, qui employaient, à leur tour, d’innombrables esclaves; c’était un monde occulte et tout-puissant. Ou en comptait de toute provenance, de toute race, de tout âge, de tout sexe, on en comptait même qui n’avaient pas de sexe. Pour les principaux, aucune des satisfactions extérieures de l’orgueil ne manquait : ils avaient des palais, des villas, des œuvres d’art; ils donnaient des festins somptueux et des fêtes; ils avaient une suite, ils avaient une cour formée par l’empressement spontané de tout ce que Rome avait de plus noble. L’empereur était inabordable, comme un captif entouré par mille gardiens qui se succèdent et ne s’endorment jamais. Les citoyens se rejetaient sur les gardiens qui possédaient ce précieux otage, et qui, semblables aux nuages qui interceptent le soleil, étaient les seuls dispensateurs de la pluie; mais du moins quelle belle curée! quel pillage admirablement organisé ! quelle dilapidation grandiose de l’administration, des droits des citoyens, de l’honneur et de la richesse publiques! Tout se vendait, les charges, les gouvernemens, les grâces, la justice; tout se rachetait, les violences, le vol et les crimes; le droit de cité se donnait pour un collier de verre, disait le proverbe du temps. Les décrets impériaux étaient violés, aussi bien que les lois, à prix d’or. Claude signait, sans s’en apercevoir, l’ordre le plus contraire à l’arrêt qu’il avait promulgué la veille. On surprenait l’aveu du pauvre imbécile, le plus souvent on s’en passait, pour les confiscations, les proscriptions, les assassinats sans jugement. Les proscriptions étaient du reste rarement une vengeance, — c’était un moyen plus court de s’enrichir. Les gens de l’empereur aimaient assurément le plaisir, les femmes, le pouvoir; ce qu’ils aimaient par-dessus tout, c’était l’argent. L’argent était le dieu du règne; il semblait que tous, inspirés par une fureur prophétique, voulussent remplir leurs coffres le plus vite possible, moins pour jouir du présent que pour conjurer l’avenir et se trouver pourvus en cas de malheur.

Telle est cette aristocratie de valets, cette domesticité étalée sur la pourpre, cette ligue du mal public, qui rappelait les trente tyrans d’Athènes, ou plutôt les compagnons d’Ulysse se jetant sur les troupeaux d’Apollon et égorgeant avec ivresse tout ce qu’ils rencontrent de plus gras et de plus succulent. Mais que dit le troupeau, c’est-à-dire le peuple romain? Le troupeau est heureux, satisfait comme toujours, et il serre ses rangs à mesure que les victimes y font un vide. Jamais il n’y a eu plus de gaîté à Rome, si ce n’est sous l’excellent Caligula. Tout est spectacle, tout est fête; on rit des affranchis triomphans et l’on rit des patriciens qui se morfondent, on rit surtout de l’empereur, et chaque jour circule une histoire plus risible sur ce bouffon couronné. Les citoyens, quel que soit leur rang, chérissent du reste, dès qu’ils sont en leur présence, les fidèles serviteurs de Claude. Ils les admirent, ils les supplient, ils remplissent leur atrium dès le matin, ils ne leur cachent point qu’ils sont la source des faveurs; ils savent qu’ils tiennent entre leurs mains le nerf de l’empire. César compte à peine : ce sont ses ministres qui règlent la destinée du monde. Quand césar invite un citoyen à souper et qu’un affranchi l’invite le même jour, chez qui court l’hôte empressé? Chez césar? Non, césar attend et se morfond tandis qu’on se réjouit chez Narcisse ou chez Calliste. Pallas veut-il se montrer en public, les deux consuls le guettent à sa porte et l’escortent servilement dès qu’il s’avance dans la rue. Vitellius, père du futur empereur, ne se contente pas de porter sur sa poitrine un brodequin de Messaline et de baiser ce brodequin en public; il a élevé chez lui, dans le sanctuaire des lares, deux statues à Narcisse et à Pallas; il leur offre des sacrifices et les honore comme ses dieux protecteurs.

