Études diplomatiques sur le dix-huitième siècle/03




ÉTUDES DIPLOMATIQUES
sur
LE DIX-HUITIÈME SIÈCLE.




le partage de la pologne en 1772[1]




Póki świat światem                  
nie będzie Polak Niemcowi bratem.
     
(Proverbe polonais.)

Le xviiie siècle fut le siècle de la publicité. Éloge ou blâme, il le mérite beaucoup plus que l’époque où nous avons eu le bonheur de vivre. Alors, il est vrai, la publicité n’était pas garantie par des institutions politiques ; elle ne s’autorisait pas de dispositions législatives ; en revanche, elle s’appuyait sur les mœurs, sur l’habitude, sur le goût : forces plus vives, puissances moins reconnues, mais mieux obéies que la loi. Tout se faisait au grand jour. Si quelques hommes conspiraient contre l’ordre établi, cette conspiration ressemblait à celles des tragédies classiques ; elle se tramait dans un vestibule commun, par où tout le monde passe. Les conjurés eux-mêmes ont dévoilé les ressorts qu’ils avaient mis en mouvement, et grace à la clarté parfaite, à la précision mathématique, caractère nouveau dont ils enrichirent un idiome déjà consacré par tant de merveilles, on peut suivre la marche de l’esprit humain au travers de ce limpide langage, comme on voit le travail des abeilles dans une ruche de cristal. Depuis la régence jusqu’à la révolution le secret fut pour ainsi dire supprimé en France ; seulement on lui abandonna la diplomatie, son asile naturel. Aussi, pour mieux se mettre en possession de l’unique abri qui lui restât, il y prit un développement jusqu’alors inconnu ; il y devint l’ame de tant d’intrigues de cabinet et de cour, d’un tel luxe de police et de contre-police, qu’évidemment les âgés précédens en étaient restés aux élémens de la science diplomatique.

C’est là ce qui établit une différence fondamentale entre la politique étrangère de Louis XV et la politique de Louis XIV. Sous le grand roi, la hauteur des desseins, la noblesse des formes, protestaient d’une manière permanente contre le choix transitoire des moyens. Louis XIV traitait ses négociations comme ses amours, noblement, majestueusement. Il s’excusait par la dignité extérieure des rouages souterrains qu’il se croyait forcé de faire mouvoir quelquefois. Après lui, on mit de l’amour-propre à les employer ; on les multiplia par vanité ; la simplicité fut méprisée pour elle-même. On se complut dans les voies détournées comme dans les petits sentiers de nouveaux jardins à la mode. Sur ce point ; l’indifférence publique pour la politique étrangère favorisa les gens du métier. Les ministres, les diplomates, purent se livrer entre eux, sans contrôle, à ce savant manége ; ils eurent le champ libre. Les affaires du dehors n’étaient pas, comme aujourd’hui, l’objet d’une préoccupation constante, passionnée ; elles n’éveillaient qu’une attention distraite. La société du XVIIIe siècle, à Paris du moins, était bien plus occupée d’une première représentation à la Comédie-Française que de la conclusion d’un traité de commerce ou de paix. Les nouvellistes étaient devenus le sujet obligé de mille plaisanteries. Exclus de la bonne compagnie, ils se réfugiaient sous les marronniers des Tuileries et du Palais-Royal. Il n’en avait pas été toujours ainsi. Voyez avec quelle chaleur Mme de Sévigné prend part non-seulement aux prouesses de Jean Sobieski, mais aux aventures de la cour de Danemark ! Rien de semblable dans les correspondances particulières du règne suivant. Voltaire lui-même n’a rapporté qu’incidemment dans ses lettres, et presque toujours avec indifférence, les nouvelles purement politiques. Il ne s’en est informé, pendant sa longue vie, qu’à de rares intervalles, deux ou trois fois tout au plus, lorsqu’il lui a passé par la tête de se croire un homme d’état et de devenir une façon d’ambassadeur du roi son maître. Diderot et d’Alembert n’écrivent jamais un mot sur les affaires publiques ; Mme du Deffand n’en parle que sommée par Horace Walpole. Décidément le xviiie siècle n’y avais aucun goût, et les hommes qui, en faisaient profession profitèrent de cette disposition des esprits, pour agir sans responsabilité et sans contrôle. Ils ont d’autant plus facilement caché leur jeu, que la galerie n’y regardait guère. C’est ce qu’on n’a pas assez remarqué.

Il en résulte que, s’il n’y a presque plus rien à apprendre de la vie intérieure du xviiie siècle, presque tout est encore à découvrir et surtout à éclaircir dans ses relations internationales. Tous les jours, des documens nouveaux portent la lumière sur cette partie importante de notre histoire. Nous-même en avons déjà reproduit quelques-uns dans recueil ; peut-être avons-nous aidé à mieux connaître quelques faits jusqu’alors mal expliqués et restés obscurs. C’est une étude semblable que nous essayons sur le partage de la Pologne, événement du premier ordre, méconnu et dénaturé aujourd’hui, parce qu’au lieu de le mettre dans son vrai jour, en tenant compte des circonstances qui l’ont nécessairement amené, on en a fait une arme à l’usage de nos luttes contemporaines. À force d’en abuser et de l’appliquer hors de propos, on l’a transporté de l’histoire dans la polémique et du récit dans la déclamation. Bien plus, il a subi une épreuve à laquelle résistent difficilement les faits les plus avérés. On lui a donné la plus décevante et la plus fausse de toutes les formes, celle d’un argument parlementaire. Nous essaierons de dire sur le partage de la Pologne la vérité tout entière, sans nous dissimuler ce qu’il y a de téméraire, presque de sacrilège, dans un tel projet. Parler sobrement des vaincus et des vainqueurs, se défendre avec le même soin du panégyrique et de l’anathème, écarter le dithyrambe et l’élégie comme des banalités vulgaires, réserver à chacun sa part et rendre justice à tout le monde, c’est avoir affaire à forte partie, c’est se jouer à une certaine qualité d’opinion qui, en réclamant la liberté illimitée, ne la laisse pas volontiers sur tous les sujets. Peu importe néanmoins : la vérité garde ses droits, et hors de l’église il n’y a pas de cas réservés.

Cependant nous protestons d’avance contre toute supposition d’une apologie rétrospective et paradoxale. Le démembrement de la Pologne fut un événement d’autant plus malheureux, qu’il était inévitable Nous ne chercherons pas la preuve de cette assertion dans les institutions mêmes de cette république royale, dans la liberté anarchique qui rendit toujours impossible l’établissement d’une liberté régulière et modérée : c’est ce que personne n’ignore, et il n’est pas nécessaire de remonter si haut ? pour prouver que, malgré le patriotisme, la bravoure, vertus de ce peuple illustre, son heure était irrévocablement sonnée. D’une part, il ne pouvait continuer à vivre qu’en subjuguant ses voisins, ce qui lui était matériellement impossible, de l’autre, les puissances limitrophes ou du moins l’une d’entre elles, la plus nouvelle et la moins étendue des trois, ne pouvait, exister qu’à son détriment. Point d’alternative : stationnaire depuis plus d’un siècle, la Pologne devait reculer sa frontière ou y laisser pénétrer ses voisins. Toute autre appréciation de sa situation à cette époque est arbitraire et chimérique Pour s’en convaincre, il suffit de lire les conseils que lui a adressés l’un de ses meilleurs rois, Stanislas Leczinski, patriote éclaire et sincère[2]. Il n’est pas moins illusoire de penser que la France pouvait prévenir le démembrement en imposant sa volonté à la Russie, à l’Autriche et à la Prusse. On verra par des preuves authentiques combien il y a d’inexactitude à soutenir, ainsi qu’on l’a fait souvent sur mot apocryphe de Louis XV, que le duc de Choiseul aurait empêché le partage : le contraire résulte des documens émanés de ce ministre. Sans sa disgrace, qui sauva sa gloire, il aurait été forcé de prendre le rôle qu’il eut le bonheur d’abandonner à son successeur, le duc d’Aiguillon ; mais grace à l’habileté et au dévouement des amis de M. de Choiseul, l’opinion contraire a prévalu. Elle a prévalu à ce point que nous l’avons vue partagée par un homme d’état qui aurait dû connaître le secret des événemens passés, mais qui, à la vérité, tenait une trop grande place dans son temps pour songer beaucoup à ce qui n’était plus. Un jour, à la campagne, dans une de ces conversations familières où l’esprit de M. de Talleyrand se jouait avec tant d’éclat, on vint à parler de la Pologne : « Jamais, dit-il, le partage ne se serait fait de nos jours. — Et qui l’aurait empêché ? lui demanda quelqu’un. — La liberté de la presse, » répondit le prince.

Peut-être avait-il raison ; si la liberté de l’esprit existait sous Louis XV, c’était la liberté de la conversation et non celle de la presse, sans compter que, depuis la mort de M. le prince de Talleyrand, on a un peu émoussé cette arme à force de s’en servir. Cependant, même avec la liberté de la presse, on ne voit pas que les choses aient beaucoup changé pour la Pologne. La France ne pouvait pas plus la sauver alors qu’elle n’aurait pu la rétablir aujourd’hui. C’est ce qui ressortira de l’exposé des faits. Aujourd’hui comme alors, les reproches amers et sanglans ne lui ont pas été épargnés. Elle les a trop facilement acceptés. La France se laisse toujours accuser par quelconque veut bien en prendre la peine. Comme un brave, et insouciant chevalier, elle voit couler, en souriant, le sang de ses blessures. Mais, dira-t-on, « ce n’est pas elle qui est en cause ; le déshonneur de la France de Louis XV ne saurait retomber sur nous ; cette France n’est pas la nôtre. Il y a dans la vie des peuples des périodes néfastes, des années climatériques où la nation s’efface et disparaît, où l’époque absorbe le pays. » N’admettons pas ces distinctions, ce serait trop de désintéressement et de hardiesse. Sans doute, Iéna devint la rançon de Rosbach ; mais est-on toujours bien sûr de prendre, de pareilles revanches ? Elles sont rares. Tout en flétrissant les noms coupables, n’étendons jamais cette flétrissure à l’époque qu’ils ont compromise ou souillée. Au surplus, si nos pères sont condamnés pour laisser partager la Pologne. Pourquoi épargne-t-on ce reproche à l’Angleterre ? N’a-t-elle pas encouru la même responsabilité ? Sur quoi peut-elle se fonder pour y échapper légitimement ? Et pourtant quel historien, quel publiciste anglais a jamais déclaré que l’Angleterre s’était déshonorée l’an de grace 1772 ? Quels orateurs du parlement britannique ont porté à la tribune pendant dix-huit ans une accusation si injurieuse pour leurs ancêtres ? En ont-ils fait un lieu commun parlementaire dont le moindre inconvénient est de nuire à ceux mêmes qu’on veut protéger, en les leurrant d’espérances que l’on sait irréalisables ? Encore si tout cela s’était borné à caresser sans péril des illusions sans conséquence, mais en a-t-il été ainsi ? Malheureux Polonais ! de quels rêves ne les a-t-on pas bercés ! Où ne les a-t-on pas conduits par ces dangereuses complaisances, par ce vain étalage de fastueuses et impuissantes sympathies ! Laissons ce triste côté de notre histoire contemporaine ; il a déjà été traité ici même tout récemment. Quoique placé à un point de vue différent, nous constaterons avec l’auteur que, depuis la révolution de février, la froideur a succédé aux chaudes sympathies[3]. L’explication qu’il en donne nous semble fondée sur les faits ; il est inutile de la répéter. Bornons-nous à affirmer qu’entre une cause étrangère, quelle qu’elle soit, et la cause de l’ordre, qui n’est étrangère à personne, la France et l’Europe n’hésiteront jamais.

Ce revirement d’opinion si remarquable en France l’a été encore plus en Allemagne. Que n’avait-on pas dit des sentimens de l’Allemagne pour la Pologne ! « Entre les Polonais et les Allemands, il y a fraternité, solidarité, vive sympathie. Les Allemands brûlent du désir de reconstituer la nationalité polonaise. » Voilà ce qu’on avait répété pendant dix-huit ans, et les premiers jours de la révolution de février semblaient avoir confirmé ces assertions. À Berlin, les portes des prisons s’étaient ouvertes aux Polonais captifs : d’accusés, ils étaient devenus triomphateurs ; enlevés par mille bras, ils avaient été portés jusque sous les fenêtres de la demeure royale ; mais bientôt quel changement ! les cris de rage succèdent aux acclamations, les mains qui se pressaient dans une vive étreinte s’arment pour se déchirer, le sang coule par torrens, les héros des ovations démocratiques redeviennent prisonniers comme auparavant, prisonniers cette fois, non pas du roi, mais du peuple. Les espérances de la Pologne se brisent au pied de la tribune improvisée de Francfort ; la diète exprime le ferme espoir que le gouvernement prussien garantira en toute circonstance la nationalité des Allemands établis dans le grand-duché de Posen, Elle oppose une fin de non-recevoir sans réplique à tout projet de restauration de la nationalité polonaise, et, pour mieux fixer le texte de cette résolution, un des membres les plus distingués de cette assemblée dit en termes exprès que, pour expier le démembrement de la Pologne, on ne consentirait jamais à un démembrement de l’Allemagne[4].

L’antagonisme historique de l’Allemagne et de la Pologne est en effet le mot de l’énigme, et l’Europe commence à le comprendre. Il n’y a rien de neuf ; rien d’inattendu dans un pareil résultat ; ici le passé explique le présent. Pour en avoir l’intelligence, il ne faut s’en prendre ni à cette passion de l’unité que l’Allemagne vient d’embrasser avec un zèle de novice, ni aux derniers événemens de Francfort et de Manheim : il faut remonter jusqu’à l’année 1772, et se demander quel fut le véritable auteur du partage de la Pologne ? qu’est-ce qui l’a proposé le premier ? à qui appartient cette idée ? À tout le monde et à personne, s’il ne s’agit que de l’idée spéculative et abstraite. Si on veut parler de l’application immédiate et pratique, elle appartient à une grande nation représentée par le plus grand de ses princes, à l’Allemagne représentée par Frédéric[5].


I.

On se figure d’ordinaire le partage de la Pologne comme un événement imprévu, un effet sans cause, un coup de tonnerre dans un ciel serein. Pour être très accréditée, cette appréciation n’en est pas plus exacte. La Pologne n’a été morcelée en 1772 qu’après avoir été sur le point de se voir démembrée trois fois en moins d’un siècle. S’il y eut quelque chose d’imprévu, ce fut le maintien de l’intégralité d’un état si souvent compromis et menacé.

En 1657, Charles-Gustave, roi de Suède, après avoir conquis la Pologne en avait arrêté et signé le démembrement, non pas avec une des grandes cours de l’Europe, avec quelque colosse de puissance et de fortune, mais avec un petit dynaste du Danube, un chef de parti sans, un voevode, George Rácoczy, prétendu prince de Transylvanie. À la tête d’une troupe de Bulgares, ce Rácoczy osa réclamer sa part de la république, qui alors dut son salut moins au sabre de sa pospolite qu’à la défection de l’électeur de Brandebourg. L’aïeul du prince qui devait déchirer un jour la Pologne l’arracha alors au Transylvain et au Suédois. En 1667, une main plus noble encore, la main de Louis XIV, suspendit ses destinées. Par le traité de Vilna, les Russies rouge et blanche, ainsi qu’une partie de l’Ukraine, avaient été cédées au czar Alexis, le père et le précurseur de Pierre-le-Grand, lorsque Louis XIV fit avertir la cour de Varsovie que le général suédois Slippenbach était chargé par son souverain de proposer le partage du territoire polonais à l’empereur d’Allemagne et au margrave de Brandebourg. C’est dans ce montent solennel que Jean-Casimir Wasa, religieux de la société de Jésus, devenu roi de Pologne, prononça la prophétie célèbre qui annonçait à la république qu’elle courait au démembrement par l’anarchie. La Pologne négligea cet avis. Dans l’expérience d’un politique, elle ne voulut voir que la pusillanimité d’un moine. Un siècle plus tard, un autre de ses rois lui prédit le même sort. Dès l’année 1749, Stanislas Leczinski s’exprimait ainsi : « Notre tour viendra, sans doute, où nous serons la proie de quelque fameux conquérant ; peut-être même les puissances voisines s’accorderont-elles à se partager nos états. Il est vrai qu’elles sont les mêmes que nos pères ont connues et qu’ils n’ont jamais appréhendées ; mais ne savons-nous pas que tout est changé dans les nations ? Elles ont maintenant… une plus grande ambition… augmentée avec les moyens de la satisfaire. Sommes-nous en état de leur résister[6] ? »

Le reste de l’Europe n’avait pas attendu l’imminence du péril pour le pressentir et pour le signaler. La pensée du partage était devenue générale. Non-seulement, depuis plus d’un siècle, les chancelleries de toutes les cours renfermaient dans leurs archives un grand nombre de mémoires, de déductions, de raisonnemens destinés à prédire, à établir, à démontrer l’imminence du démembrement de la Pologne ; non-seulement les correspondances diplomatiques du xviie au xviiie siècle sont pleines de cette hypothèse ; elle était devenue familière aux esprits les moins politiques, à La Fontaine lui-même, et assurément c’est tout dire. Voici ce que l’auteur du Partage du Lion écrivait à une nièce de M. de. Turenne, mariée à un prince de Bavière :

« Votre altesse sérénissime
« A, dit-on, pour moi quelque estime,
« Et veut que je lui mande en vers
« Les affaires de l’univers ;
« J’entends les affaires de France.
« J’obéis et romps mon silence.
« L’intérêt et l’ambition
« Travaillent à l’élection
« Du monarque de la Pologne.
« On croit ici que la besogne
« Est avancée ; et les esprits
« Font tant accorder le prix
« Au Lorrain, puis au Moscovite,
« Condé, Neubourg ; car le mérite,
« De tous côtés, fait embarras.
« Condé, je crois, n’en manque pas…
« Ceux qui des affaires publiques
« Parlent toujours en politiques,
« Réglant ceci, jugeant cela
« Et je suis de ce nombre-là)[7],
« Les raisonneurs, dis-je, prétendent
« Qu’au Lorrain plusieurs princes tendent.
« Quant à Moscow, nous l’excluons :
« Voici sur quoi nous nous fondons :
« Le schisme y régne, et puis son prince
« Mettrait la Pologne en province[8]. »

Il y avait donc long-temps que la chute de la république était devenue inévitable. Un palliatif héroïque la retarda. En ranimant la gloire de la Pologne, Jean Sobieski lui rendit la vie. Aussi mauvais administrateur qu’illustre guerrier, Sobieski n’apporta aucun soulagement à des maux intérieurs ; mais l’honneur est un baume qui conserve les nations malades. Le héros de Chotim et de Vienne appliqua ce topique à sa patrie. La voyant glorieuse, on la crut saine et forte. Ses ennemis renoncèrent à leurs desseins, ou plutôt ils les ajournèrent, car ce ne fut qu’une suspension d’armes. Pour parler comme les Polonais, ce fut une trêve sous le bouclier.

On voit combien la pensée d’un démembrement était déjà vieille, et cependant le partage a étonné toute l’Europe, sans excepter les puissances qui l’ont accompli ; il a frappé de surprise les hommes d’état les plus inaccessibles aux illusions et aux scrupules. Petit-être dira-t-on que cette surprise était feinte, qu’elle a servi de masque au machiavélisme et à l’ambition, que les ministres, les rois, qui auraient dû prévenir et empêche cet événement ont fait semblant de ne pas s’y être attendus pour cacher l’impéritie sous la stupeur ; mais il n’en fut pas ainsi. Les documens les plus authentiques, les témoignages les plus intimes prouvent que cet étonnement a été sincère. À force de voir ajourner le partage, on avait fini par ne pas y croire. Toujours prédit, il n’avait jamais eu de commencement d’exécution. Quelque incident heureux était toujours intervenu à propos pour laisser cette idée dans les limbes des spéculations oiseuses. Un grand homme à la fois politique et guerrier pouvait seul la réaliser. Le malheur de la Pologne voulut qu’il se trouvât précisément tel qu’il le fallait pour sa ruine. On le verra à la fois aventureux et patient, ardent et calme, plein de passion et de sang-froid, capable d’embrasser l’horizon le plus vaste et de se renfermer momentanément dans la sphère la plus étroite, visant de loin, agissant de près, marchant pas à pas et presque toujours par des chemins de traverse, pour se rapprocher du but, mais y touchant d’un seul bond. Tel était Frédéric, le véritable auteur du partagé de la Pologne. La pensée n’en est pas née dans son puissant cerveau sans semence et sans germe ; elle n’y a pas éclaté comme une illumination soudaine ; seulement, de vague qu’elle avait été jusqu’alors, c’est lui qui l’a rendue positivé. Il a changé le rêve en réalité, la spéculation en fait, le projet en action. On le verra mettre la volonté la plus infatigable, la plus tenace, la plus persévérante au service de son idée, l’échauffer, la mûrir par une préparation longue et savante, l’imposer à l’Europe, non avec une brusque violence, mais au moyen de l’emploi successif et habilement ménagé de la flatterie et de l’intimidation ; puis, lorsque tout est consommé, il saura en décliner la responsabilité et la rejeter tout entière sur ses collaborateurs avec un art d’autant plus profond, que la hardiesse s’y cache sous la différence. Enfin, pour couronner une si audacieuse manœuvre, il n’hésitera pas à déclarer que « puisqu’il n’a jamais trompé personne, il trompera encore moins la postérité. » En effet, il les a traités avec une égalité parfaite : il s’est joué de la postérité comme de ses contemporains.

