Études de langue française/Lettre à M. Michel Bréal sur la Sémantique

Alphonse Lemerre, éditeur (p. 329-332).

Lettre à M. Michel Bréal
sur la Sémantique

Cher Monsieur,

Les renseignements que vous me demandez si aimablement ne me seraient pas faciles à trouver quand même j’aurais ma bibliothèque à ma disposition ; vous êtes de ceux à qui il faut tâcher de ne rien dire de banal, de connu, sous peine de paraître, suivant le proverbe latin, porter du bois à la forêt et, d’un autre côté, les observations neuves et personnelles sont rares lorsqu’on est pris au dépourvu et qu’on n’a sous la main que deux livres, à la vérité bien différents : les Amours de Ronsard, que je vais publier à mon retour, et le Pêcheur d’Islande, de Loti, que je suis en train de lire à ma femme.

Faute d’autres ressources, je vais chercher ce qu’ils me peuvent fournir sur l’étendue, la variété et parfois la contradiction des acceptions et des sens, en suivant le mieux que je pourrai les procédés que vous avez mis en usage dans la seconde partie de vos mots latins, et surtout dans le mémoire où vous avez si finement expliqué le mot sublime.

Je laisserai de côté la pathologie verbale, n’ayant en ce moment rien de particulier à vous soumettre à cet égard.

J’ouvre le premier livre des Amours et j’y trouve :

Injuste amour ! fusil de toute rage !

Comme la tendance de notre langue est de restreindre de plus en plus, dans l’intérêt de la précision, chaque mot à un sens principal et souvent unique, ce sens d’amorce a disparu et est devenu inintelligible pour le public aussitôt que fusil s’est dit de l’arme entière.

En vertu du même principe, les extensions de sens des termes déjà anciens ont beaucoup moins bien réussi que la création de termes complètement nouveaux.

Je trouve plus loin :

Les cieux fermez aux cris de sa douleur
Changeans de teint, de grâce et de couleur
Par sympathie en deuindrent malades.

Muret explique ainsi le sens de fermez, dans ces vers détestables : « Arrestez, mot italien. » Cette acception n’avait rien que de naturel ; mais pour nous fermé voulait dire clos et ne pouvait plus signifier autre chose.

Quelquefois, cependant, un sens se substitue à un autre avec une singulière hardiesse, mais c’est alors par l’effet d’une sorte de création spontanée, par un procédé qui n’a rien d’artificiel ni de littéraire. Voici, à ce sujet, l’exemple assez curieux que me fournit la seconde autorité que je vous ai annoncée, Pierre Loti :

« Ces cinq hommes étaient vêtus pareillement… sur la tête, l’espèce de casque en toile goudronnée qu’on appelle Suroit (du nom de ce vent de Sud-Ouest qui, dans notre hémisphère, amène les pluies. »)

Dans cet ordre d’idées, les passages d’un sens à un autre sont tellement faciles et tellement singuliers que le même mot damas peut signifier tour à tour un cimeterre, une étoffe ou une prune, suivant la phrase dans laquelle il entre, sans que personne soit jamais embarrassé pour lui attribuer son véritable sens.

Si, laissant là mes lectures actuelles, j’interroge mes souvenirs, je trouve que l’adjectif nécessaire a eu, au xviie siècle, diverses acceptions curieuses.

Dans le Coche et la Mouche, La Fontaine parle des gens qui font les nécessaires, c’est-à-dire qui agissent comme s’ils se croyaient indispensables ; dans l’Impromptu de Versailles, le mot devient un vrai substantif. On lit dans la liste des personnages : 1er  nécessaire, 2e nécessaire. Ces nécessaires ne sont pas, comme on pourrait le croire, des personnages chargés d’une fonction particulière ; mais des courtisans qui font les importants, et, de leur propre mouvement, viennent, au nom du Roi, réclamer le commencement de la pièce (la dernière scène de la comédie le prouve). Certaines personnes, et particulièrement les Précieuses, dont le procédé le plus ordinaire de langage était d’employer les adjectifs substantivement, disaient un nécessaire pour un domestique, comme on devait plus tard dire, dans le même sens, par un euphémisme démocratique : un officieux. Mais comme, si à certains égards un domestique semblait un homme nécessaire, l’emploi d’un très grand nombre de valets peu occupés pouvait aussi les faire considérer parfois comme inutiles, ce mot inutiles signifiait aussi valet dans le langage des Précieuses.

C’est ainsi que Somaize explique cette phrase : « Inutile, ôtez le superflu de cet ardent », par : laquais, mouchez la chandelle.

Ainsi, dans ce langage, nécessaire et inutile arrivent à signifier la même chose.

Une acception accidentelle d’un mot devient quelquefois si dominante que les autres sont comme effacées de la langue. Si l’on entrait un de ces soirs au café des Variétés et qu’on y lût ce vers de Corneille, d’ailleurs assez peu cornélien :

« Une heure de remise en eût fait mon épouse, »
à des spectateurs venant de voir le fiacre 147, ils comprendraient à coup sûr quelque sottise, mais comme la Clymène de la Critique de l’École des Femmes, ce seraient eux qui feraient la saleté et Corneille n’y serait pour rien.
Pouvait-il prévoir que remise, au sens d’ajournement, deviendrait promptement presque hors d’usage, excepté dans la locution sans remise ; qu’au contraire l’action de remettre habituellement une voiture sous un hangard communiquerait à ce hangard le nom de remise, que du hangard il passerait à la voiture et qu’enfin une heure de remise signifierait une heure de voiture.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Pardon de tout ce bavardage inutile dont l’excuse est le plaisir que je prends à causer avec vous, et croyez-moi toujours votre bien dévoué.


Septembre 1886.