Études de langue française/Précieux et Précieuses

Alphonse Lemerre, éditeur (p. 283-288).

Précieux et Précieuses[1]

L’ouvrage intitulé Précieux et Précieuses nous plaît beaucoup plus que la Grammaire française au seizième siècle. Nous y retrouvons les qualités habituelles de l’auteur, une connaissance complète des moindres anecdotes littéraires, un art heureux de les mettre en lumière, d’en tirer des conséquences inattendues. Ce n’est pas la première fois que M. Livet aborde cette matière ; il a publié dans la Bibliothèque elzévirienne une édition du Dictionnaire des Précieuses de Somaize où il a fort bien prouvé que cet écrit n’émane pas, comme on l’avait cru, d’un de leurs sots partisans, mais plutôt d’un maladroit critique. Dans l’introduction de son nouveau livre, M. Livet insiste sur ce qu’il y a d’un peu exagéré dans le langage que Molière prête aux Précieuses ; ses observations à ce sujet sont fines et nouvelles. Du reste, notre grand comique est revenu sur cette esquisse qui se rapprochait, par certains côtés, de la caricature, et il y a substitué plus tard de vrais portraits, tels que celui de Climène dans la Critique de l’école des femmes et d’Armande dans les Femmes savantes.

Ce n’est pas seulement l’introduction de ce livre qui intéresse l’histoire de notre langue ; plusieurs passages des biographies dont l’ouvrage se compose, s’y rapportent aussi. On y assiste aux courageux et stériles efforts de Mlle  de Gournay, la fille d’alliance de Montaigne, en faveur de tant d’anciens mots définitivement proscrits ; on y voit Mme  de Rambouillet, très fréquemment consultée dans les doutes sur le langage, préférer, après quelque hésitation, serge, qui était alors la prononciation populaire, à surge, que toute la cour adoptait ; enfin on y admire le stoïcisme grammatical de Vaugelas qui, pauvre et obéré, refuse de faire sa fortune à l’aide d’un néologisme. Un Lyonnais, nommé Chuynes, offrait de l’intéresser dans une loterie, imitée de celles qui existaient en Italie ; il ne voulut y consentir qu’à la condition que ce jeu prendrait le nom fort connu de blanque, ce qui suffisait pour faire échouer l’entreprise. Cette jolie anecdote est devenue populaire par l’emploi qu’en a fait Frédéric Soulié dans un roman intitulé la Nièce de Vaugelas, où le caractère du savant grammairien est d’ailleurs complètement altéré.

Quelques étourderies viennent gâter certains passages de l’aimable livre de M. Livet. Il dit, par exemple : « La dernière œuvre dramatique de Scudéry est Arminius, qu’il avait évidemment composé pour rivaliser avec le Cinna, de Corneille… Nous avons trop longuement parlé déjà du théâtre de Scudéry pour pouvoir insister sur cette pièce ; nous nous bornerons à remarquer que le fameux vers :

À vaincre sans péril on triomphe sans gloire.
est tiré d’Arminius, où l’on trouve :
Et vaincre sans péril serait vaincre sans gloire. »

Que peut signifier ce passage ? Cinna est de 1640, Arminius, que, suivant M. Livet, Scudéry avait l’intention de lui opposer, est de 1632 ; or, personne n’ignore que le fameux vers se trouve, dès 1630, dans le Cid.

Une trop grande précipitation peut seule entraîner un homme instruit et plein de goût en de semblables méprises. Les défauts des livres de M. Livet viennent tous de là ; qu’il se modère un peu et ne se pique pas d’enchérir sur les plus actifs. Boileau reprochait à Scudéry, dont nous parlions tout à l’heure, d’enfanter un volume chaque mois ; en juin, M. Livet en a publié deux, et bien gros. Déjà il en promet un autre : la Mode dans le langage ; qu’il mette seulement une semaine à le bien relire, et il en fera un fort bon ouvrage, car le sujet convient à sa nature d’esprit et comporte ce degré d’érudition piquante et légère dont il a tant de fois fait preuve.


Le Dictionnaire des Précieuses, par le sieur de Somaize, nouvelle édition augmentée de divers opuscules du même auteur relatifs aux Précieuses, et d’une clef historique et anecdotique, par Ch.-L. Livet. Paris, Jannet, 1856, 2 vol.[2].

Cette publication renferme les ouvrages suivants de Somaize :

Le grand Dictionnaire des prétieuses, ou la clef de la langue des ruelles. — Le grand Dictionnaire des prétieuses, historique, poétique, géographique, cosmographique, cronologique et armoirique. — Les Véritables Prétieuses, comédie. — Les préliminaires placés en tête des Prétieuses ridicules mises en vers. — Enfin Le Procez des Prétieuses, en vers burlesques.

La Préface du nouvel éditeur, bien que venant après tant de dissertations sur les Précieuses, est encore intéressante et neuve, parce qu’il a eu le bon esprit de préférer les faits curieux aux considérations générales ; on y trouve tout le cérémonial des alcôves et des ruelles patiemment restitué à l’aide des textes contemporains.