D’ailleurs, en dépit de son scepticisme et de sa philosophie, Frédéric portait aux Polonais les sentimens d’une hostilité héréditaire. Il n’avait pas oublié que la Pologne avait été la suzeraine de la Prusse. Lorsque le grand-électeur, l’un de ses plus illustres ancêtres, sauva les Polonais en abandonnant le parti de la Suède, il leur fit bien sentir que leur intérêt n’avait eu aucune part à sa conduite, et qu’il n’avait combattu pour eux que par pitié. La Pologne avait imploré son secours ; mais l’électeur, qui connaissait « les délibérations tumultueuses de cette république, incertaine dans ses résolutions, légère dans ses engagemens prête à faire la guerre sans en avoir préparé les moyens, épuisée par la rapine des grands et mal obéie par ses troupes, répondit qu’il ne pouvait pas se charger des malheurs qu’il appréhendait, ni sacrifier le bien de ses provinces pour sauver cette république, qui paierait ses services d’ingratitude[9]. » C’est en ces termes que Frédéric nous transmet les paroles de son aïeul, et il les rapporte dans un esprit sur lequel on ne peut se méprendre. Avec quelle joie il adopte cette haine héréditaire ! avec quelle amertume il l’exagère pour son propre compte ! Rien ne l’adoucit, rien ne le désarme. L’antique gloire de la Pologne n’a point de prestige pour lui. Qu’il ne pense pas à la délivrance de Vienne, à l’Europe préservée de l’islamisme, rien de plus simple, il n’est pas assez bon chrétien pour cela ; mais qu’il ne soit touché ni de la naïve valeur, ni de la grace héroïque de cette nation brillante, voilà ce qui étonne dans un grand capitaine, qui se croit un grand poète. Frédéric a jugé la Pologne avec une rigueur outrageante et l’a condamnée sans appel. « Ce royaume, dit-il, est dans une anarchie perpétuelle les grandes familles sont toutes divisées d’intérêts ; les Polonais préfèrent leurs avantages au bien public, et ne se réunissent qu’en usant de la même dureté pour opprimer leurs sujets, qu’ils traitent moins en hommes qu’en bêtes de somme. Ils sont vains, hauts dans la fortune, rampans dans l’adversité, capables des plus grandes infamies pour amasser de l’argent, qu’ils jettent aussitôt par les fenêtres lorsqu’ils l’ont ; frivoles, sans jugement, capables de prendre et de quitter un parti sans raison, et de se précipiter, par l’inconséquence de leur conduite, dans les plus mauvaises affaires : ils ont des lois, mais personne ne les observe, faute de justice coercitive,[10]. » Dans ce tableau, où les ombres accumulées à dessein ne laissent passage à aucun rayon de lumière, dans ces accusations, disons mieux, dans ces invectives, qui ne reconnaîtrait une aversion native, une haine de nationalité et de race ?

Toutefois nous devons faire ici nos réserves. Trop souvent exclusive dans les moyens qu’elle emploie et qu’elle rejette tour à tour, la critique historique veut ramener aujourd’hui à la diversité, des races toutes les guerres, toutes les rivalités de peuple à peuple. Ce principe a certainement sa valeur et son action, nous sommes loin de le méconnaître mais il n’est pas le seul, il n’est pas même le plus énergique des nombreux dissolvans qui divisent les familles humaines. Dans les masses, comme chez les individus, la plus indestructible des antipathies, c’est l’antipathie fraternelle ; de toutes les fictions mythologiques, celle des fils d’Œdipe est la plus vraie. La communauté d’origine jointe à l’opposition des mœurs, des coutumes, de la religion surtout, sépare les nationalités plus puissamment que l’antagonisme du sang et de la race. La Pologne et la Russie en offrent, pendant une longue suite de siècles, un exemple mémorable et décisif. Également issues de la race slave, rameaux nés sur le même tronc, elles ont toujours été séparées par les lois et surtout par la foi qu’elles ont puisée, la Russie à Byzance, la Pologne à Rome ; celle-ci entraînée dans le mouvement religieux de l’Occident, celle-là fixée dans l’immobilité orientale.

Ces dissemblances marquèrent les deux nations d’un caractère tout différent sous le rapport purement politique. La destinée des deux familles slaves suivit celle de l’Europe elle-même. Tant que l’Europe fut conduite par l’esprit féodal et chevaleresque, la Pologne conserva l’avantage. À la fin du xvie siècle et dans tout le cours du xviie, la chrétienté tout entière, l’Angleterre exceptée, tendait à la monarchie pure, absolue ou despotique, comme on voudra l’appeler. L’esprit de la Grande-Bretagne ne l’emporta que plus tard. Le supplice de Charles Ier affaiblit la propagande représentative et en ajourna l’expansion. Par tout à l’exemple de la France triomphante et monarchique, les trônes se relevaient sur les débris de l’oligarchie féodale : Il n’y avait pas de si petit royaume dans le Nord, de si mince électorat en Allemagne qui n’eût sa fronde vaincue et son Louis XIV éperonné. Le vent était à la monarchie ; il poussa la Russie et arrêta la Pologne. Elle se cantonna obstinément dans les vieilles mœurs oligarchiques, qui ne répondaient plus rien, placées à une égale distance de la France et de l’Angleterre de la monarchie absolue et de la royauté constitutionnelle. Le régime politique de la Pologne n’était plus qu’un anachronisme. Aussi la terre russe et le sol polonais produisirent alors les fruits qui leur étaient propres : la Pologne enfanta Jean Sobieski, le dernier de ses chevaliers ; la Russie, Pierre-le-Grand, le premier des empereurs.

Ce fut alors que les Russes songèrent à reprendre d’anciennes contrées devenues polonaises, non par les conquêtes des Polonais, qui, en Volhynie, en Podolie, en Ukraine sous le règne de Casimir-le-Grand, ne furent qu’éphémères et transitoires, mais par les conquêtes des Lithuaniens race entièrement distincte de la grande famille slave et à laquelle les derniers travaux de la science attribuent décidément une origine finoise. Avant que les ducs de Lithuanie se fussent emparés de ces contrées au xive siècle, la Russie, quoique dominée par les Tartares, était restée plus vaste que la Pologne. Non-seulement elle s’étendait au-delà du Dnieper jusqu’à Kief et jusqu’à l’Ukraine, mais, avec la Volhynie, elle comprenait la Gallicie, gouvernée par des descendans de Rurik sous le nom de rois de Galitz. Ce fut cette vaillante et heureuse tribu lithuanienne qui, en passant du côté de la Pologne, fit pencher la balance en sa faveur. Ladislas Jagellon, le plus puissant de ses chefs, épousa, en 1386, l’héritière de ce royaume, Hedwige d’Anjou, princesse de Hongrie, issue du sang royal de France. Grace à cette alliance, la république polonaise devint une puissance considérable et se soutint pendant tout le xve siècle et une partie du xvie siècle. Ce fut l’ère des Jagellons : c’est l’âge d’or de la Pologne.

Au commencement du xviie, sous la dynastie de Wasa, à la suite de l’anarchique apparition des faux Démétrius, la Russie se vit à la veille de se voir conquise par les Polonais et de recevoir un czar de leur main ; mais elle les repoussa par un grand élan national, par un mouvement unanime et libérateur qui devint le point de départ de sa prééminence dans le Nord. Le czar Alexis Michaélovitch l’accomplit. Au milieu du xviie siècle, Alexis recouvra Kief, la Rome slavonne, la ville aux coupoles byzantines, qui renferme un peuple de saints dans ses cryptes souterraines. Le retour de ces contrées à la Russie la remettait à la tête des races slaves et lui assurait la supériorité dans le Nord. Néanmoins elle ne put la faire prévaloir immédiatement. Pendant un intervalle à la vérité assez court, ce fut la Suède qui prit la première place abandonnée par la Pologne. Plus tard, la Suède la laissa échapper à son tour. La Russie la prit et la tient.

Ni Charles XII après Narva, ni Pierre-le-Grand après Pultava, ne pensèrent à démembrer la Pologne. Tous les deux lui donnèrent un roi de leur main ; mais ni Charles, ni Pierre ne lui enleva un seul village. Cette politique était simple et naturelle. Que devait vouloir, en effet, la puissance prépondérante dans le Nord ? C’était de dominer la république, de maintenir son anarchie pour l’empêcher de reprendre des forces, de lui imposer des armées et des rois, d’intervenir dans ses affaires intérieures, comme la Pologne elle-même, au temps de sa grandeur, était intervenu dans les troubles de ses voisins. La domination obtenue, à quoi bon le démembrement ? Pourquoi partager avec d’autres ce qu’on peut garder seul ? Pourquoi éveiller la jalousie de l’Europe et n’obtenir qu’une part dans un tout dont on dispose ? Un partage territorial amenait nécessairement un partage de domination, ce qui ne pouvait convenir ni à la Suède, lorsqu’elle avait la supériorité sur la Russie, ni à la Russie, victorieuse de la Suède ; mais la Russie avait un puissant moyen d’ingérence qui n’appartenait qu’à elle, et qui manquait à toutes les autres puissances limitrophes de la Pologne. Les coreligionnaires des Russes y étaient nombreux et depuis quelque temps opprimés. La Russie était leur recours naturel : c’était là sa force.

La Prusse, ancienne vassale de la république, se trouvait à son égard dans une situation bien différente. Géographiquement, l’Allemagne n’appartient point à la zone du nord de l’Europe, quoiqu’elle s’efforce, depuis deux ans, de prouver le contraire en faisant au Danemark la guerre la plus injuste qui fût jamais. La Prusse, à cette époque, n’avait pas encore imaginé de dominer dans le Nord ; il ne lui restait qu’un parti à tirer de la Pologne : c’était de s’étendre, de s’agrandir en empiétant sur la république, de donner une forme plus régulière à sa propre circonscription, et de reculer sa frontière au moyen d’une importante augmentation de territoire. Il y avait là, pour la Prusse, une satisfaction d’ambition, d’amour-propre, et, il faut en convenir, une nécessité absolue. On s’en convaincra aisément en jetant les yeux sur la carte. Le roi de Prusse ne pouvait se rendre d’une de ses provinces dans l’autre, sans en demander la permission à ses voisins. Pour aller de Berlin à Kœnigsberg, il lui fallait passer sous le canon de Dantzick ; de plus, cette ville, alors polonaise, domine l’embouchure de la Vistule : c’était en grande partie la route de tout le commerce du Nord. Dantzick est située dans la Pomérellie, appelée plus communément Prusse royale, et, comme les mots dominent et amènent les choses ce nom de Prusse royale était une tentation pour le roi de Prusse. Il y succomba.

Le démembrement de la Pologne avait toujours été une des plus constantes, mais des plus secrètes pensées du grand Frédéric. Dans sa jeunesse, il n’en fut pas distrait, même par ses malheurs : quoique brouillé avec son père, il supplia Guillaume Ier de profiter de la mort d’Auguste II, en 1733, pour s’emparer de la Prusse polonaise[11]. Pendant la guerre de sept ans, dans sa correspondance secrète avec l’héritier du trône de Russie, il reproduisit sans relâche le projet du partage, et lorsque le grand-duc fut devenu empereur sous le nom de Pierre III, Frédéric allait profiter de l’admiration enthousiaste qu’il inspirait à ce prince, pour amener à un résultat décisif cette négociation, qu’il avait reprise avec ardeur. Ce ne sont pas de simples conjectures, mais des faits certains appuyés sur des documens contemporains et authentiques[12], faits d’autant moins connus et d’autant plus dignes de l’être que Frédéric, dans ses Mémoires, les a artificieusement négligés, et n’a pas cru devoir nous en donner la connaissance la plus légère.

Il semblait que les desseins de Pierre III dussent disparaître avec lui. Toute l’Europe s’y attendait, et Frédéric plus que personne. À l’étonnement général, il n’en fut pas ainsi. Dans la marche imprimée à son gouvernement, dans le choix de ses alliances, Pierre III avait été guidé par un sentiment juste et droit. Naturellement humain et généreux, il avait opéré des réformes utiles dans l’intérieur de la Russie. Son intimité avec la Prusse n’eut d’autre tort que l’exagération : et l’éclat. En général ; il ne lui avait guère manqué que le sang-froid, le secret et la mesure ; il n’avait méconnu aucun des intérêts essentiels de son empire. De sa politique, il fallait écarter la forme et conserver le fond. Catherine n’hésita pas à le faire Au lieu de reprendre les hostilités contre Frédéric ; elle confirma la paix conclue avec le prince et l’imposa à ses alliés malgré leurs plaintes et leurs reproches. Elle les laissa crier à la défection et conclut une paix nécessaire à ses peuples, fatigués d’une lutte stérile.

À peine arrivée au pouvoir suprême, Catherine il se plaça habilement sur la ligne légère imperceptible, mais mathématiquement exacte, qui sépare la timidité et la prudence, la résolution de l’audace, le courage de la témérité. Elle s’y maintint toute sa vie. Rulhière, esprit ingénieux, mais peu pratique, d’ailleurs ennemi déclaré de Catherine, a bien mal saisi ce caractère singulier et neuf, lorsqu’il a prétendu que, les premiers temps, l’impératrice s’était montée incertaine dans

toutes ses vues[13]. C’est le contraire qui est vrai. Ce fut précisément dès-lors qu’elle prépara tout son règne et qu’elle marqua pour ainsi dire d’avance les étapes de sa grandeur. Persuadée que la considération d’un gouvernement nouveau dépend de son début, Catherine II éleva sa fierté au niveau des périls de sa situation, et refusa de se soumettre aux conditions qu’avait acceptées Élisabeth pour faire reconnaître le titre de majesté impériale, jusqu’alors peu usité dans le protocole des chancelleries. Elle aima mieux menacer de rompre toute correspondance avec les puissances étrangères que de l’acheter à ce prix. Toutefois elle ne subordonnait pas toujours l’adresse à la hauteur ; elle savait les concilier, n’oubliant rien, ni personne, pas même les philosophes. Elle chercha à gagner à sa cause l’opinion publique, représentée alors par quelques lettrés français. À peine sur le trône, elle proposât à d’Alembert l’éducation de son fils, offrit à Diderot la ville de Riga pour l’impression de l’Encyclopédie, et se préoccupa surtout de l’approbation de Voltaire. « La czarine, écrivait M. de Breteuil à M de Praslin, m’a fait demander si je connaissais M. de Voltaire, pour m’engager à rectifier ses idées sur le rôle qu’a joué la princesse Daschkof… » Tandis que Catherine II négligeait la cour de Vienne ou de Versailles, elle jetait les fondemens de ses longues relations diplomatiques avec une cour plus redoutable, la cour de Ferney.

C’est qu’à cette époque du xviiie siècle, comme on l’a remarqué plus tard, il y avait déjà deux Frances, bien différentes, bien dissemblables, qui vivaient côte à côte, qui se rapprochaient se touchaient même, se mêlaient ensemble sans distinction de rang ni de fortune, mais qui, au fond, étaient distinctes, séparées, ennemies. Il y avait là deux pouvoirs en présence : le gouvernement et l’opinion. D’un côté était la France officielle, de l’autre la France philosophique et littéraire ; l’une défaillante, affaiblie, en pleine décadence, l’autre militante et triomphante ; l’une vivant dans le passé, l’autre dans l’avenir ; en un mot, l’une vieille et l’autre jeune.

La première de ces deux Frances, poursuivie par un malheur constant, battue sur terre et sur mer, dépouillée de ses colonies et de son commerce, s’était retranchée dans l’immobilité et dans la routine. Plus orgueilleuse que fière, elle s’était séquestrée du mouvement et du bruit qu’elle ne savait plus produire. Superstitieuse sans religion, sévère sans mœurs, elle vengeait avec rigueur, quelquefois avec barbarie, les croyances qu’elle-même avait perdues. Insensible aux blessures du sentiment national ; elle mettait sa dignité dans l’indifférence et ne conservait plus du pouvoir que l’étiquette, les titres et les insignes.

La jeune France (car il n’y a pas de siècle qui n’ait eu sa jeune France) veillait avec ses philosophes pendant que l’autre dormait avec son gouvernement. Elle ne perdait ni une occasion, ni une pensée, ni un jour. Mobile, agissante, dévorée d’une ardeur incessante de prosélytisme, d’une soif inextinguible de popularité et d’influence, l’exerçant dans le pays et hors du pays, chez soi et chez l’étranger, par ses livres, ses académies, ses théâtres, ses bureaux d’esprit, par les jeunes gens et par les femmes ; humble et fière au besoin, flattant pour mieux dominer, rampant même pour mieux gravir ; assidue auprès des grands qu’elle méprisait en secret, les pliant à ses desseins tout en ayant l’air de se mettre au service de leur amour-propre ; habile à faire son chemin en faisant sa cour ; commensale en apparence, reine en réalité.

Ainsi on voyait désunis et hostiles le gouvernement français et l’esprit français. Triste spectacle, que notre pays présente trop souvent ! Alors, comme toujours, ce dissentiment était la source unique, mais profonde, de notre affaiblissement politique. Qu’était le règne de Louis XIV ? D’où venaient sa grandeur, son unité, son influence sur l’Europe ? De la réunion de toute la France dans un même faisceau. La France de Turenne et de Lyonne, la France, diplomatique et guerrière était aussi la France théologique, philosophique, littéraire, la France de Bossuet, de Malebranche, de Corneille Elle tendait toutes ses forces réunies vers un but commun, et si les derniers jours du grand règne n’ont pas répondu à de si heureuses prémisses, c’est qu’entre l’opinion et le gouvernement, entre l’esprit et l’action, ou, comme on le dit aujourd’hui, entre le pays intellectuel et le pays matériel, s’opérait encore une scission latente, mais déjà active. Racine mourait dans la disgrace, Fénelon vivait dans l’exil, et le xviiie siècle avait remplacé le xviie. Après la mort de Louis XIV, plus on avança dans le règne de Louis XV, plus le divorce devint inévitable. Il y eut bien une trêve, vers Fontenoy. Quelques favorites, qui voulaient se réhabiliter par les suffrages des gens de lettres, Mme  de Châteauroux, Mme  de Pompadour, peut-être un seul ministre, M. d’Argenson (à ce nom il serait difficile d’en ajouter un autre), voulurent empêcher et prévenir la rupture. Voltaire fit des avances ; il devint courtisan, il parut à Fontainebleau, il sacrifia la tragédie philosophique à l’opéra complimenteur, Mérope et Sémiramis cédèrent le pas à la Princesse de Navarre. Vains efforts ! tentatives inutiles ! Dans les deux camps, la haine était au fond. Elle éclata. On vit un gouvernement se déclarer l’ennemi plus ou moins direct de tout ce qu’il y avait d’intelligent dans la nation ; on le vit dédaigner Montesquieu, persécuter Voltaire et n’honorer que Buffon, comme pour le remercier du choix discret qu’il avait fait dans toute la nature animée. Mais ceux qu’on repoussait ainsi ne s’avouèrent pas vaincus ; ils s’armèrent de toute leur puissance, car ils savaient que la force résidait en eux. « Ce qui fait le grand mérite de la France, disait Voltaire irrité, ce qui fait son grand mérite, son unique supériorité, c’est un petit nombre de génies, sublimes ou aimables, qui font qu’on parle aujourd’hui français à Vienne, Stockholm et Moscou. Vos ministres, vos intendans, vos premiers commis, n’ont aucune part à cette gloire[14]. » « Je voudrais que les gens qui sont si fiers et si rogues sur leurs palliers voyageassent un peu dans l’Europe, qu’ils entendissent ce que l’on dit d’eux, qu’ils vissent au moins les lettres que des princes éclairés écrivent sur leur conduite ; ils rougiraient, et la France ne présenterait plus aux autres nations le spectacle inconcevable de l’atrocité fanatique qui règne d’un côté, et de la douceur, de la politesse, des graces, de l’enjouement, de la philosophie indulgente qui règnent de l’autre, et tout cela dans une même ville, dans une ville sur laquelle toute l’Europe n’a les yeux que parce que les beaux-arts y ont été cultivés, car il est vrai que ce sont nos beaux-arts seuls qui engagent les Russes et les Sarmates à parler notre langue. Ces arts, autrefois si bien cultivés en France, font que les autres nations nous pardonnent nos férocités et nos folies[15]. »

Alors il se passa quelque chose d’irrémédiable et de funeste ; alors il eut un grand scandale et surtout un grand malheur. L’élite intellectuelle d’un pays renia, répudia ce pays ; elle fit plus encore, elle donna la patrie en spectacle aux nations étrangères ; elle porta cette force qu’elle se connaissait si bien dans les contrées les plus éloignées, dans les cours les plus adverses. Les philosophes surent choisir leurs alliés avec plus de discernement que nos diplomates et nos ministres. Ils laissèrent ceux-ci s’épuiser dans de stériles alliances, tandis qu’eux-mêmes virent grossir tous les jours le nombre de leurs adeptes, et n’en acceptèrent aucun de compromettant ou d’inutile. Ils abandonnèrent les puissances décrépites et s’adressèrent aux puissances ambitieuses, énergiques, vivantes enfin, introduites récemment sur le théâtre de l’Europe, brûlant de s’en emparer et surtout de s’y faire voir En un mot, ils tournèrent le dos au midi et marchèrent droit au nord. Il en résulta une situation singulière. Dans le reste de l’Europe, comme en France, il se forma deux partis français qui se firent la guerre : l’un protégea les vieilles mœurs, les vieilles traditions, tout ce qui était usé, suranné, hors de service ; l’autre parti français, qui n’était point le parti du gouvernement de la France, conduisit gaiement la troupe aventureuse et légère des réformes, des innovations, des essais de toute espèce, et ce qu’il y eut de plus surprenant, c’est que le parti novateur eut pour chefs de file les princes, les souverains particulièrement hostiles au cabinet de Versailles : Frédéric, Catherine, qui, attaquant la France sur son terrain et avec ses propres armes, ne parlaient, n’écrivaient et ne pensaient qu’en français.

