Études cliniques sur les maladies mentales et nerveuses/État mental


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ÉTAT MENTAL DES ÉPILEPTIQUES[1]

— 1860 —

L’épilepsie est une maladie cérébrale qui entraîne fréquemment à sa suite des troubles intellectuels. Tous les auteurs qui ont écrit sur cette affection, depuis l’antiquité jusqu’à nos jours, ont signalé ce fait important dans son histoire. On en est même venu aujourd’hui à admettre que tous les épileptiques, sans exception, présentent, à un certain degré, des perturbations de l’intelligence ou du caractère, et qu’aucun d’eux ne peut être considéré comme absolument sain d’esprit. Cette opinion est évidemment exagérée ; elle compte néanmoins des partisans très convaincus, et cette exagération même prouve tout à la fois la fréquence des lésions intellectuelles chez les épileptiques et l’intérêt que peut présenter leur étude.

Les principaux résultats auxquels on est arrivé jusqu’à présent, relativement aux troubles intellectuels de l’épilepsie, peuvent se résumer dans quelques propositions générales. Indépendamment des troubles passagers qui précèdent, accompagnent ou suivent immédiatement les attaques, et qui en font en quelque sorte partie intégrante, la plupart des auteurs ont noté que les accès d’épilepsie fréquemment répétés, à intervalles très rapprochés, amènent peu à peu un affaiblissement intellectuel de plus en plus prononcé, et conduisent progressivement les malades qui en sont atteints à la démence et à l’idiotisme. On admet, en outre, que le caractère des épileptiques se modifie à la longue par suite de la répétition fréquente des attaques ; que ces malades deviennent irritables, colères, difficiles à vivre, et qu’ils présentent ainsi, dans leur manière d’être et dans leur conduite, des anomalies, des bizarreries, qui les rendent différents des autres hommes et de ce qu’ils étaient eux-mêmes autrefois. Enfin on a signalé, comme complication fréquente de l’épilepsie, les accès de manie avec fureur, qui succèdent aux accès épileptiques ou alternent avec eux, et qui portent ces malades aux actes les plus violents, souvent même les plus dangereux. Là se borne à peu près ce qui est généralement admis par tous les médecins relativement aux perturbations mentales de l’épilepsie. À l’exception de quelques auteurs qui ont étudié avec plus de soin les caractères particuliers du délire épileptique[2], on ne trouve, dans la plupart des ouvrages écrits sur cette maladie, que les propositions générales que nous venons d’énoncer rapidement.

Sous le rapport de la médecine légale, la question de la responsabilité des épileptiques est encore très controversée. Lorsqu’un acte violent, justiciable des tribunaux, a été commis par un épileptique, les magistrats regardent tout au plus cette maladie comme une circonstance atténuante en faveur de l’accusé. Ils le condamnent très souvent comme criminel, dans la pensée qu’il était sain d’esprit au moment de l’accomplissement de l’acte, et que la maladie convulsive ne peut être considérée comme une cause suffisante pour enrayer la liberté morale. On veut bien reconnaître quelquefois l’irresponsabilité, lorsque l’acte incriminé a eu lieu à une époque très rapprochée de l’attaque épileptique, soit avant, soit après ; mais il n’en est plus de même lorsqu’il s’est produit dans l’intervalle des attaques. Tout ce que les médecins légistes ont pu obtenir sous ce rapport a été de fixer l’espace de trois jours, avant ou après les accès, comme la limite extrême de l’irresponsabilité des épileptiques.

D’après ces indications sommaires, on voit que, soit au point de vue de la description scientifique, soit sous le rapport de la médecine légale, l’état mental des épileptiques est entièrement subordonné aux attaques convulsives, dont il est considéré comme une simple complication accidentelle. Or, cet état mental mérite qu’on lui accorde une plus grande importance. Il doit être étudié indépendamment des attaques convulsives, qui peuvent bien déterminer sa production, mais qui peuvent aussi n’avoir avec lui qu’une relation plus éloignée. Nous pensons qu’on doit, à cet égard, intervertir l’ordre généralement adopté : au lieu de conclure de l’épilepsie au délire, on doit chercher à remonter du délire à l’épilepsie. Nous croyons qu’on peut découvrir dans ce délire, à l’aide d’une observation attentive, des caractères assez spéciaux pour faire soupçonner son origine épileptique, même en l’absence des attaques convulsives.

