Études cliniques sur les maladies mentales et nerveuses/Troubles du langage


XI

TROUBLES DU LANGAGE ET DE LA MÉMOIRE DES MOTS
DANS LES AFFECTIONS CÉRÉBRALES

(Aphémie, aphasie, alalie, amnésie verbale)[1]
― 1864 —

Quelques travaux récents[2] ont attiré l’attention sur les troubles du langage et de la mémoire des mots dans les affections cérébrales. Ce sujet a surtout acquis un véritable intérêt d’actualité depuis le mémoire présenté par Broca à la Société anatomique, en 1861, à l’occasion de deux faits observés par lui à l’hospice de Bicêtre, et depuis les leçons faites à l’Hôtel-Dieu par le professeur Trousseau[3].

Ayant eu nous-même l’occasion de faire des recherches sur ce sujet dans les auteurs français et étrangers et d’y découvrir un certain nombre d’observations curieuses, pouvant servir à éclairer cette question si complexe, il nous a semblé intéressant de réunir quelques-uns de ces faits qui se trouvent dispersés dans des ouvrages et dans des recueils très différents. Nous avons pensé que cette réunion présenterait déjà par elle-même quelque intérêt, en prouvant qu’à diverses époques et dans divers pays l’attention des observateurs a été éveillée sur ces phénomènes si singuliers de certaines maladies du cerveau. Nous avons cru en outre qu’il serait possible de tirer du simple rapprochement de ces faits quelques inductions naturelles sur la valeur de ces symptômes dans le diagnostic et le pronostic des affections cérébrales, ainsi que les éléments précieux pour éclairer la physiologie de la parole et la théorie du langage. Tel est donc le but que nous nous proposons dans ce travail.

Nous commencerons par relater plusieurs observations, puisées à des sources très diverses, et classées en quelques catégories destinées seulement à en faciliter l’étude. Puis, nous chercherons à rapprocher ces faits par leurs analogies, à signaler leurs différences, et à en déduire quelques conséquences utiles pour la physiologie et pour la pathologie du cerveau.

PREMIÈRE PARTIE

Exposé général des faits.

On observe dans les affections cérébrales des troubles très variés du langage et de la mémoire des mots, depuis les degrés les plus voisins de l’état normal jusqu’aux cas extrêmes, dans lesquels, avec un profond affaiblissement des facultés intellectuelles, existent la suppression absolue de la parole et l’abolition complète de la mémoire.

Si l’on voulait parcourir successivement, dans tous ses degrés, cette échelle descendante de la mémoire et de la faculté de parler dans les affections du cerveau et citer des exemples correspondant à chacun de ces degrés, il faudrait faire un volume ; telle ne peut être notre intention. Nous voulons seulement relater ici quelques-uns des faits que nous avons pu recueillir, afin d’indiquer les principales catégories de perversions du langage et de la mémoire qui ont été observées, entre ces deux extrêmes de l’état physiologique d’une part, et de la démence avec abolition de la parole et de la mémoire d’autre part. Pour nous limiter encore d’une manière plus précise, disons que les faits que nous avons surtout en vue sont ceux dans lesquels la parole et la mémoire sont plus ou moins partiellement lésées, malgré la conservation de l’intelligence et l’intégrité des organes qui servent à la phonation. Sans doute nous n’admettons pas, avec la plupart des auteurs qui se sont occupés de cette question, que l’intelligence soit, dans tous les cas de ce genre, aussi complètement conservée qu’ils l’ont cru généralement. Nous pensons au contraire qu’il existe souvent chez ces malades un certain degré d’affaiblissement intellectuel concomitant ; mais, malgré cette réserve importante, nous excluons néanmoins de notre travail tous les faits dans lesquels la perversion de la faculté du langage et de la mémoire des mots doit être attribuée à une lésion générale des facultés intellectuelles, au lieu d’être considérée comme un trouble isolé, ou du moins très prédominant de ces deux facultés.

Ces préliminaires posés, nous abordons l’historique de la question.

Le travail spécial le plus ancien que nous connaissions sur ce sujet est celui de Gesner sur l’amnésie de la parole[4]. Vient ensuite un chapitre de Crichton[5], sous le titre de trouble singulier de la mémoire.

Depuis cette époque, on a publié, surtout en France et en Angleterre, de nombreuses observations isolées, relatives à ces troubles si singuliers et si limités de la parole et de la mémoire des mots ; mais aucun travail d’ensemble n’a paru, à notre connaissance, sur ce sujet intéressant. Nous devons seulement mentionner, comme surtout dignes d’attention, différents mémoires du professeur Bouillaud, qui, depuis 1837[6], a publié beaucoup d’observations, tendant à placer dans les lobes antérieurs du cerveau le siège de la faculté du langage et du pouvoir coordinateur de la parole. Enfin, parmi les travaux plus récents, qui ont paru sur ce point limité de la pathologie cérébrale, nous devons signaler en dernier lieu ceux du Dr Hun, de W. Nasse, de Forbes Winslow, de Broca et du professeur Trousseau.

Pour classer aussi clairement que possible les observations particulières que nous allons relater dans la première partie de ce travail, nous admettrons les trois catégories suivantes :

Dans la première, nous placerons les cas dans lesquels, tout en conservant l’intelligence et l’intégrité des organes de la phonation, les malades ne se rappellent, ou n’articulent spontanément, que certains mots, certaines catégories de mots, ou même certaines syllabes et certaines lettres, mais peuvent encore répéter tous les mots qui leur sont fournis et peuvent également les écrire.

Dans une seconde catégorie, nous rapporterons quelques faits très curieux, dans lesquels les malades ne peuvent prononcer que certains mots ou certaines syllabes toujours les mêmes, et ne sont plus capables de répéter les autres mots proférés devant eux, quoiqu’ils conservent encore la faculté de les écrire, ou bien ne peuvent plus les écrire, quoiqu’ils puissent encore les prononcer.

Enfin, dans la troisième catégorie, nous citerons quelques cas plus rares dans lesquels les malades n’ont plus à leur disposition que quelques mots, ou quelques syllabes, qui leur servent à exprimer toutes leurs pensées et ne peuvent plus écrire, ni prononcer tous les autres mots de la langue.

Ce classement est sans doute artificiel. Il ne comprend pas tous les cas si variés, et souvent si complexes, que l’on peut rencontrer dans la pratique ; mais il nous a paru le plus commode pour exposer, avec quelque clarté, les faits principaux que nous avons pu recueillir.

I.Première série de faits.

Cas dans lesquels, tout en conservant l’intégrité de l’intelligence et des organes de la parole, les malades ne peuvent plus se rappeler ni articuler certains mots, certaines catégories de mots ou certaines lettres, mais peuvent encore répéter tous les mots qu’on leur fournit, et peuvent également les écrire.

Crichton rapporte le fait suivant :

Observation Ire. — Un homme de soixante-dix ans, précédemment estimé à cause de ses talents, tomba tout à coup, à la suite d’excès vénériens, dans un état de dépression des forces, de vertiges, de perte de mémoire et d’insensibilité à tous les événements de la vie. Lorsqu’il voulait demander quelque chose, il se servait toujours d’une expression impropre ; par exemple, au lieu de demander un morceau de pain, il demandait ses bottes, et lorsqu’on les lui apportait, il savait très bien qu’elles ne répondaient pas à l’idée qu’il avait de la chose qu’il désirait, ce qui le mettait de mauvaise humeur ; cependant il continuait à demander ses bottes ou ses souliers, tandis que c’était du pain qu’il désirait. S’il avait besoin d’un verre pour boire, il y avait cent à parier contre un qu’il demanderait un autre objet de ménage ; et si on lui apportait cet objet, il l’appelait verre ou assiette.

Il était évident que le malade avait conscience de son erreur ; car lorsque l’expression convenable lui était fournie, par une autre personne, et qu’on lui demandait si c’était bien là ce qu’il désirait, il reconnaissait son erreur et se rectifiait lui-même en employant le mot exact.

Observation II. — Le Dr Wilhem Nasse, de Bonn[7], rapporte l’observation d’un homme d’une trentaine d’années, qui, à la suite d’accès apoplectiques répétés étant paralysé de la moitié du corps, avait cependant conservé la jouissance de ses facultés intellectuelles. Il pouvait, grâce à l’intégrité des mouvements de sa langue, se faire bien comprendre, mais au milieu de ses phrases, il employait souvent des mots tout à fait déplacés ; ce qu’il remarquait immédiatement, et dans son mécontentement, il cherchait à y remédier par des gestes ou des périphrases. Lorsqu’on prononçait devant lui le mot désiré, il le répétait aussitôt avec facilité, et pouvait également le mettre par écrit. Après de nouvelles congestions répétées, la faculté de s’exprimer diminua progressivement chez ce malade et arriva enfin peu à peu à un état de démence.

Observation III. — Observation communiquée par le Dr Alex. Hood[8]. Il s’agit d’un serrurier qui tout à coup commença à parler d’une manière incohérente, ne put se faire comprendre que par signes et devint incapable de prononcer les noms de tous les objets de la nature. Sa mémoire des objets eux-mêmes paraissait complètement intacte, mais la possibilité de désigner exactement les personnes et les choses avait complètement disparu chez lui, et ce n’est que peu à peu, dans l’espace de quatre mois, qu’il parvint à recouvrer l’usage de cette faculté. Dans cet état, il parlait sans difficulté. Il avait la conscience parfaite de sa faiblesse, et il montrait par sa conduite et par les ordres qu’il donnait qu’il était en complète possession de ses facultés intellectuelles ; il pouvait répéter les mots prononcés devant lui, au moment même, et il présenta dans sa lente convalescence cette particularité que lorsqu’il voulait prononcer un mot ou l’écrire, il ne parvenait à en dire que la moitié, quelques syllabes ou quelques lettres ; par exemple : mart. pour marteau, et il n’arrivait à trouver la fin du mot qu’après plusieurs heures, et même plusieurs jours.

Dans le même travail, on cite d’autres faits où cette incapacité de parler était portée plus loin. Dans l’un d’entre eux, en questionnant le malade, on ne pouvait obtenir de lui aucune réponse et cependant il pouvait répéter un mot qu’il venait d’entendre et lire un morceau dans un livre après qu’une autre personne venait de le lire.

Observation IV. — Une autre malade, après un accès apoplectique, avait oublié toutes les lettres de l’alphabet, ainsi que le français qu’elle connaissait très bien ; et pourtant elle conservait une bonne mémoire des choses. Pour la mettre à l’épreuve sous ce rapport, on la laissa un jour seule à la maison avec la cuisinière, et elle fut en état de lui donner par signes toutes les indications nécessaires pour préparer le repas.

Observation V. — Belhomme[9] raconte qu’un soldat, après une attaque apoplectique, perdit si complètement l’usage des mots, qu’il ne pouvait répondre que oui et non à toutes les questions. Quoiqu’il connût les langues, il ne pouvait ni désigner les lettres ni les épeler ; mais il les répétait facilement lorsqu’elles étaient prononcées devant lui. Il ne recouvra que peu à peu, et seulement dix-huit mois après, le libre usage des langues qui lui avaient été familières autrefois.

Quelquefois, les malades ne conservent que le souvenir de quelques mots ou de quelques locutions qui leur servent à répondre à toutes les questions.

Observation VI. — Le Dr Durand-Fardel[10], parle d’une hémiplégique de la Salpêtrière, qui, sans affaiblissement de l’intelligence, ne pouvait prononcer que : « Madame été. Mon Dieu ! Est-il possible ! Bonjour, madame ».

Et il en cite une autre qui n’avait à sa disposition que le mot incompréhensible Sivona.

Observation VII. — Hasbach[11] cite le fait d’un apoplectique qui ne pouvait prononcer que les mots : « Juste Dieu ! » mais auquel manquait la possibilité d’articuler les lettres séparées.

Une variété spéciale de cette lésion consiste dans la perte d’une certaine classe de mots, et presque toujours des mêmes, tandis qu’il y a persistance des autres catégories de mots. Ce qu’il y a de plus fréquent, sous ce rapport, c’est l’oubli des noms propres, et quelquefois même de son propre nom.

Observation VIII. — Crichton rapporte plusieurs faits de personnes qui, tout à coup, furent hors d’état de se rappeler leur propre nom et en particulier celui d’un ambassadeur à Saint-Pétersbourg, qui, un matin, ayant plusieurs visites à faire, fut obligé, dans une maison où les domestiques ne le connaissaient pas, de donner son nom. Tout à fait hors d’état de répondre à cette question, il se retourna vers celui qui l’accompagnait et lui demanda sérieusement : « De grâce, dites-moi donc mon nom ». Cette question provoqua le rire. Il fut obligé d’avouer qu’il avait oublié son nom. On le lui dit alors, et il put terminer sa visite.

Observation IX. — Gall[12] reproduit une observation de Larrey, relative à un jeune homme qui, à la suite d’un coup d’épée ayant lésé le lobe cérébral antérieur gauche, avait complètement perdu la mémoire des noms, tandis qu’il avait conservé celle des figures et de tous les objets susceptibles d’une description.

Observation X. — Pinel[13] parle d’un malade qui, après une attaque congestive, avait oublié son nom, ainsi que celui de sa femme, de ses enfants et de ses amis, quoique sa langue conservât toute sa mobilité. Il donnait des preuves non douteuses de l’intégrité de ses facultés intellectuelles, et cependant il ne pouvait ni lire ni écrire.

Observation XI. — Reil[14] raconte le fait d’un malade qui, à la suite d’une blessure grave du cerveau, ne put réapprendre son propre nom qu’au bout d’un long temps.

Observation XII. — Bouillaud[15] et Duperthuis[16] rapportent des faits semblables, où la faculté de se rappeler les noms propres manquait également ; mais ces faits doivent être probablement exclus de ce travail parce que les mouvements des muscles de la mâchoire et de la langue n’étaient pas intacts et qu’il y avait en même temps un certain trouble intellectuel.

Il existe en outre toute une catégorie de faits dans lesquels la perte de la mémoire s’étend à tous les noms propres, à tous les substantifs, dans lesquels, en un mot, manque la mémoire des noms de tous les objets.

Observation XIII. — Bergmann[17] cite le fait d’un homme qui, à la suite d’une chute sur la tête, avait perdu la mémoire des noms, tandis que celle des choses et des lieux était intacte. Il pouvait prononcer et employer convenablement les verbes, mais ne pouvait trouver les substantifs et il employait ainsi constamment des périphrases ; pour désigner des ciseaux, il disait : « ce avec quoi l’on coupe » ; pour indiquer une fenêtre, « ce par où l’on voit, par où il fait clair ».

Observation XIV. — Graves[18] relate un exemple intéressant sous ce rapport. Un homme de cinquante-six ans, à la suite d’une attaque de paralysie, est atteint d’une incapacité de se servir des substantifs et des noms propres, tout en étant du reste capable de bien s’exprimer. Il ne peut indiquer que les premières lettres des mots qu’il désire. Il s’est fait un petit dictionnaire des mots les plus usuels, et, pendant une conversation, il cherche dans ce dictionnaire jusqu’à ce qu’il ait pu trouver le mot qui lui manque ; il peut alors le prononcer, tant qu’il le fixe avec le doigt et les yeux, mais immédiatement après il l’oublie de nouveau.

Observation XV. — Une dame présentait une faiblesse analogue par rapport aux noms propres, et, chose remarquable, cet oubli des noms commença par ceux d’une famille amie qu’elle voyait tous les jours.

Enfin, on observe quelquefois des personnes qui perdent la mémoire de tous les substantifs.

Observation XVI. — Bouillaud[19] rapporte que le célèbre Broussonnet, qui mourut d’une affection cérébrale, était totalement incapable de se rappeler les substantifs, tandis qu’il conservait le souvenir des autres mots. Le même auteur ajoute un autre fait observé par Cassan, dans lequel avec la conservation complète de la mémoire des choses, celle des substantifs et même des adjectifs avait complètement disparu.

Pour terminer les observations de cette première série, nous mentionnerons encore les quatre faits suivants :

Observation XVII. — Le Dr Forbes Winslow a observé un malade qui avait perdu complètement la mémoire de certains mots, tandis qu’il conservait l’intégrité de ses facultés intellectuelles. Si l’un de ces mots était prononcé devant lui, il le saisissait en un instant et le répétait, mais, dans une conversation, il était obligé d’employer une périphrase pour désigner les objets dont le nom lui avait échappé.

Observation XVIII. — Un épileptique ne pouvait pas prononcer un seul mot, mais il les répétait et les écrivait sans difficulté quand ils étaient prononcés devant lui[20].

Observation XIX. — Après une attaque d’apoplexie, une dame fut atteinte d’une singulière lésion de la mémoire ; en parlant, elle ne faisait usage que de l’infinitif des verbes et n’employait jamais aucun pronom. Par exemple, au lieu de dire : Je vous souhaite le bonjour, arrêtez-vous, mon mari va venir de suite, elle disait : Souhaiter le bonjour, arrêter, mon mari va venir. Pendant longtemps, cette malade ne pouvait pas compter au delà de trois, mais, dans d’autres moments, elle était capable de compter jusqu’à quarante. Elle arriva aussi à acquérir la connaissance des pronoms, mais sans parvenir à en faire une juste application[21].

Observation XX. — « Je donnais des soins, dit Thomas Hun, à une dame qui mourut d’un cancer du cerveau, occupant, à l’époque de sa mort, la plus grande portion du lobe antérieur gauche. Dans les premières périodes de sa maladie, elle ne pouvait souvent dire les noms des objets les plus familiers, et elle se trouvait réduite à s’exprimer par signes ou à montrer les objets du doigt. Lorsque le mot dont elle avait besoin était prononcé devant elle, elle le reconnaissait et pouvait le répéter. Avec les progrès du mal, cette difficulté de la parole augmenta, et elle finit par tomber dans une sorte d’imbécillité. »

II.Deuxième série de faits.

Cas dans lesquels les malades prononcent encore spontanément certains mots, ou certaines phrases, mais ne peuvent plus répéter les mots proférés devant eux, tout en conservant la faculté décrire ou bien la possibilité de lire.