Ce contraste était surtout sensible en Pologne. De tous les pays de l’Europe, c’était celui où la France combattait le plus vivement contre elle-même. Les partis y étaient nombreux et variés. Ils se composaient de nuances locales, individuelles ; hors un sentiment de liberté commun à la nation tout entière, on ne pouvait saisir aucune idée générale dans ces débats où les principes étaient beaucoup moins en jeu que les intérêts. Toutefois, en essayant de jeter une vue d’ensemble sur cette mêlée, confuse, on finit par y reconnaître deux opinions bien distinctes et fortement tranchées, le parti des réformes et celui de l’anarchie. Le dernier prétendait exclusivement au titre de patriotique. C’est ainsi qu’il s’était qualifié lui-même et qu’on le trouve désigné, soit par sympathie, soit par habitude, dans les documens diplomatiques. Ruthière, son historien, son panégyriste, ne le nomme jamais autrement. Bien différent des tories sous les rapports les plus essentiels, ce parti tenait en Pologne à peu près la place que les tories occupent en Angleterre. Il ne laissait pas d’être considérable par le nombre et la dignité de ses représentans. Leurs intentions étaient nobles et sincères ; ils avaient certainement droit à l’estime publique. Ces hommes se distinguaient par un amour passionné des mœurs et des libertés nationales, par un vif attachement à la foi, aux usages et même au costume des ancêtres. La religion des souvenirs, le culte du passé, s’étaient réfugiés dans le cœur de quelques magnats puissans qui ne souffraient aucune altération dans les objets d’un respect traditionnel, et traitaient toute réforme, toute innovation comme un crime ; constance admirable dans un pays bien ordonné, funeste dans un gouvernement anarchique.

Un vieillard septuagénaire, le comte Clément Branicki, grand général ou hetmann de la couronne, titre équivalent à celui de connétable, l’un des premiers personnages de la république par l’illustration de son nom et par l’éclat d’une opulence princière, était, du triple droit de la naissance, de la richesse et de l’âge, le chef reconnu du parti patriotique. Branicki avait voyagé, il avait même passé de longues années en France ; mais les mœurs européennes l’avaient effleuré sans le pénétrer. Il menait une vie de souverain dans son château ou dans sa cour de Bialistock, car c’est le nom que les magnats polonais donnaient, sans ridicule, à leurs résidences principales. Les Potocki à Tulczyn, les Czartoriski à Pulawi, d’autres encore ; surpassaient beaucoup de petits souverains d’Allemagne en élégance et en richesse. Tous étaient vaincus par le vieux hetmann. Bialistock, construction noble et vaste, entourée de jardins, embellie de collections précieuses et rares, était surnommé, avec trop d’emphase peut-être, le Versailles de la Pologne. Le comte de Branicki et sa jeune épouse, sœur de Poniatowski, nièce des princes Czartoriski, y exerçait l’antique hospitalité polonaise avec ce mélange de faste et de grace qui en faisait le caractère distinctif. La vieille Pologne s’était réfugiée dans ce palais ; elle s’y conservait comme les débris des monumens anciens dans nos modernes musées. Des pages, des Cosaques, des heiduques, troupe guerrière et domestique, remplissaient nuit et jour les avenues et les salles ; on entendait sans cesse le bruit des armes ; un Polonais ne quittait jamais son sabre. Au milieu de tout ce tumulte paraissait la noble châtelaine, entourée de dames et de demoiselles, amies, parentes ou commensales, dont quelques-unes, amphibies de familiarité et de servitude étaient désignées dans les plus grandes maisons polonaises du nom singulier de panna stolova (demoiselle de table), parce que, nobles de nom et d’armes, elles avaient droit de prendre place à la table de leurs égaux que la fortune seule avait faits leurs maîtres. Tel était en effet le principe constitutif de la Pologne. On en retrouvait la trace et l’image, même dans les châtimens corporels. Le szlachtych pauvre gentilhomme au service du fastueux palatin et du castellan superbe avait le droit de ne recevoir la bastonnade que sur un tapis de Turquie Malheureusement, plusieurs des privilèges défendus avec tant de courage par l’aristocratie polonaise tenaient de ces traditions barbares. Les esprits éclairés, même dans la plus haute noblesse, en désiraient l’abolition ou l’amendement, et c’est là ce qui constituait un second parti, le parti réformateur. Ses adhérens étaient les whigs de la Pologne.

Là comme ailleurs, à côté des antiques coutumes, surgissaient de toutes parts des opinions nouvelles, une société moderne. Élevés par des précepteurs français, épris de notre théâtre et de nos poésies légères, initiés aux secrets les plus subtils de la conversation parisienne, quelques hommes, quelques jeunes gens surtout, s’abandonnaient avec transport aux conseils de la tolérance, aux promesses de la philosophie. Cette brillante aristocratie ne se contentait pas de la vie de château fort, dont la monotonie n’était plus relevée par les périls de la guerre. Aux repas prolongés sans mesure et terminés par l’ivresse, aux plaisirs de la haute justice exercée sur quelques misérables Israélites, elle préférait l’étude et le spectacle des mœurs modernes, l’entretien des philosophes et la douce culture des lettres. Le besoin de mouvement, si naturel aux peuples slaves, les jetait sur les grandes routes ; les Polonais y erraient comme leurs ancêtres. Ainsi l’instinct nomade, antérieur à la civilisation, contribuait alors à ses progrès. C’est dans ces courses d’un bout de l’Europe à l’autre qu’ils puisaient le sentiment, le désir et l’espérance d’une réforme politique. Sans doute, ils l’embrassaient trop naïvement, ils croyaient trop au retour de l’âge d’or mais ils y croyaient avec une ardeur sincère et dévouée.

Il serait d’ailleurs injuste de supposer qu’ils poursuivaient seulement quelque honnête utopie. Un but plus pratique les attirait : ces magnats, ces palatins, voulaient donner un peuple à leur patrie, car il n’y avait pas de peuple en Pologne[16]. L’aristocratie y constituait un état-major sans soldats. Très peu nombreuse, la population n’était point solidaire des intérêts du patriciat. La petite noblesse, espèce de bourgeoisie, mais bourgeoisie sans commerce, sans industrie, sans indépendance à l’égard des grands, composait tout au plus la troupe de leurs gardes-du-corps. De cette étrange prétention d’une noblesse universelle, exempte du travail, dominée par le goût d’un luxe stérile, résultaient le mépris de la vie agricole, la concentration de tout le numéraire dans les mains des Juifs, le manque d’un tiers-état, l’impossibilité de le créer, et par conséquent l’absence d’un peuple. Lorsque ces braves Polonais, haute noblesse et szlachta, confondus dans une égalité républicaine, entraient dans les festins avec une mine haute et fière ; lorsque, dans le palais de Bialistock, armés pour le combat, même au milieu, des fêtes, Branicki, Mokronowsky, Radziwil, discouraient sur les destinées de la patrie au bruit des éperons sonores et des sabres traînant à terre, ces réunions présidées par une femme charmante, ces vaillantes mains si cordialement pressées, ces accens patriotiques, le désordre même qui terminait parfois ces assemblées, tout cela présentait un spectacle émouvant et dramatique. À entendre ces paroles toutes romaines, à voir ces héroïques visages, qui n’aurait garanti le salut de la Pologne ? qui n’aurait pensé que derrière ces magnats, en dehors de ces lambris dorés, de ces escaliers de marbre, un peuple entier n’attendait qu’un signal pour se lever et suivre ses chefs ? Mais, grand Dieu ! qu’il en était loin ! Morne hâve, rongé de plique, courbée sous la corvée, il ne s’agissait pas de lui, de ses souffrances, du joug intolérable que faisaient peser sur lui les Juifs, ses vrais maîtres ; il n’était question ni de lui donner du pain ni de lui apprendre à lire. Sauver les privilèges de la noblesse, l’inamovibilité des grandes charges ; rendre impraticable toute comptabilité exacte dans le maniement des deniers publics ; conserver surtout le liberum veto, ou, en d’autres termes, mettre un obstacle insurmontable à l’établissement d’un gouvernement régulier, voilà, pour le malheur de la Pologne, quels étaient alors les soucis du parti qui s’honorait exclusivement du titre de patriote.

Le parti réformateur songea à guérir ces plaies. Il était conduit par les princes Czartoriski, maison illustre issue des grand-ducs de Lithuanie, ainsi que plusieurs grandes familles tant en Pologne qu’en Russie. Aussi nobles que leurs adversaires, les Czartoriski étaient encore plus riches, puisqu’ils pouvaient lever de leurs propres deniers une armée de cinq mille hommes. Ce qui les distinguait des autres magnats, c’est qu’au lieu de se mettre, comme la plupart d’entre eux, sous la dépendance d’intendans avides et fripons, ils administraient eux-mêmes leurs terres avec un ordre qui, sans retrancher à la magnificence, la rendait, au contraire, d’un usage plus facile et plus constant. Michel, grand-chancelier de Lithuanie, et son frère Auguste-Alexandre, hommes remarquables tous deux par leurs talens et déjà avancés en âge, étaient les chefs de cette famille. L’autre génération se composait du prince Adam, fils du prince Auguste, et du fameux comte Stanislas Poniatowski, qui appartenait aux Czartoriski par sa mère, sœur des deux vieillards. Dans ces pensées de réforme ; auxquelles le patriotisme et l’ambition avaient une part égale, ils étaient préoccupés non-seulement de la réforme économique, mais aussi de la réforme politique de leur pays. Leur esprit se sentait frappé des vices d’un gouvernement qui confondait la république avec la royauté, sans se laisser étreindre par l’unité, règle des monarchies, et sans être soutenu par l’esprit public, ame des gouvernemens démocratiques. Pour remédier à cet état de choses, ils avaient puisé dans l’étude assidue de l’Angleterre l’idée de la monarchie constitutionnelle, qui alors conservait encore dans toute sa fleur une virginité perdue depuis, en d’autres contrées, dans un viol de sang et de boue.

Les Czartoriski méditaient donc une réforme précise, une révision scrupuleuse et détaillée de la constitution et de la législation polonaises. Cette révision devait porter cinq points principaux : abolition du liberum veto ; faculté de rendre révocables, à la volonté du souverain, les dignités jusqu’alors inamovibles ; faveurs à accorder aux étrangers ; réforme des finances et refonte de la monnaie. La portion plus vague de ces plans, tout ce qui touchait à la philanthropie, à la tolérance, était surtout le domaine du jeune Poniatowski, l’ami de Mme  Geoffrin, l’admirateur des philosophes. Stanislas savait par cœur les poèmes, les tragédies de Voltaire, et prêtait à ses vers, fort à la mode alors, bien négligés aujourd’hui, le charme d’un organe flatteur, d’un geste noble et dramatique. Si jamais un roi de hasard a essayé le trône sur le théâtre, c’est assurément celui-ci.

Ne semble-t-il pas que ces hommes, la fleur de la Pologne, attirés vers nous par une éducation toute française, par le plus vif penchant pour nos goûts, nos plaisirs, nos usages ; auraient dû former le noyau d’un parti attaché à la France ? Cette élite de la société polonaise n’aurait-elle pas dû puiser à Versailles des encouragemens et des inspirations ? Il arriva tout le contraire : c’était le parti français mais ce n’était pas le parti de la France.

Le ministère de Louis XV n’en prit point la direction, uniquement en haine des lettrés et des philosophes. Ce fut la Russie qui se substitua à lui. On reproche à Voltaire de n’avoir pas fait cause commune avec le gouvernement de son pays ; mais ce n’est pas Voltaire qui a rompu avec Louis XV, c’est Louis XV qui a rompu avec Voltaire. Le parti français devint alors le parti de la Russie. Attentive à s’emparer de ce qui est vivace, Catherine II protégea en Pologne le génie du progrès, qui était alors le génie de la France, et ne lui laissa en Pologne que le patronage de l’anarchie, la garde noble d’un cadavre. Indépendamment de l’antagonisme entre l’administration et la littérature, des combinaisons d’alliance matrimoniale nous attachaient au parti soi-disant patriotique. Long-temps la maison de Bourbon avait été l’ennemie de la maison de Saxe, protégée alors par les Russes et opposée à Stanislas Leczinski, père de Marie, reine de France ; mais plus tard tout changea. Auguste III se brouilla avec les Russes, donna sa fille à M. le dauphin, et dès ce moment la cour de Versailles protégea en Pologne la maison de Saxe et le parti rétrograde. L’alliance du parti réformateur avec la Russie devint la conséquence inévitable de ce revirement impolitique. Le parti des Czartoriski devint alors le parti russe. L’un des chefs de l’anarchie légale, le prince Radziwil, qui soutenait le roi Auguste III, attaqua les Czartoriski à main armée. Comme palatin de Vilna, il présidait le tribunal de cette ville, capitale de la Lithuanie. Un des innombrables abus de la constitution de Pologne abandonnait à la brigue la formation des tribunaux de province. C’est après une lutte souvent sanglante que la faction victorieuse formait un tribunal, qui livrait ses adversaires aux sévices et leur fortune à la dévastation. Les Czartoriski avaient d’abord joui en Lithuanie de ce privilège anarchique ; ils en avaient profité pour ravager Nessviez, château du prince Radziwil, sous prétexte d’assurer le paiement de ses dettes ; cela s’appelait en Pologne faire une exécution. Maintenant, Radziwil avait son tour ; il prenait une cruelle revanche. Il faisait brûler ou séquestrer les châteaux, les fermes, les starosties de la famille rivale. Les Czartoriski auraient été en droit de s’en plaindre au roi, mais ce prince protégeait Radziwil. D’ailleurs malade à Dresde, Auguste III ne s’occupait plus de la Pologne. Ce fut alors que les Czartoriski se tournèrent vers Catherine II. L’armée russe fut appelée par eux, et entra, à leur demande expresse, sur le territoire de la république.

Certes, il serait injuste de leur attribuer le premier exemple d’un appel aux forces étrangères ; ce qu’ils firent alors, les diverses factions polonaises l’avaient fait cent fois avant eux. C’était devenu un usage, presque un droit. Depuis plus d’un siècle, à part la glorieuse exception du règne de Jean Sobieski, les étrangers entraient en Pologne, et n’y entraient qu’appelés. On se demande comment une nation si vaillante, si fière, si passionnément attachée à son pays qu’elle en porte l’image partout dans la prospérité et dans le malheur, dans le triomphe et dans l’exil ; comment une nation dont la foi en elle-même va souvent jusqu’à la superstition, comment enfin la brave nation polonaise a pu faire un usage presque constant, une sorte de principe politique de ce qui n’a été chez les autres peuples qu’un accident fatal et rare dont la patrie n’a jamais cessé de porter le deuil ? À cet égard, le souvenir de la gloire et des infortunes de la Pologne a pu seul la préserver d’un blâme sévère ; encore ce souvenir n’a-t-il pas toujours arrêté les reproches de la postérité. Au lieu de nous y associer, nous aimons mieux chercher les causes de cette étrange politique, et peut-être trouverons-nous quelques circonstances atténuantes au rigoureux verdict de l’histoire. Si la nation polonaise n’a jamais placé le point d’honneur national dans la nécessité de se suffire à elle-même, c’est qu’elle s’était toujours crue spécialement destinée au maintien de l’équilibre européen, non par ses propres efforts, non par son habileté politique, mais uniquement par sa situation géographique et par son épée. Écueil des Ottomans, la Pologne a toujours pensé que c’était assez de l’intérêt des gouvernemens de l’Europe pour ne pas permettre qu’aucun de ces gouvernemens attentât à son indépendance. Elle s’est reposée tranquillement sur ce qui lui semblait une garantie imprescriptible et ne s’est attribué d’autre devoir que de préserver la chrétienté des attaques de l’islamisme. Noble devoir en effet, glorieuse destination, et que la Pologne a dignement remplie, presque jusqu’au dernier moment de son existence ; mais illusion bien décevante, surtout depuis que la Turquie était parvenue à une décadence, dont, au surplus, on ne s’est aperçu partout que très tard, et à Varsovie pas plus tard qu’ailleurs. L’erreur de l’Europe occidentale sur les forces respectives de la Porte et de la Russie est la clé véritable des événemens qui amenèrent le partage de 1772.

La Pologne s’étant donc mise à l’avant-garde de l’Europe contre les Turcs, il n’est pas très extraordinaire qu’à charge de revanche elle ait cru pouvoir faire sans honte un appel aux armes étrangères. Elle retournait à l’Europe une lettre de crédit glorieusement acceptée jadis sous les murs de Vienne ; seulement, elle ne s’était pas aperçue qu’à la longue ce titre avait perdu de sa valeur et n’était plus qu’une lettre morte.

Il est vrai de dire qu’elle n’avait pas d’autre moyen de défense. Son état social, sa constitution, tout, jusqu’à sa configuration territoriale, la condamnait à une si dangereuse erreur. Ouverte de toutes parts, dépourvue de places fortes, n’ayant que de la cavalerie et point d’infanterie, elle ne pouvait se préserver d’un voisin que par le secours d’un autre. Faute d’un point d’appui qui lui fût propre, cette aristocratie agitée au milieu d’un peuple immobile s’abandonnait à la chimérique espérance d’un appui étranger, et, les yeux attachés sans cesse sur les quatre points cardinaux, elle regardait au loin, dans l’espace, et ne voyait rien venir. Cette caste, qui se disait une nation, ne parvenait à le faire croire et à le croire elle-même qu’en éblouissant amis et ennemis par une bravoure incomparable sans doute, mais impuissante à sauver l’ordre social, parce qu’elle n’était qu’individuelles.

Dans cet état de choses, un déchirement devenait inévitable entre les Polonais et des voisins puissans et absolus, armés non-seulement par la jalousie et l’ambition, mais aussi par la nécessité, car ils avaient à se défendre à la fois des armes de la Pologne et de la contagion de son orageuse, mais séduisante liberté.

La crise, long-temps suspendue éclata lors de la mort d’Auguste III, électeur de Saxe, roi de Pologne. Dès que la nouvelle en fut parvenue à Pétersbourg, Catherine II résolut d’exécuter sans hésitation et sans délai un plan conçu d’avance, et qui d’ailleurs était moins le fruit de sa pensée personnelle que le legs de Pierre-le-Grand. Elle se proposa le double dessin de donner un roi aux Polonais et de réhabiliter les dissidens. Pour dominer la république, il suffisait de ces deux moyens, qui, semblables à de fortes tenailles, saisissaient la Pologne et la comprimaient par les deux extrémités. À de tels instrumens, Catherine n’avait nul besoin d’ajouter un projet de partage.