Dion Cassius donne à cette horde d’affranchis qui ont pris d’assaut l’empereur et l’empire le nom collectif de césariens, nom heureux, expressif, qui délivre la mémoire d’une nomenclature compliquée, et que je voudrais prendre dans le sens le plus dérisoire. Ils sont les partisans de césar parce que césar est leur gage. leur instrument, leur jouet. Ils ne sont plus ses affranchis, ils sont ses maîtres: ils ne sont plus la propriété de césar, césar est leur propriété : saluons donc l’avènement des césariens.

La seule personne avec laquelle les césariens doivent compter, c’est Messaline; mais elle est leur complice, ils lui font la part du lion, ils travaillent pour elle. Ils lui assurent le silence pour ses débauches, l’impunité pour ses crimes; ils lui accordent tout ce qu’elle souhaite, les parures, les jardins magnifiques, l’or à flots, le luxe insensé; ils l’aident à proscrire ceux qu’elle hait, à dépouiller ceux qu’elle envie, à violenter ceux qu’elle aime, à tuer ceux qui la dédaignent ou lui résistent. Elle a le titre d’augusta, comme l’a eu Livie; le jour de sa naissance est célébré par des fêtes aussi pompeuses que le jour de la naissance de l’empereur; elle monte en char au Capitole quand Claude triomphe des Bretons. Les césariens n’ignorent pas qu’une créature aussi dissolue, absorbée par ses sens, partagée entre la langueur et le désir, n’a point le temps d’être ambitieuse. Ils lui laissent ce qui charme les femmes, les apparences et la vanité du pouvoir; ils en gardent la réalité. Elle trône, mais ils règnent.

Et le bonhomme Claude? Quelle part lui fait-on dans cette vaste saturnale? La meute gorgée, que reste-t-il à l’innocent chasseur? Que lui réserve-t-on dans l’empire qu’il a conquis sans le savoir? Les césariens lui prodiguent aussi les apparences extérieures du pouvoir; ils l’occupent, le produisent en public sans cesser de l’entourer, ils l’amusent, ils remplissent ses journées; ils lui laissent à peine le temps de respirer. Ceux qui réglaient la vie de Sancho Pança dans l’île dont on l’avait fait souverain n’avaient pas plus d’art pour le dégoûter de son gouvernement que les césariens n’en déployaient pour que Claude fût enchanté du sien.

En première ligne venaient les plaisirs. Il aimait la table : on lui donnait des festins de six cents couverts, et, dès qu’il s’y endormait, on le faisait vomir en glissant délicatement une plume dans sa bouche ouverte, de sorte qu’il recommençait à manger aussitôt. Il aimait les femmes : Messaline avait soin de s’entourer de belles esclaves, et les césariens plaçaient auprès de lui des concubines dont ils étaient sûrs, qui ne pouvaient saper leur crédit; les deux favorites, qui s’appelaient Cléopâtre et Calpurnie, obéirent aux césariens dès qu’ils leur ordonnèrent de dénoncer Messaline. Claude aimait le jeu, surtout le jeu de dés : les césariens avaient inventé un moyen ingénieux de le faire jouer, même en voiture; ils pouvaient dès lors l’emmener, le transporter à leur gré sans qu’il murmurât. Il aimait le cirque et l’amphithéâtre : on multiplia les spectacles, et, comme à l’heure où le peuple allait dîner l’empereur ne voulait point quitter la place, pendant l’entr’acte on faisait combattre les machinistes et les employés dont il avait été mécontent.

