Études diplomatiques sur le dix-huitième siècle/02

Études diplomatiques sur le dix-huitième siècle
Revue des Deux Mondes, période initialetome 10 (p. 389-446).
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ETUDES DIPLOMATIQUES


SUR


LE DIX-HUITIEME SIECLE.




II.
LA PERTE DE L'INDE SOUS LOUIS XV.<ref>Voyez la livraison du 1er  avril 1844




I – Histoire de la conquête et de la fondation de l’empire anglais dans l’Inde, par le baron Barchou de Penhoën, 1841.

II – Tableau politique et statistique de l’empire britannique dans l’Inde, par le général comte de Biornstierna, traduit avec des notes et un supplément historique par M. Petit de Baroncourt. 1842.
III - L’Inde anglaise en 1843, par le comte Ed. de Warren, 1844.


Si l’étude d’une époque brillante dans l’histoire nationale donne à notre esprit un des plaisirs les plus vrais qu’il puisse goûter, combien plus vive encore doit être la satisfaction de l’écrivain qui, devenu par la sympathie du cœur non moins que par la vigueur de l’intelligence, le contemporain des évènemens qu’il a choisis, sait les reproduire dans toute leur grandeur devant une génération nouvelle ! Pour les peuples comme pour les individus, il n’y a pas de moment plus heureux, de phase plus attachante que le passage de la maladie à la convalescence ; intervalle trop court où, semblable au corps physique, le corps social, bouleversé par les révolutions, accablé par la langueur qui en est la suite, retrouve enfin, dans une atmosphère épurée, la jeunesse, la santé et la force. C’est alors qu’une commune espérance rapproche les esprits les plus divisés ; c’est alors qu’on ne veut rien que d’honorable et de bon. Une nation entière prend le caractère et la physionomie d’un honnête homme. Elle ne sépare pas l’ordre de la dignité ; elle les croit et les maintient solidaires. Les desseins prudens concourent avec les belles actions ; la sagesse devient généreuse et la gloire raisonnable. Ainsi éclatèrent les premières années du gouvernement réel de Louis XIV après les troubles de la Fronde, après les corruptions de Mazarin. Tel fut surtout le consulat qui succéda à des agitations bien autrement profondes, à une dissolution bien autrement avancée ; temps héroïque, qu’un historien éminent vient de retracer avec le calme de l’impartialité, la lucidité de l’expérience et la rapidité de la victoire.

On peut se proposer une autre tâche moins douce, mais aussi utile ; on peut mettre sous les yeux du pays une de ces époques honteuses où la faiblesse a remplacé l’énergie, où le besoin des jouissances matérielles a étouffé tous les instincts désintéressés, enchaîné tous les élans magnanimes, éteint toutes les nobles flammes. Quand les nations vaincues cèdent aux trahisons de la fortune, on ne saurait leur faire un tort de ce qui n’est qu’un malheur ; mais il faut, du moins, qu’elles aient la conscience de ce malheur extrême ; il faut qu’elles y voient non une des chances ordinaires de la vie, mais un de ses plus cruels accidens ; il faut qu’elles s’y résignent sans les accepter ; il faut surtout qu’une fierté légitime ne soit jamais traitée de susceptibilité ridicule et surannée. Lorsque, au contraire, on élève l’abaissement public à la hauteur d’une théorie, que rien de ce qui est grand n’est plus ni compris ni estimé, qu’on en a perdu jusqu’à la saveur, que, par un sentiment analogue à cet état de l’ame appelé par l’église l’endurcissement du péché, on se repose dans sa déchéance comme dans une situation saine, comme dans un port commode et naturel, il n’y a plus de bornes aux sacrifices, ils ne coûtent plus même un regret ; on n’en attend plus l’heure, on la devance ; on va jusqu’à se faire une vertu de cet indigne empressement. Alors des possessions lointaines, des comptoirs, des colonies sont offerts en holocauste, non pas même à un principe, mais à je ne sais quelles convenances transitoires, souvent à des craintes prématurées et puériles. Telle fut la France au XVIIIe siècle, quand un gouvernement pusillanime sacrifia l’Inde à l’Angleterre. Ce tableau est triste, toutefois nous croyons nécessaire de le présenter ; il ne peut pas blesser l’honneur national ; il n’atteint pas même à l’honneur d’un siècle qui commença à Louis XIV et finit à Napoléon. La France est hors de cause ; mais, puisqu’on lui raconte sa gloire, il faut aussi lui dire ses défaillances et ses erreurs.


I

L’an 1664, Louis XIV, inspiré par Colbert, fonda les deux compagnies des Indes orientale et occidentale sur les ruines de quelques sociétés éphémères qui, pendant les règnes précédens, n’avaient pu se soutenir. Les privilèges les plus étendus furent attachés à l’établissement nouveau. Non-seulement le roi l’encouragea par ses bienfaits en lui donnant des vaisseaux et en composant son premier fonds d’une avance de huit millions de francs ; il accorda aux étrangers qui prendraient pour 20,000 livres d’actions la qualité de Français, même sans lettres de naturalisation, et, ce qui était plus décisif encore, il déclara que ses sujets de la plus haute naissance ne dérogeraient pas en entrant dans la compagnie. Bien plus, il offrit à leur zèle la promesse toute puissante de sa faveur, et, pour ne laisser aucun doute sur ses intentions, il voulut assister lui-même à la première assemblée des actionnaires. Un élan général répondit à l’appel du roi ; les personnes de la cour prirent des actions pour des sommes considérables. Au reste, le roi secondait une tendance alors naturelle à la noblesse, et qui ne changea de direction que plus tard, dans l’oisiveté agitée de la vie de Versailles. Depuis la découverte de l’Amérique, dans tout le cours du XVIe siècle, l’aristocratie française avait fait preuve d’un goût très vif pour les entreprises du commerce et les aventures de la navigation. Sans y prendre souvent une part personnelle, elle s’en était montrée l’instigatrice habile, dévouée et persévérante. Les exemples en sont nombreux. Contentons-nous de rappeler que la découverte de la baie de Rio-Janeiro est due à des navigateurs envoyés par l’amiral Coligny. Le caractère de cet homme illustre semble appartenir aux temps modernes. Plein d’une activité pratique égarée dans les guerres civiles, mais naturellement dirigée vers les idées utiles et les vrais besoins du pays, Coligny s’était fortement préoccupé de la régénération de la France par le mouvement colonisateur, maritime et commercial. Les femmes elles-mêmes n’étaient pas inaccessibles à cette impulsion. Une dame d’honneur de la reine Marie de Médicis, la marquise de Guercheville, de la maison de Pons, avait frété un navire pour porter des missionnaires en Acadie. Sans doute, la propagande religieuse était le vrai motif de ces entreprises Coligny voulait faire des protestans, Mlle de Pons des catholiques ; mais alors la foi dominait et animait tout. Cependant, lors de la création de la compagnie des Indes, ce mobile n’agit qu’indirectement sur Louis XIV et sur Colbert ; la première ardeur religieuse était passée, la réaction n’était pas encore venue ; l’édit de Nantes avait toujours force de loi. Le christianisme ne fut pas oublié dans les considérans de l’ordonnance royale de Vincennes, mais l’extension du commerce n’en resta pas moins l’objet principal du roi et du ministre. Ils désignèrent l’île de Madagascar comme centre d’opérations ; elle fut choisie pour être le chef-lieu de la colonie, parce que « les habitans, » disait l’ordonnance, « étaient bonaces, ce qui rendait Madagascar bien préférable à Java, qui, étant occupée par des peuples belliqueux et féroces, ne pouvait rester long-temps aux Hollandais. » La prédiction officielle est encore à s’accomplir. Madagascar appartenait au maréchal de La Meilleraie ; le roi le lui reprit pour 20,000 francs et le donna à la compagnie. Il racheta également de leurs propriétaires Saint-Christophe, la Martinique, la Guadeloupe ; mais le succès ne vint pas récompenser les efforts du prince et de ses sujets. Madagascar, nommée l’île Dauphine, ne devint d’aucun profit entre les mains de la compagnie, qui elle-même fut sur le point de s’éteindre entre les exigences des amiraux pour leurs droits de prise, et les prétentions des fermiers-généraux et des chambres du commerce, qui se disputaient l’entrée des marchandises des Indes et le débit de ces importations dans l’intérieur du royaume. La compagnie, anéantie sous Louis XIV, ne se releva qu’au commencement du règne suivant. Toutefois, si l’établissement de cette société n’avait pas complètement atteint son but dans l’intérêt de la colonisation et du commerce, elle n’en donna pas moins une direction rapide et puissante à la marine militaire. De cette époque datent les plus beaux travaux sur nos côtes et nos plus brillantes victoires sur mer. La France, en 1681, fut mise à la tête de cent quatre-vingt-dix vaisseaux et de cent soixante-dix mille marins bien exercés. Colbert fit réparer La Rochelle, agrandir le Hâvre, fortifier Toulon, Brest, Dunkerque ; il créa Cette et Rochefort. A un signe du grand roi, des flottes invincibles sortirent de nos ports pour la défense du pays et l’honneur du pavillon ; les Français de tous les ordres s’y enrôlèrent en foule, et s’y montrèrent frères en courage et en dévouement. Tourville et Jean-Bart, Harcourt et Duquesne, d’Estrées et Cabaret, Vivonne et Duguay-Trouin, traversaient en triomphateurs l’Océan et la Méditerranée ; dix mille Bretons, gentilshommes et paysans, mêlés et confondus, couraient à Belle-Isle, y tombaient sur les Anglais déjà débarqués, les forçaient à lâcher prise et les jetaient à la mer.

Un code fut donné à la marine française dans une suite d’ordonnances dictées par le sentiment national et par la sagesse pratique. Ces ordonnances, signées Colbert, consacreront à jamais non-seulement la mémoire de ce ministre, mais celle de Colbert de Seignelay, qui peut-être avait plus de génie naturel que son père. Seignelay était un homme de tête et de main, d’une ambition passionnée, mais d’un patriotisme plus passionné encore : instruit, actif, infatigable, informé de tout, présent à tout, visitant sans cesse les arsenaux et les ports, faisant bombarder Gênes sous ses yeux, aimé des femmes, plus aimé des matelots. Heureux le fils de Colbert, si, moins semblable à Barbezieux, à Brienne, à tous ces enfans-ministres de Louis XIV, il n’avait noyé dans l’ivresse des plaisirs la peur continuelle du maître, et si, moins ardent à soupirer pour un duché, pour un collier de l’ordre, surtout pour un regard du roi, ce beau, ce brillant, ce généreux Seignelay n’avait négligé de devenir un grand homme à force de vouloir être un grand seigneur ! Quoi qu’il en soit, malgré ses faiblesses et la brièveté de sa carrière, c’est à lui qu’est due l’ordonnance du 15 août 1689. Profondément modifiée depuis, elle n’en est pas moins la base de la législation qui gouverne encore notre marine.

A la dynastie glorieuse des Colbert succéda celle des Phélypeaux ; ère de décadence, peu sensible encore sous le chancelier de Pontchartrain, chef de cette famille, mais flagrante sous le second des Pontchartrain, fils du chancelier, et sous Maurepas, son petit-fils. C’est à l’âge de quinze ans que Maurepas prit le ministère de la marine ; le duc de Saint-Simon se vante d’y avoir contribué. Par une inconséquence qui appartient à l’époque plus qu’à l’homme, Saint-Simon sacrifia l’état, qu’il aimait, à des intérêts de coterie, qu’il méprisait. Un enfant était trop faible pour rétablir la marine de France ; une main plus habile releva notre fortune commerciale. Cette restauration s’accomplit, pour quelque temps du moins, sous la régence ; elle fut le résultat immédiat des opérations de Law, qui forma la nouvelle compagnie des Indes des restes de l’ancienne créée par Colbert. Celle-ci, nous l’avons dit, était tombée dans un état déplorable ; elle avait même cessé de faire le commerce et de mettre des vaisseaux à la mer, crainte de les voir saisis par ses créanciers. Law attribua la ferme du tabac à la compagnie et lui fit donner le privilège exclusif du commerce depuis le cap de Bonne-Espérance jusqu’aux Indes, à la Chine et au Japon. Cette création, ou plutôt cette restauration, réveilla par une forte secousse la navigation marchande de la France.

Depuis la signature du contrat de mariage de Catherine de Bragance, qui avait apporté Bombay en dot à Charles II, l’Angleterre s’était fortifiée dans l’Indostan. Possesseurs de Chandernagor, nous avions le dessus dans le Bengale : Calcutta n’était alors qu’un village ; mais sur la côte de Coromandel, Madras, rivale de Pondichéry, maintenait la balance entre leur puissance et la nôtre. Un homme, un seul homme rompit l’équilibre. Dupleix donna l’Inde à la France, mais le gouvernement de Louis XV n’eut pas le cœur de l’accepter.


II

Joseph Dupleix, issu d’une famille de Condom, en Gascogne, à laquelle appartenait l’historien Scipion Dupleix, était fils d’un contrôleur-général de la province de Hainaut. On l’avait embarqué à douze ans, et il n’en comptait pas dix-huit lorsqu’il revint en Europe après avoir visité l’Amérique et les Grandes-Indes. A peine arrivé d’Asie, son père résolut de l’y renvoyer. C’était un grand parti à prendre ; mais, dès son adolescence, Joseph avait fait preuve d’un caractère ferme et d’une intelligence rare. La nature et l’étude en avaient fait de bonne heure un ingénieur et un tacticien ; toutefois, dans l’ardeur d’une jeunesse prématurée, il s’était laissé emporter à quelques folies de son âge. Plus frappé de ses écarts que de ses talens, le bon M. Dupleix, s’il faut en juger par leur correspondance, n’avait vu dans son fils qu’un garçon d’esprit assez mauvais sujet qu’il était à propos d’expédier dans le Nouveau-Monde pour l’empêcher de contracter des dettes sur le pavé de Paris. Quoique riche, il lui donna probablement peu d’argent et incontestablement un très méchant trousseau : six paires de bas, quelques douzaines de chemises, une couverture, un oreiller, et, pour charmer les ennuis de la navigation, une basse de viole qui ne le quitta jamais pendant trente ans, et le consola dans toutes ses traverses. C’est avec ce léger bagage, dont l’inventaire est encore conservé dans sa famille, que Joseph Dupleix s’acheminait à la conquête de l’Inde ; il ne s’en doutait guère. Sur le point de s’embarquer à Lorient, il écrivait à son père « L’enfant prodigue est encore ici, mais il partira bientôt. » Il partit en effet, mais avec un vif regret. Conquérant sans le savoir, il ne songeait qu’à rester le plus long-temps possible à Paris. Qui s’en étonnerait ? n’était-ce pas alors le Paris de la régence, le Paris du système dans toute sa fleur ? Ce moment si court devait être bien brillant. L’enivrement n’avait pas de frein ni l’espérance de limite. Law, converti à la religion catholique et surtout au portefeuille des finances, était devenu contrôleur-général. Encombrée à l’égal de la rue Quincampoix, sa maison de la place Vendôme[1] s’ouvrait avec difficulté à des agioteurs de tous les rangs, et les plus grandes dames, perdues dans cette foule solliciteuse, n’obtenaient un regard du ministre qu’en se faisant verser devant sa porte. Law était le vrai successeur de Louis XIV. Le spectacle d’une telle audace couronnée par un tel succès doit avoir exercé une influence décisive sur l’imagination du jeune Dupleix. Il avait vivement apprécié les merveilles encore intactes du système. Malgré sa jeunesse, il avait compris ce que peut la volonté soutenue par le courage. Il avait surtout admiré ce qu’il y a de force créatrice dans les combinaisons du calcul ; enfin l’exemple nouveau de la puissance politique comme résultat de l’habileté financière avait dû agir fortement sur son esprit. En se rappelant que Dupleix avait quitté la France en plein Mississipi, on comprendra bien mieux sa carrière. Il était parti pour l’Inde emportant sur son front le souffle aventureux de l’Écossais.

Son début fut convenable, mais n’eut rien d’extraordinaire. Par le crédit dont jouissait son père dans la compagnie, dont peu après il devint directeur, Joseph Dupleix fut nommé d’emblée membre du conseil supérieur de Pondichéry. Pendant les premières années de son séjour dans cette ville, il ne put déployer que les qualités d’un agent inférieur ; mais, initié peu à peu aux détails de l’administration, il se prépara en silence au grand rôle qu’il joua plus tard. Par un bonheur assez rare pour les hommes destinés à paraître au premier rang lorsqu’ils sont encore retenus dans les derniers, il trouva des chefs bienveillans. Lenoir, Dumas, successivement gouverneurs de Pondichéry, n’entravèrent point sa destinée ; loin de là, ils en secondèrent l’essor. Après dix années de stage, le jeune conseiller fut nommé directeur du comptoir de Chandernagor dans le Bengale, dépendant du gouvernement général de l’Inde française. Dès que Dupleix sortit de tutelle, son génie parut. L’influence de la métropole était depuis long-temps perdue dans ces contrées ; à peine en conservait-on le souvenir. Dupleix la releva soudain il fit renaître, comme par magie, le nom français dans l’Indostan. Il n’avait trouvé à Chandernagor ni une habitation commode ni un bateau bien construit. En peu d’années, deux mille maisons en brique sortirent de terre, et quinze vaisseaux furent lancés en mer. Ce n’était pas assez ; les soins d’une administration sage ne suffisaient pas à son activité. Jusqu’alors on s’était borné au commerce officiel de la compagnie ; il n’y avait pas, dans des voyages si bornés et si peu fréquens, les élémens d’une haute prospérité commerciale ; on ne pouvait demander un tel résultat qu’aux spéculations particulières appelées commerce d’Inde en Inde, ou, en d’autres termes, au cabotage sur une grande échelle. Personne n’avait osé le tenter. Dupleix n’hésita pas : sa famille, confiance noble et rare, n’hésita pas plus que lui ; son père, ses frères, qui d’abord avaient eu peu de foi dans la hardiesse précoce de ses idées, s’y livrèrent sans réserve, et lui fournirent les fonds nécessaires à son entreprise. Dans son premier séjour à Pondichéry, il était déjà devenu riche ; la mort de son père augmenta ses ressources. Il consacra son héritage tout entier au commerce, que seul il soutenait après l’avoir seul créé. La compagnie ne pouvait l’aider ; les fonds et l’audace lui manquaient également. Des amis, des parens y suppléèrent. Dupleix acheta à leur compte et au sien soixante-douze navires ; il en envoya à Surate, à Moka, aux Manilles, aux Maldives, en Perse et jusqu’en Chine. Ses opérations ayant réussi, on s’empressa d’imiter son exemple. Ses bénéfices furent immenses. Dans son contrat de mariage avec une opulente créole qui doubla sa fortune, Dupleix avait déclaré plusieurs millions de biens. Les ministres et la compagnie applaudirent à ses succès, fondés non-seulement sur des combinaisons hardies et savantes, mais sur une administration juste et probe ; car, il ne faut pas l’oublier, ni alors ni plus tard on n’essaya de jeter aucun doute sur la légitimité de ses spéculations. À cette époque de sa vie, non-seulement on lui pardonna d’avoir fait ses affaires avec intelligence, mais on le laissa dans la pleine jouissance de ses richesses. Les complimens les plus flatteurs lui furent adressés par la compagnie des Indes, et pour marque de satisfaction, à cet homme déjà millionnaire, les directeurs envoyèrent, apparemment comme une sorte d’emblème ou de mythe, une gratification de 1,000 francs !