Nous réunissons à dessein dans une même catégorie les faits suivants, qui diffèrent bien sous certains rapports, mais qui présentent tous ce point commun d’un désaccord bien singulier entre l’articulation des mots par la parole et leur expression par l’écriture, deux modes de manifestation de la pensée humaine qui paraissent inséparable dans l’état normal, et qui se trouvent cependant dissociés d’une manière bien remarquable par la maladie.

Nous nous bornerons actuellement à rapporter ces faits sans commentaires, nous réservant de les comparer et de les discuter plus tard dans la seconde partie de ce travail. Pour établir de l’ordre dans leur exposé, nous commencerons par ceux où la faculté d’écrire est conservée, et nous réserverons pour la fin les observations dans lesquelles les malades ayant perdu la faculté d’écrire, ont cependant conservé la possibilité de lire ou de parler.

Observation XXI. — Lallemand[22] raconte l’observation d’un phtisique de cinquante ans, qui, dans toute la plénitude de son intelligence et toute la liberté des mouvements de la langue, et sans aucune paralysie, avait perdu complètement la parole, à l’exception de quelques mots monosyllabiques, mais qui, autant que le lui permettait son éducation, se faisait bien comprendre par écrit. Après la mort, on trouva la surface du lobe moyen ramollie dans un point limité.

Observation XXII. — Martinet[23] et Bouillaud[24] rapportent le fait d’un homme de cinquante-quatre ans, qui, à la suite d’émotions pénibles, fut atteint de l’infirmité d’employer des mots incompréhensibles ou inexacts, et dont cependant les facultés intellectuelles et musculaires étaient inaltérées. Cet homme répondait par écrit à toutes les questions, mais il ne pouvait pas articuler ce qu’il venait d’écrire, ni lire toute autre chose en général.

Observation XXIII. — En 1862, Trousseau a observé un facteur de la halle, qui ne gardait plus dans la mémoire que quelques mots, et qui cependant conservait une entière lucidité de pensée et la faculté d’écrire correctement tout ce qui lui venait à l’esprit, de faire les calculs les plus compliqués, et de continuer néanmoins son service à la halle.

Trousseau ajoute que Duchenne (de Boulogne) voyait à la même époque, dans son cabinet, une femme qui était dans les mêmes conditions. Elle pouvait aligner ses pensées au moyen de l’écriture, quoiqu’elle fût, comme le facteur, complètement incapable de parler[25].

Le Dr Osborn a rapporté avec détails l’observation remarquable suivante :

Observation XXIV. — Un monsieur de trente-six ans environ, d’une instruction littéraire très distinguée, élève du collège de la Trinité, et connaissant le français, l’italien et l’allemand, demeurait, il y a un an environ, à la campagne, et avait pris l’habitude de se baigner dans un lac voisin. Un matin, après son bain, il était assis à déjeuner lorsqu’il tomba tout à coup d’une attaque d’apoplexie. Un médecin fut appelé, qui le saigna, et, soumis à un traitement approprié, il reprit ses sens environ quinze jours après. Quoique ayant recouvré l’usage de son intelligence, il était complètement privé de la parole. Il parlait, mais ce qu’il disait était tout à fait inintelligible, quoiqu’il ne fût atteint d’aucune affection paralytique et qu’il prononçât un grand nombre de syllabes avec une véritable facilité. Lorsqu’il vint à Dublin, son jargon extraordinaire le fit prendre pour un étranger dans l’hôtel où il descendit, et lorsqu’il vint au collège pour voir un de ses amis, il fut incapable d’exprimer son désir au concierge, et n’y réussit qu’en indiquant avec le doigt les appartements que cet ami habitait.

Le Dr Osborn eut de fréquentes occasions d’observer la nature particulière de trouble dont ce malade était atteint, et l’éducation libérale qu’il avait reçue le mit en état de découvrir plusieurs particularités de cette affection, qui, sans cette circonstance, n’eussent pas pu être mises en lumière. Ces particularités étaient les suivantes :

1oIl comprenait parfaitement tous les mots qu’on lui disait, ce qui était prouvé par beaucoup de moyens inutiles à décrire ici.

2oIl comprenait parfaitement le langage écrit. Il continuait à lire les journaux tous les jours, et, lorsqu’on l’examinait, il prouvait qu’il avait un souvenir très exact de tout ce qu’il avait lu. S’étant procuré un exemplaire de la Pathologie d’Andral, en français, il la lut avec rapidité, ayant eu en dernier lieu l’intention d’embrasser la profession médicale.

3oIl exprimait ses idées en écrivant avec une grande rapidité, et lorsqu’il se trompait, cela paraissait résulter d’une simple confusion de mots et non d’une incapacité, les mots étant d’une orthographe correcte, et seulement quelquefois mal placés. Il traduisait des phrases latines très convenablement. Il écrivait également d’une manière correcte des réponses et des questions d’histoire.

4oLa connaissance de l’arithmétique était conservée. Il additionnait et soustrayait des nombres de différentes dénominations avec une grande facilité ; il jouait également bien au jeu d’échecs, qui suppose des calculs relatifs au nombre et à la position.

5oSa mémoire des sons musicaux ne pouvait être affirmée, ne connaissant pas ce qu’elle était avant l’attaque d’apoplexie ; mais, lorsqu’il entendait les deux airs nationaux de l’Angleterre, il indiquait clairement qu’il les reconnaissait.

6oLa faculté de répéter les mots après une autre personne était presque réduite à quelques monosyllabes, et, en répétant les lettres de l’alphabet, il ne pouvait jamais prononcer k, q, u, v, w, x et z, quoiqu’il prononçât souvent ces sons, en essayant d’en prononcer d’autres. Il pouvait également très rarement prononcer la lettre i.

7oAfin de bien caractériser la lésion spéciale du langage qu’il présentait, le Dr Osborn choisit et mit sous les yeux du malade une phrase empruntée au règlement du Collège des physiciens, et lui ayant dit de la lire, le malade prononça une série de syllabes qui n’avaient aucun sens dans aucune langue et qui ne ressemblaient en rien à celles de la phrase qu’il avait sous les yeux. Il lui présenta le même passage plusieurs jours après, et il le lut d’une manière toute différente, avec des syllabes nouvelles, mais également incompréhensibles.

Le Dr Osborn fait remarquer que, parmi ces syllabes, il en est beaucoup qui se présentent fréquemment dans la langue allemande, qui avait probablement laissé une plus forte impression dans la mémoire de ce malade. Mais ce qu’il y a de plus remarquable dans ce fait, c’est que, quoique ce malade parût en général savoir qu’il se trompait en parlant, cependant il était, malgré cela, incapable de prononcer correctement, et pourtant il était exempt de toute affection paralytique des organes de la voix ![26]

Terminons cette série de faits relatifs à la conservation de l’écriture, malgré l’altération de la faculté de parler, par quatre observations empruntées à Forbes Winslow :

Observation XXV. — Un militaire, qui était resté pendant plusieurs années au Canada, présentait des symptômes cérébraux consistant dans le déplacement des mots du langage, à la suite de deux attaques d’apoplexie. Sa conversation était un mélange singulier de mots auxquels aucun sens ne pouvait être attaché ; mais ce qu’il y avait de remarquable dans ce cas, c’est qu’il était en état décrire d’une manière suivie et avec une parfaite lucidité tout ce qu’il désirait communiquer aux autres ; mais, lorsqu’il essayait de parler, sa conversation était tout à fait inintelligible.

Ce malade est reparti en Amérique, et l’auteur n’a pu suivre la marche de son affection[27].

Observation XXVI. — Une dame, après une attaque de paralysie, perdit toute possibilité de parler, mais resta capable de communiquer ses désirs par écrit. Cependant, en écrivant, elle traçait invariablement le mot non quand elle voulait dire oui, et vice versa. Lorsqu’elle écrivait : Je désire que vous fassiez telle chose, elle l’écrivait en intervertissant les mots. J’ai appris que cette dame vivait encore et que ce singulier trouble de l’écriture persistait toujours[28].

Observation XXVII. — Un homme âgé de soixante-six ans, à la suite d’une attaque d’apoplexie, oublia de lire et même de distinguer une lettre d’une autre ; mais si un nom ou une phrase étaient mentionnés devant lui, il pouvait l’écrire immédiatement et avec la plus grande exactitude. Néanmoins il était incapable de lire ou de distinguer ce qu’il avait écrit ; car si on lui demandait quelle était telle ou telle lettre, ou bien comment les lettres étaient combinées, il était évident que l’écriture avait été exécutée mécaniquement, sans aucun exercice de la réflexion ou du jugement. Dans ce cas, aucun des moyens qui furent employés ne put rétablir la connaissance des lettres dans son esprit[29].

Enfin Forbes Winslow[30], mentionne encore le fait d’un malade qui, à la suite d’une blessure à la tête, avait oublié de lire, mais était cependant en état d’écrire très couramment et très correctement.

Aux faits qui précèdent, dans lesquels les malades avaient conservé la faculté d’écrire ce qu’ils ne pouvaient pas prononcer, nous joindrons maintenant des faits inverses, dans lesquels les malades pouvaient lire ou prononcer certains mots, sans pouvoir les écrire.

Observation XXVIII. — En août 1785, dit le Dr Hertz, je fus appelé auprès d’un officier d’artillerie, de quarante ans environ, qui avait été pris d’une paralysie à la suite d’un refroidissement et d’une violente colère. Sa langue, ses bras et ses jambes étaient paralysés par cette attaque. Il était soigné par un autre médecin qui me consulta pour savoir s’il convenait d’appliquer l’électricité. Depuis l’époque où ce moyen fut employé pour la première fois jusqu’à l’année dernière, je ne l’ai pas revu : mais il me fit de nouveau appeler, parce que son médecin, disait-il, l’avait abandonné. Je le trouvai assez rétabli pour avoir l’usage de ses jambes ; ses bras également étaient plus forts ; mais, sous le rapport de la parole, on remarquait la circonstance singulière suivante : il pouvait articuler distinctement tous les mots qui lui arrivaient spontanément, ou qui lui étaient répétés doucement et à haute voix. Il s’exerçait alors avec effort à parler ; mais un murmure inintelligible était tout ce qu’on pouvait entendre. L’effort était violent et se terminait par un profond soupir. D’un autre côté, il pouvait lire à haute voix avec facilité. Lorsqu’un livre ou un papier étaient placés sous ses yeux, il lisait si rapidement et si distinctement qu’il était impossible d’observer le plus léger défaut dans les organes de la parole. Mais si le livre ou le papier lui étaient retirés, il était alors incapable de prononcer aucun des mots qu’il avait lus un instant auparavant. Je tentai l’expérience chez lui à plusieurs reprises, non seulement en présence de sa femme, mais devant beaucoup d’autres personnes, et l’effet fut toujours uniformément le même[31].

Observation XXIX. — Un homme de soixante-dix ans fut pris d’une sorte de crampe dans les muscles de la bouche, accompagnée d’une sensation de chatouillement sur toute la surface de son corps, comme si des fourmis la parcouraient en tous sens. Après qu’il eut éprouvé une attaque de faiblesse et de confusion mentale, on observa chez lui une singulière altération de la parole ; il articulait avec facilité et couramment, mais il employait des mots étranges que personne ne pouvait comprendre ; lorsqu’il parlait rapidement, il prononçait des nombres, et çà et là il employait des mots usuels, mais dans une acception impropre ; il avait la conscience qu’il prononçait des choses sans aucun sens. Ce qu’il écrivait était aussi défectueux que ce qu’il disait ; il ne pouvait pas écrire son nom ; les mots qu’il écrivait étaient ceux qu’il proférait en parlant, et ils étaient toujours écrits conformément à sa manière de les prononcer.

Il ne pouvait pas lire, et cependant beaucoup d’objets extérieurs paraissaient éveiller en lui l’idée de leur présence[32].

Observation XXX. — Van Goens parle de la femme de M. Hennert, professeur de mathématiques à Utrecht, qui fut affectée d’un singulier défaut de l’articulation : lorsqu’elle voulait demander une chaise elle demandait une table ; lorsqu’elle désirait un livre, elle demandait un verre ; mais, ce qu’il y avait de remarquable chez elle est que lorsque l’expression exacte de sa pensée était proférée devant elle, elle ne pouvait pas la prononcer. Elle était mécontente lorsqu’on lui apportait les objets qu’elle avait nommés à la place de ceux qu’elle désirait ; quelquefois elle s’apercevait elle-même qu’elle avait donné un nom erroné à l’objet de sa pensée. Cet état se prolongea pendant plusieurs mois, après lesquels elle recouvra peu à peu l’usage complet de la faculté de parler. Sa mémoire ne semblait en défaut que sous ce rapport, car Van Goens dit qu’elle dirigeait les affaires de son ménage avec autant de régularité qu’autrefois[33].

Observation XXXI. — Une malade atteinte d’un cancer de l’utérus, qui l’avait mise dans une très grande prostration, fut saisie subitement, dans le milieu de la nuit et sans cause connue, d’un mutisme presque complet qui ne lui permettait plus que de dire : Oui, oui, à toutes les questions, qu’elles fussent contradictoires ou non. Elle conservait néanmoins l’usage de son intelligence, et n’était ni paralysée ni aliénée. Lorsqu’on lui disait d’écrire ce qu’elle avait à communiquer, elle traçait sur le papier un assemblage de lettres auxquelles aucun sens ne pouvait être attaché[34].

III.Troisième série de faits.

Cas dans lesquels les malades conservent encore la possibilité de prononcer quelques mots toujours les mêmes, qui à l’aide de la mimique, leur servent à exprimer leurs pensées, mais ont perdu la faculté de lire, d’écrire et de répéter les mots devant eux.

Voici comment le Dr Morel[35] s’exprime à l’égard des malades appartenant à cette catégorie : « On trouve assez fréquemment des individus qui, à la suite d’une attaque d’apoplexie, d’une congestion ou d’un ramollissement, perdent l’usage presque complet du vocabulaire et ne conservent plus que quelques mots qui, dans leur esprit, ont toutes les significations possibles. Lorsqu’on ne les comprend pas, ils s’attristent, s’impatientent et répètent alors avec plus ou moins de véhémence leurs mots d’adoption. Ces individus ont toute leur raison, ce dont il est facile de s’assurer par l’expression de leurs yeux, et surtout par leurs gestes et par l’air de satisfaction qu’ils manifestent lorsqu’on les a devinés. Cet état peut persister très longtemps et se montrer jusqu’à la mort. »

Nous commencerons l’énumération des faits de cette troisième série par une observation très intéressante que nous empruntons au Dr Hun.

Observation XXXII. — M. Nelly, serrurier, âgé de trente-cinq ans, de mœurs régulières, ayant l’intelligence suffisamment développée, pouvait, avant sa maladie actuelle, lire et écrire avec facilité ; durant ces huit dernières années, il avait souffert d’une affection du cœur qui avait déterminé des hémoptysies répétées ; par moments, il était en état de se livrer à son travail.

Le 4 juillet, il marcha beaucoup au soleil, et, dans la soirée, il eut des symptômes de congestion cérébrale : il resta pendant plusieurs jours dans un état de stupeur d’où on ne le tirait que pour le faire boire, mais dans lequel il retombait, aussitôt qu’il était abandonné à lui-même. Au bout de quelques jours il commença à revenir à lui et à comprendre ce qu’on lui disait ; toutefois, on remarqua qu’il avait beaucoup de difficulté à s’exprimer et que le plus ordinairement il faisait connaître ses besoins par des signes ; il n’y avait pas de paralysie de la langue ; il la remuait dans toutes les directions et pouvait articuler distinctement un petit nombre de mots ; il connaissait la valeur des mots prononcés devant lui ; mais ne pouvait se rappeler ceux dont il avait besoin pour s’exprimer, ni répéter ces mots après moi. Si je revenais à la charge, l’incapacité restait la même ; quoiqu’il fît les plus grands efforts pour vaincre la difficulté, il marmottait des mots qui avaient de la ressemblance avec ceux qu’il essayait d’articuler. Après qu’il eut fait de vains efforts pour répéter un mot après moi, je l’écrivis et il commença à l’épeler lettre par lettre, et, au bout de quelques tentatives, il fut en état de le répéter. Si on lui ôtait l’écriture, il ne pouvait plus le dire ; mais, après une longue étude du mot écrit et de fréquentes répétitions, il pouvait l’apprendre, le retenir et s’en servir ; il avait une ardoise sur laquelle étaient écrits les mots qui lui étaient le plus nécessaires et il y avait recours quand il avait besoin de parler. Il apprit ces mots peu à peu et étendit suffisamment son vocabulaire pour n’avoir plus besoin de son ardoise. Il lisait assez bien dans un livre imprimé, mais il hésitait sur certains mots. Quand il ne pouvait prononcer un mot, il était également hors d’état de l’écrire, jusqu’à ce qu’il l’eût vu écrit et qu’il eût appris à l’écrire, comme il apprenait à prononcer après des exercices répétés.

Il y a maintenant six mois qu’il est dans cette situation. Sa santé est satisfaisante, à l’exception d’une légère dyspnée et d’un œdème des jambes, dépendant de sa maladie du cœur. Il apprend sans cesse des nouveaux mots et peut se faire suffisamment comprendre, quoiqu’il ne trouve pas le mot propre, comme s’il parlait une langue étrangère imparfaitement connue. Il répète les mots prononcés devant lui sans les voir écrits. Son esprit paraît quelque peu lésé, comme cela se remarque surtout chez les personnes qui ont eu une attaque d’apoplexie. Ce malade ne s’est jamais plaint de céphalalgie[36].

Schmidt[37] a publié cinq faits dans lesquels les malades, sans aucune manifestation apoplectique et avec intégrité de leur intelligence, étaient hors d’état d’écrire ce qu’ils ne pouvaient prononcer.

Observation XXXIII. — Gesner rapporte l’exemple d’un homme de soixante-treize ans, qui, atteint de l’incapacité de faire comprendre ses pensés de vive voix ou par écrit, employait des mots incompréhensibles ou impropres (par exemple adieu au lieu de je pense), et ne pouvait ni écrire ni lire, soit son propre nom, soit toute autre chose. Il n’était paralysé d’aucune partie du corps, comprenait très bien tout ce qu’on disait devant lui, avait la conscience de l’altération de son langage, et sa langue ne manquait en rien de sa faculté d’articuler des mots.