Cette étude, intéressante pour la science, en permettant la description d’un délire spécial sous le nom de délire épileptique, est surtout utile pour la médecine légale, en faisant reposer l’appréciation des actes imputés aux épileptiques, non seulement sur l’existence d’une maladie convulsive qui donne lieu souvent à des troubles intellectuels, mais sur la connaissance exacte de ces troubles eux-mêmes, constatés au moment de l’acte incriminé.

Étudier les caractères spéciaux du délire épileptique, ses rapports avec les vertiges ou les attaques convulsives, et indiquer les conséquences de cette étude pour la pathologie mentale et la médecine légale des aliénés : tel est le but que nous nous proposons dans ce travail.


PREMIÈRE PARTIE

Description des troubles intellectuels observés chez les épileptiques.

Les troubles intellectuels que l’on observe chez les épileptiques doivent être divisés en trois catégories principales :

1oCeux qui se produisent avant, pendant ou après l’attaque épileptique, et qui peuvent être considérés comme un simple épiphénomène de l’accès convulsif ;

2oCeux que l’on constate habituellement chez ces malades pendant les intervalles de leurs attaques ;

3oEnfin ceux qui ont une plus longue durée, qui constituent une véritable folie, et qui surviennent sous forme d’accès méritant une description spéciale, soit en relation directe avec les attaques convulsives, soit d’une manière indépendante.

Nous allons étudier successivement les perturbations psychiques des épileptiques dans ces trois conditions différentes.

1oTroubles intellectuels passagers des épileptiques avant,
pendant et après leur accès
.

Les attaques convulsives de l’épilepsie surviennent le plus souvent d’une manière subite, sans être annoncées par aucun symptôme, soit physique, soit moral, qui puisse en faire prévoir l’apparition prochaine. Mais il n’en est pas toujours ainsi. De même que divers troubles physiques peuvent précéder l’épilepsie, de quelques minutes ou de quelques heures, par exemple divers genres de malaise, la céphalalgie, les vomissements, des douleurs variées, ou bien les symptômes sensitifs ou musculaires auxquels on a donné le nom générique d’aura epileptica ; de même aussi les accès convulsifs de l’épilepsie peuvent être précédés, soit immédiatement, soit pendant un temps plus ou moins long, de différentes perturbations de l’esprit ou du caractère. Ainsi, par exemple, certains épileptiques deviennent tristes, maussades, irritables, querelleurs, souvent plusieurs heures avant leurs accès. D’autres éprouvent de la lenteur dans les conceptions, de l’affaiblissement dans la mémoire, de l’obtusion dans les idées, une sorte d’hébétude ou de prostration physique et morale qui, pour les personnes habituées à vivre avec eux, ou pour ces malades eux-mêmes, sont un présage certain de l’approche de l’accès. D’autres enfin manifestent, plusieurs heures avant l’accès épileptique, une gaieté insolite, un sentiment de bien-être physique et moral exagéré, une confiance extrême dans leurs forces, quelquefois même un état de mobilité et de loquacité qui peut aller jusqu’à l’excitation maniaque ou à des emportements violents.

Indépendamment de ces symptômes précurseurs, qui peuvent survenir à une distance plus ou moins éloignée de l’accès épileptique, il est d’autres prodromes intellectuels plus immédiats, sorte d’aura intellectuelle, qui ne devancent l’accès convulsif que de quelques minutes et qui en constituent en quelque sorte le premier symptôme. On voit, par exemple, des épileptiques chez lesquels la même idée, le même souvenir ou la même hallucination, surgissent spontanément au moment de l’invasion de chaque accès, et précèdent infailliblement son apparition. Le malade voit des flammes, des cercles de feu, fréquemment la couleur rouge ou pourpre, un spectre ou un fantôme ; il entend des bruits de cloches ou une voix déterminée qui prononce un même mot ; quelquefois enfin il sent l’odeur d’une même substance. Ces idées, ces souvenirs ou ces sensations fausses, qui diffèrent singulièrement d’un malade à un autre, se reproduisent ordinairement, avec une singulière uniformité chez le même malade, à chaque nouvel accès. Il est curieux d’ajouter que très souvent ce souvenir, cette idée ou cette image, sont la reproduction de l’idée ou de la sensation qui ont provoqué chez ce malade la première attaque épileptique. Beaucoup d’entre eux, en effet, devenus épileptiques à la suite d’une vive émotion morale ou d’une profonde terreur, voient apparaître dans leur esprit ou sous leurs yeux, à chaque nouvel accès, les circonstances pénibles ou la scène effrayante qui ont déterminé chez eux la maladie pour la première fois.