Tandis que Dupleix réparait ainsi, dans un de nos principaux comptoirs, les négligences et les fautes de la métropole, il avait, sur un théâtre voisin, un émule qui devint plus tard un rival. Ce que Dupleix venait de fonder à Chandernagor, Mahé de La Bourdonnais l’avait accompli dans les îles de France et de Bourbon, dont il était gouverneur. Dans ces îles abandonnées à tous les hasards et à toutes les influences, La Bourdonnais établit la subordination et la sécurité. Il substitua le travail à l’oisiveté créole ; le premier il donna la vie à ce pays en y faisant des plantations de canne à sucre ; il y encouragea la culture du riz, même celle du blé, et y naturalisa la culture du manioc, dont la farine est la base de l’alimentation des nègres. Il établit des raffineries, des fabriques de coton et d’indigo. Ces îles étaient dépourvues de toute défense ; La Bourdonnais y éleva des fortifications, y fit ouvrir des routes, creuser des canaux, construire des quais, des ponts, des aqueducs ; enfin, par un travail opiniâtre, par une patience infatigable, il pourvut à la tranquillité et à la police de ces possessions lointaines, jusqu’alors étrangères à toute discipline. Il administra bien, non toutefois sans un arbitraire excessif et sans un goût démesuré pour les richesses ; mais enfin il rendit service à sa patrie par la création de l’île de France. Néanmoins, il faut le dire, dans la conception première de l’établissement qu’il y fonda, tout ne fut pas également avoué par la raison. La Bourdonnais voulut faire de son île une seconde Batavia, l’entrepôt du commerce de l’Indostan : c’était une idée fausse. Aucun pays ne peut avoir d’entrepôt à quinze cents lieues de son commerce. Quant à la presqu’île indienne, La Bourdonnais ne songeait à y ruiner la puissance naissante des Anglais qu’en y faisant de temps en temps des courses, des invasions. C’est à brûler des comptoirs, à rançonner des villes, à emporter un riche butin, qu’il bornait ses plans. Certes, il était homme à les exécuter ; il aurait su devenir facilement le Duguay-Trouin du XVIIIe siècle, et tout établissement anglais pouvait être pour lui un nouveau Rio-Janeiro ; mais ce moyen n’avait rien de neuf dans sa conception ni de décisif dans son application : ce n’était pas une découverte. Des blessures passagères, plus irritantes que profondes, portées à l’Angleterre, se seraient cicatrisées avec de la patience et du temps ; il n’y avait pas là de quoi écraser la puissance anglaise dans son berceau. Les vues de Dupleix étaient d’une portée plus haute et plus décisive.

Maître de lui et de son secret, profond, impénétrable, rempli à la fois de hardiesse et de sens, brillant et mystérieux comme cette terre de l’Inde, où les palais et les temples se cachent dans le centre des montagnes, Dupleix fut le créateur de l’idée que le gouvernement de Louis XV ne sut pas comprendre, et sur laquelle il n’osa pas même laisser tomber son débile regard ; idée féconde que l’Angleterre n’a pas conçue, mais qu’elle a réalisée, non pas pour son malheur, comme le prétendent quelques esprits systématiques, mais pour sa puissance, pour sa grandeur et pour sa gloire. Il ne suffisait pas à Dupleix d’armer en course et de mettre le feu à des comptoirs : se contenter du faible commerce de la compagnie ne lui semblait qu’un jeu stérile ; même le trafic exclusivement indien, dont il était le promoteur, n’était à ses yeux que l’occupation de quelques particuliers pressés de s’enrichir ; mais rendre la France maîtresse de l’Indostan par la négociation et la conquête, entrer dans les guerres intestines de ses princes, prendre parti pour les compétiteurs sans nombre qui se disputaient son sol et ses trésors, pénétrer jusqu’au faible cœur de cet empire sans se laisser éblouir par l’or et les diamans dont il était couvert, faire plus que reine une compagnie de marchands, Dupleix l’avait rêvé pour sa patrie. Il l’aurait accompli pour elle si elle l’avait voulu, ou plutôt si son gouvernement le lui avait permis ; car la France, noblement dirigée, voudra toujours ce qui est généreux et fort. L’obstacle ne venait pas seulement de la cour, il venait surtout de la compagnie des Indes. Ranimée un moment, nous l’avons vu, par l’effervescence passagère que le système de Law avait produite, cette société était retombée en langueur. Dans la stagnation complète du commerce asiatique, elle suspendit pendant une année entière le paiement du dividende de 1755. Le gouvernement, obéré lui-même, n’était pas venu à son secours ; il avait fait pis : sur les onze millions que produit annuellement la ferme des tabacs, affectée à la compagnie depuis la régence, le contrôle général ne lui en avait laissé toucher que huit. La compagnie était donc au comble de la détresse. Ne sachant plus de quel côté espérer son salut, elle ne prétendait qu’à s’endormir sur l’abîme, et voyait des ennemis déclarés dans tous ceux de ses agens qui voulaient mettre un terme à sa périlleuse léthargie.

En 1746, la guerre allumée par la succession d’Autriche, quoiqu’en pleine activité depuis trois ans sur le continent européen, n’avait pas encore pénétré dans l’Asie et dans le Nouveau-Monde ; mais tout devait l’y porter. Ce n’était plus l’objet d’un doute pour personne. Seule, la compagnie des Indes restait dans une quiétude parfaite, soit qu’elle fût mal avertie par le gouvernement, soit qu’elle refusât d’ouvrir les yeux à l’évidence. Tandis que Charles-Édouard armait pour s’élancer sur la maison de Hanovre, la compagnie ne croyait pas encore à l’entreprise de ce prince ; elle écrivait à ses agens dans l’Inde que c’était une fausse nouvelle, un propos d’oisifs, un bruit de café. Pour l’éclairer il ne fallut rien moins que la bataille de Culloden. Excité en secret par le cabinet de Versailles, le prétendant s’en était vu abandonné ; au lieu d’une armée il avait reçu de Louis XV une lettre autographe très polie, portée par un courrier de cabinet. Édouard, vaincu, fuyait. George II, vainqueur et altéré de vengeance, avait tenté en vain un débarquement sur Lorient, puis sur Quiberon. Repoussés de la côte de Bretagne, les Anglais s’étaient jetés sur la Martinique ; repoussés encore, ils attaquaient nos Antilles sur un autre point, et cependant la compagnie demeurait tranquille sur le sort de l’Inde. Qui le croirait ? elle faisait revenir en France une escadre de six vaisseaux que La Bourdonnais avait formée à grand’ peine, et qui attendait dans les eaux de Port-Louis le signal de l’attaque contre les Anglais. En même temps elle donnait à Dupleix l’ordre de suspendre les armemens et les fortifications à Pondichéry, dont il venait d’être nommé gouverneur.

Une pareille conduite semble inexplicable ; on la dirait inspirée par la folie ; elle ne l’était que par la pusillanimité, si dangereuse sous le masque de la prudence. Le gouvernement de Louis XV ménageait la Grande-Bretagne ; il ne voulait pas l’irriter en prenant l’initiative d’une lutte dans les Indes ; il croyait l’attendrir par cet excès de modération ; bien mieux, il s’imaginait que, tandis que les deux pays étaient en guerre, la neutralité pouvait être maintenue d’un commun accord par leurs marines respectives au-delà du cap de Bonne-Espérance.

Dupleix fut chargé de cette négociation. Transféré de Chandernagor à Pondichéry, il était devenu le chef de toutes les possessions françaises dans l’Inde. Cette promotion n’était pas le résultat de la faveur, mais celui de la nécessité ; elle constituait un avantage réel pour la compagnie, endettée de plus de cinq millions. Pour remplir ce déficit, elle avait compté sur le dévouement et sur les richesses de Dupleix ; elle avait surtout spéculé sur son amour des grandes choses. Dupleix tomba dans le piége ; il répondit à l’attente de ses chefs ; il paya leurs dettes, et leur envoya des cargaisons à ses frais. C’est dans ce moment qu’il reçut la bizarre défense de relever les fortifications de Pondichéry, et cela à la veille d’une guerre ! Il n’écouta que son zèle. Malgré les ordres de la compagnie, il releva de ses propres deniers les murailles de la ville, et la mit en défense contre une attaque imprévue. La compagnie se montra satisfaite, elle ne parla plus d’économie ; mais elle consentit au prix que le gouverneur de Pondichéry avait mis à son sacrifice. Tout en jouant contre la fortune de l’Angleterre son temps, sa réputation, sa vie, Dupleix voulut rester maître absolu de ses opérations. Les gouverneurs de Pondichéry étaient forcés de consulter le conseil supérieur de la colonie ; ils ne pouvaient agir sans ses avis. Dupleix demanda et obtint d’être soustrait à ce contrôle, et de ne rendre compte de ses actes qu’aux directeurs et aux ministres. C’est ce qu’il ne faut pas oublier dans la suite de ce récit.

Averti des espérances de la compagnie pour la conservation réciproque de la neutralité aux Indes, La Bourdonnais n’y vit qu’une illusion ridicule, et n’hésita pas à exprimer son opinion dans toute son étendue. « Admettant même que les gouverneurs de Pondichéry et de Madras pourraient s’entendre pour arriver à ce résultat si difficile, comment arrêter de pareilles conventions avec les comptoirs de Bombay et de Calcutta, tous indépendans les uns des autres ? comment s’entendre avec Batavia ? comment faire observer des traités particuliers de neutralité aux capitaines français et hollandais ? Les Français pouvaient-ils rester immobiles dans les mers des Indes, tandis que l’Europe était en feu ? D’ailleurs il n’est pas vrai que les Anglais aient le moindre intérêt à cette inaction. Toutes les prises appartiennent à leurs officiers. La neutralité rendrait le séjour de l’Inde inutile à leur fortune. » C’est à peu près en ces termes que La Bourdonnais écrivait à Dupleix, avec lequel il entretenait alors une correspondance assidue et amicale. Quoique enclin fortement à prendre l’initiative des hostilités, malgré les ordres insensés de la compagnie, il n’osait engager sa responsabilité personnelle, et essayait d’entraîner Dupleix dans une sorte d’opposition ; pour mieux l’y décider, il lui présentait l’appât de profits considérables que tous deux pouvaient obtenir en frappant les premiers coups, en armant en course moitié à leur compte, moitié au compte de la compagnie ; enfin, en se servant des vaisseaux armés en guerre pour faire le commerce. Ils étaient sûrs ainsi de réaliser des bénéfices immenses[2].

La tentation du gain ne pouvait toucher que faiblement l’ame haute et ambitieuse de Dupleix. Il suffisait que la guerre lui présentât une occasion d’accroissement pour la France et de renom pour lui-même ; il la saisit avidement. Toutefois il ne voulait point manquer à son devoir. Chargé de traiter de la neutralité, il s’appliqua sérieusement à faire réussir une négociation que son grand sens lui démontrait impossible. Sur l’ordre de ses chefs, il avait proposé aux agens de la compagnie anglaise de ne commettre aucune hostilité dans l’Inde, et d’y entretenir la tranquillité ; il avait même sérieusement allégué le profond respect dû aux nababs, et surtout au Grand-Mogol, « prince digne de la reconnaissance de l’Europe[3]. » Dupleix envoya ses propositions à Madras et à Bombay ; les réponses qu’il en reçut ne lui laissèrent aucun doute sur le résultat de ses efforts. C’était un refus. La prise d’un vaisseau français par l’escadre anglaise à Achem mit bientôt un terme à toutes ces fausses démarches. En outre, Dupleix fut informé de l’arrivée prochaine d’une escadre nouvelle, commandée par l’amiral Barnet ; elle ne tarda pas, en effet, à paraître. Ne trouvant aucun obstacle depuis le rappel en France de l’escadre de La Bourdonnais, elle nous prit deux vaisseaux. Dès-lors la guerre, commencée en Asie aussi bien qu’en Europe, détruisit la chimère qu’avait enfantée la préoccupation volontaire du cabinet de Versailles. On finit par comprendre que les Anglais, maîtres de la mer, ne respecteraient rien, pas même le Grand-Mogol. Il fallut alors songer à se défendre sérieusement.

Les hostilités causèrent au cabinet de Versailles une surprise douloureuse et naïve. Dans son trouble, il se hâta de donner contre-ordre à La Bourdonnais. Ce brave marin se livrait encore au désespoir que lui avait causé le rappel de son escadre, lorsqu’il reçut une dépêche d’Orry, contrôleur-général des finances, qui lui exprimait de la part du ministère le regret de ce qu’il n’avait pas jugé à propos de désobéir. « Monsieur, écrivait Orry à La Bourdonnais, il est à désirer que vous n’ayez pas exécuté nos ordres. » Mais il n’était plus temps ; dans l’intervalle, l’escadre était repartie pour l’Europe. La Bourdonnais, victime de la cruelle légèreté du gouvernement, ne savait que résoudre. La nature ne l’accablait pas moins que la politique. Tout s’arma contre lui : les maladies, la sécheresse, la disette, augmentèrent sa détresse ; les accidens les plus inattendus y mirent le comble. Le Saint-Géran, qui lui apportait des vivres, échoua devant l’île d’Ambre, non au cœur de l’hiver, non par une affreuse et poétique tempête, mais dans la saison la plus favorable, dans une belle nuit des tropiques, dans une nuit claire et sereine, non par la faute de la destinée, mais par celle d’un capitaine imbécile et d’un bosseman ivre. Pourtant la fiction n’a pas été complètement substituée à la vérité. On vit sur ce triste navire une femme, jeune ou vieille, belle ou laide, on l’ignore, suppliée de se sauver, ne pouvoir s’y résoudre et disparaître dans les flots[4].

La marine française, ruinée sous le cardinal de Fleury, était loin d’égaler la marine anglaise : celle-ci pouvait mettre à la mer cent cinquante vaisseaux, en ne comprenant que ceux de 70 canons et au-dessus, tandis que la France n’en avait guère que trente du même échantillon, placés dans des ports trop éloignés pour pouvoir être rassemblés promptement ; mais, si l’Angleterre avait pour elle la force numérique, la France avait la puissance morale. Nous étions alors supérieurs aux Anglais dans l’Inde par l’influence du nom français, et surtout par le mérite de nos marins. La Grande-Bretagne n’avait alors personne à opposer à La Bourdonnais et à Dupleix ; mais les Anglais sont heureux : la discorde rétablit les affaires en leur faveur, et l’homme qui leur manquait ne tarda pas à se montrer.

La compagnie des Indes haïssait alors La Bourdonnais et protégeait Dupleix. Le premier l’avait blessée par la franchise de son opposition au projet de neutralité mutuelle. Il n’avait pas eu, comme Dupleix, l’habileté de paraître prendre au sérieux cette conception d’esprits devenus chimériques à force d’être timides. Depuis long-temps, d’ailleurs, La Bourdonnais était suspect aux actionnaires et aux directeurs, malgré les services éminens qu’il avait rendus à la compagnie, tant par l’organisation des îles de Bourbon et de France, que par la délivrance de Mahé, riche comptoir français bloqué par les Malabars et les Naïrs. On ne pouvait lui pardonner ses relations directes avec les ministres, qui l’avaient rendu presque indépendant. Prévenue contre le gouverneur de Bourbon, la compagnie se promit bien de se venger de lui, et tint parole. Dupleix, au contraire, avait toute sa faveur. Nommé récemment gouverneur de Pondichéry, il n’avait eu encore aucun démêlé avec Messieurs de Paris. Mécontens de La Bourdonnais, quoiqu’il n’eût point apporté dans l’Inde une politique nouvelle, ils résolurent de lui opposer Dupleix, qui n’avait pas encore développé ses plans, si même il les avait déjà achevés dans sa pensée.

Un gouvernement faible et perfide suscita cette rivalité fatale entre deux hommes qu’avant tout il était imprudent de réunir sur le même théâtre, car leur dissentiment devint inévitable dès qu’ils se furent rapprochés. Long-temps avant la guerre, ils avaient arrêté ensemble le projet de prendre Madras ; mais, quand il fallut passer du projet à l’exécution, ils portèrent une vue différente dans un dessein commun. La Bourdonnais, homme de guerre, n’y vit qu’un siège à faire et une rançon à prendre. Pour Dupleix, homme politique, Madras était une conquête durable et un accroissement de territoire. Ils en écrivirent au gouvernement chacun dans son sens, et le gouvernement crut faire un prodige d’habileté en leur donnant, à l’insu l’un de l’autre, des instructions opposées et contradictoires.

Par une ordonnance royale contresignée Orry, tous les officiers de, la compagnie tant à terre que sur mer étaient tenus d’exécuter ponctuellement les ordres de La Bourdonnais ; bien entendu qu’au cas que l’action se passât dans quelque autre gouvernement que celui des îles (de Bourbon et de France), les conseils l’auraient préalablement autorisé à donner des ordres à terre, car, à l’égard des forces de mer, il devait, dans tous les cas, les commander. Par une autre ordonnance royale contresignée Phélypeaux (nom de famille du ministre de la marine, le comte de Maurepas), il était ordonné à tous capitaines et officiers de la compagnie des Indes et autres de reconnaître le sieur de La Bourdonnais en qualité de commandant, et de lui obéir en tout ce qui appartenait au service du roi et à celui de la compagnie, sous peine de désobéissance. Dans une lettre particulière du contrôleur-général Orry, on lisait en propres termes : Au surplus, quoique ce plan (celui de l’expédition sur Madras) m’ait paru bon, la confiance que vous ferez tout pour le mieux m’engage à vous autoriser à y changer ce que vous trouverez de plus convenable au bien général et aux intérêts de la compagnie, et même à prendre tout autre parti, quel qu’il soit. Outre cela, des instructions verbales enjoignaient au chef d’escadre de ne rien entreprendre sur la compagnie anglaise sans une espèce de certitude de succès, parce que le principal objet de la compagnie était de se défendre et non d’attaquer les comptoirs ennemis. Enfin, par une lettre secrète du ministre qui ne devait être ouverte qu’en mer, il était expressément défendu à La Bourdonnais, de s’emparer d’aucun comptoir des ennemis pour le conserver[5].

Des instructions bien différentes étaient envoyées dans le même temps à Dupleix. Dans le cas de la prise de Madras, il lui était formellement enjoint d’établir son autorité dans cette ville en qualité de gouverneur des Indes, et de la remettre à un des princes du pays, Anaverdykan, nabab de Karnatik. La compagnie avec raison aimait mieux voir Madras entre les mains des Mogols qu’entre celles des Anglais. Ici la contradiction tenait à une équivoque. Il était défendu à La Bourdonnais de conserver sa conquête, et il était enjoint à Dupleix d’en disposer. Si tous les deux avaient été informés de la politique ministérielle, la mésintelligence entre eux serait devenue impossible. Un cabinet loyal aurait tracé à l’un et à l’autre la limite de ses attributions et de ses droits ; il aurait dit à La Bourdonnais : « Vous n’êtes que le chef de l’escadre ; une fois la ville prise, vous n’en disposerez pas, vous la remettrez à Dupleix qui, en qualité de gouverneur de l’Inde, doit seul décider du sort de votre conquête. Comme gouverneur de l’île de France, vous n’avez aucune autorité à exercer sur la côte de Coromandel ; une fois à terre, hors de votre gouvernement, vos pouvoirs cessent, ceux de Dupleix commencent. » Rien n’eût été plus simple et plus clair, il n’y aurait eu matière à aucun conflit ; mais le ministère ne voulait pas l’union de ces deux hommes, il voulait les balancer l’un par l’autre, quitte à désavouer au besoin celui qui ne serait pas entré dans ses vues du moment. L’ambiguïté des instructions officielles autorisait La Bourdonnais à penser qu’il était quelque chose de plus qu’un chef d’escadre ; il devait se croire et il se crut en effet investi de la confiance de la compagnie et dépositaire du secret des ministres. Il le crut d’autant plus aisément que, rival de Dupleix et désirant sa place, il était flatté dans cette espérance par la fausseté du ministère. La Bourdonnais emportait avec lui les provisions en bonne forme de gouverneur-général des Indes dans le cas où il arriverait quelque chose au sieur Dupleix.