Observation XXXIV. — Après une attaque de maladie du cerveau, un homme n’avait à sa disposition que la première syllabe des noms, c’est-à-dire qu’il ne pouvait terminer la prononciation d’un mot quoiqu’il en connût la première syllabe[38].

Observation XXXV. — Un soldat français fut atteint d’une fracture contusive du crâne, ayant ouvert le sinus longitudinal supérieur. Au premier abord, il y eut des symptômes de compression. Une fois à l’hôpital d’Anvers, il comprit tout ce qu’on lui disait et paraissait tout à fait intelligent ; il ne pouvait répondre que ba-ba à tous les interrogatoires. C’était une chose très pénible de voir combien il était affecté de son incapacité d’exprimer ses pensées[39].

Observation XXXVI. — Le Dr Baillie[40] décrit un cas curieux de trouble de la mémoire produit par la paralysie. « Un monsieur, âgé de cinquante-six ans, fut pris des symptômes d’une compression du cerveau, et devint complètement paralysé du côté droit. On découvrit qu’il avait perdu le souvenir des mots de sa propre langue, excepté un petit nombre d’entre eux qu’il prononçait d’une manière très distincte, et en variant singulièrement les intonations, de manière à exprimer le plaisir ou la peine, la joie ou la douleur, pour expliquer les circonstances de sa maladie, et indiquer ce dont il avait besoin, sans avoir la conscience qu’il n’employait pas les mots exacts pour exprimer sa pensée[41]. »

Observation XXXVII. — « Un monsieur de quarante-six ans, qui avait toujours joui d’une bonne santé, après avoir éprouvé un grand malaise de l’esprit et avoir été exposé à une forte fatigue physique, fut pris d’apoplexie suivie d’hémiplégie. L’apoplexie fut légère, mais l’hémiplégie fut complète. La faculté de parler fut entièrement perdue, de telle sorte qu’il ne pouvait prononcer que les sons ee-o ; mais il en variait tellement l’intonation, qu’avec le secours de gestes expressifs, il était en état de faire comprendre à ceux qui l’entouraient sa pensée très distinctement sur les choses usuelles de la vie. Il comprenait très bien tout ce qu’on lui disait, et savait parfaitement ce qu’il désirait répondre lui-même ; mais il était incapable de prononcer autre chose que les sons sus-mentionnés. Mais, croyant cependant qu’il employait exactement les mots destinés à la communication de sa pensée, il paraissait surpris et mécontent lorsqu’il n’était pas compris. Il cherchait quelquefois à expliquer ce qu’il voulait dire en écrivant sur une ardoise ; mais, généralement, il substituait un mot à un autre, et presque toujours il se trompait en épelant ce qu’il écrivait[42]. »

Observation XXXVIII. — Le Dr T. K. Chambers a publié le cas intéressant suivant, de perte du langage consécutive à une maladie aiguë du cerveau :

« Harriet C…, âgée de douze ans, eut le typhus en décembre 1845. Elle éprouva beaucoup de délire et des symptômes intestinaux ; mais, comme c’est habituel chez les enfants, elle se rétablit rapidement et put retourner à l’école. Cependant, après quelques jours de séjour, un soir, en revenant de l’école, elle fut prise d’un accès ayant un caractère épileptique indécis, eut des roideurs et retomba de nouveau dans le délire. Ce délire fut monotone et remarquable par la répétition constante du mot Sinner, avec toutes sortes de variétés d’intonation. On eut recours à tous les moyens, comme dans sa première attaque. Elle guérit après quelques semaines, de manière à être levée et habillée, mais avec la perte de la faculté de prononcer tout autre mot que celui qu’elle avait répété si souvent pendant sa fièvre. Elle s’en servait pour exprimer toutes ses idées : pour refuser, elle secouait sa tête en disant Sinner ; l’assentiment était exprimé par le même mot ; et pour demander du pain et du beurre, elle disait : Sin un sinner. Elle comprenait parfaitement tout ce qu’on lui disait, et paraissait capable de lire ses leçons habituelles.

« On lui appliqua des vésicatoires derrière les oreilles, et de petites doses de mercure lui furent administrées. En même temps, on montra à sa mère et à sa famille à lui enseigner les mots comme si l’on apprenait à un enfant à parler. Je m’efforçai aussi de lui indiquer, par des mouvements de la bouche et de la gorge, le moyen de former des lettres, absolument comme on instruit les sourds-muets de naissance, et je la trouvai intelligente et docile. Elle acquit rapidement le mot oui, puis d’autres expressions élémentaires, et vers la fin du printemps, elle fut en état, comme me le disait sa mère, de parler comme une femme âgée.

« Pendant ce temps, des symptômes de phtisie avaient paru, et elle mourut l’été dernier, soignée par un autre médecin, dont les efforts pour obtenir une autopsie furent infructueux[43]. »

Observation XXXIX. — Un homme, en montant un cheval rétif, reçut un coup de pied de cheval sur la tête. Il se rétablit, mais présenta une singulière perversion du langage. Pendant quelques semaines, les seuls mots qu’il pouvait prononcer étaient : écurie, cheval, coup de pied. Il employait ces mots toutes les fois qu’il voulait parler avec les personnes qui l’entouraient. On fit des efforts pour l’engager à employer d’autres mots et à relier ses idées, mais ce fut sans résultat. Il recouvra tout à coup la faculté du langage ; pendant près d’un an sa mémoire fut encore très affaiblie[44].

Observation XL. — Le professeur Gruner, d’Iéna, rapporte l’histoire d’un savant de ses amis dont la puissance d’articulation était affectée d’une singulière manière. Dans la convalescence d’une fièvre grave, une des premières choses qu’il désirait était du café, mais, au lieu de prononcer en allemand les deux ff (kaffée) il mettait à leur place un tz, ce qui faisait en allemand katze (chat). Dans tous les mots où existait la lettre F, il commettait la même erreur et y substituait un Z[45].

Observation XLI. — Le Dr Beddoes connaissait un monsieur qui, avant une attaque d’épilepsie, déplaçait les mots d’une singulière façon. Il faisait constamment des fautes de ce genre dans ses lettres, et lorsqu’il parlait, il avait l’habitude de substituer un mot à un autre, ayant cependant quelque ressemblance avec lui pour le sens ou pour le son[46].

Observation XLII. — Un monsieur, occupé de commerce, et dont l’esprit avait été pendant plusieurs semaines fortement tendu par des affaires urgentes et inquiétantes, fut observé un jour, pendant qu’il était dans son comptoir, déplaçant singulièrement les mots. Il put néanmoins continuer ses affaires pendant plusieurs jours ; mais, trois jours après, il se plaignit d’une grande faiblesse, et, un matin, pendant qu’il se rasait, il fut pris d’un accès de vomissement. Deux heures après, il était dans un état de coma profond. Il parvint cependant à se rétablir de cet état cérébral si grave[47].

Observation XLIII. — Un ecclésiastique, un jour en prêchant, éprouva une grande difficulté à ne pas employer un mot à la place d’un autre, mais cependant il put parvenir, par un grand effort de volonté, à vaincre cette difficulté. Il devint ensuite accidentellement paralysé.

Observation XLIV. — Un malade, quelques heures avant une attaque d’apoplexie, appelait ses enfants d’une manière erronée, donnant à l’un le nom de l’autre et confondant les sexes, appelant, par exemple, Sarah John, et appelant Emma Thomas, et vice versa.

Ce déplacement des noms a été observé, dans beaucoup de cas, comme symptôme du début de maladies aiguës du cerveau[48].

Les altérations du langage présentent fréquemment des phénomènes très curieux et très difficiles à expliquer.

Observation XLV. — Une femme, atteinte de ramollissement chronique du cerveau, ne pouvait pas parler sans ajouter, après avoir prononcé trois ou quatre mots, cette phrase : Par le commandement. Cette femme présenta ce même phénomène pendant plusieurs années. Les seuls symptômes qui révélaient l’existence d’une lésion organique du cerveau étaient l’hébétude de la physionomie et l’état de torpeur de son intelligence.

Observation XLVI. — Une femme, âgée de soixante-huit ans, ne pouvait proférer qu’un son sans aucun sens et toujours le même, qui formait le mot simona ou chinona. Elle entendait et comprenait parfaitement bien, et répondait à chacun par ce simple mot, en variant simplement ses intonations de voix conformément à l’idée qu’elle voulait exprimer. Le bras droit était raide et fléchi, privé de mouvement et douloureux dans les articulations ; la sensibilité avait complètement disparu dans cette partie.

Observation XLVII. — Il y avait, à l’infirmerie de la Salpêtrière, une femme de quarante ans, tout à fait hémiplégique, et qui ne pouvait dire que : Madame été… Mon Dieu… Est-il possible ?… Bonjour, madame…

Son intelligence était parfaitement conservée ; elle riait en entendant ce qu’on disait et se mettait à crier lorsqu’elle voulait témoigner ses remerciements pour les soins qu’on lui donnait. Elle prononçait parfaitement le petit nombre de mots qu’elle pouvait dire et elle les répétait incessamment, mais il lui était absolument impossible d’en prononcer d’autres[49].

Observation XLVIII. — Un monsieur, après plusieurs avertissements prémonitoires qui passèrent inaperçus, fut atteint d’une attaque qui tenait le milieu entre l’épilepsie et l’apoplexie. Pendant deux jours sa vie fut en danger. Il revint à lui cependant partiellement, mais avec une inaptitude à exprimer clairement ses volontés. Il pouvait parler, mais ce qu’il disait, sans une clef pour l’interpréter, était incompréhensible. Il était capable de prononcer des mots avec une grande netteté, mais ils étaient singulièrement déplacés et transposés. On écrivait ce qu’il disait, et les mots étaient alors remis dans leur ordre véritable. De cette façon, sa famille arrivait à comprendre exactement ses désirs. Cet état du cerveau et de gêne dans la parole continua avec de légères intermittences pendant quinze jours, accompagné de douleurs aiguës dans la région occipitale. D’après ces symptômes de congestion, il fut saigné, et cette soustraction du sang fut suivie d’une amélioration notable dans les symptômes. Des purgatifs mercuriaux furent donnés, la tête rasée, et des révulsifs appliqués derrière les oreilles. Cinq jours après l’application des ventouses, il était en état de causer d’une manière suivie pendant quelques minutes ; mais s’il continuait la conversation au delà de ce temps, il recommençait à divaguer et à déplacer les mots. De petites doses de bichlorure de mercure furent alors employées, combinées avec la teinture de quinquina, et avec succès. Ce monsieur, après quelques mois, fut complètement dégagé de tout symptôme de maladie du cerveau[50].

Après avoir relaté un grand nombre d’observations empruntées à divers auteurs français et étrangers, et les avoir classées en trois catégories, destinées à en faciliter l’étude, il nous resterait maintenant à tirer du simple rapprochement de ces faits quelques conséquences utiles pour la pathologie des affections cérébrales et pour la physiologie du cerveau. Mais, avant de nous livrer à ce travail de comparaison entre les divers faits précédemment rapportés, pour saisir leurs analogies et leurs différences, et les résumer avec précision, un élément principal manque encore à notre appréciation ; nous voulons parler des faits publiés en France par Broca[51] et Trousseau[52]. En effet, les deux observations recueillies avec tant de soin par Broca à l’hospice de Bicêtre (suivies de l’autopsie, qui a démontré dans les deux cas l’existence d’une lésion anatomique identique de la deuxième et de la troisième circonvolution frontale), ont été le véritable point de départ de toutes les recherches entreprises sur ce sujet intéressant, et les faits rapportés par Trousseau ont mieux fait comprendre l’étendue et la complexité d’une question qui pouvait paraître, au premier abord, très restreinte et nettement circonscrite.

Dans les considérations générales que nous avons l’intention de présenter, nous serions obligés, à chaque instant, de faire allusion à ces faits, qui sont l’un des principaux éléments de la discussion. Nous avons donc jugé indispensable de les publier ici d’une manière abrégée, complète, avant d’aborder l’examen de la question elle-même.

Citons d’abord la première observation de Broca. Elle est doublement intéressante, et par ses détails mêmes et par le compte rendu de l’autopsie, qui a permis de découvrir dans le cerveau une lésion en rapport avec les symptômes constatés pendant la vie.

IV.Faits de Broca.

Observation XLIV. — Le 11 avril 1861, on transporta à l’infirmerie générale de Bicêtre (service de chirurgie), le nommé Leborgne, cinquante et un ans, atteint d’un phlegmon diffus gangréneux de tout le membre inférieur droit depuis le cou-de-pied jusqu’à la fesse. Aux questions que Broca lui adressa le lendemain sur l’origine de son mal, il ne répondit que par le monosyllabe Tan, répété deux fois de suite et accompagné d’un geste de la main gauche. Ayant pris des renseignements sur les antécédents de cet homme, Broca apprit qu’il était à Bicêtre depuis vingt et un ans. On interrogea tour à tour ses surveillants, ses camarades de division et ceux de ses parents qui vinrent le voir, et voici quel fut le résultat de cette enquête : il était sujet, depuis sa jeunesse, à des attaques d’épilepsie ; mais il avait pu cependant prendre l’état de formier, qu’il exerça jusqu’à l’âge de trente ans. À cette époque, il perdit l’usage de la parole, et ce fut pour ce motif qu’il fut admis comme infirme à l’hospice de Bicêtre. On n’a pu savoir si la perte de la parole était survenue lentement ou rapidement, ni si quelque autre symptôme avait accompagné le début de cette affection.

Lorsqu’il arriva à Bicêtre, il y avait déjà deux ou trois mois qu’il ne parlait plus. Il était alors parfaitement valide et intelligent, et ne différait d’un homme sain que par la perte du langage articulé ; il allait et venait dans l’hospice, où il était connu sous le nom de Tan ; il comprenait tout ce qu’on lui disait ; il avait même l’oreille très fine ; mais, quelle que fût la question qu’on lui adressât, il répondait toujours tan, tan, en y joignant des gestes très variés, au moyen desquels il réussissait à exprimer la plupart de ses idées. Lorsque ses interlocuteurs ne comprenaient pas sa mimique, il se mettait aisément en colère, et ajoutait alors à son vocabulaire un gros juron, un seul et le même indiqué à propos d’un malade observé par M. Auburtin. Tan passait pour égoïste, vindicatif, méchant, et ses camarades, qui le détestaient, l’accusaient même d’être voleur, défauts qui pouvaient être dus à la lésion cérébrale, mais qui cependant n’étaient pas assez prononcés pour qu’on ait songé à le faire passer dans la division des aliénés.

Il y avait déjà dix ans qu’il avait perdu la parole lorsqu’un nouveau symptôme se manifesta : les muscles du bras droit s’affaiblirent graduellement et finirent par être entièrement paralysés. Tan continuait à marcher sans difficulté, mais la paralysie du mouvement gagna peu à peu le membre inférieur droit, et, après avoir traîné la jambe pendant quelque temps, le malade dut se résigner à garder constamment le lit. Il s’était écoulé environ quatre ans depuis le début de la paralysie du bras jusqu’au moment où celle du membre abdominal avait été assez avancée pour rendre la station tout à fait impossible. Il y avait donc à peu près sept ans que Tan était alité lorsqu’il fut conduit à l’infirmerie. Cette dernière période de sa vie est celle sur laquelle on a eu le moins de renseignements. Comme il était devenu incapable de nuire, ses camarades ne s’occupaient plus de lui, si ce n’est pour s’amuser quelquefois à ses dépens (ce qui lui donnait de vifs accès de colère), et il avait perdu la petite célébrité que la singularité de sa maladie lui avait donnée autrefois dans l’hospice. On s’était aperçu que sa vue baissait notablement depuis environ deux ans ; c’était la seule aggravation qu’on eût notée depuis qu’il gardait le lit. Du reste, il n’avait jamais été gâteux ; on ne changeait ses draps qu’une fois par semaine, de telle sore que le phlegmon diffus pour lequel il fut transporté à l’infirmerie, le 11 avril 1861, ne fut reconnu par les infirmiers que lorsqu’il eut fait des progrès considérables et envahi la totalité du membre abdominal droit depuis le pied jusqu’à la fesse.

État actuel. L’étude de ce malade qui ne pouvait parler et qui, paralysé de la main droite, ne pouvait écrire, offrait quelque difficulté. Il était d’ailleurs dans un état général tellement grave qu’il y aurait eu cruauté à le tourmenter par de trop longues investigations.

La sensibilité générale était partout conservée, quoique inégalement. La moitié droite du corps était moins sensible que l’autre, ce qui avait contribué sans doute à atténuer la douleur du phlegmon diffus. Le malade n’en souffrait pas beaucoup, lorsqu’on n’y touchait pas, mais la palpation était douloureuse et des incisions provoquèrent de l’agitation et des cris.

Les deux membres droits étaient complètement paralysés du mouvement ; les deux autres obéissaient à la volonté, et, quoique affaiblis, pouvaient sans hésitation exécuter tous les mouvements. L’émission des urines et des matières fécales était naturelle, mais la déglutition se faisait avec quelque difficulté ; la mastication, au contraire, se faisait très-bien. Le visage n’était pas dévié ; toutefois, dans l’action de souffler, la joue gauche paraissait un peu plus gonflée que la droite, ce qui indiquait que les muscles de ce côté de la face étaient un peu affaiblis. Il n’y avait aucune tendance au strabisme. La langue était parfaitement libre ; elle n’était nullement déviée ; le malade pouvait la mouvoir en tous sens et la tirer hors de la bouche.

Les deux moitiés de cet organe étaient d’une égale épaisseur. La difficulté de la déglutition que je viens de signaler était due à la paralysie commençante du pharynx et non à la paralysie de la langue ; car c’était seulement le troisième temps de la déglutition qui était laborieux.

Les muscles du larynx ne paraissaient nullement altérés ; le timbre de la voix était naturel et les sons que le malade rendait pour prononcer son monosyllabe étaient parfaitement purs.