Dans l’immense majorité des cas d’épilepsie, il ne peut être question de troubles intellectuels observés pendant l’accès. La perle absolue de connaissance est, en effet, un caractère essentiel de cette maladie. On a même indiqué ce caractère comme signe principal propre à la distinguer soit de l’hystérie, soit d’autres affections nerveuses à forme convulsive, mais sans perte complète de connaissance. Dans presque tous les cas d’épilepsie véritable, le malade ne profère aucune parole, n’entretient aucun rapport avec le monde extérieur pendant l’accès, et ne conserve, après sa cessation, aucun souvenir de ce qui s’est passé en lui pendant toute sa durée. On n’a donc aucun moyen de constater l’existence d’un trouble intellectuel quelconque pendant les attaques épileptiques ordinaires et complètes. Néanmoins, pour ne rien omettre, il importe de signaler qu’il existe certaines attaques incomplètes ou avortées d’épilepsie, pendant lesquelles on peut constater une exception à cette règle générale ; et cependant, la nature épileptique de ces attaques ne peut être contestée, puisqu’elles se produisent chez des épileptiques, et alternent chez eux avec les grandes attaques ou avec les vertiges, à intervalles assez rapprochés. Pendant ces accès avortés, les malades, sans rapport aucun avec le monde extérieur, profèrent certains sons incompréhensibles, ou articulent quelques mots sans suite, qui semblent indiquer une préoccupation pénible ou une profonde terreur. Dans ces attaques incomplètes, qui tiennent le milieu entre le simple vertige épileptique et les grandes attaques convulsives, les malades n’éprouvent également que des mouvements convulsifs partiels, tels que contractions involontaires de certains muscles de la face ou des membres, mouvements automatiques de déglutition, action de mâchonnement, etc. Ces attaques sont donc incomplètes sous le rapport des troubles des mouvements, comme sous celui de la perte de connaissance. Après la cessation des accès, quelques-uns de ces malades ont conservé un souvenir plus ou moins vague des idées qui les préoccupaient pendant leur durée ; ils ont déclaré qu’ils étaient alors comme sous le coup d’un rêve pénible, dans un état de profonde souffrance morale, et dominés par le sentiment vague d’un violent remords de conscience, ou d’un malheur insurmontable, dont ils ne pouvaient parvenir à découvrir les motifs[3].

Les perturbations psychiques qui se produisent à la suite des attaques d’épilepsie ont beaucoup plus d’importance que celles que nous venons d’indiquer rapidement comme précédant ou accompagnant ces attaques.

Les individus qui viennent d’avoir un accès d’épilepsie sont habituellement, pendant un espace de temps qui varie de quelques minutes à quelques heures, dans un état d’engourdissement moral, de demi-hébétude plus ou moins prononcé selon les individus, mais qui existe chez presque tous à un certain degré. Ils éprouvent de la difficulté à coordonner leurs idées et à se rendre compte des choses et des personnes qui les entourent ; ils ont la compréhension lente et difficile, la mémoire incertaine. Souvent même, pendant plusieurs heures, ils sont tristes, abattus, et dans un état de demi-stupeur ou d’obtusion des idées. Mais, indépendamment de cette torpeur physique et morale, qui est habituelle après de fortes attaques épileptiques, il est d’autres perturbations plus profondes de l’intelligence et du caractère, qui surviennent assez fréquemment à la suite de ces attaques. Nous ne voulons pas encore parler des accès caractérisés d’aliénation mentale, qui se produisent souvent dans ces conditions, et sur lesquels nous insisterons tout à l’heure ; nous ne signalerons actuellement que les perturbations passagères qui, par suite de leur courte durée, doivent être considérées comme liées intimement aux attaques d’épilepsie et comme immédiatement sous leur dépendance.