Tenu au courant par les bureaux, où il avait beaucoup d’amis, Dupleix fut sans doute informé des prétentions de son successeur futur ; il est aisé de juger s’il se sentit satisfait d’être ainsi remplacé d’avarice. Quels que fussent leur patriotisme et leur sagesse, aucune harmonie ne pouvait s’établir entre eux. Le ministère avait divisé ceux qu’il aurait dû s’efforcer d’unir, que surtout il aurait été prudent de ne pas mettre en présence. Inférieur par l’intelligence politique à Dupleix, La Bourdonnais lui était supérieur par les talens militaires et par l’ancienneté des services. Il ne pouvait être subordonné à un administrateur plus jeune et jusqu’alors moins connu. Il ne pouvait servir d’aide-de-camp à Dupleix ; c’eût été exiger trop d’abnégation, et pourtant il n’y avait pas entre eux d’égalité réelle. Ils se ressemblaient trop à beaucoup d’égards, et étaient trop peu homogènes sous des rapports plus essentiels, pour être employés utilement ensemble. La diversité de caractère les divisa bien plus encore que la jalousie. Ils finirent par y être accessibles ; mais, soit légèreté, stupidité ou perfidie, ce résultat fut avant tout l’œuvre du gouvernement de Louis XV. Au lieu de concilier deux hommes éminens, il leur créa une rivalité qui lui paraissait nécessaire. Nous en verrons bientôt les conséquences. La Bourdonnais, privé de son escadre, si imprudemment rappelée en Europe, en attendait le retour avec impatience. Après des retards qu’il attribuait aux manœuvres secrètes de Dupleix, cette escadre arriva enfin, et, le 24 mars 1746, La Bourdonnais mit à la voile à la tête de neuf vaisseaux. Au lieu de prendre la grande route des Indes, il appareilla sur Madagascar ; mais, au sortir de cette île, il essuya à Foulepointe une tempête furieuse qui le jeta sur Antongil. Assailli dans cette baie par des pluies torrentielles, il y donna un admirable exemple de courage et d’industrie. Les travaux fabuleux de Robinson Crusoë peuvent seuls en présenter une image affaiblie. Il construisit un quai en pierre, bâtit des ateliers, établit des forges, construisit une corderie, tira les bois des forêts éloignées, et les amena jusqu’au rivage, à travers un marais, sur une chaussée improvisée. Enfin, ayant repris la mer le 1er juin, il rencontra la flotte anglaise, commandée par le capitaine Peyton, et la battit avec des forces numériquement inférieures. Après ce combat meurtrier et brillant, mais peu décisif, La Bourdonnais tenta deux fois de rejoindre l’escadre anglaise pour essayer de la détruire, mais deux fois elle refusa le combat, fuyant toujours devant lui. Il renonça à la poursuivre et arriva à Pondichéry. L’accueil qu’il reçut de Dupleix lui sembla malveillant et hautain. Les formes de l’hospitalité furent observées avec scrupule[6], mais la cordialité avait disparu. Des préventions mutuelles existaient déjà.

Il était temps enfin de penser au siège de Madras. Découragé et malade, La Bourdonnais n’avait plus de goût pour cette entreprise, dont il craignait la responsabilité ; il se sentit tenté de renoncer à l’expédition projetée ; il avait eu le temps de réfléchir à ses instructions, et elles lui avaient paru, ce qu’elles étaient en effet, artificieuses et obscures. Il se sentait agité, indécis ; forcé de prendre un parti, il ne savait à quoi se résoudre. Hardi sur des vaisseaux de la marine royale où la vie se hasarde pour la gloire, il sentait que tel n’était pas le but d’une société marchande qui livrerait tous les lauriers du monde pour quelques balles de café. Le ministère lui avait ordonné d’armer en guerre les vaisseaux de la compagnie, d’abord pour apporter sûrement ses fonds à Pondichéry, et de là faire des courses ; le temps, les moussons, y avaient mis obstacle. A la vérité, on laissait La Bourdonnais maître de ses opérations, mais on ne lui indiquait aucun but précis. Il savait bien que le ministère approuvait ses projets sur Madras, mais ce nom n’était pas même prononcé dans ses instructions : il n’avait d’autre garantie officielle de l’approbation des ministres que leur silence. Sans doute, le succès justifierait tout ; ce succès serait sûr, si la flotte anglaise était détruite, mais elle avait échappé : elle pouvait venir dégager Madras pendant le siége. Ne vaudrait-il pas mieux se borner aux soins du commerce, et, au lieu des chances d’une entreprise périlleuse, prendre des marchandises à Pondichéry., charger du café aux îles et amener dix cargaisons en France ? Rempli de doutes et d’anxiété, c’est ainsi que La Bourdonnais consultait Dupleix, qui, investi de la confiance des ministres et dépositaire de leur secret, n’opposait aux incertitudes du chef d’escadre qu’un flegme imperturbable et un silence obstiné. La Bourdonnais s’en irritait et perdait tout sang-froid ; ne pouvant résister à la fascination qu’exerçait sur lui une supériorité réelle, il flottait entre la déférence involontaire et l’orgueil blessé. Tantôt il sollicitait les conseils de Dupleix, tantôt il cédait aux suggestions de son état-major, et affectait une sorte de suprématie sur le gouverneur de Pondichéry. Dans le fond, l’hostilité de Dupleix était très vive. Non-seulement il ne pardonnait pas à La Bourdonnais d’avoir laissé échapper deux fois l’escadre de l’amiral anglais : sa défiance, consciencieuse d’ailleurs, était portée au point qu’il attribuait ce malheur à la connivence. La Bourdonnais, de son côté, se plaignait d’avoir été abandonné par son collègue ; Dupleix lui avait refusé des canons, maintenant il lui refusait des troupes pour les conduire à Madras, car enfin, après beaucoup d’irrésolutions, La Bourdonnais s’était décidé à marcher sur cette ville. Il expliquait cette conduite par une rivalité jalouse ; Dupleix par la nécessité de défendre Pondichéry, exposé aux attaques des Marattes. Ce qui révoltait, ce qui inquiétait La Bourdonnais, c’était le refus obstiné de Dupleix de prendre seul la responsabilité de l’expédition projetée. Sommé enfin de donner un avis définitif, au nom du conseil supérieur de Pondichéry, Dupleix posa cette alternative à La Bourdonnais : chercher l’escadre anglaise pour la détruire, ou faire une tentative par terre sur Madras. La Bourdonnais s’arrêta à ce dernier parti, tout en refusant au conseil de Pondichéry, qu’il avait pourtant consulté, le droit de décider des opérations maritimes. C’était lui accorder implicitement celui d’intervenir dans tout le reste.

La Bourdonnais[7] appareilla de la rade de Pondichéry le 12 septembre 1746. Son équipage était composé d’à peu près 2,400 Européens, 500 noirs, 500 cipayes, environ 3,400 hommes. Contrarié par les vents, il ne put opérer la descente de nuit ; dans la matinée du 18, il débarqua neuf cents hommes et deux pièces de canon à une lieue de Madras, et opéra une seconde descente à Saint-Thomé, soutenue par les neuf cents hommes de la première, qui s’y étaient rendus de leur côté par terre. Ni les Anglais ni les indigènes ne s’étaient opposés au débarquement. Ce fut seulement le 18 que quelques soldats s’approchèrent d’un village où La Bourdonnais s’était retranché ; ils lui tirèrent une vingtaine de coups de canon si mal, qu’ils ne lui tuèrent pas un homme. Il eut même beau se rapprocher de la ville et lui envoyer cinq à six cents bombes, personne ne répondit. « Je compte demain, écrivait-il, chauffer les Anglais de bonne grace ; peut-être finiront-ils par chanter sur le même ton. »

Leur résignation était inexplicable. Le 20, à dix heures du matin, au lieu de projectiles, le général français reçut deux membres du conseil britannique qui venaient en parlementaires, recommandés par une belle-fille de Dupleix, Mme Barneval, mariée à un Anglais de Madras. Les deux conseillers ayant demandé à La Bourdonnais quels étaient ses projets, il leur répondit « qu’il voulait se rendre maître de la place, que la mort seule pouvait s’opposer à cette résolution, que la raison était son guide dans les affaires d’intérêt, mais que l’honneur avait aussi ses lois, et qu’il ne pouvait les transgresser. » Les Anglais voulurent prolonger la négociation pour donner à l’escadre de Peyton le temps d’arriver ; mais La Bourdonnais ne leur accorda aucun répit, et Madras capitula le soir même, moyennant une rançon de 1,100,000 pagodes (environ 10,000,000 de francs).

Le mérite de La Bourdonnais dans cette expédition consiste dans l’audace de la descente, mérite réel, car il était impossible de s’attendre à la longanimité des Anglais ; mais Madras fut pris sans coup férir. Cette conquête, d’un effet moral supérieur à ses difficultés matérielles, fut moins le résultat des talens militaires de La Bourdonnais que l’œuvre de la politique de Dupleix. La Bourdonnais lui en rapporte l’honneur dans les lettres qu’il lui écrivit alors ; il en convient non-seulement avec la modestie d’un vainqueur signalé par de plus grands exploits, mais avec l’équité et la franchise d’un galant homme. En effet, la prise de Madras était le résultat des intelligences que Dupleix avait entretenues dans la ville par sa famille, par ses amis, et surtout par son adroite conduite avec les princes de l’Inde, dont l’alliance était la base de son système politique. Pour empêcher Anaverdykan, nabab ou gouverneur de Karnatik, de secourir Madras, il avait promis à ce chef de lui remettre la ville, dès qu’elle serait au pouvoir des Français. La prise en avait été assurée par l’inaction du nabab ; elle avait été rendue plus facile encore par le petit nombre des Anglais, et surtout par l’inconcevable mollesse de leur défense. Les embarras du siége ne furent donc rien près de ceux de la conquête.

Madras étant tombé au pouvoir des Français, la mésintelligence provoquée par le ministère éclata entre les deux gouverneurs. En faisant capituler les Anglais, La Bourdonnais avait stipulé qu’on leur rendrait la ville rançonnée et démantelée. Dupleix s’y opposa, et déclara la capitulation nulle. Non-seulement il s’opposa à la restitution de la ville, mais il exigea qu’elle fût rasée. La Bourdonnais réclama vivement contre cette violation de sa parole, et contesta à qui que ce fût le droit de disposer de Madras, sa conquête ; c’était à lui seul de décider de son sort. Dupleix répondait à La Bourdonnais qu’il n’était que le chef de l’escadre, et que ses pouvoirs cessaient avec sa victoire ; qu’un gouverneur de Bourbon et de l’Ile de France n’avait à décider de rien dans l’Inde, dont lui, Dupleix, était seul gouverneur. Tous deux soutinrent la lettre de leurs instructions, dont l’ambiguïté fallacieuse éclata dans tout son jour. Au plus fort de cette dispute, des agens de la compagnie anglaise, qui s’étaient rendus sur la fin de la capitulation, s’enfuirent, ne se croyant plus en sûreté. De ce nombre était un jeune homme employé dans les bureaux du comptoir anglais, un obscur commis qu’on appelait Clive.

La Bourdonnais se croyait maître de la situation. Non-seulement il estimait ses pouvoirs supérieurs à ceux de Dupleix, il le jugeait disgracié, perdu, parce qu’on avait déjà disposé éventuellement de son héritage. Il se croyait sûr de le remplacer dans le gouvernement de l’Inde ; mais le malheureux ne savait pas qu’on lui avait tendu un piège ; qu’à l’abri de tout revers, Dupleix avait le mot des ministres, qu’il leur avait communiqué le projet du siège de Madras, et qu’il en avait reçu, comme nous l’avons vu, l’ordre secret d’établir son autorité dans la place dès le lendemain de la conquête. Il ignorait aussi que Dupleix était indépendant du conseil supérieur de Pondichéry. Dupleix ne révélait pas le secret de ses maîtres ; mais, sûr de leur approbation, il exigeait de La Bourdonnais l’évacuation et la remise immédiate de Madras. Exaspéré, échauffé par ses officiers, se croyant dans son droit, La Bourdonnais résista. En vain Dupleix lui démontra qu’il engageait gravement sa responsabilité par des délais sans mesure et des refus opiniâtres ; il lui écrivait qu’au lieu de se laisser surprendre par la mauvaise saison à Madras, il ferait mieux de repartir sur-le-champ pour l’Ile de France, qu’en différant encore, il laisserait passer le moment opportun. La Bourdonnais exigea le maintien de sa capitulation ; il allégua son honneur ; Dupleix accusa sa cupidité, et attribua aux calculs d’un vil intérêt les imperfections d’un traité fait à la hâte. Par un emportement digne de blâme, il résolut de le faire arrêter et de l’embarquer de force ; mais La Bourdonnais prévint ce scandale, et, par une détermination également extrême, il résolut de se défendre à main armée. Voilà le fruit de la double direction donnée par le cabinet de Versailles.

Enfin, après avoir résisté aux hommes, La Bourdonnais céda aux élémens. Pour rendre son malheur complet, un ouragan détruisit son escadre dans le port de Madras. Il ne lui restait plus rien. Ses vaisseaux, son courage et son orgueil avaient disparu à la fois dans une nuit d’orage. A peine put-il sauver quelques débris de son escadre, après avoir vu d’Espreménil installé par Dupleix dans Madras, en qualité de gouverneur. Vaincu, il quitta sa conquête et l’Inde entière, pour aller se justifier en France. La destinée le poursuivit encore dans le trajet. Craignant d’être arrêté en mer, il s’échappait déguisé, lorsqu’un bateau hollandais le prit et le mena en Angleterre ; il fut reconnu à Falmouth, déclaré prisonnier de guerre et envoyé à Londres. George II, qui plus d’une fois s’était plaint de Dupleix, et qui déjà songeait à demander son rappel, reçut La Bourdonnais avec une générosité affectée. Ce ne fut pour le conquérant de Madras qu’un surcroît de misère. Devenu plus suspect par les honneurs qu’il avait reçus en Angleterre, dès son arrivée en France, il fut jeté à la Bastille. Le gouvernement punissait en lui bien moins les fautes d’un chef d’escadre que sa propre duplicité. Le cri public était d’accord avec la rigueur du ministère ; mais bientôt tout changea. La Bourdonnais devint l’objet d’une douce pitié. Il remplit la France de ses factums. Rédigés avec intérêt par un avocat habile, ils furent très recherchés dans toutes les classes de la société. On raconta que, faute de papier et d’encre, le prisonnier avait tracé sa défense avec du vert-de-gris et du marc de café sur des mouchoirs blancs, empesés dans du riz et séchés au feu. Ces détails excitèrent la curiosité ; de la curiosité à la pitié, il n’y a qu’un pas. Les mémoires de La Bourdonnais méritent cet intérêt public à beaucoup d’égards ; cependant il ne faut pas les lire sans quelque défiance. Les faits y sont souvent présentés sous un faux jour ; plus souvent encore, nous avons pu nous en convaincre, les pièces ne sont pas exactement rapportées. Mais le courage et le malheur ne perdent jamais leurs droits un penchant honorable range toujours le cœur humain du côté de l’infortune. Dupleix fut soupçonné de jalousie et de haine. Nul doute qu’il n’ait cru La Bourdonnais coupable de concussion et de faiblesse ; nul doute qu’il ne l’ait cru traître à la France ; sa conviction à cet égard était sincère et profonde, et il ne faut pas oublier d’ailleurs qu’agissant en vertu d’ordres secrets, Dupleix ne pouvait s’expliquer clairement. Incriminé, à son tour, par La Bourdonnais, il ne se défendit pas, ou n’essaya qu’une défense incomplète sous le nom de sa famille. Soutenu par la cour, qui le décora à cette occasion des cordons de Saint-Michel et de Saint-Louis, il devint facilement suspect à l’opinion. Dans les deux rivaux, l’un enchaîné, l’autre triomphant, on ne vit plus qu’un persécuteur et une victime. Malgré l’expiation que Dupleix accomplit plus tard, cette impression dure encore. Il était temps d’instruire cette cause ; nous l’avons essayé. La Bourdonnais était un marin expérimenté et hardi, un administrateur habile, un savant ingénieur ; mais il ne fut point supérieur, ni même égal, à son adversaire. Il eut en sa faveur le parti philosophique ; il eut aussi la poésie, de toutes les protections la plus sûre et la plus constante. Elle nous l’a montré, dans cette allée de lataniers que nous connaissons si bien, franchissant le seuil des deux amans, s’asseyant à leurs côtés, partageant leur repas avec une popularité simple et humaine, charmé de ne trouver que des cœurs d’or dans cette cabane dont le souvenir ne périra point, tant que vivront dans le monde civilisé l’intelligence et la grace de notre idiome. Dupleix n’eut point un Bernardin de Saint-Pierre pour consacrer sa mémoire ; le nom de La Bourdonnais est seul entouré de ce doux prestige ; mais, en lui tenant compte d’une si heureuse fortune, il ne faut pas sacrifier la justice à l’attendrissement. Dupleix fut malheureux, La Bourdonnais plus encore. De la supériorité du malheur il ne faut pas conclure à la supériorité du mérite. Les historiens anglais ont exagéré celui de La Bourdonnais pour déprécier Dupleix ; nos écrivains les ont copiés, et c’est un tort qu’ils ont souvent. Il y a entre ces deux hommes la distance du talent au génie.