L’ouïe avait gardé sa finesse ; Tan entendait bien le bruit de la montre ; mais sa vue était affaiblie ; quand il voulait regarder l’heure, il était obligé de prendre la montre lui-même avec sa main gauche et de la placer dans une position particulière, à 20 centimètres environ de l’œil droit qui paraissait meilleur que le gauche. L’état de l’intelligence n’a pu être exactement déterminé. Il est certain que Tan comprenait presque tout ce qu’on lui disait, mais ne pouvant manifester ses idées ou ses désirs que par les mouvements de sa main gauche, notre moribond ne pouvait pas se faire comprendre aussi bien qu’il comprenait les autres. Les réponses numériques étaient celles qu’il faisait le mieux, en ouvrant ou fermant les doigts. Je lui demandai plusieurs fois depuis combien de temps il était malade ? Il répondit tantôt cinq jours, tantôt six jours. Depuis combien de temps il était à Bicêtre ? Il ouvrit la main quatre fois de suite et fit l’appoint avec un seul doigt ; cela faisait vingt et un ans et l’on a vu plus haut que ce renseignement était parfaitement exact. Le lendemain je répétai la même question et j’obtins la même réponse. Mais, lorsque je voulus y revenir une troisième fois, Tan comprit que je lui faisais faire un exercice ; il se mit en colère et articula le juron déjà nommé que je n’ai entendu de sa bouche qu’une seule fois. Je lui présentai ma montre deux jours de suite ; l’aiguille des secondes ne marchait pas ; il ne pouvait par conséquent distinguer les trois aiguilles qu’à leur forme ou à leur longueur ; néanmoins, après avoir examiné la montre pendant quelques instants, il put chaque fois indiquer l’heure avec exactitude. Il est donc incontestable que cet homme était intelligent, qu’il pouvait réfléchir, et qu’il avait conservé, dans une certaine mesure, la mémoire des choses anciennes. Il pouvait même comprendre des idées assez compliquées ; ainsi, je lui demandai dans quel ordre ses paralysies s’étaient succédé ; il fit d’abord avec l’index de la main gauche un petit geste horizontal qui voulait dire : compris ! puis il me montra successivement sa langue, son bras droit et sa jambe droite. Cela était parfaitement exact, à cela près qu’il attribuait la perte de parole à la paralysie de la langue, ce qui était bien naturel.

Pourtant, diverses questions auxquelles un homme d’une intelligence ordinaire aurait trouvé le moyen de répondre par le geste, même avec une seule main, sont restées sans réponse. D’autres fois, on n’a pu saisir le sens de certaines réponses, ce qui paraissait impatienter beaucoup le malade ; d’autres fois, enfin, la réponse était claire, mais fausse ; ainsi, quoiqu’il n’eût pas d’enfants, il prétendait en avoir. Il n’est donc pas douteux que l’intelligence de cet homme avait subi une atteinte profonde, soit sous l’influence de son affection cérébrale, soit sous l’influence de la fièvre qui le dévorait ; mais il était évidemment bien plus intelligent qu’il ne faut l’être pour parler.

Il résultait des renseignements obtenus et de l’état présent du malade qu’il devait exister une lésion cérébrale progressive qui, d’abord circonscrite au lobe antérieur gauche, avait dû s’étendre progressivement au corps strié du même côté et cette lésion paraissait être un ramollissement chronique à marche très lente. Le malade mourut le 17 avril.

Autopsie. L’auteur de l’observation entre dans de nombreux détails relativement à cette autopsie. Nous ne pouvons les reproduire ici et nous devons nous borner à les résumer.

Le crâne, ouvert avec soin, présente les sutures soudées et l’épaisseur des os un peu accrue. La face externe de la dure-mère est rouge et très vasculaire. Cette membrane est très épaisse et tapissée intérieurement d’une couche pseudo-membraneuse infiltrée de sérosité et d’apparence lardacée. La dure-mère et la fausse membrane réunies ont une épaisseur moyenne de 5 millimètres, d’où il résulte que l’encéphale a dû perdre une notable partie de son volume primitif.

La pie-mère est très injectée en certains points, épaissie partout et par plaques, opaque, infiltrée d’une matière plastique jaunâtre qui a la couleur du pus, mais qui est solide et qui, examinée au microscope, ne renferme pas de globules purulents.

Sur la partie latérale de l’hémisphère gauche, au niveau de la scissure de Sylvius, la pie-mère est soulevée par une collection de sérosité transparente qui se loge dans une large et profonde dépression de la substance cérébrale. Ce liquide étant évacué par une ponction, la pie-mère s’affaisse, se déprime profondément, et il en résulte une cavité allongée d’une capacité équivalente au volume d’un œuf de poule, correspondant à la scissure de Sylvius et séparant par conséquent le lobe frontal du lobe temporal. Elle se prolonge en arrière jusqu’au niveau du sillon de Rolando qui sépare, comme on sait, les circonvolutions antérieures ou frontales des circonvolutions pariétales. La lésion est donc située tout entière en avant de ce sillon et le lobe pariétal est sain, au moins d’une manière relative, car aucune partie des hémisphères n’est dans un état d’intégrité absolue.

En incisant la pie-mère au niveau de cette cavité, on reconnaît au premier coup d’œil que celle-ci correspond, non à une dépression mais à une perte de substance de la masse cérébrale. Le liquide qui la remplissait y a été exhalé consécutivement pour remplir le vide à mesure qu’il se formait, comme cela a lieu dans le ramollissement chronique des couches superficielles du cerveau et du cervelet.

L’étude des circonvolutions qui limitent la cavité montre effectivement qu’elles sont le siège d’un de ces ramollissements chroniques dont la marche est assez lente pour que les molécules cérébrales, dissociées en quelque sorte une à une, puissent se résorber et être remplacées par une exhalation de sérosité. Une partie notable de l’hémisphère gauche a été ainsi détruite graduellement ; mais le ramollissement s’étend bien au delà des limites de la cavité ; celle-ci n’est nullement circonscrite et ne peut être comparée à un kyste. Les parois, presque partout irrégulières, anfractueuses, sont constituées par la substance cérébrale elle-même, qui est entièrement ramollie à ce niveau et dont la couche la plus interne, en contact direct avec la sérosité exhalée, était en voie de dissolution lente et graduelle, lorsque le malade a succombé. Seule la paroi inférieure est lisse et offre une consistance assez ferme. Cette cavité, étant située au niveau de la scissure de Sylvius, est comprise entre le lobe frontal et le lobe temporo-sphénoïdal. En résumé, par conséquent, les organes détruits sont les suivants : la petite circonvolution marginale inférieure (lobe temporo-sphénoïdal) ; les petites circonvolutions du lobe de l’insula et la partie subjacente du corps strié ; enfin, sur le lobe frontal, la partie inférieure de la circonvolution transversale et la moitié postérieure des deux grandes circonvolutions désignées sous les noms de deuxième et troisième circonvolutions frontales. Des quatre circonvolutions qui forment l’étage supérieur du lobe frontal, une seule, la première et la plus interne, a conservé, non son intégrité, car elle est ramollie et atrophiée, mais sa continuité ; et si l’on rétablit par la pensée toutes les parties qui ont disparu, on trouve que les trois quarts au moins de la cavité ont été creusés aux dépens du lobe frontal.

Il s’agit maintenant de déterminer le point où la lésion a dû débuter. Or, l’examen de la cavité laissée par la perte de substance montre tout d’abord que le centre du foyer correspond au lobe frontal. Par conséquent, si le ramollissement s’était propagé uniformément en tous sens, ce serait bien ce lobe qui serait le point de départ du mal. Mais ce n’est pas seulement l’étude de la cavité qui doit nous guider ; nous devons tenir compte aussi de l’état des parties qui l’entourent. Ces parties sont très inégalement ramollies ; elles le sont surtout dans une étendue très variable. Ainsi, la seconde circonvolution temporale, qui limite inférieurement le foyer présente une surface lisse et une consistance assez ferme ; elle est ramollie sans doute, mais pas beaucoup et seulement dans sa couche superficielle.

Du côté opposé, sur le lobe frontal, le ramollissement est au contraire presque diffluent au voisinage du foyer ; à mesure qu’on s’en éloigne, la substance cérébrale se raffermit graduellement, mais le ramollissement s’étend en réalité jusqu’à une distance considérable et atteint presque tout le lobe frontal. C’est donc surtout dans ce lobe que le ramollissement s’est propagé, et il est à peu près certain que les autres parties n’ont été envahies que consécutivement.

Si l’on cherche à préciser davantage, on remarque que la troisième circonvolution frontale est celle qui présente la perte de la substance la plus étendue ; qu’elle est non seulement coupée en travers au niveau de l’extrémité antérieure de la scissure de Sylvius, mais encore entièrement détruite dans toute sa moitié postérieure ; qu’elle a subi à elle seule une perte de substance égale à la moitié environ de la perte de substance totale ; que la seconde circonvolution, ou circonvolution moyenne, quoique très profondément entamée, conserve encore sa continuité à sa partie la plus interne, et que, par conséquent, selon toutes probabilités, c’est dans la troisième circonvolution frontale que le mal a débuté.

Les autres parties des hémisphères étaient relativement saines ; elles étaient, il est vrai, un peu moins fermes que d’habitude et on peut dire que toutes les parties extérieures de l’encéphale avaient subi une atrophie notable, mais elles avaient conservé leur forme, leur continuité et leur aspect normal.

Les parties profondes du cerveau n’ont pas été étudiées afin de pouvoir conserver la pièce ; pourtant, à travers l’ouverture qui faisait communiquer avec l’extérieur la partie antérieure du ventricule latéral gauche, on a pu examiner la surface interne de ce ventricule et voir que le corps strié était plus ou moins ramolli, tandis que la couche optique était à l’état normal, sous le rapport de la couleur, du volume et de la consistance.

L’encéphale tout entier, pesé avec la pie-mère, après l’évacuation du liquide qui remplissait le foyer, ne dépassait pas le poids de 987 grammes, c’est-à-dire 400 grammes de moins que le poids moyen du cerveau chez les hommes de cinquante ans.

Cette perte de poids considérable portait presque entièrement sur les hémisphères cérébraux. La destruction des organes qui entourent la scissure de Sylvius contribuait beaucoup, sans doute, à diminuer le poids du cerveau ; mais ayant fait, dans un cerveau sain, une déperdition de substance de même étendue, Broca a constaté que la masse enlevée ne pesait pas tout à fait 50 grammes. Il est donc très probable que, dans ce cas, les hémisphères cérébraux avaient subi, dans toute leur étendue, une atrophie assez notable, et cette probabilité se change en certitude, si l’on songe à l’épaisseur considérable des méninges et de la fausse membrane arachnoïdienne, épaisseur qui s’élevait dans certains points à 5 ou 6 millimètres.

Observation L. — Le nommé Lelong, quatre-vingt-quatre ans, ancien terrassier, fut porté à l’infirmerie de Bicêtre, le 27 octobre 1861, pour une fracture du col du fémur gauche.

Cet homme avait été admis à l’hospice, huit ans auparavant, pour cause de débilité sénile. Il n’avait alors aucune paralysie ; il avait conservé tous ses sens, toute son intelligence ; mais ses membres, affaiblis par l’âge, se refusaient au travail, et sa main, devenue tremblante, ne pouvait plus écrire ; jamais d’ailleurs il n’avait pu écrire couramment.

Au mois d’avril 1860, il s’affaissa tout à coup sur lui-même. On le retint à temps pour l’empêcher de se blesser ; mais il paraissait avoir perdu connaissance. Il fut transporté à l’infirmerie et traité pour une apoplexie cérébrale. Il fut sur pied en peu de jours.

Il n’avait jamais présenté la moindre apparence de paralysie des membres ; mais sa fille, de qui je tiens ces renseignements, pensa qu’il avait la langue paralysée. Le fait est que, depuis le moment de son accident, il avait perdu subitement et définitivement la faculté de parler ; sa démarche était un peu incertaine, mais il ne boitait pas ; son intelligence n’avait subi aucune atteinte appréciable ; il comprenait tout ce qu’on lui disait, et son court vocabulaire, accompagné d’une mimique expressive, lui permettait d’être compris à son tour par les personnes qui vivaient habituellement avec lui.

Cet état se maintient sans changement jusqu’au 27 octobre 1861. Ce jour-là, en montant au lit, il perdit l’équilibre et se fractura le col du fémur.

La paralysie de la langue, qu’on nous avait annoncée, n’existait pas. Cet organe était bien mobile ; il n’était nullement dévié et offrait la même épaisseur à droite et à gauche. La déglutition se faisait bien ; la vue et l’ouïe étaient conservées ; les membres obéissaient à la volonté, à l’exception du membre fracturé qui la veille encore était aussi fort que son congénère. L’émission des urines et des matières fécales était régulière ; enfin, la sensibilité générale persistait sans altération, et le malade souffrait beaucoup de sa fracture qui était compliquée d’une assez forte contusion.

Aux questions qu’on lui adressait, cet homme ne répondait que par des signes, accompagnés d’une ou deux syllabes articulées brusquement avec un certain effort. Ces syllabes avaient un sens ; c’étaient des mots français, savoir : oui, non, tois (pour trois) et toujours. Il y avait un cinquième mot qu’il prononçait seulement quand on lui demandait son nom : il répondait alors Lelo pour Lelong, qui était son véritable nom.

Les trois premiers mots de son vocabulaire correspondaient chacun à une idée déteminée. Pour affirmer ou approuver il disait oui. Pour exprimer l’idée opposée, il disait non. Le mot trois exprimait tous les nombres, toutes les idées numériques. Enfin, toutes les fois qu’aucun des trois mots précédents n’était applicable, Lelong se servait du mot toujours qui par conséquent n’avait aucun sens déterminé. Je lui demandai s’il savait écrire ? Il répondit oui. — S’il pouvait ? Non. « Essayez ! » Il essaya ; mais il ne put réussir à diriger la plume.

Les applications qu’il faisait du mot trois étaient assez curieuses. Ce mot était toujours accompagné d’un signe fait avec les doigts, parce que notre malade, sachant que sa langue trahissait sa pensée, rectifiait ainsi par le geste cette erreur involontaire. L’auteur cite ici plusieurs exemples des réponses faites par le malade à l’aide du nombre trois, et des moyens employés pour arriver à comprendre ce qu’il voulait dire par ce mot unique expliqué avec les doigts. Avez-vous des enfants ? Trois ; et il levait quatre doigts. Combien de garçons ? Trois ; et il levait deux doigts. Combien de filles ? Et il levait encore deux doigts. Quelle heure est-il ? Trois, et il levait dix doigts (il était dix heures).

Il avait en outre des gestes très expressifs, qui lui permettaient de faire comprendre sa pensée à l’aide du petit nombre de mots qui étaient à sa disposition.

En résumé, il résultait de l’observation attentive de ce malade : 1o qu’il comprenait tout ce qu’on lui disait ; 2o qu’il appliquait avec discernement les quatre mots de son vocabulaire ; 3o qu’il était sain d’esprit ; 4o qu’il connaissait la numération écrite, et au moins la valeur des deux premiers ordres d’unité ; 5o qu’il n’avait perdu ni la faculté générale du langage, ni la motilité volontaire des muscles de la phonation et de l’articulation, et qu’il n’avait perdu par conséquent que la faculté du langage articulé.

Ce malade s’affaiblit rapidement, et mourut le 8 novembre 1861, douze jours seulement après sa chute.

Autopsie. Les viscères thoraciques et abdominaux ne présentaient rien de remarquable. Négligeant la fracture du col du fémur, je ne parlerai que du cerveau.

Toutes les sutures sont ossifiées. Les parois du crâne sont un peu épaissies, mais pas plus dures que d’habitude. Les os sont sains, ainsi que la dure-mère qui n’est pas épaissie. Il y a dans la cavité de l’arachnoïde une assez grande quantité de sérosité ; la pie-mère n’est ni épaissie ni congestionnée.

L’encéphale entier pèse avec ses membranes, au sortir du crâne, 1136 grammes, chiffre inférieur à la moyenne, et à peine égal au poids minimum de l’encéphale des individus adultes du sexe masculin et sains d’esprit. Mais on sait que chez les vieillards le poids moyen de l’encéphale diminue d’une manière notable. On verra en outre que l’un des hémisphères avait subi une atrophie assez prononcée. Ces deux causes réunies ont contribué à la diminution du poids de l’encéphale chez ce malade.

Le cerveau placé sur une table, on aperçoit au premier coup d’œil une lésion superficielle qui occupe le lobe frontal gauche, immédiatement au-dessous de l’extrémité antérieure de la scissure de Sylvius. À ce niveau, la surface de l’hémisphère est sensiblement affaissée ; et la pie-mère déprimée laisse apercevoir par transparence une collection de sérosité qui occupe en surface une étendue à peu près égale à celle d’une pièce d’un franc. Cette lésion est incomparablement plus circonscrite que celle qui existait sur le cerveau du précédent malade ; mais en comparant les deux pièces, on constate que le centre de la lésion est identiquement le même dans les deux cas.

Avant d’enlever la pie-mère, je sépare le cervelet, la protubérance et le bulbe, qui pèsent ensemble 112 grammes ; puis je divise sur la ligne médiane le cerveau proprement dit, et je pèse séparément les deux hémisphères. Le droit pèse 514 grammes ; le gauche ne pèse que 480 grammes. Ce dernier, qui est le siège du mal, est donc inférieur de 34 grammes à l’hémisphère sain. La pesée comparative est répétée après l’ablation de la pie-mère et l’écoulement de la sérosité des ventricules latéraux. L’hémisphère droit pèse alors 487 grammes, le gauche 455 ; différence 32 grammes au lieu de 34. Cela indique que le foyer du lobe frontal gauche renfermait environ 2 grammes de sérosité.