Au lieu de consister dans l’hébétude et la confusion des idées, le trouble intellectuel peut revêtir tout à coup le caractère de la violence la plus grande ou de la simple excitation maniaque. Dans les asiles d’aliénés, on voit beaucoup d’épileptiques sortir brusquement de la torpeur qui termine leurs accès, pour se livrer instantanément à des actes de violence et de fureur qui les rendent, comme chacun sait, les plus dangereux de tous les aliénés. On ne peut, sans en avoir été témoin, se faire une idée exacte de l’espèce de rage qui s’empare alors subitement de ces malades, et qui les porte à frapper ou à briser indistinctement tous les objets qui tombent sous leurs mains. Dans ces accès de fureur passagère, ils deviennent tellement redoutables pour ceux qui les entourent et pour eux-mêmes, qu’on ne saurait trop attirer l’attention de l’autorité et des médecins sur ces états de violence instinctive et aveugle, que tous les auteurs ont signalés comme succédant fréquemment aux accès d’épilepsie. Ces accès de violence peuvent entraîner à leur suite les blessures les plus graves, le suicide, l’homicide et l’incendie, sans que l’individu qui en est atteint puisse être considéré comme responsable, à un degré quelconque, des actes violents commis par lui au milieu de ce délire tout à fait automatique, quoique de courte durée.

Dans d’autres circonstances, le trouble intellectuel temporaire, qui succède aux attaques d’épilepsie, ne se manifeste pas sous cette forme de violence instinctive et aveugle, mais sous celle d’une excitation maniaque simple, plus ou moins prononcée. Le malade parle alors constamment et d’une manière incohérente ; il s’agite en tous sens et se livre à des mouvements plus désordonnés encore que violents. Il est même quelquefois dominé par des idées délirantes empreintes de satisfaction, qui alternent rapidement chez lui avec des conceptions de nature triste, ou avec des hallucinations terrifiantes, surtout de la vue. Mais ce délire maniaque temporaire consiste plutôt dans la succession rapide de pensées incohérentes et dans un grand désordre des actes, que dans leur extrême violence, qui se rencontre au contraire chez les malades dont nous parlions précédemment. Nous n’avons pas à insister, en ce moment, sur les caractères particuliers de ce délire épileptique qui succède directement aux attaques ; nous les signalerons tout à l’heure, en décrivant les deux formes principales de la folie épileptique, envisagées indépendamment des attaques convulsives qui leur donnent naissance. Nous n’avons voulu que mentionner ici les troubles intellectuels passagers qui surviennent immédiatement après les accès d’épilepsie, et qui, ordinairement d’assez courte durée, sont bientôt suivis d’un retour à peu près complet de ces malades à l’état normal.

2oÉtat mental habituel des épileptiques dans l’intervalle des accès.

Les épileptiques sont-ils, oui ou non, sains d’esprit dans l’intervalle de leurs accès ? Cette question, très souvent posée, a été diversement résolue ; cependant, tous les auteurs sont d’accord pour reconnaître que la plupart des épileptiques présentent, à divers degrés, des troubles de l’intelligence et du caractère, dans le cours habituel de leur existence, en dehors de leurs attaques convulsives. On ne discute que sur la valeur de ces anomalies de l’esprit et des sentiments, et sur leur degré de fréquence. Les uns veulent que tous les épileptiques, sans exception, soient considérés comme aliénés ; les autres, au contraire, tout en reconnaissant l’extrême fréquence de ces perturbations psychiques, admettent que plusieurs d’entre elles ont peu d’importance et ne se produisent que rarement chez certains épileptiques. Ils proclament en outre qu’il est des épileptiques dont les attaques sont rares et très éloignées, et qui ne présentent pas, pendant toute leur vie, le moindre désordre dans leur esprit ou dans leur conduite. Ces auteurs citent, à l’appui de leur manière de voir, les noms de plusieurs grands hommes qui ont été épileptiques, tels que César, Pétrarque, Mahomet, et même Napoléon. Ils ajoutent que, si les médecins spécialistes sont disposés à considérer tous les épileptiques comme aliénés, cela tient à ce qu’ils n’ont sous les yeux, dans leurs asiles, que des malades dont l’épilepsie, déjà ancienne, a dû être accompagnée de quelques désordres intellectuels ayant motivé leur séquestration, mais que ces médecins concluraient tout différemment s’ils étaient plus souvent appelés à soigner des épileptiques dans la pratique civile.