Maintenant laissons la pastorale, et retournons à l’histoire. Sept jours après le départ de La Bourdonnais, Dupleix fit rendre par le conseil de Pondichéry l’arrêt qui cassait la capitulation de Madras. Trop politique, connaissant trop bien l’esprit mobile de la compagnie des Indes pour se hâter d’obéir à ses ordres, il ne rendit pas la ville au nabab Anaverdykan, et prolongea la négociation pour gagner du temps. Le nabab, impatient et irrité, vint mettre le siége devant Madras ; il fut repoussé. La possession de cette place rendait Dupleix maître de la côte de Coromandel : la défaite du nabab avait suffisamment compensé un double échec du gouverneur français devant Gondelour ; mais bientôt il eut à combattre toutes les forces de l’Angleterre. L’amiral Boscawen en était parti, vers la fin de 1747, à la tête de neuf vaisseaux de la marine royale et de onze vaisseaux de la compagnie britannique, portant quatorze cents hommes de troupes. Chargé de prendre en passant l’Ile de France ou Bourbon, Boscawen avait échoué dans cette entreprise ; mais, ayant opéré sa jonction avec Griffin, les deux escadres réunies, qui ne comptaient pas moins de trente vaisseaux, vinrent montrer dans la mer des Indes la force navale la plus formidable que la Grande-Bretagne y eût jamais envoyée. Le péril était grand pour nous ; par bonheur l’amiral Boscawen, bon marin, mais général très ignorant des localités, résolut d’attaquer Pondichéry par terre, se sépara d’une partie de son escadre qui devait le rejoindre par mer, et, avant d’aller plus loin, se mit à investir le fort d’Ariancoupang, situé sur la route de Pondichéry, et occupé par les Français. De braves officiers s’y étaient enfermés pour arrêter l’armée anglaise ; c’étaient Latouche, Laborderie, le comte d’Auteuil, le chevalier Law, neveu du célèbre financier, et avant tous, Paradis, ingénieur d’un rare savoir et militaire d’une éclatante bravoure. Les Anglais perdirent beaucoup de temps devant le fort ; même ils auraient été obligés de lever le siége, sans un accident qui nous força d’évacuer Ariancoupang. Un vaillant chevalier, un vrai paladin de la Table-Ronde, Bussy-Castelnau, dont le nom reparaîtra souvent dans ce récit, avait fait une sortie, était tombé à l’improviste sur les Anglais, et leur avait enlevé quelques prisonniers. Il rentrait dans le fort en y menant sa capture ; on s’y livrait à la joie de la victoire, lorsqu’un boulet ennemi donna dans des chariots remplis de poudre et les fit voler en l’air avec quarante-six hommes.

Un jeune officier nommé Passy et d’autres militaires distingués y perdirent la vie ; beaucoup d’autres furent brûlés et défigurés. A la vue des mutilés et des morts, la stupeur s’empara de la garnison. Un autre officier, Puymorin, ne perdit pas la tête : pour dérober aux Anglais la connaissance de cet accident, il fit redoubler le feu de la place ; mais il n’y eut pas moyen de s’opposer au découragement général. Malgré les efforts de Bussy et de Paradis, Ariancoupang fut abandonné aux Anglais après les avoir arrêtés pendant huit jours.

Dupleix avait mis cette diversion à profit pour la défense de Pondichéry ; il s’y était préparé de plus loin. Aussitôt après l’occupation de Madras, il avait jugé inévitable un coup de main sur le chef-lieu de la compagnie française dans les Indes. Depuis dix-huit mois, Pondichéry était disposé pour une vigoureuse résistance ; Dupleix y avait renfermé une quantité prodigieuse de bestiaux, de grains et de vivres de toute espèce. On avait élevé des batteries masquées dans la plupart des courtines ; de longues allées d’arbres, d’immenses jardins, riante ceinture de la ville, étaient tombés sous la hache par l’ordre du gouverneur. Paradis le secondait. Présent partout, Dupleix était à la fois administrateur, munitionnaire, artilleur, ingénieur et général[8]. Du haut d’un bastion, il dirigeait lui-même tous les mouvemens de la défense, et donnait ses ordres à Paradis. L’impéritie de Boscawen, qui s’était vanté d’emporter Pondichéry en huit jours, égala sa présomption : n’agissant que sur de très mauvais renseignemens, il avait attaqué la place par le nord-ouest, et, après avoir essuyé le feu des Français avec perte, il s’était vu forcé de se retirer devant l’obstacle d’un marais impraticable qu’il avait négligé de reconnaître. Le lendemain, il ouvrit un feu très vif contre la ville ; mais, comme les Anglais tiraient fort mal et de très loin, ils ne réussirent qu’à tuer une vieille femme qui s’était trop avancée dans une rue. Alors Boscawen essaya de soulever les Indiens des environs, sous prétexte qu’une de leurs pagodes avait été détruite dans les fortifications de la ville. Quelques pauvres gens se joignirent à lui ; ce fut un faible secours : découragés, décimés par les maladies, accablés par les pluies, les Anglais se hâtèrent de se rembarquer, et le triomphe des Français aurait été complet s’ils n’avaient pas eu à regretter la perte de Paradis, de ce chef que blancs, noirs et mulâtres, Indous et Mogols, suivaient au pas de course en criant avec enthousiasme : Paradis jusqu’en enfer !

Enfin la France dominait dans les Indes ; l’astre de l’Angleterre pâlissait devant le nôtre. C’était un évènement capital que cette levée du siège de Pondichéry, attaqué pendant cinquante-six jours, dont trente-huit de tranchée ouverte, par des forces de terre et de mer supérieures à tout ce qui avait paru jusqu’alors dans ces contrées. Non-seulement 1,400 Français et 2,000 Asiatiques à leur solde avaient repoussé 3,000 Anglais ou Hollandais de troupes de débarquement, 1,800 matelots exercés pour combattre à terre, et plus de 10,000 hommes de troupes indigènes ; mais les assiégés, au lieu de se renfermer dans leurs murs devant des forces et une artillerie si supérieures indépendamment de celles qui les attaquaient du côté de la mer, avaient défendu les approches de la place et acculé l’ennemi dans ses retranchemens.

Ce succès était d’autant plus grand que les suites d’une défaite auraient été incalculables. En effet, qu’on suppose Pondichéry emporté, que seraient devenues les cargaisons dont les magasins de la compagnie étaient encombrés, les fonds déposés dans l’hôtel de sa monnaie[9] et accumulés dans ses caisses, toute son artillerie, les munitions de guerre et de bouche dont la place se trouvait abondamment pourvue, sans compter les amas de diamans, de pierreries, de perles, les riches brocarts, les mousselines, l’or ouvragé, l’or en lingot, l’or sous toutes les formes, enfin la fortune du gouverneur, celle même des principaux Arméniens, Juifs, Maures, Banians, composant plus de 100,000 habitans qui vivaient à l’abri du pavillon blanc et payaient des droits à la compagnie ? C’eût été la ruine d’une colonie acquise avec tant de labeurs et de soins, la ruine des Français dans l’Inde. Un vainqueur jaloux et violent, sous prétexte de représailles, n’aurait pas manqué de détruire de fond en comble un établissement dont il voyait à regret la prospérité et la splendeur. Heureusement il n’en fut pas ainsi. C’était la France qui triomphait ; les princes de l’Indostan ne connaissaient plus qu’elle. Depuis le Grand-Mogol lui-même jusqu’aux derniers nababs, tous avaient envoyé des ambassadeurs chargés de présens complimenter Dupleix, et c’est au milieu de cette cour asiatique, c’est au bruit des mousquetades, des cloches sonnant à grande volée, au chant triomphal du Te Deum, qu’il reçut du cabinet de Versailles l’ordre de rendre immédiatement Madras aux Anglais.

La France et l’Angleterre s’étaient réconciliées. Au plus fort de nos conquêtes, après les victoires de Fontenoy, de Lawfeldt et de Berg-op-Zoom, le gouvernement français n’avait pensé qu’à la paix. Louis XV lui-même, sur le champ de bataille de Lawfeldt, avait fait venir en sa présence le général anglais Ligonier, prisonnier de guerre, issu d’une famille française. Là, dans un entretien particulier, le roi fit des ouvertures de paix : noble proposition adressée sur le champ de bataille par un monarque victorieux à un chef ennemi qui avait rendu son épée ; plus noble contraste d’un roi de France tendant la main à un sujet rebelle, presque au même moment où le roi d’Angleterre livrait à d’affreux supplices les partisans de Charles-Édouard, leur arrachant le cœur de la poitrine et leur faisant battre et rougir les joues avec ce viscère ensanglanté ! Mais, ainsi qu’il arrive souvent et à toutes les époques, les ministres ne tardèrent pas à compromettre la pensée du roi en l’exagérant ; ils parlèrent un langage de vaincus pressés d’en finir à tout prix. Le marquis de Puisieux, secrétaire d’état des affaires étrangères, déclara à lord Sandwich qu’il désirait passionnément la paix, et lord Sandwich, qui la désirait peut-être autant que lui, se garda bien de la demander avec autant de passion. Dans l’empressement du cabinet à rendre inutiles les succès de la France, on allait jusqu’à vouloir acheter la paix à beaux deniers comptans : on imagina d’offrir de l’argent à la favorite de George II ; mais le cabinet de Versailles en fut détourné par un de ses avens qui exprima son opinion d’une manière piquante[10]. « Mme la comtesse d’Yarmouth, écrivait cet agent au ministre, est une femme très raisonnable, fort douce et peu entreprenante ; elle est tendrement aimée du roi d’Angleterre. Cependant il lui donne peu, et elle ne serait pas inaccessible à l’argent ; mais, comme elle n’est pas intrigante, elle ne s’est jamais appliquée à entrer les affaires. D’ailleurs elle courrait grand risque si les ministres savaient qu’elle s’en mêlât d’aucune façon ; les ministres d’Angleterre ne souffrent pas que le crédit des maîtresses s’étende sur les affaires politiques ni sur celles du parlement. »

Après cette leçon de politique constitutionnelle donnée à l’amant de Mme de Châteauroux, il fallait recourir à d’autres voies. Embarrassé de ses victoires, le gouvernement français ne négligea rien pour obtenir la paix. Les préliminaires en furent arrêtés d’un commun accord.

Quoique les plénipotentiaires anglais les eussent signés, leur attitude était restée menaçante ; ils se plaignirent de la lenteur du ministère à ordonner la démolition des batteries de Dunkerque. Le cabinet de Versailles se hâta d’ordonner cette démolition, ou du moins d’y mettre la main avant la signature définitive du traité. « Ce bruit, écrivait le ministre des affaires étrangères, ne peut produire qu’un bon effet[11]. »

Le cabinet anglais ne s’en montrait pas plus accommodant dans les affaires de l’Inde : malgré les négociations pacifiques, il armait toujours ; mais, tout en armant, il protestait à la cour de France qu’elle ne devait en prendre aucun ombrage. « Il n’y avait rien là qui dût l’inquiéter, bien au contraire ; elle devait même en savoir gré au gouvernement britannique. La compagnie anglaise demandait qu’on renforçât la station, uniquement pour protéger son commerce contre les pirates ; la France elle-même tirerait avantage de ce surcroît de forces ; tout était donc profit pour elle dans les armemens de l’Angleterre[12]. Cette cordialité ironique produisit immédiatement son effet : le cabinet français prit peur ; des ordres contraires aux premiers furent envoyés en toute hâte à Dupleix. On se rappelle qu’au moment même où il était enjoint par le ministère à La Bourdonnais de ne conserver aucune conquête, Dupleix avait reçu l’ordre de garder Madras, d’en détruire les fortifications, et d’en faire ensuite un échange avantageux avec Anaverdykan, nabab de Karnatik. Maintenant tout était changé ; Dupleix ne devait plus traiter avec le nabab ; il devait garder Madras, mais pour le rendre aux Anglais, sans attendre même que ceux-ci nous eussent restitué les places ou pays qu’ils auraient conquis sur nous[13]. Pour plus de célérité, ces nouvelles dépêches furent expédiées à Pondichéry par la voie de Constantinople, Alep et Bassora. L’ordre de rendre Madras avait accablé Dupleix, et certes, il n’en fut pas consolé par le titre de marquis qu’une ordonnance royale lui concéda, ainsi qu’à sa famille, même dans la ligne collatérale à défaut de descendans directs[14].

Dans une déclaration : du 8 juillet 1748, signée à Aix-la-Chapelle par les plénipotentiaires de la France, de la Grande-Bretagne et de la Hollande, il avait été convenu que les conquêtes faites dans les Indes occidentales avant ou depuis le 30 avril seraient rendues dans l’état où elles se trouveraient au 31 octobre. Par le traité définitif, toutes les conquêtes faites dans les Indes pendant la guerre furent réciproquement restituées ; on y ajouta même, par l’article 9, qu’elles seraient remises sur le pied qu’elles étaient ou devaient être avant la première guerre[15]. Cette rédaction louche et barbare semblait appeler de nouvelles contestations qui ne tardèrent pas à naître en effet, car la paix d’Aix-la-Chapelle, signée le 18 octobre 1748, ne fut, à proprement parler, qu’une trêve.


III

Le vaste continent de l’Inde présentait alors le spectacle qu’avait donné l’Europe dans le moyen-âge, lorsqu’après la mort de Charlemagne des souverainetés nombreuses s’étaient rangées autour des césars germaniques, vassales de nom, indépendantes de fait. Immobile à Delhy, le Grand-Mogol voyait les plus puissans omrahs accourir de tous les points de l’Indostan pour lui arracher à prix d’or le firman qui légitimait leur pouvoir ; mais sitôt qu’ils avaient obtenu cette investiture, indispensable dans l’opinion du peuple, ils retournaient dans leurs provinces, où ils régnaient sans contrôle : l’empereur n’était plus à leurs yeux qu’un chef nominal et symbolique. C’est en vrais souverains que sous le nom de soubadars ou vice-rois ils exerçaient, à leur tour, une suzeraineté immédiate sur les nababs ou gouverneurs, qui, dans les limites de leur autorité, se rendaient presque aussi indépendans des soubadars qu’eux-mêmes l’étaient du Grand-Mogol. Une faiblesse générale, quoique résultant des institutions même de cet empire, ne l’avait cependant envahi que par une marche lente et progressive. L’Inde, gouvernée par des hommes habiles et forts, politiques et courageux, avait opposé deux cents ans le palliatif des caractères à l’infirmité des lois.

Pendant la durée du XVIe et du XVIIe siècle, rien n’avait arrêté les triomphes de la race mogole, de la race conquérante issue de Tamerlan. Elle avait brillé de l’éclat le plus vif et le plus varié. A la gloire des entreprises guerrières, elle avait joint le prestige de la poésie et des arts. Beber, Humayon, Akbar, remplirent l’Asie du bruit de leur nom. Ils réunissaient tous les contrastes ; ils étaient en même temps loyaux et perfides, cruels et magnanimes, barbares et civilisés, remplis à la fois d’activité et de mollesse. Tantôt ils couraient d’un bout à l’autre de la presqu’île, subjuguant les rajahs indigènes, détruisant sur leur passage tout, hors les mœurs indestructibles de l’Inde et sa religion plus opiniâtre encore ; tantôt ils passaient des heures, des jours, des années, à l’ombre des palmiers, au bruit des fontaines, au milieu des femmes et des poètes qu’ils égalaient, non du droit de tout souverain métromane, mais de toute la supériorité d’un génie réel et sincère. L’un d’eux avait fait graver ces mots sur une colonne « Qu’on me donne du vin et de belles filles ; sachez en jouir, Beber, pendant qu’il en est temps encore ; quand la jeunesse est évanouie, c’est pour ne plus revenir. » Et ce Beber était un conquérant, un législateur, le vrai fondateur de la dynastie mogole, qu’Aurengzeb porta depuis à son apogée. Par une loi commune et probablement nécessaire, la décadence s’y cachait sous la grandeur. Aurengzeb, malgré toute sa puissance, n’avait pu détruire la religion brahmanique ; il avait vainement essayé de dompter les Marattes, belliqueux montagnards, les klephtes de l’Indostan. En considérant son règne dans son ensemble, à part le parricide et tant d’autres crimes exclusivement asiatiques, on retrouve quelque chose de son contemporain Louis XIV dans cet Aurengzeb, le plus imposant, le plus intolérant, le plus redoutable des monarques de l’Inde ; et par une coïncidence singulière, dans Mohamed-Schah, l’un de ses successeurs, l’Inde du XVIIIe siècle eut à son tour un Louis XV. Ce Louis XV avait eu aussi son Fontenoy. Dans une bataille décisive, au début de son règne, Mohamed tua de sa main le chef de l’armée ennemie. Après cet éclair d’énergie, sa vie, comme celle du roi de France, s’était éteinte dans la paresse et dans les plaisirs ; également molle et oisive, elle fut cependant plus agitée.

Le Grand-Mogol, endormi sur son trône d’or massif tout ruisselant de diamans et de perles, gardé par une armée innombrable d’archers et d’éléphans ; les omrahs prosternés aux pieds de l’idole, le front dans la poussière ; sous des tours couvertes de lames d’or, des caves voûtées regorgeant de lingots, d’argent monnayé, de pierres de toutes couleurs d’un prix inestimable ; plus loin, dans les plaines immenses, dans les jungles épaisses, autour des pagodes larges et hautes comme des cités, la race conquise et indigène, remplie d’un mépris silencieux pour les races étrangères et conquérantes, leur opposant non pas le nombre d’une population décuple, mais une force d’inertie bien autrement puissante, conservant intacts ses castes et son mysticisme, ne se laissant entamer ni dans l’orgueil de ses brahmes, ni dans l’extase de ses fakirs, accomplissant avec une exactitude imperturbable les rites de la trimourty au bruit des guerres intestines entre nababs et soubadars ; ceux-ci indépendans de la cour de Delhy dans leurs vice-royautés ou leurs gouvernemens, seuls maîtres du sol, à l’exception de quelques petits rois du pays ; plus loin encore, sur la côte de Coromandel, sur un point extrême de la presqu’île, des comptoirs anglais, portugais, hollandais, français, vivant dans une paix précaire, déjà pleine de jalousie et de haine : tel est l’état dans lequel Dupleix avait trouvé l’Indostan.

De tous les grands vassaux, le plus puissant alors était le soubadar ou vice-roi du Dekhan, contrée qui, depuis le fleuve Krishna jusqu’au cap Comorin, comprend tout le midi de la presqu’île, compte une population de 26 millions d’habitans[16], un revenu de 14 millions de francs, et commande à cinquante rajahs, à trente nababs, entre autres au nabab de Karnatik. C’est dans le ressort de cette province qu’étaient, placés le comptoir anglais de Madras et le comptoir français de Pondichéry. Celui qui gouvernait alors le Dekhan, vice-royauté la plus importante et la plus vaste de l’Inde, était un vieillard hideux, contrefait, souillé de trahisons et de crimes ; mais par son génie, oublié de l’histoire, il n’était pas inférieur à l’homme extraordinaire qui, de nos jours, sous les vains noms de tributaire et de vassal, siège en vrai monarque sur le trône des pharaons. Le vice-roi du Dekhan se nommait Nizam-el-Molouck. C’était son nom, ou plutôt celui de sa dignité, car c’est ainsi qu’il est toujours désigné par les historiens, qui, grace au ciel, ne sont point forcés de l’appeler de son vrai nom, Tschyn Kelitch Khan. Indigné de la lâcheté du Grand-Mogol, cause de la décadence de l’Indostan, éclairé d’ailleurs sur les malheurs publics par des griefs particuliers, Nizam eut l’audace de recourir à un remède héroïque. Pour infuser un sang nouveau dans le vieil empire, il provoqua en 1738 l’invasion de Thamas-Koulikan, berger du Khorassan qui, après avoir détrôné la dynastie des Sophis et battu les Turcs, s’était fait schah de Perse. Thamas n’eut pas de peine à pénétrer dans l’Inde. La frontière du côté de la Perse était entièrement découverte ; les défilés de Kaboul n’étaient point gardés ; Nizam, qui avait feint de marcher contre Thamas, lui avait ménagé une entrée facile. Il avait surtout contribué à rendre tout accommodement impossible en dictant au Grand-Mogol des lettres insolentes. Le schah s’en irrita ; après une course rapide sur une route teinte de sang, il fondit comme un ouragan sur l’Inde. Grace à Nizam, le Mogol reposait tranquille, ne s’attendant à rien. La perfidie du visir, la lâcheté des courtisans et l’insouciance de tous l’avaient laissé dans une ignorance complète. « Un berger du Khorassan, disait la cour de Delhy, oserait-il jamais s’attaquer au roi des rois ? » Nizam riait plus haut que les autres. L’audace du Persan eut un prompt succès. Sans se donner même la peine de vaincre le Mogol dans une bataille, Thamas le fit venir dans son camp. Là, après lui avoir donné un grand festin, il demanda à ce successeur de Tamerlan comment il avait été assez stupide pour laisser venir les Persans jusqu’aux portes de sa capitale au lieu de marcher contre eux, et surtout comment il avait eu la folie plus grande encore de se mettre à la discrétion de son ennemi. « Au surplus, ajouta-t-il, je n’ai pas de mauvais desseins, je le jure par le Koran ; je vois que vos sujets sont des lâches, cela me suffit ; je vous ferai une visite à Delhy, que je suis curieux de voir, puis je m’en retournerai chez moi. » Cette visite eut lieu en effet ; elle fut le signal d’un massacre, mêlé de viol et d’incendie, qui dura depuis l’aurore jusqu’à midi. Delhy nagea dans le sang ; elle ne s’en est jamais remise. Thamas présidait au carnage du haut d’une terrasse, un sabre à la main. Après avoir levé une contribution de plus d’un milliard de francs, il retourna en Perse, et, joignant une froide ironie à une cruauté impitoyable, il conseilla au Grand-Mogol de prendre bien garde à son visir le Nizam-el-Molouck, trop rusé pour un sujet. Après ces scènes horribles que lui-même avait provoquées, Nizam eut l’impudence de venir demander en pompe au Grand-Mogol l’investiture du Dekhan. Il l’obtint et s’achemina ensuite tranquillement vers sa vice-royauté. Mohamed, ne pouvant le punir, fut contraint de recevoir Nizam avec bonté ; quelque temps après, il en mourut d’humiliation et de chagrin.