On voit que l’hémisphère gauche a subi une diminution de poids bien plus considérable qu’on n’aurait pu s’y attendre d’après le peu d’étendue de la lésion du lobe frontal. Malgré cela, la consistance de la substance cérébrale est exactement la même des deux côtés ; elle est très ferme et supérieure même à celle que présente ordinairement le cerveau des vieillards. La surface des circonvolutions offre, à droite et à gauche, la couleur la plus normale ; on n’a eu aucune difficulté à enlever la pie-mère. L’hémisphère droit est parfaitement sain dans toutes ses parties, ainsi que le cervelet, le bulbe et la protubérance. Il n’y a de lésions appréciables que dans l’hémisphère gauche.

Dans cet hémisphère, la couche optique, la voûte, le corps calleux, le ténia, le corps strié, les lobes occipital et pariétal, le lobe de l’insula et les circonvolutions orbitaires qui forment l’étage inférieur du lobe frontal, sont à l’état normal ; il m’a paru toutefois qu’à l’union de l’extrémité antérieure du noyau ventriculaire du corps strié avec la substance médullaire du lobe frontal, la consistance du tissu cérébral était légèrement diminuée ; mais cette lésion, si c’en est une, est tout à fait indépendante de la lésion principale, dont elle est séparée par une épaisseur considérable de tissu sain.

La collection de sérosité située sous la pie-mère, et dont le siège a été indiqué plus haut, occupait une cavité creusée dans la substance des circonvolutions. À ce niveau, la troisième circonvolution frontale, qui longe le bord supérieur de la scissure de Sylvius, est complètement coupée en travers et a subi dans toute son épaisseur une perte de substance dont l’étendue paraît être d’environ 15 millimètres. La cavité est donc continue en dehors avec la scissure de Sylvius, au niveau du lobe de l’insula. En dedans, elle empiète sur la seconde circonvolution frontale, qui est très profondément échancrée, mais dont la couche la plus interne est respectée dans une épaisseur de 2 millimètres. C’est cette mince languette qui maintient seule la continuité de la deuxième circonvolution frontale. La première est parfaitement saine. La circonvolution frontale transversale ou postérieure, qui limite en avant le sillon de Rolando, est saine également ; enfin, les deux circonvolutions malades, dans leurs deux tiers antérieurs, présentent une intégrité complète. On peut donc affirmer que chez ce malade l’aphémie a été le résultat d’une lésion profonde, mais très nettement circonscrite, de la deuxième et de la troisième circonvolution frontale, dans une partie de leur tiers postérieur.

Il est certain que cette lésion n’est pas un ramollissement ; le tissu cérébral est si loin d’être ramolli sur les parois du foyer que la mince languette qui maintient la continuité de la circonvolution frontale a conservé sa solidité ; cela paraît même indiquer que le tissu cérébral, au voisinage immédiat du foyer, est plus résistant qu’à l’état normal. D’un autre côté, sur les parois du foyer, on aperçoit quelques petites taches d’un jaune orangé qui paraissent d’origine hématique, et l’examen microscopique a montré qu’il y avait à ce niveau des cristaux d’hématine. Il s’agit donc d’un ancien foyer apoplectique, et l’on n’a pas oublié que ce malade avait perdu la parole subitement, dans une attaque d’apoplexie, dix-huit mois avant sa mort.

Après avoir relaté les deux faits intéressants qui précèdent, et qui sont empruntés au mémoire de Broca, il nous reste maintenant, pour terminer la partie clinique de ce travail, à analyser les observations citées par le professeur Trousseau[53]. La relation de ces faits nous fournira des documents précieux pour les réflexions générales qui feront l’objet de notre troisième article.

V.Faits de Trousseau.

Observation LI. — En 1853, Trousseau observa dans la salle Sainte-Agnès, à l’Hôtel-Dieu, un ouvrier qui, à la suite de libations copieuses, avait tout à coup perdu la faculté de parler. Il pouvait mouvoir la mâchoire, la langue et les lèvres avec la plus grande facilité. L’expression de ses yeux et de sa physionomie indiquait d’ailleurs qu’il conservait l’intégrité de son intelligence. Je lui demandai s’il savait écrire. Il me fit un signe affirmatif. Je lui fis apporter du papier et lui fis remettre une plume entre les mains, en le priant d’écrire son nom et son adresse ; il lui fut impossible d’écrire quoi que ce fût, et pourtant ses doigts jouissaient de toute leur mobilité. Je me plaçai au point de vue d’un trouble cérébral, et je lui prescrivis quelques purgatifs, des frictions stimulantes aux tempes et à la nuque. Au bout de dix à quinze jours, le malade commença à bredouiller, puis à parler de plus en plus clairement, et il sortit de l’hôpital, après un mois de traitement, complètement guéri. Il put alors nous raconter ce qui lui était arrivé, et il ajouta que pendant la courte maladie qu’il venait de faire, non seulement il ne pouvait prononcer aucun mot, mais les mots eux-mêmes ne se présentaient pas à sa mémoire.

Observation LII. — Un confrère éminent raconta à Trousseau le fait suivant : Étant à la campagne, il s’était donné une entorse qui l’obligea à garder le lit pendant quinze ou vingt jours. Pendant qu’il parcourait les Entretiens de Lamartine, il s’aperçut tout à coup qu’il ne comprenait plus bien le sens de ce qu’il lisait. Il relut le passage et ne comprit pas mieux la seconde fois que la première. Attribuant cela à la fatigue, il mit le livre de côté et se reposa. Un quart d’heure après, il reprit le livre, relut le passage et ne le comprit pas mieux encore. Étonné et inquiet, il jette le livre et sonne son valet de chambre ; celui-ci arrive : il veut lui donner un ordre, mais il reste muet ; il s’épouvante alors, fait des efforts surhumains pour tâcher de s’exprimer, il ne le peut. Le domestique court chercher un médecin. Pendant ce temps, notre confrère s’explore en silence, il tourne sa langue dans tous les sens, il remue les bras, secoue les jambes et marche ; il se pince, et trouve partout sa sensibilité intacte. Il est clair pour lui qu’il n’a ni crampe ni paralysie. Il prend une plume et du papier, il veut écrire, et ne peut tracer ni un mot, ni même une syllabe. En attendant l’arrivée du médecin, il se demande quelle est la partie de son cerveau qui peut se trouver atteinte : « Ce n’est pas une hémorragie, disait-il, puisque j’ai conservé l’intégrité de mes mouvements ; ce n’est pas un ramollissement, puisque je n’éprouve ni crampe, ni contracture. » Le médecin arrive. Le malade, sans autre préambule, relève la manche de sa chemise, et fait signe avec l’autre main qu’il veut être saigné, ce qui fut fait. À mesure que le sang coulait, il se mit d’abord à dire un mot, puis un autre, et, six heures après, il ne conservait plus rien que le souvenir de ce qui s’était passé ; toutefois il se rappela à merveille la confusion de son esprit, confusion peu prononcée, mais qui cependant l’avait empêché de comprendre des choses que peu de temps auparavant, et aussitôt après, il comprenait très bien. Cet accident ne s’est plus reproduit depuis, et la santé de notre confrère s’est bien maintenue. Il convient d’ajouter que ce confrère est diabétique.

Observation LIII. — En janvier 1861, un riche négociant du Havre, atteint d’albuminurie, se mit à une table de whist dans une salle chaude et remplie de fumée de tabac. Il causait tout en fumant ; à un dernier rubber, il voulut faire une observation à son partner, mais il ne put proférer une seule parole ; il prit alors son chapeau et sa canne, et s’en alla chez lui, à 1 kilomètre de distance, marchant sans hésitation. Arrivé chez lui, il veut parler pour dire ce qu’il éprouve, et il ne le peut pas. On court chercher un médecin. Celui-ci arrive, mais le malade ne peut rien lui dire. (Application de sangsues à l’anus.) Une demi-heure après, le malade cherche encore à exprimer un désir : même impuissance. Il manifeste son impatience par des gestes furieux ; il indique par signes qu’il veut de nouvelles sangsues, et on les lui applique. Une demi-heure après, le malade commence à dire quelques mots, il balbutie, bredouille encore, mais s’exprime cependant de mieux en mieux à mesure que le sang coule. Au bout de trois heures, tout avait disparu. Ce malade n’avait eu aucune paralysie, mais seulement de l’aphasie.

Observation LIV. — En 1862 et 1863, Trousseau fut consulté par l’un des plus éminents jurisconsultes de France, qui a parfois de petits engourdissements au pied droit et dans la main du même côté. Il n’accuse point d’affaiblissement ; cependant, quand il marche, il penche un peu à droite et remarque quelquefois, comme une chose insolite, que sa jambe droite ne va pas bien. De temps en temps, il survient chez lui un phénomène très singulier : il commence une phrase, et tout à coup il s’arrête à la recherche du mot qui ne lui vient pas ; il dit, par exemple : « Donnez-moi mon… mon… » et, ne pouvant trouver le mot chapeau, il le remplace par un juron qui lui est familier ; il lui arrive de même de ne pas trouver le mot parapluie lorsqu’il veut le prononcer. Avec un léger affaiblissement d’un côté du corps, ce malade présente donc de temps en temps de singulières absences, des oublis bizarres dans la parole, chose extraordinaire chez un homme qui, en dehors de ces moments de trouble, discute avec une admirable lucidité les questions les plus ardues.

Observation LV. — Une dame, belle-mère d’un ancien professeur de la Faculté, eut une attaque qui ressembla à de la paralysie, mais qui dura peu et ne laissa que des traces très légères. Mais, à partir de ce moment, elle oublia beaucoup de mots, et, la plupart du temps, ceux qu’elle avait retenus elle les appliquait mal. Ainsi, lorsqu’elle recevait quelqu’un, elle disait « chapeau, couteau, pantoufle, » pour dire de prendre un siège et faisait en même temps le geste d’invitation, comme si elle eût dit : « Monsieur, veuillez prendre la peine de vous asseoir ». Les personnes qui vivaient autour d’elle mettaient le plus grand empressement à interpréter ses mots sans suite et à saisir la signification de ses gestes et les inflexions de sa voix. Beaucoup de mots, de noms, s’étaient effacés de sa mémoire. Elle ne pouvait plus appeler sa femme de chambre que totale, lui demandait une chaise alors qu’elle voulait un mouchoir, et devenait furieuse lorsqu’on ne se rendait pas de suite au désir qu’elle avait exprimé.

En un mot, cette dame avait des lacunes immenses dans l’expression de sa pensée, surtout pour les substantifs, et, de plus, elle ne comprenait pas le non-sens de ce qu’elle disait, à l’inverse de plusieurs autres malades qui comprennent très bien que leur esprit est soumis à un trouble qui les épouvante.

Observation LVI. — En janvier 1862, il est entré, dans le service de Trousseau, une femme atteinte de syphilis, qui avait pris du mercure à haute dose et qui avait une forte stomatite. Un mois avant son entrée à l’hôpital, elle avait éprouvé de fortes douleurs de tête et des convulsions légères dans la face et le bras droit. Elle avait aussi des vertiges, des étonnements ; elle fut prise même d’un accès épileptique tellement fort qu’elle se mordit la langue. Pendant cette attaque, elle put cependant se lever et aller prendre dans le tiroir de sa commode un mouchoir pour essuyer l’écume qui sortait de sa bouche. Elle avait donc des accès vertigineux, frappant surtout le côté droit, et ce côté était très affaibli quand elle entra à l’Hôtel-Dieu.

À la demande de son nom, elle a pu répondre qu’elle se nommait Keller : mais dès qu’on lui a demandé autre chose, elle n’a jamais pu répondre qu’en répétant ce même mot Keller. Nous lui avons fait donner une plume et nous lui avons dit d’écrire un mot ; elle a écrit Keller. Nous lui avons alors dicté différents mots (cuiller, fourchette, etc., etc.), et chaque fois elle a écrit Keller. Comme cette femme avait une affection syphilitique, nous lui prescrivîmes de l’iodure de potassium et nous eûmes la satisfaction de voir l’intelligence et la mémoire revenir peu à peu, à mesure que la guérison faisait des progrès.

Quand elle fut complètement guérie, Trousseau voulut savoir d’elle-même comment elle avait apprécié l’état de son intelligence pendant sa maladie. Comme à cette époque elle lisait presque toute la journée, mais restait un temps infini à chaque page, Trousseau lui demanda si, dans cette occupation, elle voyait bien et comprenait ce qu’elle lisait, et elle répondit qu’elle lisait bien avec les yeux, mais qu’elle comprenait mal ce qu’elle lisait.

La parole et l’intelligence lui étaient donc revenues en même temps et graduellement. Depuis sa sortie, Trousseau a revu plusieurs fois cette femme qui a continué à se bien porter.

Voilà donc un exemple d’aphasie presque complète, avec symptômes de paralysie plus prononcés que dans les cas précédents et qui, sous la dépendance d’une affection syphilitique, guérit par l’iodure de potassium.

Observation LVII. — Au mois de septembre dernier, Trousseau reçut, dans son cabinet, un receveur de l’enregistrement accompagné de sa femme. Il lui raconta qu’en 1858 il avait ressenti tout à coup dans le bras gauche une violente secousse qu’il comparaît à une commotion électrique, et que depuis ce temps ce membre était resté faible.

Deux jours après, à la suite d’un travail très assidu, qui l’avait occupé dans son cabinet pendant cinq heures consécutives, il se leva fort dispos pour monter à l’étage supérieur. En montant l’escalier, il s’aperçut que sa jambe droite était paresseuse. Il continua cependant, et, à peine arrivé au haut de l’escalier, au moment où il voulut ouvrir la porte, il sentit que son bras droit était très affaibli. Effrayé, il appela sa femme et lui dit qu’il sentait la paralysie lui venir et qu’il fallait demander aussitôt un congé. On lui apporta du papier, une plume et de l’encre, et il voulut se mettre à écrire, mais il ne put tenir la plume. Alors il dicta, avec un peu d’hésitation dans la parole, une lettre de plusieurs pages, dans laquelle il exposait avec lucidité les motifs de sa demande de congé. Le soir même, il tombait tout à coup dans une complète paralysie du côté droit, et, à partir de ce moment, il ne put prononcer que nazi-bouzi.

Pendant huit ou dix jours ces deux mots furent les seuls qu’il put articuler, de même qu’un autre malade de l’Hôtel-Dieu dont Trousseau rapporte aussi l’observation, et qui ne pouvait dire que couci-couci (voir plus loin). À partir du dixième jour, la paralysie du côté droit diminua, puis elle céda peu à peu et ce malade ne conserva, chose singulière, que le spasme des écrivains, appelé par Duchenne, de Boulogne, spasme fonctionnel, ce qui l’obligea à tenir son coude droit attaché au tronc, afin qu’il ne pût tourner en pronation exagérée.

Cette observation, comme la précédente, est, dit Trousseau, un exemple d’aphasie avec paralysie plus ou moins complète, mais paralysie cependant transitoire et qui par conséquent n’était due qu’à des lésions probablement légères de l’encéphale.

Observation LVIII. — Un malade, placé au no 20 de la salle Sainte-Agnès, à l’Hôtel-Dieu, est âgé de quarante ans. Il a été autrefois au séminaire et a pu arriver jusqu’aux ordres mineurs, ce qui indique qu’il a reçu une instruction assez avancée. Cependant, malgré cette culture intellectuelle, ce malade est sous ce rapport inférieur à un autre qui appartient à la classe des ouvriers sans instruction. Il s’est marié il y a quelques années et a eu une vie assez irrégulière. Une nuit, sa femme l’entendit tomber dans sa chambre, à deux reprises différentes, mais ne s’en inquiéta pas autrement, vu ses habitudes d’ivresse. Mais, le lendemain matin, elle s’aperçut qu’il la regardait avec des yeux hébétés, qu’il était paralysé du côté droit et qu’il ne pouvait plus parler. À partir de ce moment, cet homme n’a pu dire autre chose que couci-couci si si. Depuis un mois, on n’a pu obtenir de lui que l’éternel couci-couci. Cependant l’affaiblissement du côté droit a diminué. Il commence à se tenir sur sa jambe droite et il remue son bras droit, mais il ne peut encore s’en servir pour écrire.

Avant de venir à l’Hôtel-Dieu, il avait eu dans un autre hôpital deux attaques éclamptiques, et, depuis son entrée, il en a éprouvé plusieurs autres.

Voici quelles sont ses manifestations intellectuelles. Quoi que nous lui disions, il répond invariablement par le mot couci-couci.

Nous avons essayé de l’habituer à répondre par oui et par non, mais c’est avec peine que nous parvenons à lui faire exécuter les mouvements de tête qui, dans toutes les langues, signifient oui et non. Il connaît certainement cette mimique naturelle, mais il est impuissant à l’exécuter d’une manière régulière. Sa main droite étant paralysée, il a appris à se servir de la main gauche. Nous lui disons d’écrire son nom et il trace en effet le mot Paqué qui est son nom véritable. Nous lui demandons d’écrire le mot cuiller et c’est encore le mot Paqué qui vient sous sa plume. La même chose arrive pour le mot fourchette. Nous lui disons qu’il est absurde. Il s’arrête étonné et confus, mais ne peut tracer sur le papier que des traits incompréhensibles. Cependant, lorsque nous lui avons demandé d’écrire le nom de sa femme, il a mis d’abord quelque temps à se le rappeler, mais, après avoir cherché, il a écrit Julie, qui est bien son véritable nom ; mais, quand on lui demanda ensuite d’écrire un autre mot, il continua d’écrire Julie, comme auparavant il écrivait Paqué.

Ayant appris qu’il connaissait le jeu de dames et de dominos, nous priâmes un de ses voisins de jouer aux dames avec lui, et non seulement il jouait bien et tendait des pièges à son adversaire, mais même on s’aperçut qu’il trichait au jeu ; on constata également qu’il jouait bien aux dominos.

Voilà donc un homme qui ne sait dire que son nom, qui ne sait pas ce que c’est qu’une cuiller, et qui exécute au jeu des calculs très multipliés.

Ce qui prouve pourtant le vague de ses idées, c’est que nous arrivons à lui faire indiquer par signes qu’une fourchette n’est pas autre chose qu’une tabatière, et qu’ayant cherché à l’exercer à la mimique, nous ne pouvons en obtenir de lui qu’une très insuffisante. Il ne peut donc exprimer convenablement sa pensée ni par la parole, ni par l’écriture, ni par la mimique, et pourtant il joue d’une manière suivie à des jeux compliqués ; il nous a donné depuis lors une nouvelle preuve d’intelligence en faisant signe à son enfant qu’on lui avait apporté et qui avait gardé sa casquette sur sa tête, de la retirer devant nous.