Quoi qu’il en soit de cette question générale, qui ne peut être tranchée d’une manière absolue dans l’état actuel de la science, personne ne conteste aujourd’hui que les épileptiques ne présentent très fréquemment des altérations de l’esprit et du caractère, dans l’intervalle de leurs attaques, alors même qu’ils ne peuvent pas être considérés comme aliénés. Il importe donc de décrire rapidement les troubles habituels observés chez ces malades, avant de parler des accès de délire plus caractérisés, qui méritent spécialement le nom de folie épileptique.

L’irritabilité constitue le trait dominant du caractère habituel des épileptiques. Ces malades sont généralement soupçonneux, querelleurs, disposés à la colère et aux actes violents pour les plus légers motifs, souvent même sans motifs appréciables. Ces colères passagères, que tous les observateurs ont constatées chez les épileptiques, ne doivent pas être confondues avec les accès de fureur instinctive, également de courte durée, dont nous parlerons plus loin. Ces dispositions à la colère sont souvent remplacées chez eux par des dispositions précisément inverses, dont le contraste avec les précédentes est très important à signaler. Tous ceux qui ont vécu avec des épileptiques ont fait la remarque que ces malades sont ordinairement timides, craintifs, cauteleux, obséquieux jusqu’à la bassesse, caressants et complimenteurs. Ces tendances alternent fréquemment avec la tristesse, la morosité et le découragement, ou bien au contraire avec la malveillance, les récriminations violentes et injustes, et les emportements subits, portés quelquefois jusqu’à la violence, et cette alternative constitue le fond du caractère épileptique, ainsi que l’ont déjà signalé plusieurs auteurs, et en particulier le Dr Morel[4].

Ce que l’on doit surtout remarquer, selon nous, dans le caractère comme dans l’état intellectuel des épileptiques, c’est l’extrême variabilité de leur humeur ou de leurs dispositions mentales, selon les moments où on les observe. Tantôt en effet on les voit tristes, maussades, découragés, et comme sous le coup de la douleur ou de la honte que leur fait ressentir leur affreuse maladie ; tantôt au contraire ils ont un sentiment intérieur de bien-être et de satisfaction, qui les porte à nourrir de vastes projets ou à concevoir les espérances les plus irréalisables dans leur triste situation. Tantôt ils sont taquins, disposés à la controverse, à la discussion, aux querelles, et même aux actes de violence ; tantôt au contraire ils montrent une douceur, une bienveillance, une affectuosité, et des sentiments religieux de soumission et d’humilité, aussi exagérés et aussi peu motivés que l’étaient précédemment les manifestations opposées.

Les mêmes contrastes que l’on observe dans leurs sentiments, on les constate dans le degré de leur intelligence et dans la nature des idées qui les préoccupent. Rien n’est mobile comme leurs dispositions d’esprit et le niveau de leur intelligence. Tantôt les épileptiques ont l’intelligence confuse, la mémoire affaiblie, l’attention et la compréhension difficiles. Ils éprouvent alors une grande difficulté à réunir leurs pensées, et ont eux-mêmes conscience de l’obtusion de leur intelligence et de la confusion de leurs idées. Tantôt au contraire ils présentent une véritable activité intellectuelle, une circulation rapide des idées, qui correspond à un certain degré d’excitation cérébrale. Ils peuvent alors se livrer à un travail suivi, dont ils seraient incapables dans d’autres moments, et se rappeler certains faits ou certaines idées que dans d’autres instants ils semblaient avoir complètement oubliés.