Après les spectacles, le meilleur passe-temps était la justice. Claude avait la même rage que le juge des Guêpes et celui des Plaideurs; il aurait jugé le monde entier. Les journées s’écoulaient sans qu’il se fatiguât d’entendre les avocats et de trancher les causes les plus délicates. Le soir, en rentrant au Palatin, il était discuté, critiqué, loué par les césariens : par exemple le jour où, par un trait de génie, il condamna une mère qui reniait son fils à l’épouser. L’état de béatitude de Claude siégeant sur son tribunal était tel qu’on pouvait alors tout oser impunément. Un chevalier qui plaidait, exaspéré par l’ineptie de ses questions, lui jetait ses tablettes d’ivoire et son poinçon à la tête. Les avocats le clouaient sur sa chaise curule quand il voulait se lever, ceux-ci le saisissant par ses vêtemens, ceux-là par les pieds; mais rien ne pouvait le retenir, si l’odeur de quelque festin préparé par les prêtres du temple voisin arrivait jusqu’à lui : il levait la séance et courait s’inviter. Souvent le bonhomme s’endormait, laissant béante sa bouche baveuse, et Narcisse, qui était son assesseur, lui rendait compte de l’affaire à sa façon quand il s’éveillait. C’est ainsi que, les députés de la Bithynie étant venus dénoncer Junius Cilo, créature des césariens, qui les avait pillés sans merci : « Que veulent-ils? demanda Claude, qui n’avait rien entendu. — Ils te rendent grâce et louent Junius Cilo, répondit Narcisse. — Eh bien! dit Claude, je continue à Junius Cilo son gouvernement pour deux ans. »

Une troisième occupation, ce fut la censure, que Claude se mit en tête d’exercer sérieusement. Il voulut faire un dénombrement complet des citoyens, se rendre compte de leur fortune, de leur origine, chasser les intrus (c’était la majorité), les affranchis, pénétrer toutes les fraudes. Ce fut un dédale inextricable, et le pauvre archéologue eut beau ressusciter l’ancien cérémonial, planter sa chaise curule pendant des mois entiers en plein Champ de Mars, ce ne fut qu’une longue mystification. Les césariens le poussaient et le laissaient faire. Les seules lois bonnes et efficaces qu’ils l’aidèrent à promulguer pendant sa censure, ce furent les lois sur l’affranchissement, sur la protection des esclaves ; ils connaissaient la matière et devaient bien cela à leurs frères restés dans l’infortune.

La guerre eut son tour parmi les occupations ménagées à Claude. Les césariens l’envoyèrent à l’extrémité du monde, contre le roi des Bretons, Cynobeline. Le voyage fut long, mais égayé par d’innombrables parties de dés, l’expédition courte, car tout avait été préparé par Plautius, même la victoire. Au bout de seize jours, Claude revint enivré, casque en tête, couronné de lauriers, égal en gloire aux plus illustres triomphateurs, revêtant volontiers dès lors la cuirasse du guerrier : c’est ainsi qu’il s’est fait représenter sur les camées.

Après Mars vient Minerve. Les lettres, l’histoire, l’archéologie, remplissaient les heures de loisir. Les césariens n’avaient perdu ni leur goût fin, ni leur science littéraire, ni l’art d’assaisonner des éloges capables de satisfaire un auteur. Les œuvres de Claude étaient récitées, que dis-je! déclamées en public par les plus habiles orateurs du temps. Elles obtenaient un succès prodigieux, et Claude jouissait de sa gloire en même temps que de son propre génie. Les Grecs d’Alexandrie lui causèrent même une de ces joies que jamais n’a éprouvées peut-être un écrivain couronné. Ils fondèrent dans le Musée d’Alexandrie deux académies spéciales qui prirent le nom de Claudiennes. Elles se réunissaient à des époques régulières, et leur seule tâche était de lire dans leurs séances, l’une l’histoire des Étrusques, l’autre l’histoire des Carthaginois, écrite en grec par l’empereur. C’était long, mais le zèle des associés était à la hauteur de leur tâche. Les séances se suivaient, et les académiciens se relayaient jusqu’à ce qu’on eût achevé cette lecture, qui recommençait l’année suivante. Évidemment les Grecs d’Alexandrie avaient une vertu inconnue aux modernes. Jusqu’ici du moins, quoiqu’il n’ait pas manqué de souverains qui aient écrit l’histoire, il ne s’est point trouvé de corps assez convaincu pour se soumettre à une pareille épreuve, ni de ministre assez césarien pour la provoquer.