On donnait le nom de dissidens aux chrétiens non catholiques romains, qui se trouvaient, en Pologne dans la position des catholiques en Angleterre avant le bill d’émancipation. Les chrétiens du rit grec, ainsi que nous l’avons déjà dit, y étaient nombreux. Ils abondaient surtout dans le grand-duché de Lithuanie. Au xviie siècle, le catholicisme ne s’était établi qu’avec beaucoup d’efforts, de peines et non sans violence, tant dans le grand-duché que dans les provinces limitrophes. La haute noblesse seule y était devenue nettement catholique et polonaise ; il n’en était pas ainsi des classes inférieures, à beaucoup près. Le compromis, non moins politique que religieux, connu sous le nom de l’Union avait concilié la suprématie du saint-siège avec le maintien des formes du rit oriental, mais son succès n’avait été complet qu’au nord de la Lithuanie, dans le palatinat de Vilna. Le reste de cette province, ainsi que la Podolie, la Volhynie et surtout l’Ukraine, y avaient opposé une résistance plus ou moins patente, plus ou moins longue, mais opiniâtre. On commença par ménager les dissidens ; ce fut seulement sous la dynastie suédoise des Wasa qu’ils se virent exclus des emplois et que la profession publique de leur culte fut expressément défendue. Une telle interdiction faisait un étrange contraste avec la liberté dont jouissaient les Juifs, devenus plus maîtres de la Pologne que les Polonais eux-mêmes. Jusqu’à l’avènement de l’inhabile descendance du grand Gustave Wasa, la Pologne avait été l’asile de la tolérance. Tandis que les querelles de religion changeaient l’Allemagne et la France en un vaste champ de carnage, toutes les religions, toutes les sectes avaient trouvé un port tranquille au sein de la république polonaise ; toutes vivaient en paix sous les lois de Casimir-le-Grand et de ses successeurs Sigismond-Auguste, le dernier des Jagellons, avait même déclaré les dissidens admissibles au sénat, aux charges de l’état, aux graces de la cour, pourvu qu’ils fussent chrétiens et nobles, ce qui n’était pas une exclusion, car tout le monde est noble en Pologne. Henri III, encore teint du sang des huguenots, fut obligé de jurer ces statuts, promulgués en 1568 et 1569 dans les diètes de Grodno et de Lublin. Les Wasa eux-mêmes ne purent éluder ce serment ; mais, sous cette dynastie fanatique, la persécution atteignit les dissidens : dès l’année 1621, ils furent exclus des diètes, privés de toutes les dignités publiques et du droit de recevoir des starosties, seule ressource de la noblesse pauvre dans un pays où la pauvreté et la noblesse sont également répandues.

Les Grecs, bien plus nombreux en Pologne que les protestans, s’adressèrent à Pierre Ier, qui, en 1772, exigea la nomination d’une commission mixte, moitié russe, moitié polonais, pour l’examen des griefs de la noblesse dissidente en général. Après avoir vainement attendu une réponse, Pierre se disposait à aller la chercher à la tête d’une armée, lorsque la mort le prévint et prolongea de cinquante ans l’existence de la république. Catherine II reprit cette affaire juste au point où Pierre Ier l’avait laissée. Cependant, à son exemple, tout en ne perdant pas de vue la défense des dissidens ses coreligionnaires, base de l’influence russe en Pologne, elle l’ajourna, pour réunir tous ses moyens d’influence sur l’élection royale ; mais elle n’imita pas Pierre Ier dans la protection qu’il avait accordée à des candidats d’origine étrangère et de maison souveraine. Bien loin de soutenir, comme ce grand homme, un prince de Saxe, Catherine se détermina à employer les négociations et les armes pour renverser la dynastie saxonne, devenue presque héréditaire par le gouvernement prolongé et successif de deux générations de rois. L’opinion d’une grande partie de la Pologne secondait ses vues. À part quelques vieux courtisans, les Polonais étaient las de voir des princes allemands à la tête de leur patrie. C’était d’ailleurs un changement, et ce n’est pas le seul peuple pour qui le changement ne soit pas un moyen, mais un but. Ils voulaient un Piast après les Saxons, comme ils avaient voulu les Saxons après un Piast. Catherine n’avait pas attendu la mort d’Auguste III pour frapper la maison de Saxe d’incapacité et de déchéance. La Courlande lui en fournit l’occasion. La Pologne était déjà devenue, par le fait, une dépendance de la Russie. Pour plaire à l’impératrice Anne, qui avait déterminé l’élection d’Auguste III, ce prince avait donné l’investiture de la Courlande au duc Biren ou Biron, son favori. Lorsque le duc Biron fut relégué en Sibérie, le roi de Pologne obtint de l’impératrice Élisabeth la permission de faire souverain de Courlande son propre fils, le prince Charles de Saxe. Dès la première année de son règne, Catherine exigea le rétablissement de Biron au nom des lois de la Pologne. « Ce duc, disait-elle, était l’élu de la république ; c’est à la république de le rétablir dans ses droits. » Il fallut obéir. Rulhière a présenté cet épisode sous une forme pathétique : il a dépeint vivement la douleur d’un père forcé à chasser son fils, on croirait, à le lire, qu’il nous parle de Louis XIV sommé par les rois coalisés de détrôner Philippe mais Auguste III avait brigué lui-même l’honneur d’investir Biron du duché de Courlande, mais c’est à la faveur de l’impératrice Élisabeth que le prince Charles avait dû sa couronne. Dans aucune de ces investitures contradictoires Auguste III n’avait agi avec l’indépendance d’un roi. La Russie, dans ces deux circonstances, avait disposé du duché de Courlande à la demande expresse du roi de Pologne. C’est ce qui lui fut reproché avec une cruelle franchise, en pleine diète, par le prince Michel Czartoriski. Le sénat, à l’unanimité des voix, engagea le malheureux Auguste à se soumettre sans résistance et même à désarmer l’impératrice par d’humbles excuses. Le prince Charles de Saxe fut forcé de quitter Mittau et d’abandonner cette résidence à son rival, installé en sa présence par un commissaire russe. Malgré les liens du sang, les cours d’Autriche et de France ne firent aucune réclamation, réserve assez triste, mais qui n’aurait eu rien de répréhensible, si elle avait été dictée par la sagesse plus que par l’incurie. Il était déraisonnable de soutenir une dynastie devenue impopulaire, et qui jadis, dans un intérêt purement dynastique, avait proposé elle-même un démembrement de la Pologne[17]. En outre, c’est sous les rois de la maison de Saxe qu’une effroyable corruption de mœurs s’y était introduite. Le divorce, jusqu’alors presque inconnu dans ce pays catholique, y était devenu, en dépit des lois de l’église, une sorte de huitième sacrement. Le mariage n’était plus qu’un bail à terme. À Varsovie, plus d’une femme de la cour rencontrait son premier mari, le présentait au second et quelquefois même au troisième, et ces trois maris vivaient ensemble dans un accord admirable, sous les yeux de leur épouse temporaire. Les procès, ce fléau endémique de la Pologne, s’y étaient élevés à des proportions fabuleuses ; les Juifs restaient les vrais possesseurs des biens-fonds de la noblesse ; enfin, depuis l’avènement d’Auguste II jusqu’à la mort d’Auguste III, les anciennes habitudes de luxe, de dettes, les abus et les dérangemens de toute espèce s’étaient accrus sans mesure. La nation sentait cette lèpre et s’efforçait de la secouer. En bonne politique, malgré ses liens de parenté, Louis XV ne devait pas se faire le champion de la maison de Saxe. En admettant d’ailleurs qu’il crût devoir servir ses intérêts, il aurait dû comprendre que le sort de la Pologne s’ébauchait en Courlande. Il ne devait donc pas attendre la vacance du trône pour se déclarer en faveur de cette famille ou pour abandonner hautement ; mais ni Vienne, ni Versailles ne surent prendre un parti.

Au surplus, la pensée de donner un roi à la Pologne n’avait rien de nouveau pour aucune des grandes puissances. Elles y avaient mis la main, chacune à son tour, quelquefois inutilement, souvent avec succès, mais il n’y en avait pas une qui ne l’eût tenté. La France avait eu ses Valois et ses Conti ; l’Autriche, Michel Koributh, escorté de l’archiduchesse Éléonore ; la Suède, Stanislas Leczinski : la Russie, les deux Auguste. L’innovation ou plutôt la rénovation ne consistait que dans le choix d’un Polonais, à l’exclusion de tous prétendans étrangers issus de maison souveraine. Dans toute cette affaire, ce fut la seule résolution inébranlable et définitive prise par Catherine II. Il n’est point vrai, comme on le croit communément, que Poniatowski fût son candidat unique ; il est encore moins vrai qu’un caprice romanesque l’ait exclusivement guidée dans ce choix ; L’historien qui a surtout accrédité cette opinion l’a d’ailleurs réfutée lui-même. Rulhière nous apprend qu’un des deux jeunes princes Czartoriski avait été destiné au trône concurremment avec son cousin Stanislas-Auguste, mais que, soit par indécision, soit par modestie, il y avait formellement renoncé de lui-même. Un brillant palatin, le comte Oginski, vint aussi tenter l’aventure. Il joua de la harpe aux pieds de Catherine, mais ce fut sans succès ; l’impératrice n’aimait pas la musique. En tout cas, c’était lui supposer une préoccupation très rétrospective. À l’époque de la vacance du trône de Pologne, le nom de Poniatowski ne répondait plus qu’à sa politique. Il est vrai qu’elle prit peu de soin de repousser une accusation dont l’excès même attestait sa toute-puissance. Catherine fixa son choix sur Stanislas, non sous l’empire d’un souvenir déjà éteint, mais avec la certitude que le candidat ne changerait jamais son sceptre en épée. Si Poniatowski possédait à quelques égards ce qu’il faut pour arriver au trône, il manquait de tout ce qui fait qu’on sait s’y maintenir et s’y défendre. Personne n’était plus propre à être élu, gouverné, ou, s’il le fallait, détrôné.

Quoique fermement arrêté, un dessein si hardi ne pouvait se passer d’auxiliaire. Ce n’est pas en Autriche, ce n’est pas en France qu’on pouvait le trouver. Le retour de la Russie vers la Prusse lui avait aliéné les cours de Versailles et de Vienne, ou du moins il n’y avait plus entre ces cours et celle de Pétersbourg que de froides relations et des apparences d’intimité, débris d’une ancienne alliance. Catherine ne pouvait donc compter que sur Frédéric. Encore toutes les difficultés n’étaient-elles pas aplanies entre eux. Les événemens de Pologne pouvaient les faire renaître, Le roi de Prusse et l’impératrice de Russie étaient conduits par des vues très différentes. L’objet permanent des deux couronnes allait se représenter dans toute sa force. Nous l’avons dit et nous devons le redire encore, parce que c’est là qu’est l’explication de ces graves événemens : pour Catherine, il s’agissait uniquement de faire un roi et d’embrasser la défense des dissidens, afin de mieux dominer l’ensemble, la totalité de la république ; dans cette vue, elle devait non-seulement ne pas désirer, elle devait craindre un partage de territoire qui devenait nécessairement un partage de domination. Frédéric, au contraire, n’avait d’autre intérêt que l’accroissement de la Prusse, ce qu’il ne pouvait obtenir que par un recul de sa frontière aux dépens de la Pologne, en d’autres termes un partage. Le secret de la négociation consistait dans une conciliation difficile entre deux intérêts très différens. Le roi de Prusse ne prenait aucune part personnelle à l’élection d’un roi ; il répugnait surtout à l’élévation du comte Poniatowski, soit en dédaignât ce jeune ambitieux, soit qu’il vît en lui un représentant trop direct, trop dépendant d’une cour étrangère, et, comme on le dirait aujourd’hui, un préfet de Catherine. Peut-être aussi n’exagéra-t-il cette répugnance que pour donner de l’inquiétude à son alliée. En cédant sur ce point ; il espérait obtenir le consentement de l’impératrice à un partage et l’amener à permettre que la Prusse prit Dantzick, éventualité sur laquelle Catherine opposa alors, et même après le démembrement, une résistance long-temps invincible. Outre la difficulté de s’entendre sur ces bases, des questions de détail arrêtaient aussi la conclusion du traité. Le roi de Prusse ne voulait envoyer 10,000 hommes en Pologne qu’à la condition qu’ils fussent défrayés par la Russie. En retour d’une charge si onéreuse, l’impératrice exigeait qu’au lieu de les laisser sur la frontière, Frédéric ordonnât à ses généraux de pénétrer avec les Russes, en qualité d’auxiliaires ; jusqu’au cœur de la Pologne. Le roi de Prusse ne voulait pas afficher la part qu’il prenait à l’élection ; Catherine, au contraire, voulait qu’il y prît une part ostensible et publique. Chacune des deux parties contractantes apportait son caractère particulier dans cette négociation ; Catherine aimait la rapidité et l’éclat, Frédéric préférait des moyens plus cachés, qu’il estimait plus sûrs ; elle, semblable au timbre sonore de l’horloge, lui, aux rouages intérieurs, ame secrète du mouvement. Ils finirent par s’accorder, et dès ce moment Frédéric, complaisant et facile, n’opposa aucun obstacle réel, aucune objection sérieuse aux desseins de son alliée ; il adopta tout ce qu’elle avait choisi, appuya tout ce qu’elle protégeait, condamna tout ce qu’elle voulait proscrire. Quelquefois cependant il se permettait quelques sarcasmes, il se livrait à des boutades passagères. Un jour, il imagina par caprice la candidature du prince Henri ou du prince de Brunswick ; une autre fois, il affecta de voir avec peine la Courlande, devenue province de l’empire de Russie, enlevée à la suzeraineté de la Pologne ; il poussa même l’artifice jusqu’à encourager secrètement les plaintes de plusieurs Polonais attachés au prince Charles de Saxe. Ce n’était là qu’une sorte de comédie politique propre à réveiller l’attention d’une amie trop disposée à la négligence[18]. Catherine s’inquiétait, faisait parler, écrivait elle-même, et on démentait les faux bruits ; mais le temps pressait, il fallait conclure. La chance de voir la Russie retourner à l’alliance autrichienne, adroitement présentée par Catherine, détermina Frédéric. Frappé de cette crainte, il ordonna au comte de Solms, son ambassadeur à Pétersbourg, de signer le traité avec le comte Panin, ministre des affaires étrangères de Russie. Les deux alliés se garantirent mutuellement toutes leurs possessions en Europe contre qui que ce soit, en cas d’attaque ; l’impératrice et le roi s’engagèrent mutuellement à ne pas permettre à quelque puissance que ce fût de dépouiller la république de Pologne de son droit de libre élection, de rendre le royaume héréditaire, ou d’y établir le pouvoir absolu. Les deux souverains promirent aussi de protéger les dissidens contre l’oppression de l’église dominante. Enfin, par une convention secrète, signée le même jour, 31 mars 1764 (11 avril 1764), ils s’engagèrent à faire en sorte que l’élection tombât sur un Piast.

On peut s’étonner du rôle secondaire que Frédéric sembla accepter dans ce traité d’alliance. Comment a-t-il pu s’y résigner, lui qui avait bravé l’Europe conjurée ? Aucun avantage n’est stipulé en faveur de la Prusse : elle ne paraît pas ici que comme l’humble satellite d’un astre prédominant. Lorsqu’on examine de près le caractère de Frédéric et qu’on songe à la grandeur de son courage, une telle abnégation a, en effet, de quoi surprendre, mais, arrache récemment aux suites d’une guerre désastreuse, échappé comme par miracle à la perte de sa capitale et à la ruine entière de ses états, Frédéric ne demanda plus rien à ses armes et voulut tenir tout de son génie. Il tendait plus directement à son but en flattant sa puissante alliée, qu’en essayant de la heurter. Sans perdre de vue un seul instant l’objet principal de son ambition, il ajournait la conquête pour l’assurer davantage, convaincu qu’il ne lui fallait que de la sagacité, de la patience et du temps, que l’excès même de ses complaisances provoquerait, dans toutes les cours de l’Europe, une explosion jalouse d’où sortirait enfin, par une conséquence nécessaire, non pas l’impossible salut de la république, mais son partage, son démembrement, sa ruine, c’est-à-dire la création définitive de la Prusse, cette fille de la Pologne, forcée, pour vivre, de mutiler sa mère.

Dès ce moment, l’alliance du roi de Prusse et de l’impératrice de Russie devint intime. Des démarches simultanées l’annoncèrent à la Pologne et l’Europe. Catherine publia un manifeste par lequel elle déclara ne vouloir s’approprier, par un démembrement, aucune portion du territoire polonais. Certes, à en juger par l’événement, une telle déclaration semble dérisoire mais si on a lu avec quelque attention ce qui précède, on a vu qu’elle répondait aux vues de la politique de Catherine, nous disons de sa politique, car il y aurait de la naïveté à supposer un autre mobile ; Catherine ne pouvait assurément se faire aucun scrupule de la pensée d’un partage territorial, qui, loin d’être sans précédens, comme on l’a dit souvent et comme on le répète tous les jours, en avait déjà eu plusieurs dans le courant des deux derniers siècles. Nous ne parlerons pas du projet de démembrement des Provinces-Unies arrêté dans l’année 1672 entre Louis XIV et Charles II, roi d’Angleterre, et des deux traités de 1698 et de 1700, qui stipulaient un démembrement non-seulement de la monarchie espagnole, mais de l’Espagne elle-même, puisqu’elle y perdait la ligne de l’Ébre, donnée à la France. Ces projets restèrent sans exécution, l’un, parce qu’on ne partage pas un pays défendu par un Guillaume d’Orange ; l’autre, par des circonstances fortuites, supérieurement exposées par M. Mignet dans son Histoire de la Succession, et que nous ne reproduirons pas après lui ; mais, si on veut des exemples de partages définitivement accomplis, sans parler du traité de Nimègue, qui, en 1678, donna à la France une portion des Pays-Bas espagnols, la Sicile, en 1713, ne fut-elle pas démembrée de cette même monarchie espagnole et donnée par le traité d’Utrecht au duc de Savoie, qui, plus tard en 1720, fut obligé de la céder à Charles VI d’Autriche, et de recevoir la Sardaigne en échange ? En 1754, cet empereur ne fut-il pas contraint, à son tour, d’abandonner la Sicile avec le reste du royaume de Naples à l’infant d’Espagne don Carlos de Bourbon qui, lui-même, fit place à l’un de ses frères dans le duché de. Parme et de Plaisance ? La dynastie établie depuis un temps immémorial en Lorraine ne fut-elle pas transportée en Toscane sans aucun égard à sa nationalité, et ses états, après avoir passé par le gouvernement d’un roi détrôné de Pologne, ne furent-ils pas définitivement réunis à la monarchie française ? Que de faits analogues ne trouve-t-on pas en remontant dans l’histoire : ces mêmes duchés de Plaisance et de Parme démembrés du patrimoine de Saint-Pierre en faveur de la maison Farnèse, le duché de Ferrare incorporé à l’église, et la maison d’Este réduite contre toute justice à la possession de Modène ! Bref, depuis la ligue de Cambrai, il n’y a presque pas eu de transaction en Europe qui ne fût un traité ou un projet de partage ; mais Frédéric et Catherine ne songeaient guère à ces exemples anciens ou modernes, dont ils n’avaient aucun besoin pour passer outre à l’élection résolue par l’impératrice de Russie, consentie par le roi de Prusse.

Toutefois, quoique bien déterminée à ne se laisser arrêter par aucun obstacle, Catherine ne négligea pas de mettre les formes de son côté. Par ses ordres, son ministre plénipotentiaire, le prince Galitzin, proposa officiellement à la cour de France, au sujet des affaires de Pologne, un concert diplomatique, une entente cordiale, comme nous le disons aujourd’hui ; ou plutôt comme nous le disions hier. On va voir comment cette proposition fut reçue à Versailles.