Cette irrégularité, qui existe dans leurs sentiments et dans le degré de leur intelligence, se reflète nécessairement dans leurs paroles et dans leurs actes. Aussi leur conduite et leur manière d’être envers les personnes qui les entourent sont-elles essentiellement variables. Pendant certaines périodes de leur existence, ils se montrent laborieux, exacts, attentifs aux travaux de leur profession, soumis et dociles, et ceux qui vivent avec eux, et qui les emploient, n’ont qu’à se louer de leurs relations ou de leurs services. Ainsi, dans les asiles d’aliénés, on occupe fréquemment les épileptiques en qualité d’infirmiers, ou même on leur confie des positions plus importantes pendant un certain temps. Mais, dans d’autres moments, la conduite de ces malades se modifie tout à coup et présente les plus grandes irrégularités. Ils sont alors incapables de remplir les fonctions qui leur avaient été données ; ils deviennent négligents, paresseux, indolents Ils oublient les choses les plus élémentaires, passent leur temps dans l’inaction, ou errent ça et là, sans but et sans direction, et ils constatent eux-mêmes le vague et la confusion qui existent dans leurs idées. On voit, en même temps, se développer chez eux les plus fâcheuses tendances et les plus mauvais penchants : ils deviennent taquins, menteurs, voleurs ; ils cherchent querelle à tous ceux qui les entourent, se plaignent de tout et de tous, s’irritent avec une grande facilité pour les plus légers prétextes, et se portent même fréquemment à des actes violents instantanés, le plus souvent sans provocation aucune de la part de ceux qui en sont les victimes.

L’intermittence dans les phénomènes psychiques, soit dans l’ordre des sentiments et du caractère, soit dans celui des facultés intellectuelles, est donc le trait dominant du caractère des épileptiques ; c’est la loi générale qui règle tous les phénomènes de cette affection, et qui imprime son cachet aussi bien aux symptômes moraux qu’aux symptômes physiques de cette maladie essentiellement périodique.

3oAccès de délire plus prolongés, méritant spécialement
le nom de folie épileptique
.

Nous arrivons maintenant au sujet principal de ce mémoire, c’est-à-dire à la description de deux espèces de trouble intellectuel bien caractérisé, qui constituent de véritables accès de folie. Ils surviennent chez les épileptiques, à divers intervalles, d’une manière irrégulière, comme les attaques convulsives elles-mêmes. Ils sont tantôt en rapport direct avec ces attaques, tantôt au contraire ils peuvent se produire en dehors de leurs influences. Ces deux genres d’accès, trop souvent confondus dans une description commune, méritent d’être décrits séparément, malgré les ressemblances qu’ils présentent. Pour les distinguer nettement les uns des autres, nous leur donnerons un nom qui aura surtout l’avantage de rappeler l’analogie frappante qui existe entre ces deux formes du délire épileptique et les deux espèces d’attaques que tous les auteurs ont distinguées chez ces malades. Nous appellerons l’un le petit mal, et l’autre le grand mal, voulant indiquer par là la parenté étroite que l’on observe entre les manifestations physiques et les manifestations psychiques de la maladie épileptique.

Petit mal intellectuel. — Les épileptiques, dont nous avons décrit rapidement l’état mental habituel dans l’intervalle des attaques, éprouvent de temps en temps des troubles intellectuels plus prononcés, qui tiennent le milieu entre les anomalies légères que nous venons d’énumérer et les accès de fureur maniaque dont nous parlerons tout à l’heure. Cet état mental, dont la durée varie de quelques heures à plusieurs jours, se produit sous forme d’accès. Il consiste principalement dans une grande confusion des idées, accompagnée le plus souvent d’impulsions instinctives instantanées et d’actes violents, état tout à fait spécial aux épileptiques, et intermédiaire entre la lucidité d’esprit des délires partiels et de trouble complet des délires généraux[5].