Les travaux publics étaient une des occupations qu’on avait imaginées pour Claude. Il y prenait goût, car c’est le plaisir d’un sot aussi bien que d’un homme d’esprit. Les particuliers les plus niais se ruinent le plus volontiers en constructions; les princes les plus médiocres se croient grands quand ils inspectent de vastes chantiers où s’agite une légion de maçons, quand ils voient la matière leur obéir, s’accumuler, se dresser jusqu’au ciel pour annoncer à la postérité leur nom avec la ruine de leur peuple. Les césariens trouvaient leur compte dans ces entreprises somptueuses : ce sont des gouffres qui permettent les grands vols, les cachent, les justifient. Les trois entreprises principales du règne de Claude, un port, un aqueduc, un émissaire, étaient inutiles et gigantesques; elles ont dévoré des sommes immenses.

Le port est celui d’Ostie, dont il ne reste rien, parce que la nature a repris ses droits et comblé ce que la main de l’homme avait creusé, comme à Tyr, à Utique, à Carthage. Il y avait eu famine à Rome, et la multitude avait poursuivi Claude de ses huées en lui jetant des morceaux de pain à la tête. Les césariens profitèrent de l’épouvante du maître; ils lui démontrèrent que la faim était la seule question politique pour un pouvoir absolu, qu’il fallait prouver à cette foule inactive et vicieuse qu’on s’occupait uniquement d’elle et de ses besoins, qu’on assurait l’approvisionnement de Rome en creusant à grands frais un port à l’embouchure du Tibre. On ouvrit un bassin près d’Ostie, on le fit communiquer avec le fleuve et avec la mer par un double canal; on construisit deux digues qui arrêtaient les flots; on remplit et on coula le navire colossal qui avait apporté d’Egypte l’obélisque de Caligula, et sur ce noyau on bâtit une île qui arrêtait les sables, un phare qui guidait les navigateurs attardés. Deux bas-reliefs du musée du prince Torlonia, à la Lungara, trouvés à Porto, deux mosaïques d’Ostie, dans la maison que M. Visconti appelle les Thermes maritimes, des monnaies de Néron, donnent une impression très sommaire de ce travail, qui n’avait rien de nécessaire, car l’embouchure du Tibre était aussi accessible que l’ouverture du canal qui menait au bassin de Claude.

Le pain assuré, il fallait procurer à la multitude l’eau en abondance. Déjà sept aqueducs en amenaient à Rome un volume si considérable que l’on comptait par jour plusieurs mètres cubes d’eau pour chaque habitant. On feignit de croire que cette quantité ne suffisait pas, et on témoigna une touchante sollicitude pour abreuver ceux qu’on avait nourris. On reprit les plans de Caligula, qui n’était point un modèle de raison, et l’on alla chercher sur la route de Sublaqueum (Subiaco), au 38e mille, à gauche de la route, trois sources, la Curtia, la Cærulea, l’Albudina, que l’on réunit dans un huitième aqueduc sous le nom d’eau claudienne. Les constructions avaient 46 milles de longueur, c’est-à-dire 36 milles sous terre et 10 milles à ciel ouvert sur des arcs ou des substructions. Un neuvième aqueduc amena les eaux de l’Anio, détournées au 62e mille et clarifiées préalablement dans des réservoirs; le parcours était de 58,700 pas, dont 9,400 pas étaient édifiés sur le sol. Il était facile, sur une étendue aussi vaste, de multiplier les gains illicites, les erreurs de comptes, la falsification des mortiers, la dépréciation de la qualité ou l’augmentation du prix des matériaux. Ce qui prouve que les césariens avaient fait de trop larges détournemens à leur profit, c’est que peu d’années après Vespasien fut obligé de restaurer une œuvre si simple qu’elle devait demeurer inaltérable pendant bien des siècles. D’un autre côté, comme l’art romain a mis sur ces constructions inutiles le sceau de la grandeur, la beauté des ruines ferme la bouche aux critiques des modernes. L’aspect saisissant de la Porte-Majeure, où se réunissent les aqueducs, la hardiesse des arcs, qui s’élèvent à 109 pieds romains dans les airs, leur suite pittoresque, qui longe les murs de la ville, les anciens jardins d’Héliogabale, le couvent de Sainte-Croix de Jérusalem, et se perd dans le lointain comme les arches d’un pont gigantesque jeté sur la campagne de Rome, tout désarme le voyageur ; il n’ose condamner trop haut les intrigues ou les projets intéressés qui ont produit de si beaux résultats.