II

Le duc de Choiseul, surnommé par Catherine le cocher de l’Europe, menait alors à grand bruit et grand train la politique de la France. D’autant plus premier ministre qu’il n’en prenait pas le titre, il ne s’était réservé aucun département particulier, disposait de tous les portefeuilles, passant à son gré des affaires étrangères à la guerre, de la guerre à la marine, non par fantaisie ou par caprice, mais d’après les convenances et les nécessités du moment, comme un général qui, au milieu d’une bataille, se porte tour à tour sur les points les plus exposés. Rempli de courage, sincèrement dévoué à son pays, il ne méritait aucun des reproches que lui fait le roi de Prusse, dont la haine implacable et constante fut assurément l’un des plus beaux titres de gloire du ministre français. Frédéric, dans ses artificieux Mémoires, a bien raison d’appeler Choiseul l’homme le moins endurant qui fût né en France ; mais, lorsqu’il prétend qu’en sa qualité de Lorrain et de fils d’un ancien ambassadeur de la cour de Vienne à Paris, le duc se croyait encore vassal de l’empereur et se sentait intérieurement plus attaché à l’Autriche qu’à la France[19], le grand Frédéric se permet une calomnie indigne d’un ennemi loyal. Sans compter que M. de Choiseul possédait un revenu considérable en charges et en emplois, qu’il était indépendant par la grande fortune de sa femme, il l’était surtout par l’élévation de son caractère et par des sentimens patriotiques qui n’appartenaient pas à son siècle. À Versailles, il fit toujours l’effet d’un ministre de Louis XIV égaré dans les petits appartemens de Louis XV. Ce ne fut pas lui qui attacha la France au char de l’Autriche ; il ne prit aucune part personnelle à la conclusion du traité de Versailles, œuvre malheureuse de Mme de Pompadour ; bien mieux, il voulait qu’en s’alliant à Marie-Thérèse, Louis XV exigeât comme gage la cession préalable et immédiate des Pays-Bas autrichiens (le royaume actuel de Belgique). Ayant passé ensuite de l’ambassade de Vienne au ministère des affaires étrangères, M. de Choiseul, loin de s’abandonner éperdument à l’alliance autrichienne, la renferma dans de plus étroites limites. Il s’efforça de relever d’une longue déchéance la marine, presque détruite depuis le ministère du cardinal de Fleury, et s’il ne put conjurer nos désastres maritimes, si, à toutes nos pertes dans l’inde, il fut forcé d’ajouter lui-même celle du Canada, il confia du moins à l’avenir la réparation d’un passé dont il avait hérité à regret. La France doit à son talent d’organisation cette brillante pléiade navale qui se résume si glorieusement dans le nom du grand Suffren.

Mais c’est au département de la guerre qu’il faut surtout apprécier le duc de Choiseul. Il réveilla l’esprit militaire, assoupi depuis plus d’un demi-siècle, sauf l’éclair de Fontenoi. Aussi économe des deniers publics que prodigue de ses propres richesses, il épargna 110 millions à l’état et prépara les soldats de la guerre d’Amérique, peut-être même ceux de Marengo. Il était donc Français et bien Français, quoi qu’en dise le roi de Prusse, qui n’était pas obligé de s’y connaître, et c’est un des ministres de l’ancienne monarchie dont la France, même républicaine, doit savoir honorer la mémoire. Ce n’est pas que M. de Choiseul fût un homme d’état complet et qu’il ait entièrement échappé à son temps. Il avait une imagination trop vive, une main trop prompte, une légèreté trop superbe. Avec beaucoup d’esprit il se mettait trop souvent dans la nécessité d’avoir du génie. Comme tous les artistes en politique, il se préoccupait avec passion d’une seule affaire à la fois et négligeait facilement toutes les autres. Au lieu de les ramener toutes à un centre, il les subordonnait d’une manière trop exclusive à l’épisode favori du moment. Depuis son entrée au ministère, le duc de Choiseul avait appliqué les forces de sa volonté et de son intelligence à la conclusion du pacte de famille. Unir étroitement l’Espagne et la France, donner à la maison de Bourbon, dans la personne de son chef, la conduite de toute l’Europe méridionale, c’était là sans doute une conception élevée et vraiment originale mais, malgré les succès du gouvernement de Charles III, la réforme de l’Espagne, plus superficielle que profonde, plus apparente que réelle, n’offrait peut-être pas un gage suffisant de durée, une base assez solide à tout un système politique. Les événemens postérieurs semblent le prouver. Cependant, comme la marine espagnole était encore très imposante, et qu’après tout il était impossible de prévoir le prince de la Paix et la bataille de Trafalgar, Choiseul pouvait se faire illusion, et se la fit complètement. L’avènement de Catherine II et la mort d’Auguste III le trouvèrent absorbé par le Midi ; le tour du Nord n’était pas encore venu pour lui, et, lorsque la scène politique fut brusquement occupée par la Russie et la Pologne, Choiseul essaya de ne point y porter ses regards, attirés par le soleil de Madrid et de Naples.

D’ailleurs, au moment de cette crise septentrionale, il n’était point ministre des affaires étrangères ; depuis 1760, il ne s’était réservé que les négociations d’Italie et d’Espagne, abandonnant le reste au duc de Praslin, un de ses parens, homme d’un caractère apathique, entièrement dévoué aux volontés de son cousin, qui, plus occupé de littérature que de politique, recevait tantôt deux portefeuilles, tantôt la moitié d’un, et se laissait transvaser d’un ministère à l’autre sans y prendre garde et sans demander pourquoi. Aussi, malgré l’Almanach royal, est-ce de M. de Choiseul et non de M. de Praslin qu’il faudra parler désormais.

Il semble qu’une sorte de sympathie née de quelques rapports d’esprit aurait pu s’établir entre l’impératrice Catherine et le duc de Choiseul. À la légèreté près, défaut qu’on ne saurait imputer à la première, leur caractère n’était pas sans analogie. Tous deux portaient avec aisance le fardeau du pouvoir, tous deux étaient intrépides ; l’attrait d’un mutuel courage aurait dû les approcher. Il n’en fut pas ainsi. Choiseul ne sut pas comprendre Catherine ; il ne devina point la destinée de cette femme extraordinaire. Par suite d’une prévention à laquelle il ne renonça jamais, le ministre français prédit au gouvernement de la nouvelle impératrice une durée éphémère ; puis l’amour-propre blessé venant au secours d’une prophétie démentie par l’événement, il s’obstina davantage et finit par ériger son erreur en système.

Dans cette première période de son règne, placée sous la menace d’un avenir incertain et des plus graves périls, Catherine demandait une force invincible aux difficultés mêmes de sa situation. Remplie d’une confiance illimitée en son étoile, elle déployait une sorte de gaieté exaltée et de coquetterie héroïque. Le baron de Breteuil résidait alors comme ministre de France à la cour de Russie. Au moment de partir pour Stockholm, où il venait d’être nommé ambassadeur, M. de Breteuil fut reçu par l’impératrice en audience de congé, non pas solennelle, mais particulière, sans étiquette, sans cérémonie ; c’était à Moscou. Catherine l’accueillit avec un mélange de bienveillance et d’ironie. « Vous serez mon ennemi en Suède, lui dit-elle, vous le serez, j’en suis sûre. » L’ambassadeur se défendit avec une galanterie respectueuse ; il assura que désormais l’Europe allait vivre en paix sous les auspices de sa majesté impériale. « Vous croyez donc, reprit Catherine, que l’Europe a maintenant les yeux fixés sur moi ? j’ai donc quelque considération dans les cabinets ? Je pense en effet que la Russie mérite attention. La paix faite, j’ai la plus belle armée du monde ; je ne manque pas d’argent, et j’en serai abondamment pourvue en peu d’années. J’aurais encore plus de goût pour la guerre que pour la paix, si je me laissais aller à mon penchant ; mais l’humanité, la justice et la raison me retiennent. J’espère toujours conserver la paix. Cependant il ne faudra pas me pousser, comme l’impératrice Élisabeth, pour entreprendre la guerre ; je la ferai quand elle me sera nécessaire, par raison, jamais par complaisance. » Catherine mit alors la conversation sur l’insuffisance de ses ministres ; « heureusement, dit-elle, des sujets plus jeunes me donnent la consolation de l’espérance et moi, je ne croix rien négliger de tout ce qui peut plaire à ma nation. » Elle parla ensuite de l’empire ottoman. M. de Breteuil prit la liberté de lui faire observer que, dans le Levant, les soins de la France pouvaient quelquefois être utiles à la Russie. « Croyez-vous donc, répondit fièrement l’impératrice, avoir dans le divan plus de crédit que moi ? » Le baron allégua la vieille amitié fondée sur l’éloignement des deux pays ; il rappela les services que la France avait rendus à la Russie dans sa dernière paix avec la Porte. L’impératrice parut vouloir ignorer cette obligation. « La guerre, dit-elle, avait été brillante pour la Russie, la paix l’aurait été davantage si les Autrichiens s’étaient montrés de bonne foi ; mais ils nous plantèrent là. Pierre III le leur a bien rendu. Nous sommes quittes. » Elle s’arrêta, puis reprit après un moment de réflexion : « On ne pourra me juger que dans quelques années ; il me faut au moins cinq ans pour rétablir l’ordre ; en attendant, je suis vis-à-vis tous les princes de l’Europe comme une coquette habile. » Elle prononça ces mots avec beaucoup de gaieté ; Breteuil continua sur, le même ton et protesta de la bonne foi de Louis XV avec ses alliés ; il soutint que jamais aucun prince n’avait adopté une politique ni plus vraie ni plus simple. L’impératrice lui répondit que tels n’avaient pas toujours été les principes de la cour de France ; puis, d’un air de confiance : « Me promettez-vous de ne vous point fâcher ? Je ne vais vous faire qu’une question. Nous causons sans gêne et sans conséquence. Cette noblesse, cette bonne foi dont vous me parlez est-elle une suite de la grandeur ou de la faiblesse ? » M. de Breteuil répliqua avec un peu de vivacité et fit l’éloge du ministère Choiseul. « Si votre ministère est tel que vous me le dépeignez, reprit l’impératrice, la franchise de votre politique est une fausseté de plus ; » En disant ces mots, elle sourit, puis elle quitta M. de Breteuil sans lui donner le temps de répondre[20].

On n’était pas encore très accoutumé à rencontrer chez les princes cette verve de dialogue, ces improvisations aventureuses et piquantes dont Frédéric avait donné quelques exemples remarquables, mais récens. Jusqu’alors les rois s’étaient bornés à répondre par monosyllabes à des interlocuteurs inclinés dans la respectueuse attente d’un mot ; l’entraînement d’une conversation abondante n’était pas encore entré dans les moyens d’action du pouvoir suprême. Le baron de Breteuil, le duc de Choiseul lui-même, furent déroutés par l’éloquence de la nouvelle impératrice de Russie. Ce type si neuf échappa à leur intelligence. Personne, au premier abord, ne sut rien comprendre à ce mélange d’énergie et de finesse, de prudence cachée et d’indiscrétion apparente, à tant de sérénité avec de tels soucis, à tant de grace au milieu de commotions si vives. Tout cela était imprévu et dérangeait la vieille routine diplomatique. Les ambassadeurs, étonnés, éblouis, effarés, ne savaient plus comment tirer l’horoscope du nouveau règne. Leurs cours n’étaient pas moins surprises. On disait bien à Versailles « La czarine a beaucoup d’esprit, » parce qu’en France on prend souvent le change sur le caractère, jamais sur l’esprit ; mais on ajoutait « qu’au fond elle était timide et n’aspirait qu’au repos, qu’elle n’oserait rien entreprendre, qu’elle avait de l’intrigue sans aucune connaissance en matière d’état, qu’elle avait ce qu’il faut pour prendre une couronne, rien de ce qu’il faut pour la conserver. » On ajoutait « que son règne serait médiocre, qu’il ne durerait pas un an, » et on donnait à cette assertion une base bien étrange, en affirmant que « les Russes, blessés de l’ambition de Catherine, ne lui pardonneraient pas le despotisme qu’elle voulait exercer sur la Pologne[21] !… »

De ces données si fausses, tranchons le mot, si absurdes, il résulta qu’on crut l’impératrice exposée à une chute certaine et immédiate. Le plus léger mécontentement, la moindre bouderie de quelque courtisan disgracié voyageant en France suffisait pour accréditer l’annonce d’une révolution nouvelle. De misérables intrigans proposèrent à Choiseul de la fomenter. Le duc avait l’ame trop noble pour tremper dans des trahisons ; mais il donna à l’humeur ce qu’il ne pouvait accorder à la déloyauté. Lorsque le prince Galitzin vint lui proposer de la part de sa souveraine un concert diplomatique sur les affaires de Pologne, il rejeta cette offre avec une négligence dédaigneuse. Par ce refus, il abdiqua toute influence sur ces importantes négociations ; ayant refusé d’y prendre part, il renonçait au droit d’y intervenir désormais, il frappait d’avance ses conseils de stérilité, ses représentations d’impuissance. En s’isolant ainsi, la France se réduisait au rôle de simple témoin, et il ne lui restait plus qu’à enregistrer les derniers soupirs de la Pologne.

Sans doute, de la part de l’impératrice de Russie, l’offre d’un accord diplomatique n’était pas très sérieuse, mais il fallait la prendre pour telle et ne pas répondre au vœu secret de cette princesse en la débarrassant de tout contrôle. M. de Choiseul agit donc en cette occasion avec une légèreté, une imprévoyance excessives. Tout en lui faisant ce juste reproche, on peut se demander pourtant s’il avait autant de tort dans le fond que dans la forme, et si la France pouvait porter un secours efficace à la Pologne. On l’a dit, on le répète ; mais, comme beaucoup de choses qu’on dit et qu’on répète, n’est-ce point une erreur ? Sur quoi le ministre français pouvait-il s’appuyer, à cette période déjà avancée du XVIIIe siècle, pour sauvegarder les débris de l’indépendance polonaise. Est-ce sur l’opinion publique ? Par La nature même du gouvernement qui régissait alors la France, l’opinion n’avait pas de voix en dehors de la littérature ; or, les gens de lettres n’étaient pas favorables à la Pologne. On le voit à chaque ligne des pamphlets, des correspondances de Voltaire, de d’Alembert, de Diderot, la Pologne passait pour le pays de l’Europe le plus dévoué à la cour de Rome, le plus assujetti aux corporations religieuses, le plus hostile à la tolérance et à la philosophie, toutes choses qu’on mettait fort au-dessus de la liberté politique, et auxquelles on sacrifiait alors cette liberté, comme on sacrifie maintenant tout le reste à son apparence. Il y avait là deux points de vue différens, même opposés. La Pologne, pour le maintien de son statu quo, n’avait aucun secours à espérer du parti philosophique et littéraire qui lui était décidément hostile. Rousseau jeta depuis le poids de sa renommée dans la balance, mais l’intervention de Jean-Jacques dans les affaires intérieures de la nation polonaise est postérieure de près de dix ans à cette période de ses annales.

Fallait-il en appeler, à l’opinion populaire, à ces sympathies qui se sont manifestées de nos jours avec tant d’éclat ? Elles n’étaient pas encore nées. Malgré une bienveillance réciproque entre les deux peuples, on ne saurait raisonnablement les faire remonter au-delà de l’empire. Il y avait sans doute entre la Pologne et la France des affinités de service militaire : la haute noblesse des deux pays s’était même alliée quelquefois par des mariages, un prince français, des femmes françaises avaient porté la couronne des Jagellons, et, par un heureux échange, la fille d’un roi de Pologne était assise sur le trône de Louis XV ; mais ; sans compter qu’il ne pouvait y avoir aucun prestige, aucune popularité dans les noms du faible Henri de Valois, de l’indigne épouse de Jean Sobieski ou de la vertueuse et insignifiante Marie Leczinska, les relations des deux pays, bornées à l’aristocratie, n’étaient point descendues dans la bourgeoisie, bien moins encore dans le peuple, qui, en France, ne s’occupait pas de politique étrangère, et qui, en Pologne, n’existait pas.

Restaient donc le clergé et la cour ; mais le clergé français, en instance perpétuelle auprès du saint-siège, en lutte permanente avec les parlemens, n’était occupé que de lui-même ; ses regards ne s’étendaient pas jusqu’à Cracovie ou à Gnesne, et d’ailleurs l’esprit passionnément ultramontain de l’église polonaise touchait peu nos gallicans. La Pologne n’avait guère qu’un ami véritable en France, c’était le roi, c’était Louis XV. Il portait un intérêt réel à une nation dont il avait mêlé le sang avec le sien. Louis XV armait dans les Polonais les demi-compatriotes de ses enfans. Ennemi au fond de l’ame de l’impératrice de Russie, surtout du roi de Prusse, il suivit les affaires de Pologne avec une sollicitude dont sa nonchalance ordinaire semblait le rendre peu capable. Incertain sur le parti à prendre, il chercha des lumières dans ses deux conseils, l’un ostensible, l’autre secret. Il commença par celui-ci. La présidence en était confiée au comte de Broglie, ancien ministre de France à Varsovie. Exilé tantôt à l’armée, tantôt dans ses terres, M. de Broglie oubliait alors la Pologne et ses magnats pour se consacrer tout entier à un plan de descente en Angleterre.

Louis XV s’adressa alors à M. de Choiseul. Il trouva son ministre froid et indifférent sur les affaires du Nord ; nous avons expliqué les motifs de cette indifférence. Il y en avait encore un autre. Choiseul n’avait à cette époque aucun goût pour les Polonais ; il n’en parlait que d’une manière dédaigneuse et dénigrante ; il ne voulait pas se mêler de ce qu’il appelait leurs intrigues. Ses agens politiques s’efforçaient en vain d’attirer son intérêt sur leur cause ; le baron de Breteuil avait beau écrire au duc de Praslin : « Il est affreux de penser qu’une charge ou une terre donnée à l’un plutôt qu’à l’autre rend presque tous les Polonais également ennemis du bien général de leur pays et du salut de leur liberté. Je sens, monseigneur, tout ce qu’une pareille conduite a de dégoûtant pour les puissances qui s’intéressent à la conservation de cet état républicain ; mais plus je considère la Russie et l’ambition de celle qui la gouverne, plus je suis porté à penser qu’il est important d’avoir pitié de l’aveuglement des Polonais et de chercher à donner du ressort à l’engourdissement intéressé des nobles. C’est un travail pénible et dispendieux, mais il est de la dignité de la France de ne les point abandonner. » Le chef du cabinet de Versailles ne se rendait point à ces remontrances. Au lieu d’y avoir égard, il fit présenter au conseil, par M. de Praslin, un mémoire officiel sur la question. Dans cette pièce méditée avec labeur et méthodiquement rédigée, le ministre commence par établir que, « dépourvue de toute utilité commerciale la Pologne pouvait fonder uniquement sur des rapports politiques l’espoir et la prétention d’un appui. »

« Il fallait donc examiner si la France avait un intérêt politique à intervenir dans ses affaires. La distance seule suffirait pour autoriser en tout temps une réponse négative. Le système actuellement en vigueur l’a dictée plus impérieusement encore. Quel est, depuis le traité de Versailles, le pivot de la politique française ? L’Autriche. Ce qui fait contre-poids à cette puissance doit donc nous occuper exclusivement. Autrefois, cet équilibre était en Suède, maintenant en Prusse. L’affermissement de ce royaume ne peut pas nous faire ombrage. Il ne peut effrayer que la Russie ; intérêt qui, n’étant pas le nôtre, ne pourrait nous toucher directement que par une de ces combinaisons qui séduisent parce qu’elles ont l’air de la profondeur, subtilités tirées à la pointe de l’esprit, idées impraticables et excentriques[22]. »