Dupleix, alors gouverneur de Chandernagor, bien informé de toutes les affaires de l’Asie par sa vaste correspondance, avait fait avertir secrètement le divan de Delhy de la perfidie du Nizam et de l’invasion prochaine de Thamas-Koulikan. Cette invasion ne s’était pas étendue jusqu’aux comptoirs anglais et français dans la partie méridionale de la péninsule ; à l’abri du danger, ces comptoirs avaient vaqué à leurs occupations habituelles. Soit force de l’habitude, soit magie du trône, les étrangers établis dans l’Inde n’avaient rien perdu de leur respect superstitieux pour le gouvernement central. Quoique rudement frappé par la main d’un chef de brigands, c’était toujours le Grand-Mogol, le successeur de cet Aurengzeb, qui avait forcé les Anglais à lui demander pardon à genoux, et dont le souvenir était encore dans tous les esprits. L’invasion de Thamas avait bien un moment rompu le charme ; mais, le péril passé, on n’y voyait plus qu’une sorte de razzia, qui n’avait guère laissé d’autres traces que la ruine d’une capitale et la perte d’un trésor. Personne n’osait donc attaquer l’empire fondé par Tamerlan ; il semblait dans toute sa force ; on le croyait vivant parce qu’il n’était pas tombé. Dupleix ne partageait point cette illusion. Seul, il ne croyait plus à la puissance indienne, moins par suite des pertes qu’elle avait essuyées qu’à cause de sa constitution même. Tout le faste oriental ne pouvait déguiser cette décadence à des yeux tels que les siens.

L’influence, dans cette partie du monde, appartenait alors uniquement à la France. L’Angleterre, à peine remise des angoisses intérieures d’un établissement dynastique violemment combattu, mal servie par ses agens dans l’Inde, affaiblie d’ailleurs par les succès de Dupleix, ne pouvait prétendre à la domination. Dupleix résolut d’en réserver le monopole à la France ; mais, pour réussir dans ce dessein, il ne suffisait pas d’un commerce borné et rare : il fallait en appeler à la conquête, à une large extension territoriale. Comment y parvenir ? En se mêlant des querelles intérieures des princes indous, en soutenant un parti contre l’autre, en échangeant des cessions de territoire contre des services rendus par la force des armes.

Les princes indiens, nababs ou paliagars, pouvaient mettre trois cent mille hommes et cent mille chevaux en campagne. Les chevaux étaient mal nourris, les hommes mal armés : ils n’avaient que des piques, des poignards, des mousquetons, de mauvais sabres, quelquefois un simple fouet ; mais, bêtes et gens, tous étaient également prompts, infatigables, d’une patience et d’une sobriété merveilleuses. C’était là leur force. Quant au bon ordre, nulle possibilité de l’établir dans leurs armées ; elles étaient toujours pleines de femmes, de fakirs, d’astrologues et de bouffons. La hiérarchie des rangs n’était pas mieux observée. Les soldats mettaient sans cesse les officiers aux arrêts ; les chefs ne savaient ni camper, ni s’approvisionner, ni se battre ; ils poussaient au hasard devant eux des masses indisciplinées et confuses. Pour intervenir avec efficacité dans leurs affaires, il fallait leur opposer ou leur prêter des troupes instruites à l’européenne ; la victoire se rangerait avec certitude du côté où se trouverait la discipline. Pénétré de cette pensée, Dupleix ne négligea rien pour instruire non seulement les Français placés sous ses ordres, mais les Indiens, les Caffres, les mulâtres, dont il fit des troupes régulières sous le nom de Cipayes. En les envoyant au secours d’un parti, il décidait la défaite du parti ennemi ; il assurait aussi à la compagnie des cessions de territoire, sans que la guerre coûtât une obole aux actionnaires, puisque c’étaient les princes indigènes qui devaient en payer les frais. Cette politique, qui sembla hasardée, n’était au fond que raisonnable ; il n’y avait pas d’autre moyen de conserver nos possessions dans l’Inde. Dupleix s’était convaincu, après un examen très attentif, que le commerce, réduit à lui-même, ne pouvait être d’aucun profit, à cause des entraves de tout genre que les Indiens y apportaient, des droits dont les marchandises se trouvaient frappées et qui absorbaient les bénéfices, des extorsions sans fin et sans terme des rajahs, nababs, zemindars, et surtout à cause de la nécessité d’entretenir des troupes pour la défense des comptoirs. Il n’y avait donc pas de milieu entre la conquête ou l’abandon.

Ce plan ne pouvait être accompli avant la mort de Nizam-el-Molouck. Le vice-roi du Dekhan était trop bien maître dans sa province, qu’il gouverna, fort au-delà du terme ordinaire de la vie humaine, avec autant de modération qu’on peut en attendre d’un despote oriental, et avec beaucoup de prudence et de sagesse, tenant la balance entre les diverses nations étrangères dont les comptoirs étaient placés sous sa protection. Il était également aimé, ou du moins recherché, considéré et craint des Anglais et des Français. Dupleix vivait avec lui dans les termes d’une déférence amicale, et lui témoignait son respect par des présens d’une valeur proportionnée à la puissance du soubadar. Nizam-el-Molouck mourut à l’âge de cent sept ans. Dans ces étranges contrées, tout est merveilleux, même la durée de l’existence. La faiblesse et la force y sont également sans mesure. L’homme s’y consume ou s’y trempe à un soleil excessif comme ses passions.

Tant que le vieux Nizam avait vécu, les desseins du gouverneur français de Pondichéry ne pouvaient pas être réalisés ; mais, mûris, en silence dans la prévision de sa mort, ils trouvèrent une application immédiate. Dupleix avait fondé sur la conservation de Madras l’espoir non chimérique de l’expulsion des Anglais hors de la presqu’île méridionale de l’Inde. Déçu dans ses espérances par la faiblesse du cabinet de Versailles, il ne renonça pas à ses desseins, mais il leur donna un autre aliment. Si Madras lui échappait, le Dekhan restait ouvert devant lui : ce fut là qu’il résolut de trouver une ample indemnité.

Nizam-el-Molouck avait laissé un fils nommé Nazyr, et un petit-fils appelé Mursapha. Né d’une de ses filles et d’un barbier favori, ce jeune homme avait été l’appui et l’amusement de la vieillesse centenaire du soubadar ; Nazyr, au contraire, s’était révolté contre son père, qui l’avait déshérité au profit de son petit-fils. Voilà du moins ce qu’alléguaient les partisans de Mursapha. La puissance qui protégerait cet héritier douteux obtiendrait tout de lui. D’un coup d’œil rapide, Dupleix embrassa la situation ; il n’hésita pas à reconnaître les prétentions de Mursapha, d’autant plus que les Anglais s’étaient déclarés pour Nazyr. Il ne posa pas la question avec cette simplicité un peu nue ; il soutint toujours que Mursapha était seul légitime, qu’il fondait ses droits sur le testament de son aïeul Nizam, qui avait exclu Nazyr. Celui-ci, de son côté, attaquait ce testament, dont il contestait même l’existence, et comme la légitimité de ces vice-rois ne dérivait en droit que d’un firman du Grand-Mogol, comme chacun des compétiteurs en avait obtenu un, probablement à prix d’argent, il était assez difficile de prononcer entre eux. Au fond, Dupleix s’attachait peu à leur légitimité, il voyait dans Nazyr un soubadar anglais, dans Anaverdykan un nabab anglais ; il voulait susciter contre eux un soubadar et un nabab français. Il était persuadé que les Anglais ne laisseraient pas échapper cette occasion d’intervenir puissamment dans les affaires intérieures des princes indous, et qu’ils prendraient parti dans leurs querelles pour obtenir des concessions de territoire, en échange des soldats qu’ils leur auraient prêtés. Dans une telle prévision, il se mit en mesure d’appliquer immédiatement cette politique, et résolut de prendre l’initiative, tant il craignait d’être devancé par les Anglais. Sa crainte était prématurée ; l’Angleterre ne pensait pas encore à la conquête de l’Inde. Absorbée par un commerce routinier, elle n’avait pas songé à profiter des dissentimens qui venaient d’éclater entre les principaux nababs ; elle avait même poussé l’insouciance ou la circonspection jusqu’à faire retourner en Europe, après la levée du siége de Pondichéry, la flotte de l’amiral Boscawen. À cette époque (1748 à 1750), elle n’avait pas encore compris le système qui lui a donné et qui lui assure l’empire de l’Asie. Elle ne s’était pas inoculé ce glorieux plagiat ; elle n’en avait pas même découvert le principe élémentaire. Cette pensée était née dans une tête française ; un cœur français l’avait nourrie. Les marchands anglais, dans l’Inde, n’avaient encore ni l’intelligence ni le goût de la conquête ; aussi, malgré la prévoyance de Dupleix, qui s’attendait à les combattre, ils ne donnèrent aux chefs indiens de leur parti que des secours précaires et insuffisans. Toutefois, ils soutenaient le vieil Anaverdykan, et c’est en prêtant appui à ce nabab qu’ils créaient un véritable danger pour nos intérêts dans l’Inde. Le choix du soubadar ou vice-roi du Dekhan ne touchait la France que d’une manière indirecte et éloignée, mais il lui importait beaucoup de n’avoir pas contre elle le gouverneur ou nabab du Karnatik, province située à l’extrémité de la presqu’île où se trouvait Pondichéry, chef-lieu de tous les comptoirs français. Or, comme le soubadar du Dekhan est le suzerain du nabab de Karnatik, il était essentiel que ce vice-roi fût notre protégé et même notre créature, afin de nous aider à renverser le nabab Anaverdykan, devenu l’ennemi de la France et l’allié des Anglais depuis que Dupleix avait refusé de lui livrer Madras. Il fallait lui opposer un compétiteur. Ce compétiteur était tout trouvé. C’était un prince mogol nommé Chundasaëb, issu de l’ancienne famille des nababs du pays dépossédée par Anaverdykan. Chundasaëb avait eu des rapports d’amitié avec le prédécesseur de Dupleix et avec Dupleix lui-même. Maintenant il languissait prisonnier des Marattes, qui l’avaient jeté dans les fers pour venger une reine de leur race, égorgée et séduite par cet Indien. Ses mœurs, on le voit, n’avaient rien de doux ni de facile. Chundasaëb n’en était pas moins un des plus civilisés parmi les princes de l’Indostan ; cruel quelquefois et fin jusqu’à la ruse, comme la plupart de ses compatriotes, il n’était incapable ni de générosité ni de reconnaissance. Du fond de sa prison, Chundasaëb n’avait cessé de correspondre avec Dupleix, ou plutôt avec sa femme. Elle se nommait Jeanne de Castro ; c’était une créole, Portugaise d’origine, veuve d’un négociant français. Douée de beaucoup d’adresse et de courage, prodigue de ses richesses et de son dévouement, très accoutumée aux nombreux dialectes de l’Inde, elle avait puissamment secondé Dupleix dans tous ses desseins. Peut-être même avait-elle éveillé son ambition. Connue, estimée, recherchée des divers dynastes de la presqu’île, traitée par leurs femmes comme leur égale, elle n’était point pour eux une étrangère. Sa renommée s’étendait dans tout le continent indien, non pas sous son nom européen de marquise Dupleix, mais sous le nom à moitié indigène de Joanna Begum, la princesse Jeanne. Elle était désignée ainsi de Chandernagor à Delhy et de Pondichéry à Benarès.

Opposer Chundasaëb à Anaverdykan fut donc la pensée-mère du gouverneur français ; de là à reconnaître Mursapha pour vice-roi du Dekhan, il n’y eut qu’un pas. Nazyr était le protégé des Anglais et le protecteur d’Anaverdykan ; Nazyr et Anaverdykan devenaient nos ennemis directs. Dupleix, décidé à les combattre l’un après l’autre, commença par le vassal. Ayant donné des troupes à Chundasaëb, délivré par son influence et par son or, Dupleix le lança contre son rival. La rencontre fut sanglante et décisive. Portés sur des éléphans, les deux nababs se heurtèrent dans la mêlée. Anaverdykan, toujours intrépide, mais âgé de plus de cent ans, fut renversé dans le choc et roula du haut de son énorme monture avec sa tour et son drapeau. Le butin fut considérable ; une caisse militaire abondamment garnie, une profusion de bijoux, d’armes, des approvisionnemens de toute espèce, des chevaux, des chameaux, soixante éléphans, devinrent le prix de cette première victoire, dont l’influence morale surpassa encore les résultats matériels. Les noms de nos officiers, populaires dans l’Inde entière, retentirent jusqu’à la cour de Delhy, et tout Français fut désormais chez les grands vassaux du Mogol ce qu’avait été un Romain à la cour de Prusias ou d’Attale. Les plus fiers Indiens ne rencontraient pas un simple soldat français sans lui donner respectueusement le salam. Chundasaëb, rempli d’une juste reconnaissance, accorda à la compagnie française la ville de Vilnour et toutes ses dépendances, consistant en quarante-cinq aldées ou villages qui bordent le territoire de Pondichéry, avec la ville de Masulipatam, où d’habiles ouvriers travaillaient ces précieuses mousselines et ces toiles peintes recherchées alors dans les deux mondes, et qui n’avaient pas encore été imitées par l’industrie européenne.

Au bruit de la défaite d’Anaverdykan, les Anglais se réveillèrent ; non-seulement ils reconnurent son fils Méhémet-Aly pour son successeur, mais ils appelèrent du fond de l’Inde le soubadar de leur choix, Nazyr, qui fondit sur le Karnatik à la tête de trois cent mille hommes, de huit cents pièces de canon, et de treize cents éléphans. Mérémet-Aly conduisit six mille chevaux au secours de Nazyr. C’était un coup funeste pour Dupleix ; l’armée de Nazyr était nombreuse et l’invasion inattendue. Pour comble de danger, le découragement et l’indiscipline avaient pénétré dans le camp français. Treize officiers avaient jeté bas les armes, entraînant les troupes et demandant à grands cris l’arriéré de leur solde ; Européens et Asiatiques, tous avaient abandonné Dupleix ; Mursapha lui-même, le soubadar français, courait implorer la clémence de son rival et recevait des fers au lieu d’un pardon. Dupleix était seul, une bataille devenait inévitable. Elle menaçait d’une défaite certaine Dupleix et ses alliés ; mais il ne s’en émeut pas, il conserve toujours le calme et l’espérance. Malgré le péril, il ne faiblit ni ne recule, et ne transige pas avec la révolte ; il casse les officiers rebelles, mais en même temps il sacrifie une partie de sa fortune à l’honneur de ses armes. Rien ne lui coûte pour étouffer la rébellion, il jette les millions comme dans une fournaise. Forcé d’ajourner la victoire, il veut la ressaisir par la négociation ; il envoie des émissaires au camp du vainqueur avec des propositions trop défavorables pour être acceptées, mais assez modérées en apparence pour être discutées pendant huit jours. C’était du temps, et Dupleix ne demandait que du temps, il l’obtint et le mit à profit. Peut-être n’en crut-il pas uniquement les conseils d’une droiture scrupuleuse. Tandis qu’il feignait de négocier avec Nazyr, Latouche tombait à l’improviste sur le camp du soubadar et ne s’en échappait qu’en marchant sur le corps de quinze cents Indiens égorgés dans la sécurité du sommeil et dans les lourdes hallucinations de l’opium. Les Français ne perdirent que trois hommes dans cette expédition nocturne, exécutée avec une intrépidité rare. Comme en se jouant, et en moins de quelques jours, les lieutenans de Dupleix emportèrent d’assaut Trividi et Gingi, forteresses des Marattes, jusqu’alors réputées imprenables. Les négociations marchaient parallèlement avec les hostilités.

Nazyr ouvrit enfin les yeux et résolut de combattre ; la bataille était perdue d’avance, les nababs étaient gagnés par Dupleix. Dès le commencement du combat, ils se rendirent tous à la seule vue du drapeau français ; c’était le signal convenu. Nazyr, furieux, accabla d’outrages ceux qui l’entouraient et leur ordonna d’aller lui chercher la tête de Mursapha ; ils lui répondirent par des coups de flèches, le renversèrent, le mutilèrent, et ce fut Mursapha délivré qui reçut la tête de Nazyr.

Dupleix était le maître de l’Inde méridionale. Mursapha reconnut qu’il lui devait tout, et vint dans Pondichéry même rendre hommage à son libérateur. La cérémonie de son couronnement y fut célébrée avec une pompe tout asiatique. Dupleix et Mursapha entrèrent à Pondichéry dans le même palanquin ; puis, assis sur un trône à la vue d’un peuple immense, ils échangèrent leurs épées et leurs coiffures ; l’Indien se couvrit du chapeau du gouverneur, qui ceignit le turban royal. Chundasaëb se jeta éperdu dans les bras de Dupleix. Malgré la gravité dont un Asiatique ne se départ jamais, il se sentait si exalté qu’il marchait comme un Franc[17].

Dupleix, il faut en convenir, se plaisait dans cette pompe. Souvent, revêtu du costume indien, il donnait audience du haut d’un éléphant richement caparaçonné. Un tel faste lui a été amèrement reproché ; peut-être était-il excessif, mais serait-il donc impossible de le justifier ? Ne doit-on y voir que l’enivrement d’une vanité puérile ? L’Inde change-t-elle jamais ? Après trois mille ans veut-elle de nouvelles séductions et de nouveaux prestiges ? Il ne faut pas comparer à Alexandre l’agent d’une compagnie marchande, fût-il un grand homme ; mais on ne peut s’empêcher d’observer que la France de Voltaire blâma, dans cette circonstance, la politique que la Grèce d’Aristote poursuivit jadis de son indignation et de ses sarcasmes. Accordons cependant aux adversaires de Dupleix qu’il poussa trop loin l’application de ce système. Peut-être aurait-il pu éviter de prendre personnellement les titres de nabab, de bahadour, de kamanssoubdar, de faire frapper des médailles à sa propre effigie, d’élever une colonne à son honneur, et surtout de jeter les fondemens d’une ville sous le nom de Dupleix-Fatahabad, la victoire de Dupleix.