Enfin l’émissaire du lac Fucin était une spéculation pure où Narcisse commit des vols si audacieux que l’impératrice Agrippine les lui reprocha publiquement le jour même de l’inauguration. Les Marses, riverains du lac Fucin, demandaient depuis longtemps qu’où leur laissât dessécher le lac, qui gagnait peu à peu sur leurs terres et répandait au loin la fièvre. Les césariens engagèrent Claude à prendre à sa charge le travail en stipulant que les terres ainsi reconquises lui appartiendraient : de la sorte les césariens pouvaient spéculer à la fois sur les terrains et sur la dispendieuse exécution de l’émissaire. On employa en effet 30,000 hommes pendant onze ans. On creusa un canal voûté à travers la montagne, afin de jeter les eaux dans le Liris (Garigliano). Pour travailler plus vite, on creusa de toutes parts des puits, des escaliers, des approches perpendiculaires. Le rocher fut ainsi percé sur une longueur de 3,500 pas, et l’on déboucha à 20 mètres au-dessus du Liris, obliquement, afin que la chute de l’eau ne troublât pas le cours de la rivière. Le tunnel, que le savant historien de l’architecture, Hirt, a mesuré en 1796, a 19 pieds de hauteur sur 9 de large. Au milieu est une rigole supplémentaire d’un demi-pied de profondeur qui nous est expliquée par les récits des anciens. Le jour de l’inauguration, un combat naval devait être livré sur le lac avant qu’il fut subitement desséché. On était accouru de Rome et de toute l’Italie. Une flotte rhodienne et une flotte sicilienne, de 50 galères chacune, avaient été construites. 19,000 condamnés devaient monter ces galères et s’entr’égorger. Au moment où les malheureux défilèrent devant l’empereur en prononçant les paroles consacrées : Ave, Cæsar, morituri te salutant, le bonhomme Claude, qui était dans le ravissement, leur répondit avec un signe de tête amical ; Avete vos (portez-vous bien vous-mêmes). Aussitôt les condamnés posent leurs armes et déclarent que l’empereur leur a fait grâce de la vie. Cris, confusion, menaces, refus ; Claude se précipite en traînant la jambe, il va dans les groupes, il supplie, il s’irrite, il écume, il dit mille niaiseries aux condamnés pour qu’ils consentent à mourir. Narcisse avait fait dresser sur un promontoire des balistes et des catapultes ; la garde prétorienne cernait le lac. Cette précaution eut plus de succès que les argumens du grotesque césar : on se battit. La fête finie, on démolit les bâtardeaux, et les eaux s’écoulèrent en partie ; mais, soit que les niveaux eussent été mal calculés, soit que Narcisse eût fait de trop gros bénéfices sur la main-d’œuvre, une nappe considérable resta sur la vallée plate et égale comme une plage. Il fallut recommencer, et l’on creusa alors la rigole supplémentaire qui a été observée par Hirt, et dont profitent sans doute les spéculateurs modernes qui ont voulu dessécher de nouveau le lac reformé au moyen âge par l’obstruction de l’émissaire.