« C’est à tort, ajoute le ministre, qu’on imagine un démembrement de la Pologne. L’intérêt des puissances dont elle peut craindre l’ambition semble la garantir de ce danger. En effet, ce royaume étant également limitrophe de la maison d’Autriche, du roi de Prusse, de la Russie et de l’empire ottoman, ces quatre puissances, qui se regardent réciproquement avec des yeux de jalousie et de rivalité, sont moins les ennemis de ce royaume que ses surveillans et ses défenseurs. Chacune d’elles a un intérêt direct et essentiel à le protéger, parce qu’elle aurait tout à craindre de celle qui se serait agrandie à ses dépens. La France peut donc s’en reposer sur ces quatre puissances du soin de veiller à la conservation intégrale de la Pologne, et le démembrement de ce royaume ne doit probablement arriver que par des événemens singuliers et après des guerres sanglantes auxquelles le roi peut se dispenser de prendre part. Au surplus, pour mettre tout au pis, et en supposant, contre toute vraisemblance, que ces quatre puissances s’arrangeraient pour partager la Pologne, ou que, par des circonstances extraordinaires, l’une d’elles s’emparerait de quelqu’une de ses provinces, il est encore très douteux que cet événement pût intéresser la France. On semble craindre aujourd’hui que la Russie et le roi de Prusse ne s’entendent pour usurper sur la Pologne des districts qui sont à leur bienséance ; ce démembrement serait également contraire aux intérêts de la maison d’Autriche et de la Porte ottomane, et l’on doit s’en rapporter à leur vigilance ; mais, s’il arrivait qu’une indifférence mal entendue de leur part les empêchât d’y mettre obstacle, il ne paraît pas que la France dût s’en alarmer. Le concert établi récemment entre le roi de Prusse et la Russie, pour leur agrandissement respectif, ne peut être de longue durée. Cet agrandissement, même en les rendant plus voisins, les rendrait aussi plus redoutables l’un à l’autre, il sèmerait la jalousie entre eux ; la jalousie dégénère bientôt en inimitié, et ces deux puissances formeraient elles-mêmes la balance du pouvoir dans cette partie de l’Europe. Au reste, cette idée du démembrement de la Pologne serait susceptible d’une infinité de modifications et de combinaisons dont le détail mènerait trop loin. C’est un champ vaste qui peut occuper les spectateurs oisifs, et dans lequel les politiques sages ne doivent pas risquer de s’égarer. Il faut s’en tenir au simple, au vrai et au vraisemblable, et l’on croit avoir suffisamment prouvé que les révolutions de la Pologne sont indifférentes à la France, et qu’il n’en peut jamais résulter pour elle qu’un avantage ou un préjudice très éloigné, en se livrant même aux suppositions les plus vraisemblables. L’on se croit donc en droit de conclure qu’il n’existe aucun rapport direct entre la France et la Pologne, et que, s’il peut y avoir un intérêt direct entre ces deux monarchies, il est si détourné, si obscur, si incertain, et dépend d’un concours de circonstances si extraordinaires et si éloignées, qu’il ne serait pas sage de s’en occuper de préférence à d’autres objets réels et présens, qui méritent toute l’attention du roi et de son ministère, et qui exigent des dépenses vraiment utiles et même indispensables pour la propre conservation de la monarchie française. L’on ne doit pas dissimuler à ce sujet que, si sa majesté se déterminait à porter un candidat quelconque sur le trône de Pologne, si elle ne doit pas espérer de réussir, à moins d’y sacrifier des sommes considérables, les moyens politiques n’étant d’aucun effet s’ils ne sont soutenus par ceux de la finance. Les dépenses ne se bornent pas à la seule élection. Nous avons l’expérience qu’un roi de Pologne élu légitimement n’est pas sûr de rester sur le trône s’il n’est puissamment secouru ; et qu’il est encore plus facile de déterminer son élection que de la soutenir, en sorte qu’il est à craindre de compromettre en vain la dignité du roi et ses finances dans une occasion ou, en employant même les plus grands moyens, le succès est pour le moins très incertain. D’ailleurs, on ne pourrait pas répondre qu’un objet indifférent pour le royaume ne vînt à exciter de nouveaux troubles en Europe, et ne rallumât le feu d’une guerre générale qu’on a eu bien de la peine à éteindre, et dont il parait essentiel d’éviter le renouvellement. »

Telle était alors la politique du gouvernement français à l’égard de la Pologne. Elle a été réprouvée par l’opinion et par l’histoire ; mais l’histoire et l’opinion sont-elles toujours équitables, et ne peut-on pas en appeler quelquefois de leurs décisions ? Ce qui est digne de blâme dans cette politique, ce que rien ne peut excuser, c’est le manque de franchise. Le cabinet de Versailles ne pouvait se faire illusion sur la possibilité d’un partage de la Pologne. Nous avons vu que cet événement était pressenti depuis un siècle, et il ne fallait qu’une perspicacité médiocre pour le croire plus rapproché que jamais. L’imprévoyance à cet égard ne pouvait être que volontaire. C’était fermer les yeux à l’évidence. Le danger reconnu, il fallait donner aux Polonais un conseil utile, au risque de choquer leurs préjugés et de blesser leur amour-propre. Au lieu de les encourager à la défense de leurs vieilles lois vicieuses et inapplicables dans la situation où l’Europe se trouvait alors, il fallait les engager à entreprendre eux-mêmes avec courage et résolution la réforme de leur antique anarchie. Il fallait ensuite ne pas s’obstiner à soutenir des candidatures étrangères, et notamment celle de la maison de Saxe, odieuse à la majorité de la nation. La France n’y était tenue par aucune obligation. Il ne s’agissait pas de conserver à la dynastie saxonne un trône héréditaire ; non-seulement elle n’avait rien à prétendre après la mort d’Auguste III, mais ses prétentions n’avaient plus de représentans. L’électeur de Saxe venait de mourir quelques mois après son père, ne laissant qu’un enfant en bas âge, deux frères : Charles, duc de Courlande, et Xavier, comte de Lusace, qui n’avaient aucune chance, et que la cour de Versailles recommandait très mollement ; il n’y avait pas même d’accord entre le roi et son ministre sur les exclusions. D’un côté, Louis XV soutenait la maison de Saxe par amitié pour sa belle-fille ; de l’autre le duc de Choiseul, ennemi de M. le dauphin, affaiblissait en secret l’effet de ces démarches, et réprimandait vivement un de ses agens qui avait cru faire sa cour en se déclarant Saxon à toute outrance.

Loin de servir les Polonais, cette politique ambiguë et timide doublait les ressources de leurs adversaires. Elle leur prêtait une grande force morale par le seul effet d’un contraste si frappant entre l’incertitude des uns et la résolution des autres. Il n’y avait pour la France qu’un seul moyen de combattre efficacement sur ce terrain les forces réunies de la Prusse et de la Russie : c’était de prendre leur drapeau, de déclarer comme elles la nécessité d’écarter les étrangers et de couronner un Piast, avec la réserve toutefois de n’indiquer aucun candidat en particulier, de laisser le champ libre à la nation entière, ce qui produisait la concurrence, et rendait bien difficile la restriction de la candidature à un petit nombre d’individus et surtout à un seul.

Il fallait aussi (et on le pouvait) attacher à cette élection la destruction de l’anarchie sarmate. Quelle meilleure occasion pour réformer la constitution, pour assurer l’hérédité du trône, pour détruire le liberum veto, pour amener le vote des lois à la pluralité des suffrages ? Les circonstances étaient d’autant plus favorables, que le parti Czartoriski désirait, fomentait toutes ces améliorations. En mettant les choses au pis, s’il n’y avait eu aucun moyen d’éluder le choix de Poniatowski, Stanislas aurait tenu sa couronne de l’Europe, qui aurait pu à son tour lui faire des conditions. Lui-même l’espéra un moment ; il fit des ouvertures à un agent français, mais furtivement, comme un écolier qui se dérobe à l’œil du pédagogue. Ses propositions furent repoussées par le cabinet de Versailles. Personne en France n’avait compris la situation, personne, excepté Louis XV. Avec ce tact admirable dont le ciel l’avait inutilement doué, il dit, non pas à ses ministres, mais à ses agens secrets : « Aucun prince étranger ne réussira cette fois il faut se rejeter sur les Piast[23]. » En effet, il n’y avait pas autre chose à faire, et c’est pour cela qu’on ne le fit point.

Que la France, encore toute meurtrie de la guerre de sept ans, n’ait point soulevé le monde entier pour courir au secours de la Pologne ; qu’elle n’ait point versé pour cette cause étrangère le reste de ses trésors et de son sang ; qu’elle ne se sait pas prêtée en aveugle aux illusions du grand-général Braniçki, aux plans chimériques de Mokranowski, qu’elle ait accueilli leurs messages avec défiance et froideur qu’elle n’ait trouvé à cette levée de boucliers ni opportunité, ni apparence de succès ; qu’elle n’ait pas ajouté foi aux quarante mille hommes promis par les patriotes ; qu’elle ait été encore moins persuadée de la force d’une armée composée au hasard de gentilshommes campagnards, de Cosaques domestiques, de vagabonds, d’aventuriers-, horde sauvage, sans artillerie, presque sans armes, incapable de vaincre une armée nombreuse, aguerrie et disciplinée ; que la France n’ait pas fait dès-lors ces promesses décevantes dont elle a été depuis si prodigue, triste échange entre la faiblesse imprévoyante qui les donne et la faiblesse crédule qui les accepte, on lui en a fait à tort un reproche et presque un crime. Le ministère français était parfaitement dans son droit, je dirai plus, dans son devoir, en écartant ces chimériques espérances et même en refusant des subsides, c’est-à-dire l’argent de la France, pour atteindre un but irréalisable ; il avait raison d’éprouver le rôle d’agresseur pris imprudemment par le parti qui se disait seul patriotique. Commencer les hostilités, lever des troupes, former des confédérations, c’était fournir un motif ou du moins un prétexte aux mouvemens des armées russes. Catherine II avait posé en ces termes le principe de sa conduite publique : « Je ne gênerai point les suffrages des Polonais ; en leur conseillant un Piast, je suis dans mon droit ; toujours les puissances étrangères ont recommandé leurs amis au choix de la Pologne, à moins qu’il n’arrive quelque dislocation (c’est-à-dire une guerre civile) ; alors, comme voisine, j’ai le droit d’intervenir[24]. » Il fallait éviter avant tout de donner un prétexte à cette intervention et suivre l’exemple de l’Angleterre, qui se conduisit dans cette occasion avec toute la franchise qu’on aurait pu nous souhaiter. Egalement épuisée par la guerre et occupée, comme nous, du soin légitime de sonder et de bander ses plaies, l’Angleterre refusa hautement tout secours à la Pologne.

Une conduite droite et franche aurait seule été digne de la France, et, nous pouvons le dire sans crainte d’un démenti, on l’aurait attendue d’elle plus aisément encore que du cabinet anglais ; mais elle était alors entravée par ce qui faisait sa faiblesse depuis long-temps, par cette funeste alliance autrichienne, qui ne lui laissait jamais la liberté de ses mouvemens. Il y a plus, le cabinet de Vienne s’éloignait alors en secret du cabinet de Versailles ; il essayait, à l’insu de son allié, une négociation séparée à Saint-Pétersbourg. Versailles prétendait ne rien faire en Pologne, Vienne pas davantage ; mais Vienne, qui n’avait pas même une apparence de parti à Varsovie, voulait hériter du parti français en rejetant sur Versailles tous les torts de leur commune inaction ; aussi les ministres de Marie-Thérèse ne cessaient-ils de demander à ceux de Louis XV une direction, un conseil, et les ministres de Louis XV répondaient à leur tour : « Commencez, nous suivrons. » Alors les envoyés impériaux à Varsovie appelaient les chefs du parti patriotique et leur disaient d’un air affligé : « Ce n’est pas notre faute, mais que faire sans la cour de France ?… Elle seule entrave tout… Nous n’y pouvons rien. »

Ce qu’il y avait de faux, de louche, de misérablement captieux dans cette politique, avait pour principe le manque réciproque de sincérité dans l’alliance de la France et de l’Autriche. L’amitié avait dicté les expressions du traité de Versailles ; la défiance et la haine en interprétaient l’esprit.

L’Autriche ne songeait qu’à exploiter notre impuissance ; elle ne s’était attachée à la France que pour l’assoupir dans une froide étreinte. Rien de ce qui pouvait rétablir la prépondérance du nom français n’entrait dans les desseins du cabinet de Vienne. Ainsi, quoique plus fortement intéressée qu’aucune autre puissance à l’intégralité de la Pologne, l’Autriche, dont les plaintes auraient dû précéder celles de tous les cabinets, ne fit pas un mouvement pour venir au secours de la république. Ce n’était pas ignorance ; l’œil perçant du prince Kaunitz, chef du cabinet autrichien, avait pénétré l’avenir ; Kaunitz avait aperçu le partage de la Pologne dans une perspective peut-être éloignée, mais certaine. Il ne conçut pas spontanément le projet de s’y associer, mais il ne voulut rendre aucune chance impossible, surtout : dans un moment où éclataient deux grands faits : l’élection d’un roi des Romains et la mort de la marquise de Pompadour. Par l’un, la Prusse se rendait nécessaire ; par l’autre, la France devenait suspecte.

Mme  de Pompadour languissait, atteinte d’une maladie incurable, sérieux événement, objet de crainte et d’espérance pour l’Europe, et surtout pour la cour de Vienne. À peine la favorite avait-elle rendu le dernier soupir, qu’on l’oublia à Versailles ; mais il n’en fut pas ainsi dans les cours étrangères. Mme  de Pompadour pouvait emporter au tombeau tout un système politique. Sa perte devint la crainte de Vienne, l’espérance de Berlin. Frédéric s’en réjouit. La mort d’une femme lui portait toujours bonheur. Marie-Thérèse, au contraire, en fut profondément affligée. Pendant la maladie de la marquise, le prince Kunitz s’était informé avec anxiété de ses progrès. Selon que les nouvelles apportées par le chargé d’affaires de France paraissaient inquiétantes ou favorables, le front du ministre autrichien se couvrait d’un sombre nuage ou reprenait sa sérénité. L’auguste Marie-Thérèse elle-même daigna s’écrier, en apprenant qu’on n’avait plus d’espoir de conserver Mme  de Pompadour : « Voilà une perte bien grande pour le roi et pour la France ! » M. Gérard (c’était le nom du chargé d’affaires) fut prié très instamment de transmettre à sa cour l’expression d’une si glorieuse sympathie, et le ministre des affaires étrangères, renvoyant dans sa réponse, en manière d’écho, le mot de l’impératrice-reine, dit à son tour : « Il est certain que c’est une très grande perte pour le roi[25]. »

La cour de France eut beau protester qu’aucun changement ne serait opéré dans le système de ses alliances : Kaunitz prit ses précautions et se tourna vers le roi de Prusse. Déjà Marie-Thérèse avait préparé un rapprochement entre les cours de Berlin et de Vienne ; un échange de prisonniers avait motivé une correspondance officielle. De part et d’autre, les deux cours s’étaient félicitées de leur nouvelle amitié, dont l’élection de l’archiduc Joseph en qualité de roi des Romains devint bientôt le commentaire et le sceau. Très peu de temps après, ce prince fut élu empereur d’Allemagne sous le nom de Joseph II.

Peut-être est-ce à la mort de Mme  de Pompadour qu’il faut reporter le partage de la Pologne, et ce ne serait pas une des moindres singularités de l’histoire. Quoi qu’il en soit, depuis la coïncidence de cet événement avec l’élévation de l’archiduc Joseph au trône impérial, l’alliance de la France et de l’Autriche se détendit visiblement. Cette puissance n’eut plus pour son alliée que défiance et jalousie secrète. L’empereur haïssait la France ; Kaunitz, vieux ministre, mais nouveau courtisan, ne songea plus qu’à servir cette aversion.

Il y avait dans le caractère de ce ministre un bizarre mélange d’énergie, d’indécision et d’irritabilité. Violent tant qu’il ne s’agissait pas de prendre un parti, Kaunitz bravait les dangers éloignés et capitulait à leur approche. Dès la mort du roi de Pologne, il avait pressenti un rapprochement possible entre les cours de Versailles et de Berlin ; pour le prévenir, il avait semé entre elles de sourdes défiances. À Versailles il faisait planer sur Frédéric le soupçon d’un projet de partage, à Berlin il accusait la France de l’avoir soupçonné ; mais telle n’était pas sa préoccupation principale. Peu sûr de la France, dégoûté d’une alliance dont il n’avait plus à tirer d’autre parti que de rejeter sur nous les bévues et les torts d’une politique flottante, Kaunitz ne songeait plus qu’aux moyens de renouer avec la Russie. Sans doute les projets de Catherine lui causaient une vive impatience ; après sept ans de lutte, il désirait le repos. Irrité contre les Russes, il avait accordé quelque chose à la vivacité d’un premier mouvement : il avait encouragé les prétentions de l’électeur Christian de Saxe au trône de Pologne, plusieurs régimens autrichiens s’étaient même approchés de la frontière de ce royaume ; mais, à la mort de l’électeur, Kaunitz se repentit et se retira d’une arène si dangereuse, il engagea fortement Marie-Thérèse à rester neutre, et surtout, en vue d’un rapprochement possible avec la Russie, il ne voulut point que cette puissance lui reprochât jamais d’avoir excité les Ottomans contre elle. Ainsi, tout en nouant à Constantinople des intrigues mystérieuses, l’internonce reçut l’ordre de se séparer avec un scrupule affecté de nos négociations publiques, et, il faut le dire, trop publiques. Ce n’était pas seulement infidélité à l’alliance française, c’était aussi crainte secrète. Le ministère autrichien avait peur de ramener les Turcs en Europe. Certes, il les savait passés à jamais, ces jours où, maître de la Hongrie, l’Osmanli s’élançait de Bude pour tomber sur l’aigle impériale ; l’étendard du prophète il rentré dans son étui de satin ; jamais le muezzin ne proclamerait l’heure de la prière à deux cents pas de Saint-Étienne ; on ne verrait plus les chameaux et les éléphans des caravanes paître tranquillement les vertes pelouses de la Favorite ; Kara-Mustapha était bien mort, Sobieski aussi. Kaunitz n’ignorait pas que l’héritier des césars n’aurait plus à choisir entre la honte de la fuite et le fardeau de la reconnaissance ; mais enfin ces temps n’étaient pas très éloignés. Deux générations s’étaient à peine écoulées depuis l’invasion turque, et l’impression en était restée profondément populaire. Ainsi, du haut des minarets de Stamboul, le croissant projetait encore une ombre magique : bien qu’affaibli, par la distance, le prestige n’était pas dissipé. Dans l’ignorance de ce marasme incurable qui minait l’ancien colosse, l’Europe prenait sa décrépitude pour une vieillesse encore vigoureuse, sa mortelle léthargie pour un léger sommeil ; mais cette illusion n’était point partagée à Constantinople. Seule, la cour ottomane connaissait le mal dont elle était atteinte. Le commandeur des croyans laissait tomber un morne regard sur ses anciens drapeaux, sur les vieilles dépouilles de la Hongrie et de l’Autriche ; il contemplait avec l’indifférence du fanatisme ses forteresses démantelées, ses arsenaux remplis de toute sorte d’armes hors d’usage ; il se voyait sans artillerie, sans marine, pressé entre la nécessité de secouer le joug ancien, des janissaires et l’impossibilité de les détruire, surtout de les remplacer, et, cachant au plus profond de sa conscience l’aveu de sa faiblesse, plus prudent que ses prétendus amis qui le poussaient à des démonstrations dangereuses, il faisait consister sa sagesse dans le silence et son orgueil dans l’inaction.

Pousser les Turcs contre la Russie, c’était apprendre ses forces à cette puissance, considération qui n’aurait pas dû échapper à nos hommes d’état. Mal informés, ils s’efforcèrent d’arracher au grand-seigneur une protestation contre l’entrée des troupes de Catherine en Pologne. Leurs tentatives furent repoussées par la situation générale de la Porte et surtout par le caractère du souverain qui la gouvernait alors. Le sultan Mustafa avait été captif pendant vingt-sept ans après la déposition de son père Achmet. Il passait dans la solitude une disposition d’esprit grave, mélancolique et timide. Le luxe lui répugnait ; il poussait l’épargne jusqu’à l’avarice. Plongé dans une vie méditative et mystique, Mustafa ne se montrait au peuple que pour se rendre à la mosquée ; il avait supprimé tous les jeux publics, même le djérid, plaisir militaire et national. Le sien était de contempler les astres, tantôt pour y chercher sa destinée, tantôt pour connaître leur nature, l’ordre de leur marche et la mesure de leur distance ; quelquefois même il s’enfermait dans le réduit le plus secret du sérail pour étudier l’anatomie humaine, curiosité sévèrement interdite aux vrais croyans. Ainsi, par son éducation superstitieuse, Mustafa se rapprochait du vulgaire des musulmans ; mais, par la direction judicieuse et sobre de son intelligence, il s’élevait au-dessus de sa nation.

Il y avait alors parmi les Osmanlis un personnage plus singulier que le sultan et ses vizirs, qui se succédaient sans cesse, sans laisser de trace : c’était Krim-Guéray, le kan des Tartares. Trop vanté par Rulhière, qui en a fait une figure de fantaisie, recherché, courtisé par le roi de Prusse, Krim-Guéray rompit plus tard avec Frédéric, et obtint les bonnes graces de la cour de France par son zèle pour la Pologne son aversion pour la Russie, surtout par le charlatanisme de ses promesses et l’étalage de son génie civilisateur. Au milieu de ses mourzas, étendu sur un canapé, la pipe à la bouche et un chapelet à la main, Krim-Guéray se faisait traduire par le baron de Tott, agent français accrédité auprès de lui, quelques comédies de Molière : le Tartufe et Pourceaugnac passait à Paris pour un Tartare lettré et galant, mi-partie d’Usbeck et d’Orosmane, une espèce de Turc talon rouge. Les gens de lettres s’en engouèrent, par conséquent les grands seigneurs et les femmes. Il promit de chasser les Russes de Pologne : cru sur parole, il reçut beaucoup d’argent pour cela, et, comme de raison, ne fit rien. Pour s’épargner une dépense inutile, il fallait savoir qu’un kan de Crimée, même philosophe, n’est qu’un esclave de la Porte, qui ne peut se mettre en campagne que par ses ordres, et qu’une paire de bottes jetée à sa tête devient le signal de sa chute. Kim-Guéray fut soumis trois fois dans sa vie à cette étiquette singulière : déposé quand le sultan voulait la paix, rappelé lorsqu’il décidait à la guerre.