Une faveur plus sérieuse couronna tous ses succès : Mursapha déclara Dupleix lui-même nabab de Karnatik ; Chundasaëb, revêtu de cette nababie, ne fut plus alors que le délégué du gouverneur, en d’autres termes, le vassal direct de la France. Ce résultat, quoique brillant, n’était ni sans exagération ni sans danger : il paraissait difficile que l’Angleterre et la Hollande consentissent à voir leurs comptoirs dépendre de la suzeraineté immédiate d’un Français ; mais Mursapha ne voulut pas mettre de bornes à sa reconnaissance, il appela désormais Dupleix son frère, et fit avec lui un pacte de fraternité. Ce n’était pas, comme on pourrait le croire, un acte allégorique et sentimental, mais un traité en bonne forme, que nous avons sous les yeux. Si Dupleix y gagna des emplois, des distinctions et un grand accroissement de fortune, la France y gagna le triangle méridional de l’Inde. La mort de Mursapha suspendit ces progrès. Vainqueur de ses ennemis, maître de la vice-royauté du Dekhan, aussi puissant que son aïeul Nizam-el-Molouck, Mursapha périt dans une émeute. Il venait de la dompter ; plongeant les pieds de son éléphant dans le sang des rebelles, le soubadar jouissait de sa vengeance ; déjà il tournait la tête vers ses timbaliers et ses musiciens pour leur donner l’ordre de sonner la victoire, lorsqu’une flèche tirée par un Afghan de ses propres troupes l’atteignit à l’œil et lui traversa la cervelle.

Cet évènement semblait funeste à l’influence française ; elle s’y retrempa pourtant avec une nouvelle force. Après la mort de Mursapha, toute l’armée indienne supplia Bussy de nommer un souverain ; Bussy en référa à Dupleix, qui, du fond de Pondichéry, ordonna l’élection de Salabut, oncle de Mursapha. Ce prince avait laissé un fils, mais un enfant ne convenait guère aux périls de la situation. Par raison d’état, Dupleix l’écarta du trône ; cependant il exigea du nouveau vice-roi que l’orphelin serait non-seulement épargné, mais honoré : l’ascendant du gouverneur français imposait alors aux dynasties de l’Asie le sacrifice de leurs cruelles traditions de famille. La gratitude du nouveau vice-roi égala celle de son prédécesseur, il investit Bussy et Dupleix de titres plus pompeux que tous ceux dont ils étaient déjà décorés ; il nomma Dupleix son oncle par un brevet semblable au traité où Mursapha l’avait nommé son frère. Il confirma toutes les donations précédentes, et, afin de rendre plus sûre pour la France la possession de la ville industrieuse de Masulipatam, il y ajouta quatre provinces : Mustapha-Nagar, Ellora, Rajamundry et Chicacole. Dupleix et sa femme reçurent des dons particuliers évalués à plus de 2 millions de francs ; enfin, ce qui est plus essentiel, ce fut alors que les anciennes possessions et les nouvelles acquisitions de la compagnie française furent solennellement confirmées et légitimées par un firman du Grand-Mogol. Bussy, demeuré dans le Dekhan, y devint de fait le grand-visir de Salabut, et, grace à l’appui de la France, grace à la valeur et aux talens militaires de Bussy, le vice-roi, vainqueur des Patanes et des Marattes, devint, sous la protection de la France, maître du Dekhan tout entier, et entra sans obstacle dans la ville forte d’Hyderabad, située non loin de l’antique Golconde.

Dupleix avait alors non-seulement fait légitimer par le firman du Grand-Mogol les établissemens de la France sur la côte de Coromandel, mais il la faisait régner sur trente millions d’hommes, depuis le fleuve Krishna jusqu’au cap Comorin. L’Angleterre était partout humiliée, et l’Inde ne connaissait plus d’autre nation que la nôtre ; les historiens anglais, Orme et Macaulay, en font un aveu très honorable sans doute, mais devenu facile par nos défaites. Un homme vint, moins grand que Dupleix, puisqu’il s’était instruit à son école, mais assez hardi pour essayer de le tenir en échec et assez heureux pour y réussir. On se souvient qu’après la capitulation de Madras quelques commis des bureaux de la compagnie anglaise s’étaient échappés de cette ville, et qu’un petit écrivain, un scribe nommé Clive, était du nombre des fuyards. Le sort l’avait réservé au suicide. Désespérant de faire fortune dans l’Inde, il avait voulu se tuer ; la balle s’était égarée, et Clive s’était résigné à ce mécompte ; il y voyait un arrêt de la destinée. La sienne était écrite d’avance ; mais, dans l’intervalle des deux coups de pistolet, partis l’un au commencement, l’autre à la fin de la carrière de Clive, cette destinée capricieuse avait mis la conquête d’un empire[18].

Tandis que tout réussissait à Dupleix dans le Dekhan, il était moins heureux dans le Karnatik. Chundasaëb bloquait le fort de Trichanopaly, où son rival, le nabab Méhémet-Aly, le protégé des Anglais, ne lui opposait plus qu’une faible défense. Par la reddition de cette place importante, tout l’Indostan méridional allait tomber entre les mains des Français ; Madras et le fort Saint-George ne pouvaient plus tenir ; enfin les Anglais étaient chassés de l’Inde, lorsque le jeune Clive alla mettre le siège devant Arcotte, capitale des états de Chundasaëb, pendant que ce nabab était occupé du blocus de Trichanopaly. A cette nouvelle, Chundasaëb court défendre sa ville ; Méhémet est débloqué ; Arcotte reste à Clive. Chundasaëb, tombé entre les mains d’un parti ennemi, est livré au supplice à l’instigation des Anglais, et Clive, partout victorieux, renverse la colonne élevée à la gloire de Dupleix. Le nom français avait essuyé un assez rude échec dans l’Inde ; cependant il n’y avait là rien de définitif, ni même de très sérieux. Notre position était encore intacte, et pas un pouce de terrain ne nous avait été enlevé. Si le cabinet de Versailles avait prêté à Dupleix l’appui que Clive trouva dans le gouvernement britannique, rien n’était perdu, tout pouvait se maintenir et se consolider ; mais cette fermeté si désirable et si rare n’appartenait pas à notre société énervée du XVIIIe siècle : alors l’engouement qui applaudissait au succès était sans mesure comme le découragement qui, au moindre échec, s’emparait de ces cœurs faibles et indécis.

La compagnie des Indes ne soutenait plus Dupleix. A l’époque où nous voilà parvenus, elle était entièrement livrée aux ennemis du gouverneur. Acharnée contre La Bourdonnais, la compagnie avait d’abord adopté son rival. La fidélité de Dupleix à ses instructions, la discrétion avec laquelle il avait gardé le silence sur les étranges contre-ordres dont nous avons rendu compte, lui avaient mérité les bonnes graces des directeurs et du ministère. La levée du siège de Pondichéry avait mis le comble à ces dispositions bienveillantes. Tous les bâtimens partis de France apportaient à Dupleix les lettres les plus flatteuses accompagnées de brillantes décorations et de titres nobiliaires. L’opinion publique, surtout celle des salons, si puissante alors, s’unissait à ce concert d’éloges. Dans la nombreuse correspondance qui est entre nos mains, nous trouvons non-seulement les félicitations des ministres, mais celles des princes et des courtisans, presque tous actionnaires dans la compagnie. C’est M. le prince de Conti, M. le comte de Clermont, M. le duc de Penthièvre ; ce sont les maréchaux de Richelieu, de Bellisle, de Noailles, le duc de Béthune, le prince de Monaco, le marquis de Montmorency-Laval ; jusqu’à des femmes de la cour qui mêlent à des complimens politiques des commandes de mousselines et de lampas. Tous semblaient enchantés de voir le représentant de la France dans l’Inde revêtu d’une haute décoration militaire et admis dans les rangs de la première noblesse. L’applaudissement était unanime. Toutefois un conseil amical, mais significatif, se glissait dans ces témoignages de protection ou d’amitié. On espérait qu’après avoir soutenu avec éclat le nom français dans les Indes, Dupleix donnerait la paix à ces contrées lointaines. On n’osait pas dire qu’on voulait cette paix à tout prix, mais on y intéressait la gloire du gouverneur lui-même. Pour le flatter, pour l’encourager, on allait jusqu’à lui citer l’exemple du monarque bien-aimé qui, sur le champ de bataille conquis par sa valeur, avait posé les premiers fondemens de l’œuvre pacifique glorieusement conclue, disait-on, au congrès d’Aix-la-Chapelle !

Il s’établit alors entre Dupleix et ses chefs immédiats une correspondance sans hostilité apparente, mais au fond sans sympathie et sans franchise. Le ministère ordonnait au gouverneur de travailler à la paix, la compagnie ne le lui prescrivait pas formellement, et Dupleix feignait de la désirer. Il avait été jusqu’à faire semblant de vouloir la négocier avec Méhémet-Aly, nabab du Karnatik, et avec les Anglais ses alliés. Nous ne comparerons pas plus Dupleix à l’Alexandre de nos jours qu’à celui des temps antiques ; mais toute réserve faite, toute proportion gardée, en lisant les lettres du vainqueur moderne de l’Indostan, on ne peut s’empêcher de songer à l’homme qui courait de capitale en capitale, prenant un à un tous les royaumes de l’Europe, et prétendant toujours qu’il faisait la guerre pour avoir la paix.

Voulant rester maître absolu de ses mouvemens, Dupleix ne rendait compte de rien ; il n’écrivait pas ou n’écrivait qu’en termes généraux. Au fait, il ne pouvait pas rendre raison de ses opérations ; les mander, c’était les paralyser. On ne les entravait déjà que trop. Le ministère, la compagnie surtout, se sentaient profondément irrités de cette indépendance ; mais, comme le succès accompagnait les entreprises du gouverneur et que le commerce était loin de souffrir de la guerre, les ennemis de Dupleix prenaient patience, et, pour l’accabler, guettaient le premier revers. Le mauvais succès du siège de Trichanopaly donna le signal du déchaînement, qui fut prompt, instantané et général. De tous les points de la France retentirent des clameurs dont le ministère avait donné l’exemple Dupleix n’était plus qu’un rebelle, un déprédateur, un fou, qui ruinait la compagnie, perdait nos possessions dans l’Inde, éternisait la guerre ; de plus, il fut de mode de détester en lui l’ennemi de La Bourdonnais, devenu dans sa prison le protégé de l’opinion publique, qu’il avait infatigablement occupée de sa défense. Les femmes, les jeunes gens, les philosophes, avaient dévoré ses mémoires, remplis de déclamations qu’on appellerait aujourd’hui humanitaires. Dupleix fut déclaré un scélérat sur la foi de La Bourdonnais, comme La Bourdonnais avait été déclaré un voleur sur la foi de Dupleix. S’il avait été possible de briser le cachot de l’un pour y jeter l’autre, tout Paris s’y serait employé avec empressement. D’ailleurs, les victoires de Dupleix furent traitées de fables. Personne ne voulait y croire, personne ne comprenait rien à sa pensée. Voltaire lui-même, tout en parlant de lui en termes honorables, ajoutait peu de foi à la réalité de ses conquêtes. Si, comme on le dit souvent, tout le monde a plus d’esprit que Voltaire, Voltaire eut alors aussi peu de justice que tout le monde. Le sacrifice de Dupleix était inévitable ; il l’était d’autant plus que ce sacrifice devait faire l’appoint d’une paix définitive résolue entre les deux gouvernemens.

Après l’échec de Trichanopaly, Dupleix sentit que ses ennemis en tireraient parti, et essaya de les prévenir en se montrant ouvertement favorable à la paix. Il entra en négociation avec les Anglais. Après une correspondance préliminaire qui dura six mois entre Dupleix et Saunders, gouverneur de Madras, des conférences furent ouvertes, le 21 janvier 1754, dans une ville nommée Sadras ; elles n’eurent point de résultat, et ne pouvaient pas en avoir. Aucun des deux contractans ne voulait sincèrement la paix : Dupleix, dont rien ne pouvait abattre le courage, était sûr d’une revanche, et attendait tout du succès de ses armes ; Saunders, comme c’est l’usage entre les deux nations, mieux informé par sa cour que l’agent français par la sienne, attendait de la politique européenne ce que Dupleix ne demandait qu’à son courage et à son génie. Un jésuite très intrigant, mais de beaucoup d’esprit et jouissant d’un grand crédit dans l’Inde, le père Lavaur, chef des missions catholiques, seconda Dupleix dans ces négociations, qui furent rompues par des motifs différens, quoiqu’au fond d’un commun accord. Saunders prétendit que les pouvoirs de Dupleix n’étaient pas en règle, et Dupleix ne voulut pas renoncer au titre de nabab du Karnatik. Saunders ne s’était pas trompé sur les intentions de sa cour ; dès l’année 1752, une négociation secrète avait été entamée en Angleterre entre les deux compagnies, ou plutôt entre les deux cabinets. Les frères Duvelaër, directeurs de la compagnie française, s’étaient rendus à Londres sous couleur d’affaires particulières. Tout l’empressement était du côté de Versailles. Le cabinet britannique fit long-temps attendre son consentement au voyage des agens français ; il voulut bien enfin l’agréer, mais, au moment même où les passe-ports de Duvelaër et de son frère étaient délivrés par l’ambassadeur, lord Albemarle, le ministère anglais envoyait aux Indes une escadre de sept vaisseaux, justifiant assez légèrement cet envoi. Le cabinet français n’osa s’en plaindre, et se contenta de ne prendre aucune précaution, car il était loin d’être dupe. Dans une dépêche du 11 mars 1754, le ministre écrivait à l’ambassadeur de France, le duc de Mirepoix : « Je suis bien persuadé, monsieur, qu’il ne vous aura pas échappé de faire sentir aux Anglais toute l’impression que peut nous faire le départ d’une escadre armée aux frais du gouvernement, sur laquelle on embarque des troupes réglées de l’état, pendant que de notre côté nous n’avons envoyé que des vaisseaux appartenant à la compagnie dans le nombre ordinaire pour son commerce, chargés en marchandises, sans qu’il y en ait un seul armé en guerre, et des soldats à la solde de la compagnie pour remplacer ceux de nos garnisons. Ce parallèle, dans le vrai, annonce assez que nous voulons la paix, que nous ne faisons rien qui y soit contraire, que les Anglais veulent la guerre, et que l’entreprise d’envoyer une escadre armée en guerre avec des troupes réglées est un véritable acte d’hostilité ; il ne nous en imposera pas, mais on ne saurait l’envisager autrement. »

Ce n’était pas la guerre que voulaient les Anglais, mais l’intimidation du gouvernement français ; ils exigèrent formellement que la France renonçât à toutes ses acquisitions nouvelles et se bornât à ses anciennes possessions. Le cabinet de Londres offrait d’en faire autant de son côté. Il exigeait aussi de la France la promesse de ne plus tenter aucune conquête dans l’Inde. L’abandon respectif de toutes les conquêtes postérieures à la paix d’Aix-la-Chapelle et l’engagement mutuel de ne plus tenter d’extension dans l’Indostan devinrent ainsi la base de la négociation. L’Angleterre donnait à ses prétentions l’apparence d’une entière réciprocité ; mais, comme il n’y avait point de proportion entre les conquêtes de Dupleix et celles des agens anglais, on voit à quel point cette réciprocité était illusoire. Quelle que fût la faiblesse du gouvernement français, il ne put cependant accéder immédiatement à une telle proposition. Déjà il avait montré une bonne volonté excessive en posant en principe que la France n’avait jamais trouvé à redire que l’Angleterre possédât aux Indes plus du double de ses propres établissemens[19] ; mais abandonner ses conquêtes parce que ses revenus étaient trop considérables, la contraindre à déclarer ses dernières acquisitions illégitimes parce qu’elles étaient récentes, renoncer à Masulipatam à cause de ses manufactures, au Dekhan parce que sa possession couvrait nos comptoirs de la côte de Coromandel, ce n’était pas accélérer la paix, c’était éterniser la jalousie et la haine.

La compagnie, par l’organe de Duvelaër, le gouvernement français, par l’intermédiaire de son ambassadeur, essayèrent de résister à ces exigences : ils objectèrent que nos acquisitions nouvelles étaient en partie indispensables à la conservation des anciennes ; qu’en sacrifiant un accroissement de territoire dû à des concessions volontaires et légitimé par le firman du Grand-Mogol, en renonçant surtout à toute entreprise de ce genre, même dans l’intérêt de sa sûreté et de sa défense, la nation française perdrait toute considération dans l’Inde ; que d’ailleurs il n’y avait aucune parité entre les sacrifices qu’on lui demandait et ceux auxquels se résignait l’Angleterre. La compagnie, malgré sa faiblesse habituelle, poussa le courage du désespoir jusqu’à déclarer qu’elle aimait mieux perdre ses conquêtes par la voie des armes que de les céder par un traité, parce qu’en cas de revers il n’y a pas de déshonneur à être malheureux, et qu’il y en a à se dégrader soi-même ; mais ces élans d’un courage tardif, et surtout les argumens qu’elle avait soumis à la commisération britannique, ne pouvaient toucher les négociateurs anglais. C’était là précisément ce qui excitait le cabinet de Londres à nous dépouiller en Asie ; aussi fut-il inflexible[20] et ne voulut-il se relâcher sur rien. Seulement, pour compatir aux illusions vraies ou fausses du cabinet de Versailles, qui, depuis deux ans, poursuivait toujours, comme autrefois, la chimère de la neutralité dans les Indes, le gouvernement anglais, bien décidé à ne pas l’observer, promit de l’établir en principe : il ne fit pas d’autre concession. Il fallut céder ; on alla même au-delà de la nécessité ; l’accord le plus cordial s’établit, et le rappel de Dupleix fut résolu. Lui seul était au fond du débat. Deux grandes nations disputaient d’un seul homme.

Tandis qu’on disposait ainsi de son sort, Dupleix, excité par la défaite, cherchait à reprendre la place de Trichanopaly. Une nouvelle tentative n’eut pas de succès ; mais, si les affaires déclinaient dans le Karnatik, celles du Dekhan étaient en pleine prospérité. Ramené par Dupleix de son découragement passager, Bussy y conservait l’avantage et gouvernait sans contrôle l’esprit du soubadar. Dans le Karnatik même, Dupleix obtint un succès notable, il enleva un convoi envoyé par les Anglais de Madras au secours du nabab Méhémet-Aly, renfermé dans Trichanopaly ; l’escorte, composée de troupes anglaises, était prisonnière. Ce coup de main heureux avait relevé les esprits ; Dupleix, pour rétablir entièrement les affaires, n’attendait plus que de l’argent et un renfort de 1,200 Français, promis depuis long-temps. Ils arrivèrent en effet, mais conduits par un commissaire nommé pour remplacer Dupleix, et envoyé de commun accord par les deux compagnies anglaise et française, avec l’ordre exprès de s’entendre, tant avec les agens de Madras qu’avec l’amiral de l’escadre britannique.