M. Livet sépare la préciosité en deux époques : pendant la première, qui s’étend de 1608 à 1655 environ, Mme  de Rambouillet régna sans partage ; mais la mort de Voiture, celle du marquis, le mariage de Julie d’Angennes, éloignèrent successivement de l’hôtel la société brillante qui le fréquentait, et bientôt il ne s’ouvrit plus qu’à des amis intimes. Les réunions littéraires ne furent pas pour cela moins à la mode ; la réputation que la marquise s’était faite, avait soulevé une foule d’ambitions subalternes ; des cercles s’étaient formés de toute part ; il semblait qu’il n’y avait qu’à recevoir un ou deux poètes crottés et quelques chères bien bégueules, pour avoir sur-le-champ bruit de femmes d’esprit : le temps des Cathos et des Madelon arrivait.

La décadence qui se manifesta bientôt, ne tint pas seulement aux personnes, mais aux principes mêmes que les habitués des ruelles avaient adoptés ; il leur était impossible de s’arrêter désormais dans la voie funeste qu’ils s’étaient tracée. « Une chose dite par eux obscurément, en attirait une autre plus obscure encore ». C’est La Bruyère qui le remarque, et cette seule phrase si vive nous révèle la loi à laquelle ne peuvent se soustraire ceux qui se sont une fois écartés du simple et du vrai. D’ailleurs, cette école bizarre, recherchant encore plus l’étrange que le nouveau, se rapprochait sur divers points des vieux partis littéraires et renfermait dans son sein plus d’un admirateur arriéré de la Pléïade. Nous trouvons, dans Véritables prétieuses, diverses preuves de ce fait plusieurs fois indiqué par M. Sainte-Beuve. Les vers suivants, par exemple, lus par Picotin, le poète de l’assemblée, semblent appartenir à Du Bartas :

Oh ! je sens que l’amour, ce frétillant nabot,
Drisle dedans mon cœur, comme les pois en pot ;
Il virvolte, il se tourne, il y fait la patrouille,
Sautille comme en l’eau feroit une grenouille.

La Clef, rédigée par M. Livet, est loin d’être une simple nomenclature, et pourrait passer à juste titre pour le premier crayon d’un Dictionnaire historique et anecdotique du xviie siècle.

Quel plaisir causerait un livre de ce genre, où, sans se déranger, sans courir d’un ouvrage à un autre, on trouverait sous chaque nom les témoignages contemporains rapportés dans toute leur étendue !… Il y a bien des articles qu’on pourrait abandonner au copiste en lui remettant le travail de M. Livet, car le cadre est tracé d’avance et les passages à consulter sont indiqués avec soin. On doit seulement regretter que les sources les plus connues, mais aussi les plus importantes, semblent avoir été négligées à dessein. S’agit-il, par exemple, de cette Madame Cornuel, dont les mots spirituels ont tous un tour si vif, si récent, qu’on les croirait prononcés d’hier, l’auteur nous indique en grand détail les endroits où il est question d’elle dans Tallemant, dans Vigneul-Marville, dans la Meynardière, mais il ne dit rien des nombreux passages des lettres de Mme  de Sévigné, qui l’ont surtout fait connaître à la plupart des lecteurs.

Quand bien même M. Livet n’eût pas joint à sa publication ses excellentes recherches, le simple rapprochement des ouvrages de Somaize aurait suffi pour éclairer tous ceux qui s’occupent d’histoire littéraire, sur la véritable portée du Dictionnaire des prétieuses. Isolé, il a induit en erreur beaucoup de bons critiques ; on a presque toujours considéré Somaize comme une sorte de secrétaire officiel des ruelles et des bureaux d’esprit. Ce qu’il dit dans ce Dictionnaire, au mot Orthographe, des changements introduits par les précieuses dans la façon d’écrire les mots, a été cité bien souvent comme une page complètement authentique de l’histoire de notre langue ; on n’a pas même vu que l’auteur est loin de suivre le système qu’on l’accuse de préconiser. Son récit de la docte conférence de Roxalie, de Silénie, de Didamie et de Claristhène, c’est-à-dire de Mme  « Le Roy, de Mlle  de Saint-Maurice, de Mlle  de la Durandière et de Leclerc, toujours pris au sérieux, a été trouvé fort ridicule, et personne ne s’est rencontré pour défendre le pauvre Somaize et faire ressortir la pointe un peu émoussée de ses moqueries, considérées jusqu’ici comme des éloges. Je ne sais, du reste, si cette réhabilitation tardive sera pour lui un véritable avantage ; car prouver qu’il n’est pas un sot, c’est enlever à ses ouvrages presque toute leur importance.

Au lieu d’un témoin sincère, sur la probité duquel nous pensions pouvoir compter, nous n’entendons plus qu’un contemporain railleur dont la fausse bonhomie a trompé plusieurs générations de savants. Heureusement il nous reste encore deux hommes qu’on n’accusera jamais de malice : l’abbé de Pure, auteur de la Prétieuse, ce roman si ardemment recherché des bibliophiles, et l’historiographe René Barry, dont les Dialogues et la Rhétorique contiennent les exemples les plus exacts et les règles les plus certaines pour l’étude du langage des ruelles.

  1. Article sur « Précieux et Précieuses » de Ch.-L. Livet (Feuilleton de l’Ami de la Religion, du 21 août 1859).
  2. Article de bibliographie paru dans la Bibliothèque de l’École des Chartes, 18e année, tome III, 4e série, p. 85, 1857.