A l’aide de ces entreprises, ruineuses pour le trésor public, productives pour le trésor des administrateurs, les césariens amusaient Claude, lui créaient des soucis agréables, multipliaient des voyages qui le tenaient en haleine et en appétit; mais leur moyen d’action le plus puissant, c’était la peur. La peur était pour Claude une source inépuisable d’émotions; la peur remplissait sa vie de drames sans cesse renouvelés. Par leurs mensonges, par leurs délations, par les contes les plus ridicules, les césariens troublaient le faible cerveau de Claude, et l’accord de leurs récits ne laissait aucun refuge à son bon sens. Claude était naturellement lâche, comme tous les niais, naturellement cruel, comme tous les Romains. La vue des gladiateurs l’avait accoutumé au sang; il se penchait avec avidité sur le visage des mourans quand il assistait aux combats de l’amphithéâtre; il attendit un jour entier, à Tibur, devant le poteau auquel était lié un condamné, parce qu’il avait envie d’assister à un supplice dont la mode était perdue, et parce qu’il avait envoyé chercher à Rome le bourreau.

De plus sa propre lâcheté le rendait féroce, et les césariens n’avaient point de peine à pousser au meurtre l’âme qu’ils avaient eu soin de remplir de terreur. Ils évoquaient sans cesse l’image de Caligula assassiné sous ses yeux; ils lui montraient partout des ennemis, des complots, des poignards. Personne n’approchait de lui sans être fouillé, les femmes comme les hommes; il était toujours entouré de gardes, même à table. Les apparences les plus futiles suffisaient pour lui arracher un arrêt de mort. Messaline accourt un matin éplorée : elle l’a vu en rêve assassiné par son beau-père Silanus. Narcisse entre chez Claude à son tour, le visage décomposé : il a fait le même rêve. A point nommé se présente Silanus, que les deux complices ont fait inviter la veille à se trouver au Palatin dès la première heure. Il n’en faut pas davantage, Silanus est mis à mort sans procès. La crédulité de Claude était telle qu’un plaideur eut l’art de lui raconter un rêve du même genre et de lui donner, comme signalement de l’assassin qu’il avait entrevu, la description exacte de son adversaire. Lorsque l’adversaire se présenta pour plaider sa cause, l’empereur épouvanté reconnut le personnage du rêve et le fit tuer aussitôt. Une autre fois, un agitateur populaire nommé Camille lui écrivit pour lui enjoindre d’abdiquer. Claude rassembla son conseil et délibéra longtemps pour savoir s’il ne devait pas lui obéir. Les césariens avaient soin de prolonger ces discussions et la terreur de leur maître par une contenance soucieuse. Chaque accès de ce genre était l’occasion d’une liquidation générale; chaque césarien apurait ses comptes par la proscription, la confiscation, la mort. Ils étaient si expéditifs que plus d’une fois les centurions se présentèrent pour rendre compte d’une exécution avant que Claude l’eût ordonnée; alors les césariens présens louaient le zèle des centurions et faisaient doubler la récompense. Plus d’une fois césar invita à souper des citoyens qui avaient été tués par son ordre, sans qu’il le sût. Il n’y avait plus de jugement en matière politique ou criminelle, les accusés étaient traînés dans le palais, condamnés, frappés; c’était la justice sommaire des sauvages. Le sénat n’avait plus besoin de se déshonorer par des sentences iniques; cette formalité était superflue, tout se passait à huis clos, dans la chambre de l’empereur.

Or la plus odieuse et la plus intolérable des tyrannies est celle qui supprime les formes juridiques. Certes un chef absolu ne manque ni d’armes tirées de l’interprétation des lois, ni de limiers ardens, ni de magistrats complaisans ou timides; l’accusé qu’il veut atteindre lui échappe rarement : le règne de Tibère en est la preuve; mais les tribunaux sont une dernière garantie, la défense une dernière consolation, la publicité une dernière pudeur. Tous les arrêts rendus par ce césar imbécile sont des attentats à la justice; toutes les exécutions qu’il a commandées sont des assassinats. Il assassinait pour le compte d’autrui; il était l’instrument de Messaline et des césariens; on le trompait, dira-t-on; sa stupidité en fait presque un innocent. Eh bien! veut-on savoir ce que coûte de sang à un peuple un despote faible et incapable? Sous le règne de Claude, on a exécuté trente-cinq sénateurs, trois cents chevaliers romains, trouvé ou supposé plus de parricides en cinq ans qu’on n’en avait supplicié pendant trois siècles; toutes les prisons étaient pleines; on a pu rassembler un jour dix-neuf mille proscrits sur les flottes du lac Fucin; enfin le sang des condamnés ruisselait dans l’amphithéâtre avec une telle abondance qu’on dut voiler la statue d’Auguste, afin de ne point souiller la face de ce dieu clément. Voilà où peut conduire un gouvernement irresponsable, quand la sottise du souverain sert de manteau à toutes les infamies de ses valets. Les césariens n’étaient point responsables devant la constitution; Claude, infirme d’esprit, n’est plus responsable devant la morale, il n’avait même plus conscience qu’il était un bourreau.