Dupleix ne fut pas étonné de sa disgrace, il s’y attendait : ses amis l’en avaient prévenu, et Duvelaër, soit de son propre mouvement, soit par ordre secret, avait écrit au gouverneur pour l’engager à demander son rappel, ou du moins un congé illimité ; mais, quoique parfaitement sûr du succès de ses ennemis, quoique bien persuadé qu’on l’arracherait à son poste, Dupleix ne voulait pas paraître l’abandonner ; il s’y croyait placé pour l’avantage et l’honneur de la France. Pénétré de sa mission, il ne se reconnaissait pas le droit de s’en désister ; pourtant il s’en serait démis volontairement à une condition : lui-même avait offert de quitter l’Inde sur-le-champ, sans regret, sans arrière-pensée, si la compagnie consentait à lui donner Bussy pour successeur. C’est dans l’intimité de la confiance qu’il écrivait à Dupleix de Baquencourt, son frère[21] : « Vous aurez lieu d’être étonné des événemens qui se passent à l’armée du Dekhan ; l’on ne peut voir rien de plus grand que ce Bussy. La lecture de ses lettres vous fera plaisir, et vous devez les communiquer à tous bons Français qui sont véritablement portés pour l’honneur et l’avantage de la nation. M… deviendra fou en lisant tout cela ; je connais sa passion pour Bussy ; il a raison, et c’est un bien grand homme. Quelle satisfaction pour sa majesté de savoir qu’au bout du monde son nom soit porté à un tel degré de grandeur ! » Ce témoignage que Dupleix rendait à Bussy, il l’avait accordé à Paradis, tombé sous les murs de Pondichéry qu’il avait si bien défendus, et c’est là ce même Dupleix dont la jalousie avait conduit La Bourdonnais à la Bastille !… On l’a dit, on l’a répété, on le croit encore. J’ignore si on a eu raison de le penser : sur la vue des pièces, je ne partage pas entièrement cette impression ; toutefois, le jugement unanime des contemporains ne peut être entièrement écarté. Eh bien ! s’il est vrai que Dupleix fut accessible à une passion si indigne de lui, il ne l’a ressentie qu’une fois, et son ame, un instant abaissée, s’est redressée de toute sa hauteur naturelle au souffle des pensées généreuses et au contact des nobles actions.

La véritable passion de Dupleix était un amour peut-être excessif pour la grandeur et la gloire de la France. Le zèle le dévorait, ce zèle si hautement proscrit de nos jours ! Pas de zèle ! nous a-t-on dit, c’est-à-dire pas de patriotisme, pas de sacrifice, pas de dévouement. Cette théorie, que nous avons le bonheur de voir en plein rapport, n’existait alors qu’en germe ; elle pénétrait déjà dans les cœurs pour les glacer et pour les rendre faibles devant le péril. On n’osait encore l’avouer, on ne la mettait pas en maxime ; mais déjà on la cultivait avec amour, on la pratiquait en conscience. Cependant Dupleix ne la connaissait pas ; il vivait depuis trop long-temps hors de l’Europe. Son inexpérience fut sa perte. Cette perte était consommée ; il le savait, et pourtant il ne se démentit pas, il ne dit pas un seul mot qui sentît l’amende honorable, il ne se repentit pas de ce qui avait fait l’honneur de sa vie. Loin de là, il n’avait qu’une pensée c’était d’employer le peu de jours qu’on lui laissait encore dans l’Inde à achever sa tâche, et surtout à l’avancer assez dans un intervalle si court, pour rendre à ses successeurs les lâchetés plus difficiles. Leurs faiblesses, leurs fautes, leur honte, ne pouvaient qu’accroître son renom ; mais ils étaient Français, ils étaient les représentans de la mère-patrie, dont l’honneur allait périr dans ces contrées lointaines. C’était pour prévenir une telle chute que Dupleix demandait Bussy. Ne pouvant l’obtenir, il s’obstinait à rester dans l’Inde pour gagner du temps, pour prendre enfin cette malheureuse ville de Trichanopaly, qui lui avait tant de fois échappé, et qui, réduite aux abois, n’était plus qu’une proie assurée. Malheureusement, le génie de l’Angleterre l’emporta. C’était précisément lorsque Trichanopaly, investie de tous côtés, était sur le point de se rendre, c’était lorsque l’Inde allait définitivement rester à Louis XV, qu’un commissaire revêtu des pouvoirs les plus étendus entrait dans la rade de Pondichéry.

Ce commissaire se nommait Godeheu ; c’était un de ces esprits subalternes qu’on décore trop facilement aujourd’hui du nom recommandable d'hommes spéciaux, parce que, uniquement préoccupés de petits détails, ils leur subordonnent les grands intérêts, et n’ont ni une pensée politique dans la tête, ni un sentiment national dans le cœur. Godeheu tenait à cette phalange nombreuse, et y tenait par ses plus mauvais côtés. Employé jadis dans l’Inde, où Dupleix, alors intendant de Chandernagor, lui avait rendu des services essentiels, Godeheu n’avait pu les lui pardonner. De retour en France, il lui avait voué une haine d’autant plus vive et d’autant plus tenace, qu’elle était cachée sous une apparence d’amitié. Ils avaient correspondu ensemble ; mais vers les derniers temps, du propre aveu de ce Godeheu, ses lettres n’étaient qu’une trahison prolongée pendant près de vingt ans. Au moment même où il fomentait la ruine de son ami, en se préparant à l’accuser d’une ambition immodérée, il lui écrivait « qu’il ne serait probablement pas assez dupe pour ressembler à ses prédécesseurs, qui ont remis à la compagnie les donations que les seigneurs maures (ou mogols) leur avaient faites[22], » et, en lui donnant un tel conseil, il ne songeait qu’à lui arracher un aveu. Godeheu appelait une provocation si basse et si méchante bonus dolus (une ruse permise). Voyant la foudre s’amasser sur la tête de Dupleix, il avait brigué le plaisir de venir l’apporter lui-même ; aussi, après des refus affectés, il fut chargé par la compagnie et par le ministère de la triste commission qu’il avait briguée. Il arrivait avec l’ordre, ou du moins avec le pouvoir, de supplanter momentanément le gouverneur, d’examiner ses comptes et de le faire partir pour l’Europe. Il était surtout chargé de faire avec les Anglais une trêve ou une paix temporaire, n’importe à quelle condition, le plus vite possible et à tout prix. Il justifia parfaitement le choix de la compagnie et de la cour. Les intentions que nous prêtons à cet homme ne sont pas un jeu d’esprit son journal autographe existe à la Bibliothèque royale. Il se vante d’avoir fait envoyer dans l’Inde assez de troupes pour faire croire aux Anglais que Dupleix n’était pas dénué de tout secours, mais pas assez pour lui assurer la victoire[23].

A peine Godeheu fut-il en vue de Pondichéry, que Dupleix alla à sa rencontre. Il le reçut avec les honneurs dus à un envoyé du roi. L’accueil de Godeheu fut hypocrite et timide ; Dupleix, quoique tombé, lui imposait ; il ne savait que faire de sa victoire, et pour en tempérer l’éclat ou le danger, en cas de résistance de la part du gouverneur, il l’engagea à dire qu’il avait un congé et qu’il partait sur sa propre demande. Dupleix rejeta cet expédient puéril. Depuis les soubadars et les nababs jusqu’au dernier mousse, nul n’ignorait son rappel : la sensation en avait été vive et profonde. Quoi de plus indigne que ce subterfuge, qui n’aurait trompé personne, et qui répugnait à sa droiture ? Il s’y refusa donc absolument ; mais il rassura Godeheu sur toute tentative de résistance de sa part, et lui proposa d’aller sur-le-champ communiquer ses pouvoirs au conseil supérieur. Godeheu s’y rendit ; mais, toujours craintif, il fit entourer de troupes la salle des assemblées. Dupleix entendit son arrêt avec un calme que ne partageaient pas les conseillers. La lecture faite, il donna tranquillement le signal du cri accoutumé de : Vive le roi ! et sans faste, sans orgueil, sans étalage de générosité, il se conduisit avec Godeheu comme s’il n’avait pénétré ni ses desseins ni son caractère. Il lui rendit même des services. A la nouvelle du rappel de Dupleix, tous les princes de l’Inde, tous les nababs, et Salabut lui-même, effrayés, consternés, s’étaient éloignés de la France pour se retourner du côté de l’Angleterre. La France, disaient-ils, ne peut plus rien, n’est plus rien ; les plus ignorans allaient jusqu’à prétendre que la Grande-Bretagne en avait fait une de ses provinces. A les en croire, Louis XV n’était plus qu’un soubadar du grand-mogol George II, et la preuve, c’est que Dupleix était rappelé, tandis que Saunders restait commissaire pour traiter avec Godeheu. Le comptoir de Madras semait et appuyait ces bruits, qui couraient de la pointe de Coromandel jusqu’à Hyderabad, la capitale du Dekhan. Bussy y résidait toujours : seul il soutenait encore le nom de la France ; mais, indigné du rappel de Dupleix, il voulait se retirer avec son chef. Dupleix le retint ; il fit plus : il supplia Godeheu de profiter des extrémités où se trouvait dans Trichanopaly Méhémet-Aly, le protégé des Anglais ; il le conjurait d’envoyer les troupes qu’il avait amenées pour intercepter un convoi qui devait aller au secours de cette place ; mais tel n’était pas le projet de Godeheu. Déjà, en arrivant, il avait renvoyé à Madras quatre-vingts prisonniers qu’on avait faits malgré lui ; il se garda bien d’intercepter le convoi, et l’aida à entrer dans la ville ennemie en changeant l’officier français. Trichanopaly délivré, le Karnatik était perdu pour nous. Dupleix n’avait plus rien à faire dans l’Inde, il ne songea plus qu’à retourner en France ; mais Godeheu le retint encore quelque temps : son œuvre n’était pas accomplie ; il lui restait à dépouiller Dupleix.

Godeheu n’attenta pas à sa renommée d’administrateur et de comptable intègre ; ce ne fut pourtant pas sans l’avoir tenté par le plus vil espionnage ; mais il fut forcé d’y renoncer, du moins publiquement ; l’Inde entière, les Anglais eux-mêmes, auraient rendu témoignage contre la calomnie. La probité de Dupleix était tellement sans tache que, dans un moment où toutes les attaques étaient permises, pas une voix ne s’éleva pour la mettre en doute. Toutefois, si on ne pouvait le déshonorer, il était facile de le ruiner. Dupleix avait employé au service de son pays sa fortune, celle de sa famille, celle de ses amis, qui, pleins de confiance dans son étoile, l’avaient secondé de tous leurs moyens. D’une main généreuse, mais imprudente, il avait fondu au creuset de la guerre des richesses conquises par un labeur de trente années. Resté gouverneur, il ne se serait point hâté de rentrer dans ses avances pour le remboursement desquelles les soubadars Mursapha et Salabut avaient affecté les revenus du Karnatik. Un des premiers actes du commissaire Godeheu fut de mettre le sequestre sur ces revenus, d’emprisonner le banquier chargé de les recouvrer, et de refuser tout remboursement à Dupleix. On lui devait sept millions ; on ne lui paya rien.

Enfin, après avoir fait banqueroute tant à Dupleix qu’à ses nombreux créanciers, Godeheu, qui craignait quelque revirement d’opinion, se hâta de l’embarquer avec toute sa famille, après avoir fait de ses effets l’inventaire le plus malveillant et le plus ridicule, jusqu’à compter le nombre de perroquets, de singes, et les jupes galonnées d’or, singulière parure de la marquise indienne. Son mari emporta l’armure complète de Nazyr, et emmena un cheval persan pour l’offrir à Louis XV. Le commissaire avait recommandé ostensiblement de traiter l’ancien gouverneur avec les honneurs, la déférence dus aux fonctions qu’il avait remplies, mais, en même temps, il signifia au capitaine, sous peine de la vie, de s’opposer à toute relâche, à tout débarquement de caisses sur un point quelconque, et lui ordonna la surveillance la plus sévère. Bref, Dupleix était prisonnier ; c’est en prisonnier qu’il revoyait, après trente-quatre ans (1720 à 1754), cette France à laquelle il avait donné un monde. Au moment où Dupleix sacrifié, ruiné, humilié, allait rentrer dans sa patrie, La Bourdonnais rendait le dernier soupir, accablé d’infirmités précoces qu’il avait contractées dans sa prison.

Débarrassé de la présence de Dupleix, Godeheu ne songea plus qu’à conclure avec Saunders, le 11 octobre 1754, un traité par lequel il fut stipulé : 1° que les deux compagnies s’interdiraient à jamais d’intervenir dans la politique intérieure de l’Inde, que leurs agens renonceraient à toutes dignités, charges ou honneurs que voudraient leur conférer les gouvernemens du pays ; 2° que toutes les places et territoires occupés par elles seraient restitués au Grand-Mogol, à l’exception des possessions qu’elles avaient avant cette dernière guerre, savoir : Madras, le fort Saint-George et Devi-Cottah aux Anglais ; Pondichéry, Mahé et Karikal aux Français ; 3° que les possessions des deux compagnies seraient mises sur un pied d’égalité parfaite, et que, si celles des Anglais dans le royaume de Tanjore et le Karnatik excédaient celles des Français dans les mêmes provinces, ceux-ci en seraient indemnisés. Le district de Mazulipatam serait partagé entre les deux compagnies. Enfin, les Français ne renonçaient pas seulement aux quatre grandes provinces de la côte du nord cédées à Bussy par le soubab du Dekhan, ils consentaient à n’y avoir que des comptoirs en même nombre que ceux qui y seraient établis par les Anglais[24].

Après la conclusion de ce honteux traité, Godeheu retourna en France. Aucune justice n’y avait été rendue à Dupleix. Il se soutint quelque temps avec les débris de sa fortune ; il vécut long-temps sur l’espoir de se voir rembourser les millions qu’il avait appliqués aux besoins de la guerre, mais on ne les lui rendit jamais. Vainement il publia de volumineux mémoires ; hérissés de comptes et de calculs, ils furent peu lus ; ils n’avaient pas l’intérêt romanesque des factums de La Bourdonnais. D’ailleurs on s’intéressait peu à son sort ; la fausse sensibilité du jour ne voyait en lui qu’un homme dur, un être peu sentimental, qui n’en appelait pas dans sa défense aux grands mots de nature et de philosophie, mais qui se bornait à prouver brutalement qu’il avait voulu agrandir, enrichir et glorifier la France. Cela importait peu aux salons du XVIIIe siècle ; on s’y moqua des projets avortés du gouverneur de l’Inde, on ne voulut pas même croire à leur réalité, on en fit des contes moraux et des opéras-comiques. Le chevalier de Boufflers, l’homme à la mode, s’était agréablement raillé de tous ces rêves de grandeur asiatique : il avait fait d’une petite laitière une reine de Golconde. Désabusée du trône, la laitière avait préféré revoir sa ferme pour y vivre gaiement et sans souci. La France de Louis XV ressemblait, en effet, à cette héroïne. Un instant reine des Indes, elle avait mieux aimé retourner à ses petits soupers et à ses légères amours.

Dupleix était trop grand pour une telle époque ; il devait en être victime, et il le fut. Après neuf ans (1754 à 1763) d’espérances trompées, de démarches incessantes, mécomptes successifs terminés par une ruine totale, il mourut pauvre, et sa veuve sollicita vainement ou n’obtint qu’avec peine une modique pension. C’était sa seconde femme, une Française, une fille de qualité, Mlle de Chastenay-Lanty. La bonne Joanna Begum était morte depuis quelques années. A son arrivée de l’Inde, en entrant dans le port de Lorient, Mme Dupleix avait été surprise au dernier point de ne pas voir tout le peuple accourir à sa rencontre ; elle attendait cet empressement, cette joie publique et expansive qui l’accueillaient naguère à Chandernagor ou à Pondichéry. En passant devant une maison où on faisait de la musique, elle fut étonnée d’apprendre que ce n’était pas à son intention. Dans les rues de Paris, elle fut surprise de voir que personne ne se retournait pour dire : C’est elle ! c’est Joanna Begum ! A l’étonnement succéda la tristesse ; l’ennui s’en mêla, le climat fit le reste, et la pauvre fleur de l’Inde se flétrit, transportée sous notre ciel. Jeanne Dupleix ne devait pas être oubliée dans ce récit ; elle avait un grand courage, et son dévouement pour son mari était sans bornes ; elle lui fut constamment utile, peut-être indispensable ; elle partagea son malheur comme elle avait partagé sa prospérité.

Quoi de plus triste que l’histoire de l’Inde française après le rappel de Dupleix ! Ici son nom disparaît pour faire place à un nom plus célèbre que le sien, quoique assurément moins illustre, mais devenu respectable par un malheur immérité à force d’être extrême. Ce nom est consacré dans ma pensée par des souvenirs domestiques[25]. Aussi est-ce avec regret que j’approche de ce funeste épisode ; je voudrais ne pas y toucher, mais, en l’évitant, je ne tirerais pas de ce récit un enseignement complet. Il faut donc parler de Lally, il faut parler de sa vie amplement rachetée par sa mort : je le ferai en peu de mots.


IV

Le traité de Godeheu avait livré l’Inde à l’Angleterre ; la clause principale, celle de la renonciation à toute conquête ultérieure, était déjà violée par les Anglais avant le retour du commissaire français. Pour punir le soubadar du Bengale, qui, après s’être emparé de Calcutta, avait jeté cent cinquante Anglais dans un cachot souterrain, nommé le Trou-Noir, Clive partit, à la tête d’un millier d’Européens, secondé par cette même escadre que le ministère britannique avait envoyée au moment de la négociation de Godeheu. Non-seulement il rentra dans Calcutta, mais il s’empara du fort d’Houghly, qui commande un des bras du Gange.

Le nabab du Bengale proposa alors une alliance à nos agens de Chandernagor. Intimidés par la catastrophe de Dupleix, ils n’osèrent accepter l’offre de l’Indien ; ils poussèrent même la pusillanimité jusqu’à signer un prétendu traité de neutralité avec Clive. C’est alors vers le chef britannique que se tourna le nabab, repoussé par les Français. Il s’allia à Clive, qui, débarrassé de ce dangereux ennemi, marcha sur le comptoir de Chandernagor et l’enleva à la France. De cette époque date l’établissement réel et définitif des Anglais au Bengale, qui devint le centre de la puissance de la Grande-Bretagne dans l’Inde. Ce fut un coup de partie. En se portant sur le Gange, sur cette grande artère de l’Indostan, Clive fut encore mieux inspiré que Dupleix. Le Bengale valait plus que le Dekhan. On ne conçoit pas comment la même pensée ne vint pas à un homme tel que le gouverneur français, surtout après le long séjour qu’il avait fait à Chandernagor. Si ce comptoir avait été le chef-lieu de l’empire français dans l’Inde, au lieu de Pondichéry, perdu à une des extrémités de la péninsule, nous aurions été maîtres de l’embouchure du Gange, et le développement de Calcutta devenait impossible, ou du moins très difficile ; mais, quand bien même cette considération n’eût pas échappé à Dupleix, il ne pouvait pas la faire prévaloir. Il avait trouvé une espèce de capitale établie à Pondichéry, où des travaux importans et coûteux avaient été faits par ses prédécesseurs ; Pondichéry avait déjà l’aspect monumental d’une ville du premier ordre, lorsque Chandernagor existait à peine. Quoi qu’il en soit, devenus souverains du Bengale où Clive avait opéré une révolution dynastique, les Anglais régnaient désormais sur l’Indostan.