Observation LIX. — Trousseau fut appelé, dans le courant du mois de mai 1861, pour voir, dans le département des Landes, un riche propriétaire, âgé de cinquante-huit ans, ayant reçu une excellente éducation, et qui était atteint d’aphasie. Parmi ses ascendants, quatre personnes avaient succombé à des accidents cérébraux. Lui-même avait été sujet toute sa vie à des migraines très violentes, qui survenaient deux ou trois fois par mois, et qui duraient de dix à quinze heures. En 1852, après une de ces migraines, il eut un trouble notable de la vue, qui disparut seulement au bout de six semaines. En 1855, étant un jour après dîner, appuyé sur le chambranle d’une cheminée, il ressentit un vertige, faillit tomber, parvint à se retenir ; mais à la suite de ce court accident, il conserva un léger affaiblissement du côté droit. Trois ans plus tard, il éprouva un accident du même genre dans le côté droit, qui dura pendant trois ou quatre mois, plus longtemps que le premier. On l’envoya aux eaux de Dax, d’Ems et de Bourbonne-les-Bains. Sa santé se rétablit complètement, à l’exception de quelques attaques de goutte. En février 1860, après son dîner, en se levant pour recevoir le curé de l’endroit, il fut pris tout à coup d’une défaillance, et s’affaissa entre les bras du prêtre, qui s’était élancé pour le recevoir. Cette fois, il arriva jusqu’à la stupeur apoplectique la plus complète, dans laquelle il resta plongé pendant plusieurs jours. Il y avait une paralysie complète du côté droit. Au bout de quelques jours, la stupeur se dissipa. L’œil redevint intelligent, mais le malade ne répondit plus aux questions qu’on lui adressait que par le mot oui. Au bout de deux mois, la jambe avait repris quelque force ; le bras droit réussissait à faire quelques mouvements, et le malade put s’établir sur un fauteuil. C’est à cette époque que Trousseau fut appelé à le visiter. Le malade vint au devant de lui et le reçut d’une manière gracieuse.

Après les salutations d’usage, Trousseau demanda à ce monsieur son âge, il répondit oui ; comment il s’appelait, il répondit oui ; êtes-vous souffrant ? Oui ; depuis quand êtes-vous malade ? Oui. Il ne put obtenir d’autre réponse, et chaque fois ce mot était accompagné d’un geste d’impatience. On se mit à table, et pendant tout le repas, ce malade donna plusieurs fois des signes évidents d’intelligence, et se montra gracieux amphitryon. Après le dîner, on fit apporter ce qu’il fallait pour écrire, et l’on demanda au malade de tracer le mot oui. Il n’y réussit pas. On prit un livre d’étrennes intitulé : Histoire des deux Amériques, titre écrit en grosses lettres, et on lui demanda de trouver dans ce titre les trois lettres nécessaires pour composer le mot oui ; il mit deux ou trois minutes à trouver la première, et manifesta une grande joie quand il l’eut trouvée. Il mit plus longtemps encore à trouver la seconde, et exprima le même contentement. Enfin, il trouva plus rapidement la troisième, et se montra de plus en plus satisfait. On le pria alors d’écrire le mot oui ; il fit longtemps des efforts, et n’y réussissant pas, il se mit en colère, jeta le livre par terre, en prononçant incomplètement le juron f...... f......, qui lui était habituel.

Eh bien, cet homme, malgré cet affaiblissement intellectuel évident, conservait la possibilité de surveiller la gestion de ses propriétés et d’exprimer une opinion sur des affaires assez compliquées. De plus, il continuait à jouer aux cartes comme avant sa maladie. On lui demanda son âge, et il parvint à exprimer avec ses doigts le nombre 58, en indiquant que le pouce représentait une dizaine, ce qu’on avait eu d’abord quelque peine à comprendre.

Ce malade combine donc des coups de cartes, compte bien, et quoique aphasique, a encore des manifestations intellectuelles très nombreuses. Comme le malade précédent, il éprouve des accès épileptiformes, ce qui, d’après Trousseau, a été fréquemment noté dans les observations d’aphasie relatées dans divers journaux de médecine.

Observation LX. — Trousseau a encore observé un homme tout à fait aphasique et hémiplégique du côté droit. Les manifestations intellectuelles étaient chez lui encore plus limitées que chez ceux dont l’histoire a précédé. Il ne pouvait dire que : Af., af. Il avait fini par ne pouvoir plus que souffler : Fe., fe. Quoi qu’on lui dise, il répondait : Af. C’était af. quand il avait faim, af. quand il demandait à boire. Il mourut, et l’on constata à son autopsie, en présence de M. Broca lui-même, la lésion anatomique de la troisième circonvolution cérébrale du côté gauche, que cet auteur a signalée dans son mémoire comme étant commune à tous les malades atteints d’aphasie.

Observation LXI. — Duchenne (de Boulogne) a raconté à Trousseau que pendant de longues années tout le monde avait connu, à Boulogne-sur-Mer, une dame qui avait toujours eu un caractère très acariâtre, et qui, un beau matin, se trouva sans voix. Les seuls mots qu’elle eut conservés étaient les plus énergiques de ses jurons habituels : S. n. de D. Quoi qu’elle voulût dire, fût-ce même une chose gracieuse, ce qui était rare, c’était toujours le même mot qu’elle prononçait. La ville entière ne la connaissait plus que sous le nom de Mme S. n. de D. Cette aphasie dura longtemps, mais la malade ne cessa pas un instant de gérer ses affaires et de conduire sa maison avec la même intelligence qu’autrefois.

Trousseau termine la série des observations qu’il a citées dans ses leçons par un fait très curieux d’amnésie qu’il a observé autrefois, et qu’il rapporte en abrégé.

Observation LXII. — Il s’agit, dit-il, d’une dame qui doit être actuellement très âgée, si elle existe encore, et qui avait alors vingt-six ans. Instruite et très spirituelle, elle eut, pendant un érysipèle du visage, un délire violent et des symptômes nerveux graves. La maladie entra en résolution, et, à la grande stupéfaction de sa famille, elle sortit de son délire avec l’impossibilité absolue de prononcer un seul mot, Elle avait complètement perdu la mémoire de tous les mots de la langue, et cet accident ne prit fin que d’une manière assez étrange. Lorsqu’on lui demandait : voulez-vous boire ? elle répondait : Voulez-vous boire ? Elle répétait ainsi toutes les questions qu’on lui adressait, et ce qu’on lui disait réveillait dans son esprit la mémoire du mot entendu. Alors, une de ses amies, femme très intelligente, se mit à lui rappeler, avec une extrême patience, les uns après les autres, les mots les plus usuels. La malade les retint à mesure, de sorte que bientôt elle eut tout un vocabulaire à son service et put manifester sa pensée par quelques phrases. L’intelligence se réveilla ainsi de plus en plus, et, pour aider au travail de sa mémoire, elle demanda un gros cahier sur lequel, pendant près de six semaines, elle se mit à recueillir, avec une merveilleuse constance, non seulement les mots qu’elle entendait prononcer, mais encore tous ceux que sa mémoire évoquait. Elle recomposa ainsi successivement son intelligence et sa mémoire.

SECONDE PARTIE

Conséquences à tirer de ces faits pour la physiologie
et la pathologie du cerveau
.

Les faits nombreux de troubles du langage et de la mémoire des mots que nous avons rapportés nous permettent maintenant d’aborder l’examen de la question soulevée par les travaux dont nous venons de rendre compte.

Ces perversions si variées du langage et de la mémoire des mots doivent-elles constituer une maladie nouvelle, sous les noms d’aphémie, d’alalie ou d’aphasie, ou bien doivent-elles au contraire être considérées comme des symptômes d’affections cérébrales diverses et être rattachées à des catégories différentes ? Telle est la question principale que nous nous proposons d’examiner.

En parcourant les ouvrages publiés depuis l’antiquité jusqu’à nos jours sur les maladies nerveuses, ainsi que les recueils de médecine si nombreux qui existent en France, en Angleterre et en Allemagne, surtout depuis le commencement de ce siècle, il est facile de découvrir un grand nombre d’observations isolées, recueillies avec plus ou moins d’étendue, qui se rapportent évidemment au sujet qui nous occupe. Leur réunion en un seul volume contribuerait même puissamment à la solution de la question délicate que nous venons de poser ; elle serait d’un grand intérêt pour la science, malgré le caractère très incomplet de la plupart de ces observations et malgré l’absence de détails anatomiques résultant de l’autopsie, qui seuls cependant permettraient d’y puiser des documents utiles et complets. Mais ces observations, dispersées dans des ouvrages et dans des recueils tout à fait différents, paraissent avoir été considérées par les auteurs qui les ont publiées comme ayant plutôt l’attrait de la singularité que celui de l’utilité scientifique, et ne sont devenues l’objet d’aucun travail d’ensemble ayant pour but de les réunir dans une description collective. Nous avons mentionné, dans notre première partie, quelques rares mémoires publiés sur ce sujet, à la fin du dernier siècle et au commencement de celui-ci, par Gesner et Crichton, mais il faut arriver jusqu’à une époque très rapprochée de nous pour trouver quelque travail ayant pour objet l’étude de ce point si intéressant et pourtant si négligé de la pathologie cérébrale.

Bouillaud est le premier qui, après Crichton, ait fixé son attention sur ces perturbations de la parole et de la mémoire des mots comme signes des affections cérébrales. Dès 1823[54], et depuis cette époque, dans de nombreux mémoires lus à l’Académie de médecine[55], ce savant professeur s’est occupé de cette question et a rapporté beaucoup d’observations de troubles de la parole consécutifs à des lésions traumatiques ou organiques de l’encéphale. Il est arrivé à cette conclusion que ces symptômes devaient être rattachés à une lésion constante des lobes antérieurs du cerveau, qu’il considère comme le siège d’une faculté spéciale, à laquelle il a réservé le nom de pouvoir législateur de la parole ou du langage articulé.

Ces travaux du professeur Bouillaud provoquèrent depuis trente ans de nombreuses recherches dans la même direction ; beaucoup d’observations furent recueillies par ses élèves et par ses adversaires, dans le but de confirmer ou d’infirmer l’opinion qu’il avait émise sur le siège de la parole dans les lobes antérieurs du cerveau et sur l’altération de cette fonction sous l’influence des lésions de cette partie de l’encéphale. Malheureusement, ces observations, publiées en grand nombre, furent contradictoires, et le public médical, témoin de ces discordances entre les faits recueillis par des auteurs différents, ne put que rester hésitant et suspendre son jugement en attendant de nouvelles recherches.

Les choses en étaient à ce point, lorsqu’en 1861 surgit à la Société d’anthropologie une discussion entre Gratiolet, soutenant qu’on n’avait pu encore localiser le siège de la parole dans les lobes antérieurs du cerveau, et M. Auburtin affirmant au contraire que cette localisation était définitivement démontrée par les travaux de Bouillaud et les faits rendus publics par lui et par ses élèves.

Broca, qui prit part aussi à cette discussion, émit des doutes sur la réalité de cette démonstration et déclara que, jusqu’à nouvel ordre, on devait encore regarder cette question comme n’étant résolue, ni en physiologie, ni en pathologie. Mais son attention ayant été dès lors appelée sur ce sujet, il eut bientôt l’occasion d’observer à l’hospice de Bicêtre les deux malades dont nous avons rapporté l’histoire détaillée[56], et ces deux observations, si curieuses et si concordantes sous le rapport de la lésion anatomique, amenèrent Broca à conclure[57] dans le même sens que Bouillaud, en ajoutant toutefois à son opinion un complément très important, qui lui permit de préciser plus exactement la nature des symptômes et le siège de la lésion anatomique.

Les deux faits observés par Broca offrent entre eux de nombreux points de contact et quelques différences secondaires. Nous n’avons pas à insister ici sur leurs points communs. Dans ces deux cas, le trouble de la parole et de la mémoire des mots était porté à un degré extrême, puisque ces malades n’avaient plus à leur disposition que quelques mots ou quelques syllabes qui leur servaient à exprimer toutes leurs idées. L’intelligence était sinon complètement intacte, du moins très notablement conservée. La langue, la bouche, les lèvres, en un mot tous les organes de la phonation se trouvaient dans un état d’intégrité parfaite, et pourtant, chez ces deux malades, la faculté du langage articulé était presque complètement supprimée. Tels sont les principaux caractères symptomatiques que Broca a constatés chez ces deux vieillards de l’hospice de Bicêtre, et qui lui ont servi de base pour créer la maladie nouvelle à laquelle il a proposé de donner le nom d’aphémie (de α privatif et ψημί, je parle). Cette maladie, d’après Broca, consisterait donc essentiellement, au point de vue symptomatique, dans la perte complète ou incomplète de la faculté du langage articulé, avec conservation de l’intelligence et intégrité des organes de la phonation.

À ces caractères essentiels on pourrait encore ajouter que cette maladie est tantôt accompagnée de quelques symptômes de paralysie et surtout d’hémiplégie, tantôt au contraire exempte de tout phénomène paralytique.

Mais c’est surtout sous le rapport des lésions anatomiques que les deux observations recueillies par Broca lui ont permis d’arriver à des résultats curieux et importants. Chez ces deux malades, en effet, Broca a pu vérifier la vérité de l’opinion professée par Bouillaud sur le siège de la faculté du langage dans les lobes antérieurs du cerveau ; il a pu en outre déterminer le siège de cette lésion d’une manière plus précise encore, en la localisant dans la deuxième et surtout dans la troisième circonvolution frontale du lobe antérieur de l’hémisphère gauche. Tel est le résultat curieux et inattendu auquel Broca est arrivé par l’analyse délicate et la comparaison habile des lésions cérébrales découvertes dans le cerveau des deux malades dont il a publié l’observation.

En résumé, Broca, au lieu de se borner, comme le professeur Bouillaud, à localiser le siège de la faculté du langage dans les lobes antérieurs du cerveau, a précisé d’une manière plus rigoureuse cette localisation anatomique, en faisant résider cette faculté dans une portion très limitée de ces lobes antérieurs. De plus il y a ajouté ce fait singulier, qui paraît en contradiction avec la symétrie parfaite observée entre les deux moitiés latérales de l’encéphale, que les lésions déterminant la perte du langage articulé siégeaient exclusivement dans le lobe antérieur du côté gauche et non dans celui du côté droit. Eh bien, chose bizarre, cette conclusion si imprévue, à laquelle Broca est arrivé en se basant sur les deux faits observés par lui à l’hospice de Bicêtre, avait déjà été indiquée, en 1836, par le Dr Marc Dax, de Sommières (Gard), dans un mémoire présenté au congrès de Montpellier et intitulé : Lésions de la moitié gauche de l’encéphale coïncidant avec l’oubli des signes de la pensée[58].

Mais, malgré ce travail antérieur, dont il ignorait certainement l’existence, il reste toujours à Broca le mérite d’avoir le premier précisé le siège exact de la faculté du langage dans un point nettement déterminé du lobe antérieur gauche du cerveau, ce qui n’avait été indiqué par aucun des auteurs qui l’ont précédé.

Le travail de Broca a provoqué de nouvelles études sur ce sujet intéressant, et presque tous les faits accompagnés d’autopsie, qui ont été publiés, sont venus confirmer l’exactitude de ses observations. Non seulement, en effet, dans une quinzaine d’observations environ, recueillies par des auteurs différents, on a constaté la lésion de la deuxième ou de la troisième circonvolution frontale chez des individus qui avaient offert la perte plus ou moins complète de la parole pendant leur vie ; mais, chose remarquable, dans tous les cas qui ont paru jusqu’à ce jour et suivis d’autopsie, la lésion de cette portion limitée du lobe antérieur du cerveau a été trouvée, comme l’avait indiqué Broca, dans l’hémisphère gauche, et non dans l’hémisphère droit.

On n’a pu opposer jusqu’à présent à cette doctrine qu’un seul fait bien constaté, et ce cas même est douteux, puisque l’autopsie n’a pas été faite. Il s’agit d’un malade observé à la clinique de Trousseau, chez lequel l’altération spéciale du langage, désignée sous le nom d’aphasie, coïncidait avec une hémiplégie du côté gauche du corps, dénotant par conséquent une lésion du côté droit du cerveau ; mais, dans ce cas, Broca peut objecter, avec raison, qu’il n’y a pas eu d’autopsie, et qu’il pouvait exister dans le cerveau de cet homme une lésion de l’hémisphère gauche déterminant la perte de la parole, en même temps qu’une lésion de l’hémisphère droit donnant lieu à l’hémiplégie du côté gauche du corps.

Quant à l’existence constante d’une lésion des deuxième et troisième circonvolutions frontales dans tous les cas de perversion de la parole et de la mémoire des mots, Charcot et Vulpian, entre autres, ont observé quelques faits négatifs qui doivent engager à suspendre encore son jugement, avant d’admettre comme démontrée la relation, d’ailleurs probable, découverte par Broca, entre la lésion de ces portions du cerveau et certaines perturbations du langage articulé.

Après avoir résumé les idées et les faits publiés par Broca, nous arrivons maintenant aux faits cités par Trousseau. Ces faits sont très variés ; ils diffèrent beaucoup les uns des autres, et ils diffèrent également, sous plusieurs rapports importants, de ceux de Broca ; ils fournissent ainsi de nouveaux éléments pour l’étude de la question qui nous occupe, et prouvent qu’on ne peut limiter cette étude d’une manière aussi rigoureuse que le voudrait Broca.

Nous résumerons dans les quatre propositions suivantes les différences essentielles qui nous paraissent exister entre les observations relatées par Trousseau et celles de Broca.