Pauvre misérable! misellus selon l’expression d’Auguste! Que ne restait-il obscur dans la condition privée? Il aurait vécu doucement, trompé par ses femmes, joué par ses esclaves, amusé par ses affranchis et ses parasites; il aurait compilé quelques livres de plus, et il aurait disparu sans laisser un sillon ensanglanté dans l’histoire. Son mauvais génie, sous la forme du prétorien Gratus, l’a jeté sur le trône. Tous ses vices ont pris aussitôt une importance funeste. Les Arabes ont un proverbe. « Chacun, disent-ils, porte ses défauts serrés sous l’aisselle; mais celui qui fait le geste du commandement les montre tous, dès qu’il lève le bras.» Dénué de sens moral et de fierté, lâche, cruel, crédule, cachant une âme servile dans un corps grotesque, Claude a contribué plus encore que Caligula à l’avilissement du pouvoir. Il a révélé aux Romains de la façon la plus hideuse quelle est la récompense des entraînemens populaires vers une race préférée, quel est le danger du fétichisme, où conduisent la passion d’obéir et la rage de la servitude. Voilà donc le maître du monde! voilà donc le frère de Germanicus! voilà donc le produit de ce sang bien-aimé! Sur cette tête hébétée, frappée de la foudre, mue par un tremblement perpétuel, cent vingt millions d’hommes ont les yeux fixés avec crainte ou avec espoir! Pour cet idiot, il y a un public, l’univers; il y a une histoire, elle est écrite dans toutes les langues; il y a une postérité, puisque nous l’étudions; il y a une apothéose, car il sera fait dieu, comme les autres césars. Et cependant ce rejeton d’une race tant souhaitée a été aussi funeste que les tyrans les plus exécrés. Il a versé des flots de sang, il a favorisé le développement d’une corruption effrénée. C’est le soliveau de la fable que les grenouilles escaladent et insultent; mais sous le soliveau des hydres innombrables se tiennent enlacées et dévorent le peuple. Les césariens ont célébré pendant la plus grande partie de ce règne de véritables saturnales. Les prétoriens ne s’y sont pas trompés lorsqu’ils huaient Narcisse qui voulait les haranguer et lui criaient, comme au jour de la fête des esclaves : Io ! io ! saturnales !l C’est en effet la plus honteuse des orgies et la plus prolongée que celle de ces valets impudens qui ont tout vendu, tout dilapidé, tout énervé, tout confondu dans l’état. Ils ont achevé d’un seul coup l’œuvre d’Auguste et de Tibère; ils ont infligé à des hommes libres le dernier affront qu’ils puissent subir, obéir à des esclaves et les flatter! Néron peut paraître désormais avec son armée d’histrions, de mimes, de cochers, d’eunuques, de courtisanes, de baladins : le règne des césariens explique son règne, leur triomphe prépare son avènement.


BEULE.

  1. Claude était né à Lyon. Les Gaulois, qu’il a favorisés, visités, honorés, à qui il a ouvert l’accès régulier du sénat, avaient dû lui élever beaucoup de statues; c’est pourquoi nos musées en possèdent un certain nombre. On consultera encore la statue drapée du Vatican, la statue assise du musée de Naples, la statue restaurée et défigurée de la villa Albani, le torse brisé du musée de Latran.
  2. Les monnaies retrouvées par les modernes prouvent que cette opération n’a eu lieu qu’à Rome, et a été fort incomplète.