Les diplomates français, russes et prussiens assiégeaient le divan. « Gardez-vous bien, disait le ministre de Frédéric au reis-effendi, gardez-vous de favoriser un prince de la maison de Saxe : vous savez qu’elle est l’ennemie de mon maître, et que l’Autriche la protège. Si le Saxon parvenait à établir l’hérédité du trône de Pologne, s’il faisait d’un pays divisé une puissance respectable, il s’unirait avec la cour impériale pour accabler mon souverain, et la Prusse ne pourrait plus vous servir de barrière contre l’ambition autrichienne. » La Russie appuyait les argumens de la Prusse par des largesses ; hautaine avec les puissances de l’Europe, elle réservait aux Ottomans le langage séduisant de la confiance, et l’une et l’autre s’entendaient pour conjurer la Porte de se méfier de Versailles : aussi, lorsque, par l’ordre du ministère, M. de Vergennes, notre ambassadeur, demandait des conférences sur les affaires de la Pologne, il éprouvait de longs délais, même des refus. S’il hasardait des notes et des mémoires, on y répondait d’une manière évasive ; on communiquait ces documens aux ministres de Catherine et de Frédéric. Quand Vergennes essayait de fixer l’attention de Mustafa sur les démarches des Russes en Pologne, distrait et rêveur, les yeux attachés sur les étoiles, Mustafa faisait demander à Louis XV des livres d’astrologie, persuadé que le roi de France avait les meilleurs devins. Pour satisfaire sa hautesse, nos bibliothécaires compulsaient les rêveries de Nostradamus et du comte de Gabalis. À l’aide de la nécromancie, Vergennes se flattait d’intéresser le sultan aux destinées de la Pologne mais ce miracle était au-dessus de son art, et Mustafa ne répondait qu’en suppliant l’ambassadeur de lui procurer, dans le plus grand secret, une figure de cire de grandeur naturelle, offrant tout l’intérieur du corps humain. Enfin M. de Vergennes mit un terme à des instances d’autant plus infructueuses, qu’il réclamait en vain l’appui de l’internonce impérial : ce ministre n’avait jamais d’instructions.

Cependant, à force de soins, d’insistance, l’ambassadeur de France finit par obtenir du divan, la réception d’un colonel polonais, envoyé de la part du grand-général de la couronne. Ici la Pologne oublia pour la première fois que sa glorieuse vocation était de faire un rempart de son corps contre les agressions de l’islamisme L’émissaire polonais portait au vizir une lettre du comte Braniçki, grand-général de Pologne qui exposait avec force l’état de son parti auquel il donnait exclusivement le nom de patriotique ; il représentait à la Porte l’intérêt pressant qui devait l’engager à secourir les vrais Polonais, et à arrêter les Moscovites. Cet envoyé fut reçu avec gravité, mais sans enthousiasme et repartit emportant une réponse qui contenait un refus positif enveloppé dans les formes énigmatiques du style oriental.

Les ministres ottomans ajoutaient verbalement à ces pièces officielles que de tout temps, et de notoriété publique, des troupes russes étaient entrées en Pologne, que, loin de s’y opposer, l’amie de la Sublime Porte, la sérénissime république les avait même souvent accueillies à titre d’hospitalité, et que leur présence à la diète d’élection n’avait rien d’insolite, puisque les deux derniers rois saxons avaient été élus par l’influence avouée de la Russie, et qu’enfin le traité de Carlovitz n’imposait aucune intervention de ce genre à sa hautesse. « Que nous fait la Pologne disaient les ministres, turcs. Pourquoi l’Excelse Porte de félicité s’occuperait-elle de ses affaires ? Allah kerim ! Dieu est grand. »

Il est temps de quitter le théâtre de la diplomatie européenne, si faiblement disposée à soutenir la Pologne, et de voir ce qui se passait dans l’intérieur de ce royaume. Après la publication des universaux (lettres de convocation), les élections nationales s’étaient ouvertes dans les diétines (collèges électoraux). La tenue de ces comices avait toujours été sanglante ; mais, à cette époque de sa décadence, la Pologne n’avait ni entièrement abdiqué ses abus séculaires. L’anarchie, jouissant toujours d’une existence légale, ne vivait plus que dans une sorte d’atmosphère moyenne. De belliqueuse, elle était devenue intrigante et tracassière ; on ne combattait plus aux diétines, on s’y battait ; le champ clos était remplacé par le pugilat emprunté aux hustings de l’Angleterre ; conquête trop facile ! l’esprit public d’une grande nation vraiment libre s’inocule moins aisément que la grossièreté de ses usages. Les palatins, les castellans, jouaient alors à la guerre civile, mesquinement réduite à des compétitions de starosties, à des jalousies d’emplois, tout au plus à des haines héréditaires entre quelques familles qui se trouvaient réciproquement trop puissantes. Ce n’étaient qu’excursions inopinées dans tel château, dans telle bourgade qu’on mettait au pillage. Le farouche Radziwil, dont Rulhière a tracé un portrait plus digne du mélodrame que de l’histoire, courait le pays en rançonnant les premiers venus. Un jour, il entra dans le palais de l’évêque de Vilna, son ennemi, le chassa de son siège, et lui promit de le tuer à la première occasion, se vantant d’avoir 200,000 ducats prêts pour son absolution à Rome. Un évêque plus belliqueux vint attaquer à main armée le président de la diétine de Posen, lui contesta son droit, s’y substitua lui-même, et les deux rivaux, chacun de son côté, se mirent à choisir arbitrairement des nonces dans le palatinat de Cujavie. Pendant la grand’messe, la noblesse, assiégée dans l’église par une troupe de deux cents hommes, fit une sortie, tua seize des assiégeans, et dispersa le reste. Partout, dans les deux factions, des scènes violentes se succédèrent sans relâche ; de toutes parts surgirent de doubles élections. Les Russes, échelonnés sur la frontière, regardaient et attendaient l’arme au bras. Ils n’attendirent pas long-temps. On se hâta de leur offrir un sujet d’intervention.

Par des traités antérieurs, les empereurs de Russie, protecteurs de la dynastie saxonne, avaient acquis le droit de former et de faire garder par leurs propres troupes des magasins militaires dans quelques villes limitrophes de l’empire. Les négociateurs polonais avaient ainsi fourni aux Russes un moyen officiel et public d’expliquer et de justifier tous leurs mouvemens. Aussi, lorsqu’à la fin de l’année 1763, le primat essaya des remontrances sur leur entrée en Lithuanie, la légation russe ne répondit jamais que, par ces mots : Il faut bien veiller sur les magasins. Le plus considérable était établi à Graudentz, dans la Prusse polonaise ; dans cette même ville se tenait la principale diétine qui, par une des innombrables anomalies de la constitution pouvait à elle seule nominer un nombre illimité de nonces. Il en résultait inévitablement un encombrement prodigieux, dans un étroit espace, des différens partis qui se disputaient à main armée le droit d’envoyer le plus de députés possible à la diète impériale. Avec un peu de prudence dans le parti patriotique et un peu de patriotisme dans le parti réformateur, on aurait évité ce conflit. Les Russes mirent beaucoup de soin à ne point paraître agresseurs ; le général chargé de la garde des magasins se retira ostensiblement dans les environs de la ville, pour bien marquer qu’il l’abandonnait à la liberté des élections, quand tout à coup, contre la lettre des lois, mais dans l’esprit d’un long usage, des troupes polonaises entrent précipitamment à Graudentz ; dragons, hussards, hulans, tant de la couronne que des particuliers, se jettent les uns sur les autres ; les sabres sont tirés, les fusils partent, et le général russe rentre dans la ville, toujours pour défendre les magasins.

Alors la diétine est rompue, on se disperse ; des manifestes, des comptes-rendus, des pamphlets accusent, ceux-ci les Czartoriski, ceux-là les Radziwil et le grand-général, d’autres les Russes Pour comble de désordre, une déclaration publique de la France et de l’Autriche tombe au milieu des deux camps, rallume les passions avec une nouvelle fureur, et ne laisse plus aux partis ni l’espoir, ni le désir, ni la possibilité d’une réconciliation.

La note française était conçue en ces termes :


« La vacance du trône étant l’événement le plus important qui puisse arriver dans un royaume électif, sa majesté, ne voulant pas qu’il puisse y avoir le moindre doute sur la pureté de ses intentions, et ne craignant pas de mettre au grand jour ses vrais sentimens, a cru devoir les manifester par une déclaration formelle et authentique.

« Le roi déclare donc de la manière la plus précise et la plus solennelle qu’il ne considère dans cette occasion que les avantages de la république ; qu’il ne forme d’autre vœu et n’a d’autre désir que de voir la nation polonaise maintenue dans tous ses droits, dans toutes ses possessions, dans toutes ses libertés, et spécialement dans la plus précieuse de ses prérogatives, celle de se donner un roi par une élection libre et un choix volontaire ; qu’animé de ces sentimens et d’un véritable intérêt pour une nation ancienne alliée de sa couronne, il remplira à son égard tout ce que peuvent exiger de lui la justice, les traités et les nœuds mutuels de l’amitié ; qu’enfin il l’assistera par tous les moyens qui seront en son pouvoir, si contre toute attente elle était troublée dans l’exercice de ses droits légitimes, et qu’elle peut compter sur ses secours et les requérir en toute assurance, si les privilèges de la nation polonaise étaient violés. Mais sa majesté a lieu de croire qu’un pareil cas ne saurait exister, puisque les puissances voisines ont également déclaré de la manière la plus solennelle qu’elles étaient constamment résolues de maintenir la république dans son état actuel, ses lois, ses libertés, ainsi que dans ses possessions, et qu’elles ne souffriraient pas qu’elle éprouvât aucun préjudice de la part de qui que ce soit, et que ses libertés fussent gênées par les cours étrangères. Des déclarations si précises, si uniformes et si équitables annoncent clairement à la nation polonaise qu’elle peut user de ses droits dans toute son étendue, et qu’elle n’a pas à craindre de voir ses libertés et son territoire violés par l’introduction d’aucune troupe étrangère. À l’égard des différens candidats qui peuvent aspirer au trône de Pologne, sa majesté n’en recommande et n’en indique aucun ; elle est encore plus éloignée de donner des exclusions, puisque ce serait agir contre ses principes et attenter à la liberté des Polonais, et même elle s’abstiendra de donner des conseils sur une matière aussi délicate, étant bien persuadée que la république est trop éclairée sur ses vrais intérêts pour ne pas préférer le candidat qui sera le plus digne et le plus en état de la gouverner avec justice et avec éclat. La Pologne compte de grands hommes parmi les rois Piasts ; plusieurs maisons souveraines lui en ont fourni d’aussi célèbres par leurs actions qu’illustres par leur naissance ; c’est à la nation elle-même de déterminer son choix en consultant sa propre convenance, sans égard à des influences étrangères. Sa majesté déclare qu’elle reconnaîtra pour roi de Pologne et pour allié de sa couronne, que même elle soutiendra et protégera quiconque sera élu par le choix libre de la nation, et conformément aux lois et aux constitutions du pays. »


Le ministère Choiseul avait cru habile de concerter une pièce officielle de telle sorte qu’elle pût présenter à la fois une déclaration de neutralité et une vague promesse d’assistance. Un manifeste autrichien accompagna celui de la France. Kaunitz, il faut le dire, avait d’abord rejeté cette combinaison. Pressé par le cabinet, de Versailles, il finit par associer sa souveraine à la démarche de Louis XV ; mais, plus habile ou plus humaine, Marie-Thérèse ne parla point de secours.

Si le duc de Choiseul avait calculé l’effet de son manifeste sur des gens toujours portés à l’espérance, même sous le coup les mieux faits pour l’anéantir, il ne l’aurait point hasardé avec une légèreté qui lui était trop habituelle. L’effet en fut immense. Lorsque ce projectile éclata au milieu de la diète de Graudentz, des cris de joie et de fureur s’élevèrent à la fois dans toute la Pologne. Tous les partis toutes les passions s’emparèrent à l’envi de la déclaration française. Braniçki, Radziwil, se dirent sauvés et proclamèrent d’avance leur triomphe, garanti par toutes les forces de la France et de l’Autriche. Poniatowski, les Czartoriski, demandèrent l’entrée immédiate des Russes à Varsovie. Le grand-général y courut ; les Russes l’y suivirent ; il y entra par une porte les Russes par une autre ; eux, en bon ordre, au nombre de dix mille ; lui à la tête d’une troupe confuse de Cosaques et de heiduques, de Hongrois et de Tartares stipendiés. Avant de combattre, les deux partis ennemis entrèrent en pourparlers comme les héros d’Homère. On se demanda, d’une part, pourquoi le grand-général violait les lois qui lui défendaient de quitter la frontière et de conduite des troupes aux lieux où siège la diète ; de l’autre, pourquoi une armée étrangère assiégeait la capitale du royaume ? Tout le monde récriminait, personne n’agissait. Partout s’élevaient des appels à la légalité, des protestations contre la violation du sol. Le primat lui-même, quoique, instrument des Czartoriski, fut obligé d’en demander compte aux envoyés de Catherine II. Elle en avait deux (le comte Kayserling et le prince Repnine), comme Louis XV en avait trois (le marquis de Paulmy, ambassadeur, Hennin, résident-général, Monet, consul, les deux derniers affiliés à la correspondance secrète de Louis XV). Les agens français se dénonçaient et les agens russes s’entendaient et s’entr’aidaient. Ceux-ci répondirent au primat par des lieux communs, alléguant la nécessité où se trouve tout propriétaire de préserver sa maison de l’incendie du voisinage et terminèrent la conférence par ces mots devenus sacramentels : Il faut garder les magasins. Alors chacun des deux partis prit la plume et fit porter aux grandes puissances des réclamations et des plaintes auxquelles on répondit par un silence glacial. Seul, Frédéric, cachant un bon conseil sous des formes blessantes, exhorta le grand-général à s’entendre le plus tôt possible avec les Czartoriski, c’est-à-dire avec la Russie, et ne témoigna qu’un faible intérêt au prince Radziwil.


« La situation embarrassante dans laquelle vous vous trouvez, écrivit-il à ce magnat, me fait de la peine, et je souhaiterais que vous n’eussiez aucun reproche à vous faire à cet égard ; mais les démarches auxquelles vous vous êtes porté ne pouvaient qu’entraîner les suites dont vous vous plaignez aujourd’hui, et qu’une conduite plus modérée vous aurait fait éviter. Il est dangereux de faire les premiers pas, qui, dans des circonstances pareilles à celles où le royaume de Pologne se trouve aujourd’hui, peuvent donner lieu aux plus grands inconvéniens. Le parti que vous avez pris de rassembler vos troupes et de les faire agir à Graudentz et dans plusieurs endroits contre vos propres concitoyens doit naturellement être regardé comme la première cause des troubles actuels de la république et de tout ce qui vous arrive personnellement à vous-même. Il est difficile de concilier les extrémités auxquelles vous venez de vous porter encore tout nouvellement avec les devoirs d’un citoyen envers sa patrie et avec les sentimens pacifiques contenus dans votre lettre. Dans ces circonstances, vous sentirez de vous-même que je ne saurais m’ingérer dans des affaires que vous vous êtes attirées, et qui sont d’ailleurs du nombre de celles dont ma qualité de voisin et d’ami de la république ne me permet pas de prendre connaissance. Il ne me reste, par conséquent, qu’à vous rappeler de nouveau les conseils que je vous ai déjà donnés dans ma précédente, et sur ce, je prie Dieu, etc.[26]. »


Rulhière, si confus dans la disposition de son sujet, si partial et quelquefois si peu conséquent avec lui-même dans l’appréciation politique des faits, a reproduit avec éclat le spectacle singulier que Varsovie présentait alors. Il a peint en coloriste ce mélange d’armes de toutes formes, d’habits de tous les pays : les Turcs, les Tartares, les Allemands, les Russes, remplissant les rues ; les hôtels des ambassadeurs changés en parcs d’artillerie. Il a retracé avec un égal talent, mais non sans quelques inexactitudes de détail, le jour de l’ouverture de la diète de convocation, où les avenues du sénat, les portes, les vestibules, les tribunes, l’enceinte même, se remplirent de soldats étrangers appelés par les Czartoriski, tandis qu’un vieillard vénérable, le comte Malachowski, montait au siège où il devait présider l’assemblée sous le titre de maréchal de la diète. Elle devait s’ouvrir à un signe de son bâton de commandement. Le signal ne fut pas donné. Le maréchal Malachowski resta immobile ; le général Mokranowski, nonce (député), se leva pour déclarer la diète illégale et rompue. À ces mots les sabres sortirent du fourreau ; une multitude furieuse se jeta sur Mokranowski ; à peine les Czartoriski, ses ennemis, purent-ils lui sauver la vie en le couvrant de leurs corps. Ce fut la dernière passe d’armes de la chevaleresque anarchie polonaise. Certes, elle mourut alors noblement, mais enfin elle mourut.

Les vieux princes Czartoriski contribuèrent à la détruire, c’est là leur honneur ; ils s’efforcèrent de remplacer la rouille du moyen-âge par une législation plus raisonnable et plus digne d’un siècle éclairé. La fuite du parti opposé les avait rendus maîtres du terrain en fait et même en droit. Conformément aux lois fondamentales de la république, l’absence d’un certain nombre de sénateurs, la présence même des troupes étrangères et surtout le veto suspensif n’invalidaient que les diètes d’élection et n’apportaient aucune illégalité dans celles des convocations. Ce jour-là, sur soixante-dix sénateurs qui siégeaient dans l’enceinte, la majorité était de trente-huit, nombre bien supérieur à la diète de convocation qui, dans l’interrègne de Henri de Valois à Étienne Bathory, n’était composée que de sept sénateurs et d’une vingtaine de nonces, sans que ses actes fussent réputés illégaux. Le veto de Mokranowski n’était pas légal ; ce droit ne pouvait être exercé que dans les diètes d’élection, jamais dans celles de convocation ; de plus, il n’y avait aucun moyen légitime d’invalider cette assemblée ; le primat l’avait convoquée, l’absence de quelques magnats ou sénateurs, la présence même des troupes étrangères ne lui ôtait rien de sa légalité.

Le grand-général parti, il n’y eut pas un instant de perdu ; la diète se conduisit avec habileté et résolution ; les abus les plus crians disparurent en six semaines. Sans doute, l’esprit de parti guida l’esprit de réforme ; en dépouillant Braniçki, Radziwil et leurs amis des prérogatives de leurs charges, la rivalité n’était pas moins écoutée que la justice. Par les règlemens nouveaux, les grands-généraux de la couronne cessèrent de cumuler les attributions de connétable, d’archi-trésorier et de grand-juge ; ils ne disposèrent plus sans contrôle du sang du peuple et des deniers du pays. Il fut décidé que des conseils, des commissions permanentes surveilleraient désormais l’emploi de la fortune publique les grand charges et les places seraient distribuées plus également, que le pouvoir exécutif et judiciaire, arme à deux tranchans, ne serait plus confié au même bras ; on promit d’assurer le paiement des troupes, de répartir l’impôt entre les propriétaires des biens de donation royale, et, ce qui est plus hardi, de l’étendre aux Juifs. La tyrannie israélite reçut un frein, le servage un adoucissement ; mais cette réforme fut loin d’être complète. Les Czartoriski rencontrèrent d’invincibles obstacles dans les préjugés polonais opposés aux améliorations les plus justes, les plus simples et au fond les plus élémentaires. Le croirait-on des péages établis à l’entrée des provinces, une sorte de douane, faible obstacle au débordement de la contrebande, quelques taxes sur des objets de nécessité, d’autres sur le luxe, les rentrées dont la perception constitue dans tous les pays une des sources principales de la fortune et de la sécurité publiques, l’assiette d’un impôt à peu près régulier, révoltèrent toute la nation, qui ne voulut jamais y consentir. Les difficultés devinrent encore plus insurmontables lorsque les réformateurs essayèrent d’abolir le liberum veto et de substituer dans le vote des lois la majorité, ou, comme on le disait lors la pluralité à l’unanimité absolue. Ici, la tentative essuya une double résistance ; il fallut s’arrêter non-seulement devant les préjugés nationaux mais devant l’intervention étrangère.