La paix d’Aix-la-Chapelle n’avait pas été durable ; les hostilités entre la France et l’Angleterre avaient recommencé. La guerre de sept ans (1756) venait de s’ouvrir. Dans ces conjonctures, on résolut d’envoyer dans l’Inde un commandant en chef revêtu d’un haut grade militaire. Malgré les sages conseils du ministre d’Argenson, la compagnie, où dominaient les ennemis de Dupleix, fit décider l’envoi du comte de Lally, Irlandais d’origine, lieutenant-général et grand’croix de Saint-Louis. Ce général professait, relativement aux affaires de l’Inde, un système entièrement semblable à celui de La Bourdonnais tomber sur les Anglais, les chasser par la force des armes, et renoncer aux alliances avec les princes du pays. Lally traitait ces alliances d’extravagantes ; il en proclamait l’inutilité et même le danger. Il annonçait en outre le dessein de purger l’Inde de tous les spéculateurs financiers ou politiques, et, comme il avait la parole vive et haute, ce langage flatta la compagnie dans ses penchans les plus intimes. Devenu le candidat des directeurs et des actionnaires, Lally partit avec des pouvoirs illimités et des plans arrêtés d’avance, dépourvu d’ailleurs de toute notion sur la politique de l’Asie, et croyant pouvoir appliquer à cette contrée les idées qu’il avait acquises dans les guerres continentales. Lally s’était distingué dans les rangs français à Fontenoy, dans ceux de Charles-Édouard en Écosse ; il avait beaucoup de valeur et d’esprit ; mais, par la ténacité de ses préjugés, par l’exagération d’une énergie poussée jusqu’à la violence et souvent jusqu’à la cruauté, au lieu de marcher au triomphe, il marchait à la défaite et au supplice.

N’oublions pas cette fin terrible ; qu’elle nous rende indulgens pour les fautes de Lally, qui furent grandes, et cela dès le début. Son malheur ne fut ni moins étendu, ni moins prompt que ses fautes. Un présage funeste l’accueillit à son entrée en rade ; les canons qui lui firent le salut étaient, on ne sait comment, chargés à boulet ; il en reçut cinq dans son vaisseau. A peine arrivé, il se brouilla avec Leyrit, gouverneur de Pondichéry, qu’il insulta follement. Sans attendre ni le Te Deum accoutumé, ni aucune des formalités d’usage, il déclara qu’il voulait partir le jour même pour le siège du fort Saint-David. Rien n’était prêt. L’impatience le gagna ; ne trouvant pas assez de bras pour transporter l’artillerie devant Saint-David, il y fit travailler les habitans de la ville sans distinction de castes, accouplant le brahme au paria, le kchatria au sudra. Qu’on juge de l’indignation des indigènes ! C’était pis que de la tyrannie, c’était un sacrilège ; mais Lally ne s’en doutait pas, et n’écoutait personne. Il mit le comble à sa démence en faisant briser les statues d’une pagode vénérée, dans l’espoir d’y trouver des diamans et des roupies. Creux en dedans, vils en dehors, les simulacres tombèrent avec scandale et sans profit. Des brahmes accouraient éperdus pour sauver ou pour embrasser leurs dieux ; Lally les prit pour des espions, et les fit attacher à la bouche de ses canons. Dans le trouble de sa pensée, il courait de Pondichéry à Saint-David, et de Saint-David à Pondichéry, ramassant les Indiens, gourmandant les Européens, accusant le conseil supérieur de corruption et de lâcheté. Toutefois, son activité ne fut pas d’abord complètement stérile : il prit Saint-David, Divicottah et Gondelour ; mais là s’arrêta son heureuse fortune. Tout lui faisait obstacle, le manque d’argent, d’approvisionnemens, de matériel, et, plus que le reste, l’incertitude et l’incohérence de ses résolutions. Tantôt il se livrait à une imprudence aventureuse, tantôt à une prudence excessive. Il ne réussissait à rien, faute de calme et d’esprit de suite. Après avoir tristement levé le siége de Tanjore, dont il avait poussé le roi à une défense désespérée, en le menaçant de le faire vendre à Bourbon comme esclave avec toute sa famille ; après une rencontre meurtrière, mais peu décisive, des flottes anglaise et française, Lally, humilié, irrité, et peut-être jaloux, tomba dans la plus haute, dans la plus inexcusable de ses erreurs : il donna à Bussy l’ordre de quitter le Dekhan, et de venir le rejoindre sans délai dans le Karnatik. Seul, Bussy soutenait l’honneur français dans l’Inde ; il tenait la puissance anglaise en échec dans les circars ou provinces au nord de Mazulipatam ; il gouvernait le Dekhan, sous le nom du soubadar Salabut, lorsque deux lettres du général lui furent remises, l’une pour lui-même, c’était son rappel, l’autre pour le soubadar. Lally déclarait à ce prince que la France ne se mêlerait plus de ses affaires, et qu’il ne devait plus compter sur sa protection. Salabut fondit en larmes, tomba dans les bras de Bussy, qu’il appelait son génie tutélaire, son ange gardien ; il le supplia de rester auprès de lui, de ne pas l’abandonner ; mais il fallait obéir. Bussy laissa le commandement au marquis de Conflans, et se rendit à Pondichéry.

Lally le reçut avec froideur et même avec une hauteur insultante ; plus tard il parut se complaire à l’abreuver de dégoûts. L’ame fortement trempée de Bussy ne s’en laissa pas accabler. Bussy servait de son mieux et laissait dire son général. Seulement il le supplia, mais en vain, de le renvoyer dans le Dekhan, ou les intérêts de la France étaient perdus par son successeur. Lally marcha sur Madras ; cette expédition ne réussit pas ; il fallut lever le siége. Lally accusa Bussy, auquel il avait demandé de l’argent que Bussy n’avait pas, ou qu’il ne voulait pas lui donner. Lally cria à la trahison. Toute l’armée protesta contre cette imputation ; Bussy en était l’idole ; il n’avait que le grade de lieutenant-colonel ; six colonels déclarèrent qu’ils seraient heureux et fiers de servir sous ses ordres, et, parmi ces officiers qui s’abaissaient si noblement, on trouve avec plaisir les beaux noms de d’Estaing et de Crillon.

Mais à quoi bon nous traîner sur les détails de tant de mécomptes et de défaites ? Arrêtons-nous au dernier acte de ce drame sanglant. L’indiscipline et la révolte envahissaient l’armée ; Conflans était battu de tous côtés. Le soubadar Salabut, abandonné par Lally, s’engageait avec Clive à ne plus permettre aux Français de s’établir dans le Dekhan. Peu de temps après, Salabut périssait étranglé par un de ses frères. Sous le commandement du comte d’Aché, brouillé comme tout le monde avec Lally, la flotte retournait en France. Ne sachant plus que devenir, Lally fomentait maladroitement une révolution de palais à la cour de Golconde. Arcotte, capitale du Karnatik, se rendait aux Anglais. Bussy, tombé de cheval dans une bataille, était fait prisonnier. Pondichéry tenait encore, mais on ne tarda pas à l’abandonner à sir Eyre Coote, général anglais. Lally rendit cette ville sans capitulation. Une telle conduite est inexplicable, car enfin ce général était brave, il s’était défendu pendant le siège, bien et long-temps. Devenu prisonnier avec toute sa garnison, il fut jeté sur un mauvais bâtiment marchand, mis à la gamelle des matelots et expédié immédiatement pour l’Angleterre. Apprenant qu’il était accusé en France, il demanda et obtint du gouvernement britannique la permission de se rendre dans son pays pour se justifier.

Cette résolution loyale eut un bien triste succès. Dès qu’on sut Lally arrivé en France, la malédiction publique l’accueillit de toutes parts ; il n’y eut qu’une opinion, une voix, un cri ; on n’entendit que les mots de concussion et de trahison. L’origine irlandaise du général accréditait cette accusation dans l’esprit du peuple. A la tête de ses ennemis étaient les directeurs et les actionnaires de la compagnie, ses agens de tout grade, et même les principaux habitans de Pondichéry, chassés par les Anglais de leur ville détruite, embarqués pêle-mêle, privés de fortune, d’emplois, et quelques-uns sans pain. La clameur des femmes surtout était terrible. On croyait Lally immensément riche ; cette idée exaspérait la multitude. Le bruit de son arrestation prochaine circula dès son arrivée à Paris ; mais, dans les salons comme dans les boutiques, on parlait tout haut que ses largesses préviendraient toute condamnation et même toute accusation. Ces bruits parvinrent jusqu’au ministère. Le duc de Choiseul en fut profondément irrité, il aurait dû les mépriser ; il n’eut pas ce courage. Lally fut renfermé à la Bastille, accusé par le procureur-général de concussion et de haute trahison, et déféré au parlement de Paris. Informé d’avance de l’attribution qui allait être faite au parlement, le premier président représenta au ministère qu’il serait préférable de recourir à un conseil de guerre. En effet, les délits dont le général était accusé étant presque exclusivement militaires, des magistrats ne semblaient pas naturellement appelés à en juger. Voltaire représente cette situation bizarre avec cette verve qui ne l’abandonne pas, même dans le sommeil de son talent. « On répétait, dit-il, les noms de Trichenopali, de Vandavachi. Les conseillers de la grand’chambre achetaient de mauvaises cartes de l’Inde, où ces places ne se trouvaient pas. On faisait un crime à Lally de ne s’être pas emparé de Chetoupet avant d’aller à Madras. Tous les maréchaux de France assemblés auraient eu bien de la peine à décider de si loin si on devait assiéger Chetoupet ou non, et on portait cette question à la grand’chambre ! Les accusations étaient si multipliées, qu’il n’était pas possible que, parmi tant de noms indiens, un juge de Paris ne prît souvent une ville pour un homme et un homme pour une ville. Le chef d’escadre fut assigné et interrogé. Après lui avoir fait prêter serment de dire la vérité, on lui demandait pourquoi il avait mis le cap au sud, au lieu de s’être embossé au nord-est, entre Alamparvé et Goudelour, noms qu’aucun Parisien n’avait entendu prononcer auparavant[26]. »

Le 6 mai 1776, Lally, emprisonné depuis quatre ans, fut déchargé par un arrêt solennel de l’accusation de haute trahison et de concussion, et condamné à être décapité pour un crime bien vague, celui d’avoir trahi les intérêts du roi et de la compagnie des Indes. Une circonstance fortuite contribua à ce dénouement tragique. Le père Lavaur, cet habile jésuite qui avait aidé Dupleix dans les conférences de Sadras, et qui avait joué depuis un rôle assez double entre Dupleix et Godeheu, renvoyé de Pondichéry par les Anglais comme tous ses compatriotes, était mort à Paris vers l’ouverture du procès de Lally. On avait, disait-on, trouvé dans ses papiers deux mémoires contradictoires, l’un en faveur de l’accusé, l’autre à sa charge. On n’a jamais pu produire le premier de ces documens ; le second, qui décida en effet la condamnation de Lally, existe en manuscrit ; nous l’avons lu. Rédigé avec un artifice visible et une rancune profonde, il ne contient guère d’accusations franches et directes ; le jésuite procède surtout par insinuations ; ses coups ne portent pas droit au visage. Toutefois, il est impossible d’établir une accusation contre la véracité du père Lavaur ; les faits qu’il allègue, avec plus ou moins de clarté, paraissent malheureusement fondés. Il y en a que la démence seule a pu suggérer au malheureux Lally, et c’est par ce triste moyen qu’il faut surtout le défendre.

Quoi qu’il en soit, son supplice expia ses fautes avec usure, et rendit à la victime la pitié générale à défaut de la sympathie publique. Une circonstance touchante y contribua. Il y avait à Paris un enfant, né d’une union secrète, qu’on élevait au fond d’une boutique, sous le simple nom de Trophime. Un jour, cet enfant, voyant beaucoup de monde se diriger du même côté, voulut suivre la foule. On eut de la peine à calmer Trophime ; il voulait toujours courir avec les autres ; enfin, n’ayant pas d’autre moyen de le retenir, on fut forcé de lui dire que tout ce peuple allait voir périr Lally, et que Lally était son père. Trophime, devenu le comte de Tollendal, se rendit célèbre par son amour filial ; il avait une ame noble et un beau talent, qu’il consacrait à la défense des honnêtes gens injustement accusés ; mais, quoique l’Europe entière ait applaudi à son dévouement, quoiqu’il ait généreusement rempli son emploi de curateur à la mémoire de son père, il n’est pas vrai qu’il soit parvenu à la faire réhabiliter par le parlement. A la veille de la révolution, le comte de Lally-Tollendal, appuyé par la cour et par la noblesse, était parvenu à faire inscrire dans un arrêt du conseil, qui avait cassé le dernier arrêt du parlement de Dijon, une disposition qui non-seulement le casse, mais l’annule. Cette disposition était contraire à toutes les lois alors existantes, et, si la révolution n’était pas survenue, les réclamations du parlement auraient certainement prévalu. Au surplus, ce corps survécut peu à la condamnation de Lally, et n’eut sous Louis XVI qu’une résurrection éphémère. Quant à la compagnie des Indes, elle s’éteignit bientôt pour ne jamais renaître.

Si le parlement se montra plus que sévère dans cette circonstance, la cour le surpassa en rigueur, car c’était à elle qu’appartenait le droit de grace. Quoique M. de Lally-Tollendal, souvent plus fidèle aux sentimens d’un fils qu’aux devoirs d’un historien, nous ait montré le duc de Choiseul[27] demandant à Louis XV la grace du général Lally, le ministre, nous en avons la preuve, se montra plus inflexible encore que le monarque. Choiseul venait de faire des réformes importantes dans les départemens de la guerre et de la marine. Il crut qu’une leçon terrible contribuerait à rétablir la discipline, perdue sur mer et sur terre, et qu’en effet il parvint à rétablir, car c’est à l’impulsion donnée par le duc de Choiseul, qu’après son ministère, sous le règne de Louis XVI, la marine française dut de réparer ses pertes et de voir à sa tête un héros, le bailli de Suffren. Peut-être aussi Choiseul voulait-il, par cette rigueur éclatante, se séparer entièrement de ses prédécesseurs, qui avaient laissé le désordre et la corruption s’établir dans les armées. La guerre de sept ans tournait à la honte de France ; la perte de la Martinique et du Canada nous rendait la fable de l’Europe. L’exemple d’ailleurs, surtout l’exemple de l’Angleterre, a toujours été contagieux en France. L’amiral Bing paya de sa tête la prise de Minorque. En ennemi magnanime, le maréchal de Richelieu lui avait donné une marque publique de son estime. A l’imitation de Richelieu, le général anglais, sir Eyre Coote, accordait un témoignage semblable à Lally. Si Bing n’avait pas été fusillé, Lally ne serait pas monté sur l’échafaud.

Nous ayons hâte de terminer ce récit. Le désir d’être utile a pu seul nous engager à l’entreprendre. Rien de plus instructif que le spectacle d’un gouvernement qui arrive à l’anéantissement par la complaisance ; qui, ne sachant à quel parti s’arrêter, sacrifie à ses craintes ou à ses incertitudes les représentans des systèmes les plus opposés. Lally voulut exécuter les plans que La Bourdonnais avait conçus ; Bussy essaya de continuer les entreprises de Dupleix ; tous furent victimes. La Bourdonnais trouva la prison, Dupleix la ruine, Lally la mort. Un seul, Bussy, échappa en partie à ces désastres : bien digne de cette exception, s’il n’avait pas accablé Lally dans sa détresse.

Par un bonheur dont il faut remercier la Providence, de tels souvenirs ne sont pas applicables aux temps présens, encore moins à l’avenir, car il est un degré d’abaissement où, grace à l’infatigable surveillance de l’opinion publique, on ne peut plus voir tomber ni les gouvernemens ni les peuples.


Cte ALEXIS DE SAINT-PRIEST.

  1. Aujourd’hui l’hôtel de l’intendance de la liste civile.
  2. La Bourdonnais à Dupleix, Port-Louis, 12 septembre 1744. — Nous écrivons non-seulement sur les Mémoires des deux adversaires et sur les innombrables factums imprimés, que nous avons lus tous avec beaucoup de soin, mais sur la correspondance de Dupleix et de La Bourdonnais, soit entre eux, soit avec les ministres, la compagnie, les princes de l’Inde, non pas altérée, comme dans les pièces imprimées, mais sur les minutes originales, qui nous ont été toutes confiées, numérotées, légalisées et notariées.
  3. Dépêche de Dupleix au nabab de Karnatik, Anaverdykan.
  4. Lemontey, Étude littéraire sur la partie historique du roman de Paul et Virginie.
  5. Mémoires de La Bourdonnais, pages 57 et 58.
  6. Lettres inédites de La Bourdonnais.
  7. La prise de Madras et tous les démêlés qui l’on suivie sont rédigés sur les propres lettres de La Bourdonnais à Dupleix, écrites au moment même de l’action, et non d’après les phrases que les avocats lui ont prêtées dans ses mémoires. Nous le répétons, les pièces authentiques et inédites sont toutes sous nos yeux.
  8. Voltaire, Fragmens sur l’Inde.
  9. La compagnie française, par concession du Grand-Mogol, battait monnaie à Pondichéry, privilège dont ne jouissait pas la compagnie anglaise à Madras ni à Bombay.
  10. Bussy à Puisieux, 8 janvier 1748.
  11. Puissieux à d’Argenson, 15 novembre 1748.
  12. Bedfort à Sandwich, 15 juillet 1748.
  13. Machault à Dupleix, 12 mai 1748 (dépêche chiffrée).
  14. M. Ferdinand Dupleix de Mézy est actuellement le seul héritier du titre et du nom du marquis Dupleix, son grand-oncle.
  15. Schœll, Traités de Paix, t. II, p.321.
  16. En y comprenant le Karnatik, le Mysore, avec le Malabar et le Kanara.
  17. C’est ainsi qu’un ambassadeur turc caractérisait l’agitation du sultan Mahmoud dans l’attente du massacre des janissaires. Il ne pouvait pas trouver d’expression plus énergique.
  18. Lord Clive, chargé de richesses et d’honneurs, se tua le 22 novembre 1774.
  19. Mémoire de Duvelaër, article 11. — Le duc de Mirepoix et Duvelaër, 6 et 9 avril 1753. -Duvelaër au comité, 3, 22 et 29 mai. — Machault à Duvelaër, 25 juin.
  20. Dépêches du duc de Mirepoix, janvier et février 1754.
  21. Pondichéry, 18 février 1751. Dossier de Dupleix, pièce inventoriée et cotée n° 195.
  22. Lettre de M. Godeheu à M. Dupleix, post-scriptum, page 62. Paris, Michel Lambert, 1760.
  23. Journal du voyage de M. Godeheu, p. 81, manuscrit de la Bibliothèque royale, n° 6,990.
  24. Voyez l’ouvrage de M. Barchou de Penhoën. Cet historien rapporte que le colonel Wilkes dit à l’occasion du traité Godeheu : Jamais nation n’a fait d’aussi grands sacrifices à l’amour de la paix que les Français dans cette circonstance.
  25. Voir les lettres de Voltaire à M. de Lally-Tollendal.
  26. Fragmens sur l’Inde. Ces fragmens sont assurément une des plus médiocres productions de Voltaire.
  27. Biographie universelle, article Lally. Cet article et celui de Dupleix, qui partent de la même main, doivent être lus avec beaucoup de défiance.