Les faits de Trousseau sont d’abord beaucoup plus variés ; ils représentent, en général, des degrés moins avancés de la perversion du langage et de la mémoire des mots que ceux observés par Broca, dans lesquels les malades n’avaient plus à leur disposition que deux ou trois mots, ou même deux ou trois syllabes. De plus, dans les observations de Trousseau, la mémoire des mots est en général aussi fortement lésée que la faculté du langage. La lésion simultanée de ces deux facultés, dans un grand nombre de cas, montre, selon nous, qu’on ne peut séparer leur étude, quoiqu’il existe évidemment des observations de perte de la mémoire des mots, sans perversion de la faculté de parler et réciproquement, ainsi que nous en avons cité plusieurs exemples évidents, dans les cas d’amnésie simple d’une part, et dans les cas au contraire où les malades, ne pouvant parler spontanément, peuvent cependant écrire correctement et répéter les mots prononcés devant eux. Les faits de Trousseau démontrent en outre que l’intelligence est, dans beaucoup de cas d’aphasie, plus fortement troublée qu’elle ne l’était dans les faits cités par Broca, et que cet auteur ne semble lui-même l’admettre dans la définition qu’il a donnée de l’aphémie, définition dans laquelle la conservation de l’intelligence figure comme caractère essentiel.

Enfin, les faits relatés par Trousseau prouvent surtout que, s’il est un certain nombre de cas d’aphasie où les troubles de l’expression de la pensée par la parole, l’écriture ou le geste, peuvent exister seuls comme symptôme cérébral isolé, et constituer alors une maladie spéciale appelée aphémie ou aphasie, il est néanmoins beaucoup d’autres cas dans lesquels cette perversion particulière de la parole coïncide avec des symptômes d’hémiplégie, de contracture, d’éclampsie, d’anesthésie, etc., avec des troubles intellectuels autres que la perte de la mémoire des mots, en un mot, avec divers symptômes cérébraux, dans la sphère de la motilité, de la sensibilité ou de l’intelligence, qui compliquent singulièrement le tableau de l’affection cérébrale, au point de vue symptomatique comme au point de vue anatomique, qui rendent sa limitation très difficile, et établissent ainsi une confusion presque inévitable entre la maladie distincte que l’on voudrait établir et le symptôme dû à des causes et à des maladies diverses.

Aussi la définition de l’aphasie par Trousseau diffère-t-elle singulièrement de celle que Broca a donnée de l’aphémie, et cela doit être, puisque celle de Trousseau doit s’appliquer à des faits beaucoup plus variés. Pour Trousseau, en effet, le caractère tiré de l’intégrité de l’intelligence et celui qui repose sur l’absence de toute autre perversion des fonctions cérébrales ne peuvent plus figurer comme symptômes essentiels et distinctifs de l’aphasie, puisqu’ils manquent dans la plupart des cas.

Des trois caractères principaux assignés à l’aphémie par Broca, il ne reste donc plus, comme constant, que le signe négatif basé sur l’intégrité des organes de la phonation, c’est-à-dire l’affirmation que cette maladie a son siège dans le centre cérébral et non dans les organes périphériques.

Les réflexions que nous venons de faire, à l’occasion des observations d’aphasie citées par Trousseau, nous amènent naturellement à l’examen des faits que nous avons nous-même empruntés à divers auteurs français et étrangers. Ces faits sont certainement trop abrégés pour pouvoir fournir les éléments d’une étude sérieuse ; mais ils sont assez nombreux et assez différents les uns des autres pour donner une idée suffisante des variétés de l’altération du langage et de la mémoire des mots dans les affections cérébrales. Ces différents degrés d’un même phénomène, s’étendant depuis l’état physiologique jusqu’à la suppression absolue de la parole, méritent d’être récapitulés rapidement pour faire comprendre combien cette question, en apparence si simple, est complexe et peut être envisagée à des points de vue très divers.

Chacun sait combien l’état physiologique lui-même comporte de degrés, sous le rapport du développement de la mémoire et de la faculté de parler, de même que sous celui de toutes les autres facultés de l’esprit humain ; mais nous n’avons ici, ni à les énumérer, ni à y insister.

Le premier degré de l’état pathologique est représenté par les faits qui figurent dans notre première catégorie. Ces malades, ayant perdu la mémoire des mots, ne peuvent parvenir à trouver spontanément les expressions nécessaires pour rendre leurs pensées et ils y suppléent à l’aide des gestes, d’une mimique vive et animée, ou bien à l’aide de certains mots, ou de certaines syllabes, qui restent encore à leur disposition et dont ils varient à l’infini les intonations, pour arriver à se faire comprendre. Beaucoup d’apoplectiques sont dans ce cas. Ne pouvant retrouver dans leur mémoire les mots qu’ils cherchent et conservant pourtant la notion exacte de l’idée qu’ils désirent exprimer, ils s’irritent fréquemment contre cet obstacle et manifestent une grande joie quand on leur fournit le mot qu’ils avaient en vue. Dans ces cas, la mémoire des mots est surtout en défaut et la faculté d’exprimer les pensées par la parole ou par l’écriture n’est que faiblement altérée. Ce qui le prouve, c’est que ces malades, ainsi que nous l’avons indiqué en tête de notre première catégorie, peuvent facilement répéter les mots, aussitôt qu’ils leur sont fournis par un interlocuteur, et peuvent également les écrire alors qu’ils leur sont dictés ; seulement, ils ne tardent pas à les oublier de nouveau et ils éprouvent alors la même difficulté à proférer ces mêmes mots, ou à les écrire. Ce sont donc là, à proprement parler, des faits simples d’amnésie verbale, mot créé par Lordat et qui indique nettement le caractère spécial de cette altération de la mémoire. Mais ce qui démontre combien toute distinction est presque impossible, en pratique, entre les lésions de la mémoire des mots et celles de la faculté d’exprimer sa pensée par la parole ou par l’écriture, ce sont les faits suivants, qui sont tout à fait voisins des précédents, qui n’en sont séparés par aucune ligne de démarcation tranchée et qui s’observent souvent chez les mêmes malades.

Chez certains apoplectiques, en effet, dont la mémoire des mots est également en défaut, les malades, au lieu de chercher à se faire comprendre par signes et de désigner ainsi clairement la pensée qu’ils veulent exprimer, ont un besoin continuel de parler ; ils prononcent alors des mots qui se présentent machinalement à leur esprit, sans rapport véritable avec la pensée qu’ils désirent traduire au dehors, ou bien ils se servent de certains mots, toujours les mêmes, qui seuls leur restent pour rendre toutes leurs idées, soit en variant les intonations, soit en les accompagnant de gestes plus ou moins expressifs destinés à suppléer à l’insuffisance du langage. Dans ces circonstances, on peut encore observer deux variétés de troubles qui paraissent en rapport avec le degré plus ou moins grand de conservation de l’intelligence : tantôt, en effet, les malades n’ayant à leur disposition qu’un petit nombre de mots qu’ils emploient à tout propos, ou bien même proférant malgré eux un mot au lieu d’un autre, s’aperçoivent très bien de leur erreur, s’en irritent, demandent qu’on leur vienne en aide et souvent alors peuvent, avec un effort, répéter le mot qu’on leur fournit, ou bien ils peuvent l’écrire ; tantôt au contraire, tout en s’apercevant en partie des non-sens qu’ils profèrent, ces malades ne peuvent cependant s’empêcher de les prononcer ; ils ne peuvent plus parvenir à se rectifier par la parole, puisqu’ils sont incapables de répéter le mot qu’on prononce devant eux, ou en disent un autre par erreur, ni par l’écriture, puisqu’en prenant la plume ils écrivent un mot autre que celui qu’ils ont en tête, ou bien ils ne peuvent mettre par écrit le mot qu’on leur dicte, l’écrivent incomplètement, ou y ajoutent malgré eux certaines lettres ou certaines syllabes. Nous avons cité, plusieurs exemples de ces diverses variétés de perversion de la mémoire, de la parole et de l’écriture.

Dans les faits de cette catégorie, l’intelligence est déjà évidemment plus troublée que dans ceux de la catégorie précédente. Il y a en effet, à la fois, amnésie verbale, perversion de la faculté d’exprimer sa pensée par la parole et perversion simultanée ou isolée de l’exprimer par l’écriture.

Mais il est des degrés plus avancés de perturbation du langage qui dénotent encore un plus grand trouble de l’intelligence. Dans ces cas, non seulement les malades ne trouvent plus les mots nécessaires pour rendre leur pensée, ou bien emploient d’autres mots à la place, ayant ou non conscience de leur erreur, mais ils prononcent malgré eux des syllabes isolées, des phrases incomplètes ou incompréhensibles, qui se trouvent intercalées au milieu d’autres mots ayant un sens, ou bien même ils parlent un langage tout à fait inintelligible et profèrent des mots qui n’existent dans aucune langue.

Dans ces cas, les malades connaissent encore très bien l’idée qu’ils veulent exprimer ; ce qui le prouve, c’est que quelquefois ils sont encore capables d’écrire correctement, quoique ne pouvant plus parler[59] ; leur intelligence n’est donc pas troublée comme dans le délire ; mais la faculté de parler est chez eux si peu en rapport avec la pensée, qu’ils ne peuvent plus prononcer que des phrases incomplètes, erronées, ou même des mots inintelligibles qui n’appartiennent à aucune langue humaine.

Il est enfin quelques cas du même genre dans lesquels le trouble est porté plus loin encore : l’écriture est alors aussi impossible que la parole, et les malades ne s’aperçoivent plus de leur erreur, et emploient, en écrivant comme en parlant, des mots ou des phrases incompréhensibles, surajoutées à des mots ou à des phrases ayant un sens déterminé.

Il y a évidemment, sous ces divers rapports, de nombreuses variétés individuelles, qu’une étude plus complète et plus détaillée de ce sujet intéressant pourra seule permettre de découvrir. On voit cependant que, dès à présent, on peut arriver à classer ces variétés en plusieurs catégories principales, d’après leurs caractères communs les plus essentiels. Parmi ces diversités individuelles, qui constituent en quelque sorte des sous-variétés, nous citerons seulement ici les suivantes : il est quelques-uns de ces malades qui ne peuvent presque plus parler et qui pourtant peuvent encore chanter ; il en est d’autres qui ne peuvent plus proférer aucun mot de la langue, excepté un seul, lequel est le plus souvent un juron grossier[60] ; d’autres sont encore capables d’articuler deux ou trois mots, et principalement des jurons, quand ils sont en colère, et ne sont plus en état de proférer une seule parole quand ils sont rentrés dans leur état de calme habituel ; d’autres malades peuvent encore compter, sans pouvoir parler et vice versa, de même qu’il est des individus de ce genre assez nombreux, qui peuvent écrire sans pouvoir parler, ou d’autres qui peuvent encore prononcer un certain nombre de mots sans pouvoir les écrire. Enfin, ces divers phénomènes sont quelquefois variables, sous le rapport de leur étendue et de leur intensité, selon les moments où l’on observe les malades, parfois même du matin au soir ou du jour au lendemain, tandis que chez d’autres individus, au contraire, ils persistent absolument au même degré pendant très longtemps, même pendant plusieurs années.

Mais là ne se borne pas la diversité des faits que nous avons à signaler sous le rapport des troubles du langage et de la mémoire des mots dans les affections cérébrales. Indépendamment de toutes ces variétés, envisagées au point de vue de la nature de ce trouble lui-même, il en est d’autres qui proviennent de la coïncidence de ces phénomènes spéciaux avec d’autres symptômes cérébraux, dans l’ordre de l’intelligence, de la motilité ou de la sensibilité.

Dans tous les cas où les perversions spéciales du langage existent isolément, sans aucune autre altération des fonctions cérébrales, on pourrait encore admettre, malgré leur grande diversité, qu’elles pussent constituer une maladie distincte, liée à une lésion anatomique ayant un siège déterminé, et on pourrait alors leur donner le nom spécial d’aphasie ou d’aphémie ; mais, comme nous le disions précédemment, à propos des faits relatés par Trousseau, il est des cas, assez fréquents, dans lesquels ce symptôme de l’aphasie (perte ou perversion de la parole) se trouve réuni à d’autres troubles de la sensibilité, de la motilité ou de l’intelligence, de façon à former un tableau complexe de maladie cérébrale. Dans ces cas, par exemple, on observe de l’hémiplégie, des contractures, ou même des convulsions épileptiformes ; dans d’autres circonstances, on constate un trouble plus étendu de l’intelligence, en même temps que la lésion de la mémoire des mots ; enfin, dans d’autres cas analogues, il existe également de l’anesthésie, de l’hyperesthésie ou certaines paralysies partielles, jointes à l’altération spéciale de la mémoire et du langage.

Ces faits cliniques complexes, que l’on est bien obligé d’accepter tels qu’ils sont et que le praticien ne peut songer à scinder artificiellement, compliquent singulièrement le problème de l’aphasie considérée comme maladie spéciale, surtout lorsqu’on veut, comme Broca l’a fait avec beaucoup de bonheur et d’habileté, arriver à mettre chacun des symptômes cérébraux observés pendant la vie en rapport avec les lésions de diverses parties du cerveau constatées à l’autopsie.

Enfin, il est un dernier élément qui vient encore aujourd’hui rendre plus difficile l’étude et la détermination de cette maladie nouvelle ; cet élément devrait, selon nous, en être totalement exclu. Nous voulons parler des faits dans lesquels il n’y a plus seulement perversion du langage, mais suppression absolue de la parole, mutisme volontaire ou involontaire, intermittent ou persistant. Lorsqu’on observe, en effet, actuellement une perte quelconque de la parole dans une maladie cérébrale ou nerveuse, on s’empresse d’affirmer que l’on a affaire à un exemple d’aphasie. C’est là, à nos yeux, un véritable abus de terme, qui ne peut qu’introduire une déplorable confusion dans l’étude de cette question déjà si compliquée. C’est bien assez de comprendre sous cette même dénomination les états très variés que nous venons d’indiquer, depuis la simple substitution d’un mot à un autre, jusqu’à ces malades qui ne conservent plus que l’usage d’un seul mot ou d’une seule syllabe servant à exprimer toutes leurs idées, sans étendre encore démesurément le sens de ce nom nouveau, en l’appliquant même à la perte absolue de la parole, ainsi que l’ont fait quelques observateurs.

L’énumération rapide que nous venons de faire des états divers, réunis aujourd’hui sous le nom générique d’aphasie, nous paraît suffisante pour motiver la conclusion suivante que nous désirons en tirer, à savoir : jusqu’à nouvel ordre, c’est-à-dire jusqu’à ce qu’on soit parvenu à déterminer exactement les troubles spéciaux de la parole qui peuvent être mis en rapport constant de cause à effet avec la lésion isolée de la deuxième ou de la troisième circonvolution frontale du lobe antérieur gauche, nous serons en droit de conclure que l’aphasie est un symptôme qui peut se produire dans des conditions très diverses, et non une maladie spéciale pouvant être nettement distinguée anatomiquement et symptomatiquement des autres affections du cerveau. L’étude détaillée de ce symptôme nouveau permettra donc, selon nous, d’ajouter un chapitre important à la séméiologie mais non à la nosologie des affections cérébrales.

On peut dès à présent entrevoir quelques-uns des résultats utiles auxquels pourra conduire l’étude de ce symptôme pour la pathologie cérébrale.

Et d’abord, on sait déjà que ce symptôme n’existe jamais dans les diverses formes de la folie, ni même dans les variétés de la paralysie générale. On l’a observé jusqu’à présent dans quatre conditions différentes :

1oÀ la suite de maladies générales, de fièvres graves, de pyrexies, telles que la fièvre typhoïde, l’érysipèle, etc., etc. Trousseau a cité également deux exemples observés, l’un chez un diabétique[61], et l’autre chez un malade atteint d’albuminurie[62] ;

2oDans des névroses cérébrales, telles que l’épilepsie, l’hystérie, l’hypocondrie etc., Moreau, de Tours[63] a rapporté un exemple remarquable observé par lui chez un épileptique, et nous avons nous-même relaté plusieurs faits analogues ;

3oDans les affections traumatiques du cerveau, à la suite de chutes sur la tête, de blessures du crâne ou même de simples commotions cérébrales ;

4oEnfin, dans les maladies organiques du cerveau, telles que l’hémorragie cérébrale, le ramollissement ou les tumeurs de diverses natures, et c’est là évidemment le cas le plus fréquent.

L’étude attentive des perturbations du langage et de la mémoire des mots, des conditions diverses au sein desquelles elles se produisent, et des variétés de formes qu’elles peuvent revêtir, contribuera au perfectionnement du diagnostic et du pronostic si obscur et si difficile des affections du cerveau. En arrivant à mieux connaître les formes et les variétés que ce symptôme peut présenter, il deviendra possible de les mettre en rapport avec les conditions différentes qui leur donnent naissance, et d’en tirer une utilité pratique, comme signe diagnostique ou pronostique de certaines affections cérébrales, soit pour en prévoir le développement prochain, soit pour en reconnaître la véritable nature, soit enfin pour en pressentir la marche ultérieure. Nous savons déjà, par exemple, par les observations réunies dans les annales de la science, que tous ces cas ne sont pas incurables. Il en est un assez grand nombre qui guérissent, soit rapidement et tout à coup, soit peu à peu et par une amélioration lente et successive. Nous connaissons même le procédé le plus habituel par lequel ces malades arrivent progressivement à la guérison. C’est le plus souvent par des efforts de volonté continus et persévérants qu’ils parviennent peu à peu à récupérer la mémoire des mots et la possibilité de les articuler, soit par une répétition fréquente des mêmes mots, soit en les entendant prononcer par une autre personne, ou en les voyant souvent mis par écrit sous leurs yeux. Le professeur Lordat, de Montpellier, a rapporté avec détails sa propre observation, et décrit les moyens ingénieux qu’il a employés pour se guérir lui-même d’un état de ce genre[64]. Nous avons cité précédemment plusieurs cas de guérison analogues (obs. 32, 38, 52).