Enfin, après avoir envoyé une députation à Pétersbourg pour remercier l’impératrice de son appui et pour lui demander de nouvelles troupes, la diète se confédéra, c’est-à-dire qu’elle se mit à l’abri d’une dissolution en se déclarant en permanence jusqu’à la nomination d’un roi. Elle avait eu soin auparavant de proscrire le grand-général comte Braniçki et le prince Radziwil. Tous deux avaient quitté Varsovie immédiatement après la rupture de la diète ; à la tête d’une nombreuse noblesse, ils avaient repris les armes, le comte dans la grande Pologne, le prince en Lithuanie. Le sort les avait d’abord favorisés. Le prince et la princesse Radziwil, qui combattait aux côtés de son mari, remportèrent un avantage sur les Russes à Slonnim ; mais, poursuivi par des forces supérieures, Radziwil se jeta sur la frontière de Moldavie Il demanda un asile aux Turcs, qui ne lui accordèrent que la voûte du ciel et l’eau des citernes. Cet aventureux Radziwil pensa mourir de denûment et de faim.

Braniçki fut plus heureux suivi de quelques amis, il se retira dans le comté de Zips, palatinat polonais, enclavé dans la Hongrie, comme pour servir d’appât à l’ambition autrichienne. Il y reçut un émissaire français : c’était un homme de robe, qui ne lui apportait pas d’argent, mais en revanche le traitait d’altesse et lui promettait le collier de la Toison-d’Or de la part de l’Espagne, à la recommandation de la France. Le grand-général était très vain ; il aimait les complimens et les colliers ; néanmoins il espérait mieux. Le gouvernement français, complètement découragé, jugeait les affaires des patriotes « entièrement désespérées, » et déclarait « qu’il ne leur restait plus qu’à soumettre en faisant le meilleur accommodement possible. » Ses trois agens, l’ambassadeur, le résident et le consul, étaient toujours à Varsovie aigris, divisés, abandonnés par leur cabinet et trompés par l’envoyé autrichien. Ils se voyaient en butte à l’embarras d’une position, fausse et aux sanglans reproches de tous les partis. Vainement ils demandaient des instructions nouvelles, le ministère les renvoyait à la déclaration ; ils avaient beau objecter que cette pièce aggravait leur embarras, M. de Praslin ne leur répondait pas ou revenait sur son manifeste, en cherchant à l’atténuer par une interprétation captieuse. « C’est à la nation polonaise, disait-il, que nous avons promis des secours et non à quelques magnats. » Dans cet état de choses, le ministre résolut de sacrifier ses délégués. Réduits à la plus cruelle incertitude, livrés à leur propre responsabilité, M. de Paulmy et M. Hennin renoncèrent à attendre de nouvelles, instructions ; ils demandèrent à Poniatowski une conférence secrète, et, dans un mémoire anonyme, lui promirent imprudemment la reconnaissance de sa royauté future par les cour alliées, à condition d’un accommodement avec les palatins exilés. Poniatowski demanda le mémoire, le garda, ne prit pas la peine d’y répondre, et l’envoya à Vienne. Sur les plaintes véhémentes de cette cour, le ministère français accabla son ambassadeur de reproches, le désavoua hautement et, en lui envoyant ses lettres de rappel, lui ordonna de déclarer au primat que la France ne reconnaissait plus la république divisée.

Les Czartoriski sentirent que le moment était venu de discréditer entièrement la France en Pologne. Pour empêcher la nomination de quelque agent du premier ordre ou le maintien du résident, dont la présence gênait leurs desseins, ils organisèrent un affront au caractère de l’ambassadeur. Maîtres du primat, ils lui dictèrent son rôle. Dans l’audience de congé donnée par l’inter-roi à M. de Paulmy, au lieu de l’appeler excellence, il le traita simplement de M. le marquis. Un tel oubli de l’étiquette ne pouvait se supporter. Louis XV rappela son ambassadeur la cour de Versailles laissait ainsi le champ tout-à-fait libre aux cabinets de Berlin et de Pétersbourg : c’était en quelque sorte l’abdication de la France à Varsovie. N’importe, l’ambassadeur du roi fut rappelé ; le résident et le consul le furent également. À cela, il n’y avait pas même de prétexte. Étrangers à tout caractère représentatif, ces derniers ne pouvaient être atteint dans leur sphère secondaire par l’impertinence calculée du primat. Il fut évident que, bien loin d’avoir été contrarié au fond de l’ame par cet incident ridicule, le ministère de Louis XV saisissait avec joie la première occasion de ne plus intervenir dans les affaires de la république.

La cour de Vienne, toujours jalouse, crut le moment venu d’acquérir en Pologne une influence personnelle. Malgré les instances de la France, elle ne se hâta point de faire revenir le comte de Mercy-Argenteau, son ambassadeur. Resté à Varsovie, après le départ de M. de Paulmy, M. de Mercy essaya de nouer quelques intrigues avec les vainqueurs ; mais il leur était suspect : il ne réussit point, il fut rappelé à son tour. Dans des lettres qu’on prétendait écrites à l’insu du prince Kaunitz, mais qui certainement étaient émanées de sa chancellerie, l’impératrice Marie-Thérèse, par des émissaires secrets, assurait le comte Poniatowski de sa protection et donnait pour preuve de sa bienveillance le rappel du comte de Mercy ; ce qui ne l’empêchait pas d’envoyer au parti du comte Braniçki d’autres émissaire avec des complimens et des promesses.

Ce malheureux parti patriotique savait si peu le véritable état des choses, qu’il s’adressa au roi de Prusse. Frédéric le reçut l’ironie dans les yeux et le sarcasme à la bouche. Cependant, pour mieux démontrer aux Polonais l’impuissance des cours de Versailles et de Vienne, pour leur faire comprendre qu’il était auprès de Catherine le seul protecteur efficace de la Pologne, il offrit un asile dans ses états au prince Radziwil et aux patriotes les plus compromis. La fausse générosité de Frédéric releva les espérances des Polonais, mais ce fut pour bien peu de temps. L’aveuglement le plus complet, la foi la plus tenace, la plus obstinée, durent enfin tomber à la vue du cordon de l’Aigle-Noir envoyé au comte Poniatowski par le roi de Prusse et surtout devant la publication, d’un traité conclu entre ce prince et l’impératrice de Russie.

Dès ce moment, l’avènement de Stanislas ne fut plus douteux. Il y avait bien quelques répulsions assez vives jusque dans la famille Czartoriska. Les chefs de cette maison se jugeaient plus dignes du trône que leur neveu par le mérite et surtout par la naissance ; mais ils sentaient que la résistance était inutile. « Eh quoi ! disait au prince Auguste la princesse Lubomirska, née comtesse Krasinska, palatine de Lublin, croyez-vous qu’un coup de fortune si extraordinaire puisse réussir sans bouleverser le pays ? – N’en doutez pas, répond Czartoriski : je crains plus les troubles que personne ; je crains pour mes biens, pour mes châteaux, je mourrais de chagrin de les voir désolés ; mais le moyen de prévenir les troubles, c’est de se soumettre à la volonté de la Russie, et je crois que la plupart des seigneurs du pays penseront comme moi, bien qu’au fond nous soyons tous fâchés, moi le premier, de nous voir soumis à un aussi jeune homme d’une naissance inférieure à la nôtre. Quoique le stolnick[27] soit mon neveu, je pense au fond du cœur, sur cet article, comme les Potocki, les Radziwil, les Sapieha et tant autres ; mais qu’y faire ? Nous ne pouvons prévenir le désordre qu’en nous soumettant. Je répète que s’il y a du bruit ; il sera court et léger. Quelques gens crieront à la diète prochaine de convocation, mais ils ne seront pas soutenus, vos princes de Saxe n’auront point d’appui : le Turc est trop difficile à émouvoir, les cours de Vienne et de Versailles craignent de recommencer la guerre ; nous avons de bonnes preuves que la dernière, quoi qu’en ait dit son ambassadeur, prend très peu d’intérêt à ce qui arrivera ici les autres puissances en prennent encore moins ou sont trop éloignées ; ainsi, tout se terminera aisément, et dans un an vous viendrez demander au stolnick une starostie pour votre mari[28]. »

Malgré la résistance de quelques magnats, l’heure du nouveau règne était arrivée. La Pologne allait revoir encore les rites sacrés, les symboles vénérables qui accompagnaient depuis des siècles l’élection de ses rois ; mais, si les formes en furent maintenues, l’antique esprit n’était plus là pour les ranimer : elles brillèrent un moment comme ces cadavres qui, long-temps déposés sous les voûtes d’un caveau, reparaissent au grand jour et étalent aux yeux étonnés des générations nouvelles l’apparence de la vie et le costume d’un autre âge ; mais, au plus léger souffle de l’air extérieur, tout se dissout, tout tombe en poussière.

Ainsi la vieille Pologne fut exhumée pour cette exposition d’un moment. C’était bien elle, c’était bien là son allure oligarchique et guerrière ; c’est bien là le champ de Vola ; l’enceinte est toujours tracée à trois lieues de la capitale ; les courtines du Szopa, dressées dans toute leur pompe asiatique, s’ouvrent au primat, aux ministres, aux sénateurs ; l’ordre équestre accourt à cheval, le vent joue dans ses bannières, le soleil dans ses armes, dans ses joyaux, dans les couleurs chatoyantes des dolmans et des aigrettes ; on entend toujours des clameurs, des hourras, le cliquetis traditionnel des sabres, mais le sang ne coule plus comme au bon temps ; un ordre parfait règne dans l’assemblée, entretenu par mille baïonnettes russes, invisibles, quoique présentes et soigneusement échelonnées autour de Varsovie. Les palatines, les starostines, les castellanes, ne parcourent plus les rangs pour animer à la lutte des époux, des amans, des frères… Tranquilles, inoccupées, elles se promènent au milieu du champ d’élection, ainsi qu’en une joyeuse kermesse ; elles le traversent en riant, tandis que le vieux primat, blotti sous un palanquin chinois, s’arrête devant les plus gracieuses et leur demande à qui leurs belles mains décerneraient la couronne. Une seule cérémonie fut plus sincère, plus vraie que jamais : les diplomates étrangers parurent dans la diète ; ils proposèrent leurs candidats, simple formule, qui, pour quelques-uns d’entre eux du moins, prenait en cette circonstance un grand air de vérité. Le vieil ambassadeur de Russie, le comte Kayserling alors mourant, fit remettre un discours écrit ; il recommandait Poniatowski ; il fut obéi. « Nous voulons le stolnick Litowski (le pannetier de Lithuanie), s’écriait-on de toutes parts ; il sera notre roi !… » Il le fut à l’unanimité. Le stolnick Poniatowski devint Stanislas-Auguste ; Varsovie le reçut avec joie, et, malgré la présence des étrangers, ce choix obtint l’approbation publique. On y voyait une trêve avec les Russes ; c’était là la nécessité du moment, et il est bien certain qu’à cette époque aucun parti, pas même celui de l’opposition, ne traita l’élection d’illégale.

Stanislas débuta par affecter une grande modération ; il refusa un trop brillant accueil, des fêtes trop somptueuses ; mais la municipalité de Varsovie le contraignit à les accepter. En un mot, ce ne furent alors qu’effusions d’amour, témoignages de dévouement de la bourgeoisie des villes, de la haute et petite noblesse[29]. Les magnats exilés rentrèrent tous à la faveur d’une amnistie. Seul, l’intrépide Radziwil la dédaigna et préféra l’exil. En revanche, le comte Braniçki l’accepta. Il reconnut le nouveau roi ; il lui fit sa soumission par écrit avec dignité, quoique avec respect. Toutefois le grand-général ne parut point à la cour de son heureux beau-frère ; il se retira noblement dans son château de Bialistock, chargé d’années, léger d’idées politiques, et, bien qu’octogénaire, jeune encore par la crédulité, l’espérance et l’illusion.

Ainsi commença le règne de Stanislas-Auguste. L’enthousiasme qu’il inspira d’abord, comme tout ce qui est nouveau, ne fut pas éternel. Il dura cependant près d’une année, terme bien long pour les Français du Nord !…


Alexis de Saint-Priest.

  1. Cette étude fait partie d’une série de travaux sur les principaux événements de la politique extérieure de la France du xviiie siècle, dont l’ensemble formera une véritable histoire de la diplomatie française depuis la mort de Louis XIV jusqu’à la révolution. D’importans épisodes tels que la Suppression de la Société de Jésus, la Perte de l’Inde, ont déjà été publiés dans la Revue ; le Partage de la Pologne devait y trouver naturellement sa place, et sera suivi, à des intervalles plus ou moins rapprochés, du Pacte de Famille, du Traité de Versailles, etc. (N. du D.)
  2. Œuvres du philosophe bienfaisant, tome II.
  3. Revue des Deux Mondes, no du 15 août dernier.
  4. Séances des 24 et 26 juillet 1848.
  5. « La Posnanie était la province où l’esprit polonais éclatait avec le plus d’ardeur. Les Polonais devenus Prussiens semblaient supporter plus impatiemment que les autres le joug étranger. D’abord la race allemande et la race slave se rencontrant sur cette frontière de la Poméranie et du duché de Posen, avaient l’une pour l’autre une aversion instinctive, naturellement plus vive sur la limite où elles se touchaient indépendamment de cette aversion, suite ordinaire du voisinage, les Polonais n’oubliaient pas que les Prussiens avaient été, sous le grand Frédéric, les premiers auteurs du partage de la Pologne… C’était par des empiétemens successifs sur la Pologne que le grand Frédéric avait lié ensemble la vieille Pruse, la Poméranie, le Brandebourg, la Silésie. » (M. Titiers, Histoire du Consulat et de l’Empire, tome VII, pages 262 et 662.)
  6. Œuvres du philosophe bienfaisant, tome II, p. LXX.
  7. Il se vantait, le bonhomme.
  8. Epître à Mauricette Fébronie de La Tour, princesse de Bavière. La Fontaine, édition Lefèvre, tome VI, page 86.
  9. Œuvres de Frédéric-le-Grand, Mémoires de Brandebourg, tome Ier, p. 56, Berlin, 1846. Imprimerie Royale.
  10. Œuvres de Frédéric, tome II ; Histoire de mon temps, p. 24.
  11. « Une anecdote qui m’a été confiée par M. de Kaunitz, c’est que le roi de Prusse, n’étant que prince royal, avait sollicité vivement son père de profiter de la vacance du trône de Pologne lors de la mort d’Auguste II, pour s’emparer de la Prusse polonaise, et lui avait même remis à ce sujet un mémoire fort détaillé, où il prouvait d’un côté l’accroissement de puissance qui lui en reviendrait, de l’autre la fatalité qu’il trouverait à faire cette conquête et à la conserver. » (Le marquis du Châtelet, ambassadeur de France près la cour impériale, au duc de Praslin, ministre des affaires étrangères, Vienne, 13 novembre 1763.) Archives des affaires étrangères.
  12. Notamment sur la correspondance officielle du baron de Breteuil, ministre plénipotentiaire de France sous le règne de Pierre III, avec le duc de Praslin, ministre des affaires étrangères. « J’ai les yeux ouverts sur ce qui regarde la Pologne, et je suis d’opinion qu’il est intéressant de s’occuper de ce vaste et faible royaume ; il doit être le côté ambitieux des monarques russe et prussien. Je ne doute pas qu’il n’entre dans leurs projets futurs de démembrer cette république à leur profit. » (Breteuil à Praslin, Saint-Pétersbourg, 18 juin 1762.)
    « Suivant toutes notions, les deux souverains (Pierre et Frédéric) n’ont point oublié dans leur retraite l’événement de la vacance du trône de Pologne, et ils se sont engagés à rassembler alors au plus tôt chacun vingt mille hommes pour déterminer l’élection du nouveau roi. L’on m’a dit qu’ils voulaient le prendre parmi les Piast mais je n’en crois rien, quoiqu’à bien des égards cet arrangement pût leur être avantageux et faciliter peut-être leurs vues d’agrandissement aux dépens de la république. Au reste, cette idée vraie ou fausse, que je ne doute pas que l’on ne fasse connaître aux Polonais, pourrait leur déplaire. » (Breteuil à Praslin, Varsovie, 14 juillet 1762.)
    « Nous apprenons, monsieur, que les vues du roi de Prusse et de son nouvel allié (Pierre III) ne se bornent pas seulement à forcer la cour de Vienne à la paix mais qu’elles vont jusqu’à projeter un démembrement considérable à la Pologne. Les fréquens courriers que vous avez vu expédier à Constantinople pourraient bien avoir quelque rapport à ce plan, puisque ce serait détourner les yeux de la cour ottomane de dessus la Pologne que d’engager le sultan à porter ses armes contre la Hongrie. Je compte que vous n’aurez rien laissé ignorer à M. de Vergennes de ce qui sera parvenu à votre connaissance sur cet objet, et que vous aurez recommandé à votre secrétaire de suivre fidèlement cette correspondance après votre départ. Cette partie devient bien intéressante, et je sens que nous ne saurions y veiller avec trop de vigilance. : » (Praslin à Breteuil, Versailles, 28 juin 1762.)
  13. Histoire de l’anarchie de Pologne, tome III, p. 291.
  14. Voltaire à Mme  Du Deffant.
  15. Voltaire à M. Chardon, maître des requêtes, 5 avril 1767.
  16. Les écrivains polonais eux-mêmes en sont convenus. « Tout le mal, dit M. Letewel, qui travaillait la Pologne résulta de l’intérêt des gouvernemens et des fautes de la classe nobiliaire. Chacun se croyait indépendant supportant avec impatience les moindres entraves apportées à sa liberté… De cette source découlaient des exemptions de charges publiques qu’on faisait retomber sur des classes privées de toute participation au gouvernement. De là… l’asservissement complet des non-nobles, et quelquefois des jugemens rigoureux portés contre eux. » (Revue du Nord, tome Ier, page 504.)
  17. « Dans le temps que la mort surprit Auguste II (en 1733), il était occupé de vastes desseins : il pensait à rendre la souveraineté héréditaire en Pologne. Afin de parvenir à ce but, il avait imaginé le partage de cette monarchie, comme le moyen par lequel il croyait apaiser la jalousie des puissances voisines. Il avait besoin du roi (Frédéric-Guillaume Ier) dans l’exécution de ce projet. Il lui demanda le maréchal de Grumbkow afin de s’en ouvrir avec lui. Le roi de Pologne voulut le pénétrer, et celui-ci voulut également pénétrer le roi, ils s’enivrèrent réciproquement dans cette intention, ce qui causa la mort à Auguste et à Grumbkow une maladie dont il ne se releva jamais. » — (Mémoires de Brandebourg, Œuvres de Frédéric, tome II, page 163.) — Ces mœurs d’Auguste II ont inspiré à Frédéric, un vers célèbre, le meilleur qu’il ait fait :

    Quand Auguste buvait, la Pologne était ivre.

  18. « Il n’est plus question aujourd’hui de démembrement : soit que je doive ajouter foi à ce que disent les ministres russes, qu’ils n’ont jamais pensé à attaquer l’intégrité de la Pologne, soit que les dispositions unanimes que toutes les puissances ont manifestées en dernier lieu de s’opposer à un tel projet aient fait sentir le danger d’en poursuivre l’exécution, il paraît certain que la Russie n’entreprendra point de faire des conquêtes dans ce moment. J’ai discuté cette matière avec M. le vice-chancelier, et il est convenu qu’il était non-seulement de l’intérêt de cet empire de maintenir l’étendue des possessions de la Pologne, mais encore de ne jamais souffrir qu’aucune autre puissance s’agrandit à ses dépens. Ce ministre m’a fait mille protestations de la pureté des intentions de l’impératrice à cet égard ; il a ajouté qu’il était possible que le roi de Prusse eût des vues moins désintéressées, mais que je devais être certain que la Russie les combattrait, si elles venaient à éclore. » Bérenger à Praslin, Saint-Pétersbourg, 20 décembre 1763.
  19. Mémoires de 1763, p. 20 et 12.
  20. Breteuil à Praslin, 12 mai 1763.
  21. Breteuil à Praslin.
  22. Expressions textuelles, ainsi que tout ce qui suit, dans le mémoire, lu au conseil le 8 mai 1763. — Archives des affaires étrangères de France.
  23. Louis XV au comte de Broglie. — Correspondance secrète de Louis XV. — Archives des affaires étrangères.
  24. Conversation du comte Panin avec M. Bérenger, chargé d’affaires de France. — Archives des affaires étrangères.
  25. Gérard à Praslin, 6 août 1764. Praslin à Gérard, août 1764.
  26. Archives des affaires étrangères.
  27. Stanislas Poniatowski était stolnick, c’est-à-dire pannetier du grand-duché de Lithuanie.
  28. Paulmy à Praslin. — Archives des affaires étrangères.
  29. Archives des affaires étrangères.