La connaissance des faits variés dont nous parlons, lorsqu’ils auront été classés en catégories naturelles et mis en rapport avec des états maladifs différents, pourra également rendre de véritables services à la médecine légale. Dans l’état actuel de la science, lorsqu’on constate chez un malade apoplectique ou autre, un trouble quelconque de la mémoire, ou une difficulté manifeste pour exprimer sa pensée, on conclut à l’existence de la démence ou d’une débilité intellectuelle très prononcée ; on est par conséquent très disposé à considérer ces malades comme aliénés et surtout à annuler un testament fait dans de pareilles conditions. Lorsqu’au contraire on aura établi, à l’aide de faits nombreux et bien observés, que cette altération particulière de la parole et de la mémoire des mots peut quelquefois exister chez des individus dont l’intelligence est réellement intacte, le médecin expert pourra alors conclure à la validité d’un testament, écrit ou signé en connaissance de cause par un individu qui cependant ne pouvait, ni parler spontanément, ni lire ce qu’il avait écrit ou signé.

Dans d’autres circonstances encore, il peut être utile pour le médecin légiste de savoir que certaines personnes, ayant perdu la faculté de parler, ont pu conserver celle d’écrire, ou vice versa, et que d’autres, ne pouvant plus ni parler ni écrire, pourraient néanmoins donner par signes une approbation valable à un écrit mis sous leurs yeux, ou lu à haute voix en leur présence.

Enfin, la connaissance scientifique de ces faits pourra faire découvrir la simulation, dans certains cas de médecine légale où un individu chercherait à altérer son écriture ou son langage, dans le but de se faire passer pour aliéné, de même qu’elle permettra, dans d’autres circonstances, de reconnaître l’existence d’une maladie vraie dans des cas où, par suite de l’ignorance de ces faits bizarres et exceptionnels, on pourrait croire faussement à une simulation de la part d’un accusé.

La conséquence la plus immédiate que l’on a voulu tirer de la découverte des lésions spéciales de la mémoire des mots et de la parole, mises en rapport avec l’altération d’une portion très restreinte des circonvolutions cérébrales, a été la confirmation de la doctrine psychologique des localisations de facultés, c’est-à-dire de la doctrine phrénologique. Nous ne pouvons aborder ici, en passant, une question aussi importante. Nous ferons seulement remarquer que, fût-on arrivé à démontrer avec certitude cette localisation de la faculté du langage articulé dans un point déterminé des lobes antérieurs du cerveau, que cette démonstration spéciale ne suffirait pas encore pour trancher la question générale du siège distinct de toutes les autres facultés de l’esprit humain. D’ailleurs, la doctrine phrénologique avait placé le siège de la faculté du langage dans un point très différent de ces lobes antérieurs ; enfin, comme l’a dit avec beaucoup de justesse Broca, « ces faits, parfaitement compatibles avec l’hypothèse des localisations par circonvolutions, paraissent très difficiles à concilier avec le principe des localisations par districts, ou, si l’on veut, par compartiments correspondant à des points invariables de la boîte crânienne ».

La doctrine phrénologique des localisations cérébrales ne nous paraît donc avoir reçu aucun appui nouveau de l’étude des faits qui nous occupent. Ce n’est pas au point de vue du siège organique des facultés psychiques que ces faits nous semblent devoir rendre de véritables services à la psychologie et à la physiologie de la parole. Les profits que la physiologie pourra tirer un jour de la connaissance des faits dont nous parlons mériteraient une étude spéciale que nous n’avons pas la prétention d’entreprendre ici ; elle n’est du reste pas possible encore dans l’état d’imperfection de la science à cet égard. Nous ne pouvons cependant nous empêcher d’indiquer, en terminant, la conséquence principale qui nous apparaît, dès à présent, au point de vue de l’application de la pathologie à la physiologie.

Le phénomène du langage est un fait très complexe, composé de plusieurs éléments complètement solidaires à l’état normal, dont l’action est presque simultanée, et que l’analyse la plus minutieuse et la plus attentive parvient à grand’peine à décomposer en plusieurs temps distincts et séparés. La maladie, en fragmentant et en dissociant, dans des combinaisons très diverses, les éléments qui constituent ce phénomène complexe de la parole, permettra d’en étudier plus facilement chacun des temps et chacun des modes d’action principaux. L’état pathologique fournit ainsi au physiologiste des expériences toutes faites, des fragmentations naturelles de phénomènes qui, mieux que toutes les expériences qu’il pourrait instituer artificiellement, lui permettent d’étudier pas à pas les divers détails d’un mécanisme aussi compliqué. Ainsi, les recherches pathologiques de Gerdy, Gendrin, Beau, Briquet, Duchenne (de Boulogne), Landry, etc., sur les divers modes d’altération de la sensibilité dans l’hystérie et dans d’autres formes de maladies nerveuses, leur ont permis de perfectionner l’étude physiologique des fonctions sensitives du corps humain, en découvrant des états nerveux, dans lesquels ces fonctions sensitives étaient altérées sous mille formes diverses, correspondant aux différents temps du phénomène de la sensation normale. De même, les études si ingénieuses et si persévérantes de Duchenne (de Boulogne) sur les lésions isolées du système musculaire, ou sur certaines maladies générales, telles que les paralysies spinales, l’atrophie musculaire progressive et l’ataxie locomotrice, ont contribué à l’avancement de la physiologie sous le rapport des diverses modifications de la motilité et des fonctions motrices. Eh bien, les mêmes progrès accomplis dans la physiologie, au point de vue des fonctions motrices ou sensitives, en s’appuyant sur des expériences créées de toutes pièces par la maladie, pourront être réalisés pour la physiologie de la parole par la connaissance plus exacte des altérations du langage articulé.

L’étude à laquelle nous venons de nous livrer nous conduit déjà sous ce rapport à un premier résultat qui nous paraît intéressant à signaler. Tout mouvement volontaire du corps humain suppose trois conditions principales sans lesquelles il ne peut être exécuté. Pour qu’il se réalise, il faut que le centre cérébral qui commande le mouvement, le nerf conducteur qui le transmet et les muscles qui l’exécutent soient dans un état d’intégrité parfaite. Ces trois éléments indispensables d’un même phénomène, inséparables à l’état normal, peuvent être dissociés par la maladie, dans certaines névroses générales telles que la chorée, la catalepsie, le somnambulisme. Dans ces maladies, en effet, on voit fréquemment un mouvement pensé ne pas être transmis, ou ne pas être exécuté, ou bien des mouvements être exécutés spontanément par les muscles sans avoir été commandés par le centre cérébral. Ici encore la pathologie peut donc servir à éclairer le mécanisme physiologique du mouvement musculaire. Mais ce n’est pas là le point sur lequel nous voulons insister actuellement. Revenons au mouvement normal. Trois éléments sont nécessaires pour qu’il s’accomplisse. Dans la voix humaine inarticulée, dans le cri, comme dans celui des animaux, on ne constate également que ces trois éléments, comme dans tous les autres mouvements volontaires de l’économie. Pour que le son puisse être émis par l’organe vocal, il suffit qu’il y ait intégrité du centre cérébral, des nerfs de transmission et des organes de la phonation. Mais pour le langage articulé il en est tout autrement. Les faits pathologiques réunis dans ce travail démontrent que deux autres éléments sont encore nécessaires pour l’expression de la pensée humaine par la parole. Ces deux éléments nouveaux, qui distinguent essentiellement le langage humain de la voix inarticulée, sont la mémoire des mots et le pouvoir coordinateur de la parole. Que l’un de ces deux éléments vienne à manquer ou à s’altérer, ou bien qu’ils s’altèrent simultanément, et le langage devient impossible, ou subit les perversions pathologiques les plus variées. Il ne suffit donc pas, pour que le langage humain soit possible, que le centre cérébral non altéré permette la conception normale de la pensée qu’on veut exprimer, que les nerfs de la phonation puissent transmettre l’ordre de la volonté et que les organes de la voix se trouvent dans un état d’intégrité. Les faits rassemblés dans ce travail démontrent que deux autres éléments entrent encore dans la constitution du phénomène complexe de la parole ; il faut que la mémoire des mots soit complètement au service de l’intelligence qui a conçu la pensée ; il faut de plus une faculté spéciale, qui sert de lien mystérieux entre la pensée rappelée avec son mot et la pensée exprimée au dehors, sorte de pont jeté entre le monde intérieur et le monde extérieur, et qui, une fois détruite, empêche l’expression de la pensée par la parole, alors même que l’idée a été conçue, que le mot correspondant a été rappelé par la mémoire, et que les organes de la phonation se trouvent dans un état de parfaite intégrité. Cette faculté est celle à laquelle on a donné le nom de pouvoir coordinateur de la parole.

Tel est le résultat physiologique principal auquel conduit l’observation des faits d’altération du langage et de la mémoire des mots relatés dans ce mémoire.

Indiquer rapidement l’état actuel de la question ; exposer brièvement les travaux récents et les faits principaux sur lesquels ils s’appuient ; réunir un grand nombre de faits abrégés, mais très variés, dans le but de démontrer que ces cas sont plus nombreux, plus anciennement connus et plus disparates qu’on ne l’imagine ; prouver enfin, par la comparaison de leurs analogies et de leurs différences, qu’ils représentent un symptôme, devant être rattaché à des affections diverses, plutôt qu’ils ne peuvent constituer une maladie distincte et séparée, tel est le but principal que nous nous sommes proposé dans ce travail.

Nous sommes très disposé sans doute à rendre pleine et entière justice aux tentatives habiles faites dans ces dernières années pour élever ce symptôme si complexe au rang d’une maladie spéciale. Nous applaudissons de grand cœur à la découverte d’une localisation anatomique précise mise en rapport avec des symptômes particuliers observés pendant la vie. Nous souhaitons même vivement que les observations ultérieures viennent confirmer cette conquête nouvelle de l’anatomie pathologique ; car c’est toujours un véritable progrès dans la pathologie cérébrale, si obscure et si peu avancée, lorsqu’on peut arriver à découvrir un rapport de cause à effet entre un symptôme et une lésion.

Néanmoins, malgré ces éloges que nous donnons bien volontiers aux travaux récents dont nous avons rendu compte, nous ne pouvons nous empêcher de dire, en terminant, que la question des troubles de la parole et de la mémoire des mots dans les affections cérébrales ne nous semble pas encore mûre ; qu’elle est plus complexe et plus étendue qu’elle ne le paraît au premier abord ; qu’elle touche aux points les plus obscurs et les plus controversés de la pathologie cérébrale et de la physiologie du langage ; que de nouvelles observations complètes et détaillées sont absolument indispensables et que toute généralisation et toute conclusion absolues seraient aujourd’hui prématurées.

Aussi nous sommes-nous contenté d’indiquer, sous une forme tout à fait générale, quelques-unes des conséquences les plus immédiates qui nous ont paru découler naturellement du simple rapprochement des faits précédemment rapportés, et nous nous bornerons à conclure que cette question appelle de nouvelles études, et qu’elle ne pourra être examinée sérieusement et en parfaite connaissance de cause que lorsqu’on aura collectionné de nouveaux faits et lorsqu’on sera parvenu à les classer en plusieurs catégories naturelles correspondant à des états pathologiques déterminés[65].


  1. Extrait des Archives générales de médecine, numéros de mars 1864 et suivants.
  2. A Case of amnesia, by Thomas Hun, M. D., professor of the institute of medicine in the Albany college. — American journal of insanity, 1850-51, p. 358. — Ueber einige Arten von partiellem Sprach unvermögen, von Dr W. Nasse, in Bonn. Allgemeine Zeitschrift für psychiatrie, t. X, p. 335 ; Berlin, 1853. — On Obscure diseases of the brain and disorders of the mind, by Forbes Winslow, p. 388-414 et p. 497-535 ; London, 1860. — Sur le siège de la faculté du langage articulé, avec deux observations d’aphémie (perte de le parole) ; par le Dr Paul Broca (Bulletins de la Société anatomique, août 1861). — De l’Aphasie, maladie décrite récemment sous le nom impropre d’aphémie ; leçons faites à l’Hôtel-Dieu par le professeur Trousseau (Gazette des hôpitaux, numéros des 12, 19 et 26 janvier et 2 février 1864).
  3. Trousseau, Clinique médicale de l’Hôtel-Dieu, 7e édition ; Paris, 1885.
  4. Gesner, Sammlungen von Beobachtungen aus der Arzneigelartheit Nordt, 1770, II, 107.
  5. Crichton, Nature et origine des maladies mentales.
  6. Bouillaud, Bulletin de l’Académie de médecine, 1837.
  7. Dr Wilhem Nasse, Journal de psychiatrie, 1852, p. 527.
  8. Hood, Memoirs of the phrenological Society of London, janvier 1834, p. 235.
  9. Belhomme, Cinquième Mémoire sur la localisation des fonctions cérébrales, p. 68 ; Paris, 1848.
  10. Durand-Fardel, Traité du ramollissement du cerveau ; 1843.
  11. Hasbach, Journal für psychiatrie, 1852, t. IX, page 263.
  12. Gall, Fonctions du cerveau, t. V, p. 26.
  13. Pinel, Traité de l’aliénation mentale, 2e édit., page 105.
  14. Reil, Mémoires cliniques (fascicule 4, p. 12).
  15. Bouillaud, Traité de l’encéphalite, p. 191.
  16. Duperthuis, Gazette des hôpitaux, p. 66 ; 1849.
  17. Bergmann, Journal für psychiatrie, 1819, p. 659.
  18. Graves, Dublin quarterly journal, t. XI, p. 1, 1851.
  19. Bouillaud, ouvr. cité, p. 289.
  20. Forbes Winslow, Obscure Diseases of the brain and mind, p. 510.
  21. Forbes Winslow, Obscure Diseases, etc., p. 392.
  22. Lallemand, Lettre sur l’encéphale, t. II, p. 418.
  23. Martinet, Revue médicale.
  24. Bouillaud, ouvrage cité, page 290.
  25. Trousseau, Clinique médicale de l’Hôtel-Dieu, 7e édition ; Paris, 1885.
  26. Dr Osborn, Dublin quarterly journal of medical science for 1833, vol. IV, page 157. — Forbes Winslow, On obscure Diseases, pages 528, 529 et 530.
  27. Forbes Winslow, Obscure Diseases of the brain, p. 521.
  28. id., ibid., p. 520.
  29. id., Ephemerides naturæ curiosorum, p. 401.
  30. Forbes Winslow, p. 391.
  31. Psychological Magazine, t. VIII. — Forbes Winslow, Obscure Diseases, p. 393.
  32. Forbes Winslow, Obscure Diseases, p. 309.
  33. id. ibid., p. 5?7.
  34. Forbes Winslow, Obscure Diseases, p. 510.
  35. Dr Morel, Traité des maladies mentales, p. 303 et 304.
  36. Thomas Hun, American Journal of insanity, 1851, p. 358.
  37. Schmidt, Hanover correxpondenzbladt, 1852, p. 22.
  38. Forbes Winslow, Obscure Dieases, p. 391.
  39. id., ibid., p. 407 et 408.
  40. Dr Baillie, Medical Transactions of the College of physicians, t. IV.
  41. Forbes Winslow, Obscure Diseases, p. 412.
  42. Cooke, On nervous Diseases. — Forbes Winslow, p. 412.
  43. Forbes Winslow, Obscure Diseases, p. 414.
  44. Forbes Winslow, Obscure Diseases, p. 407.
  45. id., ibid., p. 508.
  46. id., ibid., p. 511.
  47. id., ibid., p. 511.
  48. Forbes Winslow, Obscure Diseases, p. 512.
  49. Durand-Fardel, Traité du ramollissement du cerceau ; Paris, 1813. — Forbes Winslow. Obscure Diseases, etc., p. 512 et 513.
  50. Forbes Winslow, Obscure Diseases, p. 521.
  51. Broca, Mémoire lu à la Société anatomique.
  52. Trousseau, Clinique médicale de l’Hôtel-Dieu, 7e édition ; Paris, 1885.
  53. Trousseau, Clinique médicale de l’Hôtel-Dieu.
  54. Bouillaud, Traité de l’encéphalite.
  55. Bulletin de l’Académie de médecine.
  56. Broca, Obs. 49 et obs. 50.
  57. Broca, Mémoire.
  58. Dax, Bull. de l’Acad. de méd. Voir Michel Peter, l’Aphasie (Gazette hebdomadaire, 27 mai 1864.)
  59. Voir obs. 24.
  60. Obs. 61.
  61. Trousseau, Obs. 52.
  62. Trousseau, Obs. 53.
  63. Moreau (de Tours), Gazette des hôpitaux, 13 février 1864.
  64. Analyse de la parole pour servir à la théorie des divers cas d’alalie et de paralalie (de mutisme et d’imperfection du parler) que les nosologistes ont mal connus. Leçon de M. le professeur Lordat pendant l’année scolaire 1842-43, Montpellier, 1843.
  65. Ce mémoire, publié en 1861, dans les Archives générales de médecine, a été complété par moi dans les articles Amnésie et Aphasie du Dictionnaire encyclopédique des sciences médicales, articles publiés en 1866, dans lesquels j’ai cherché à résumer, aussi complètement que possible, l’état de la science, à cette époque, sur cette question importante.

    Mais, depuis lors, c’est-à-dire depuis vingt-cinq ans, des progrès considérables ont été accomplis dans cette branche de la pathologie cérébrale, grâce à de nombreux travaux publiés en France et à l’étranger, parmi lesquels je me bornerai à citer ici ceux de Jaccoud(a), Legroux(b), Proust(c), Charcot(d), Bateman(e), Kussmaul(f), etc., etc. On en trouvera le résumé complet dans la thèse du Dr Bernard, parue en 1885(g) et dans la thèse pour l’agrégation du Dr Gilbert Ballet(h), auxquelles nous renvoyons le lecteur.

    (a) Jaccoud, De l’Alalie, Gazette hebdomadaire, 1864.

    (b) Legroux, Thèse pour l’agrégation, 1875.

    (c) Proust, Archives de médecine.

    (d) Charcot, Œuvres complètes.

    (e) Bateman, On Aphasia ; Londres, 1868.

    (f) Kaussmaul, les Troubles de la parole, trad. franc. ; Paris, 1884.

    (g) Bernard, De l’Aphasie et de ses diverses formes, 1885.

    (h) Gilbert Ballet, le Langage intérieur et les diverses formes de l’aphasie, thèse pour l’agréga­tion, 1886.