Les épileptiques atteints de cette forme particulière de délire commencent habituellement par devenir tristes et moroses sans motifs, puis tombent tout à coup dans un profond découragement, accompagné d’obtusion dans les idées et d’irritation contre tout ce qui les entoure ; ils se sentent alors comme étourdis, disent-ils. Ils ont une demi-conscience de l’état de vague dans lequel se trouve leur esprit, de l’affaiblissement de leur mémoire, de la difficulté qu’ils éprouvent à réunir leurs idées et à fixer leur attention, ainsi que des impulsions violentes qui surgissent en eux involontairement. La plupart d’entre eux ont de plus, dès le début de leurs accès, un sentiment profond de l’impuissance où ils se trouvent de résister à une force supérieure qui domine leur volonté et les pousse malgré eux à des actes violents. Ils expriment ce sentiment d’une manière différente, selon le degré de leur éducation ou selon leur position sociale ; mais, dans presque toutes les observations de ce genre, on retrouve des expressions analogues pour rendre compte de ce même sentiment intérieur. Ces malades disent, par exemple, qu’ils ne sont plus eux-mêmes, que le mal les pousse, qu’ils ont en eux un mauvais esprit qui les domine, etc., etc. Mais tous, sous une forme ou sous une autre, constatent cet enchaînement de leur volonté, qui paraît être un trait caractéristique de ce genre de délire, et qui persiste à divers degrés pendant toute sa durée.

Sous l’influence de cet état mental, ces malades quittent brusquement leurs occupations ou leur domicile, pour errer à l’aventure, dans les rues ou dans la campagne. Ce besoin de marcher au hasard, de vagabonder en un mot, est presque constant dans cette situation d’esprit et mérite au plus haut degré d’être signalé. En proie à une anxiété vague, à un profond dégoût de la vie, à une terreur instinctive et non motivée, à un besoin de mouvement automatique et indéterminé, ces pauvres malades marchent sans but et sans direction. Au milieu de la confusion de leurs idées, ils récapitulent en eux-mêmes toutes les idées pénibles qu’ils ont conçues à diverses époques de leur existence, et qui leur reviennent spontanément et toujours les mêmes à chaque nouvel accès. Ils se sentent horriblement malheureux. Ils se croient victimes et persécutés par les membres de leur famille ou par leurs amis. Ils accusent tous ceux avec lesquels ils ont été en rapport d’être la cause de leurs anxiétés et de leurs tourments. S’ils ont nourri précédemment des sentiments de haine ou de vengeance contre un individu, ces sentiments se trouvent ranimés par la maladie et élevés tout à coup à un degré extrême de vivacité qui les fait passer immédiatement à l’action. Le caractère essentiellement impulsif et instantané du délire épileptique est vraiment très remarquable. Dans cet état de trouble très étendu des idées, d’anxiété générale et d’impulsions instinctives, ces malades se livrent alors, de la manière la plus inattendue et la plus subite, à tous les genres d’actes violents, tels que le suicide, le vol, l’incendie et l’homicide. Les uns, pour se soustraire à l’anxiété intérieure qui les dévore, ne songent qu’à se donner la mort, vont se jeter dans une rivière qui se trouve sur leur passage, ou bien ont recours à un autre mode de suicide. Les autres, poussés par le même désespoir et le même besoin d’échapper à une situation intérieure intolérable, se frappent la tête contre les murs, ou bien, saisissant le premier instrument qu’ils trouvent sous leur main, frappent ou brisent indistinctement tous les objets qui les entourent et épuisent ainsi leur rage contre les objets inanimés. D’autres enfin se précipitent avec une véritable fureur contre la première personne qu’ils rencontrent, la frappent à coups redoublés, et font ensuite successivement plusieurs victimes, si d’autres personnes arrivent au secours de celle qui a été attaquée en premier lieu. Cette circonstance de frapper à coups redoublés et de faire plusieurs blessures, ou plusieurs victimes, mérite, selon nous, d’être remarquée ; elle nous paraît caractéristique de cet état de fureur épileptique, et peut avoir une véritable importance au point de vue de la médecine légale.

Aussitôt après l’accomplissement d’un acte violent, les épileptiques atteints du genre de délire que nous décrivons, peuvent se trouver dans deux situations mentales très différentes : ou bien l’acte accompli devient pour eux comme une sorte de soulagement ou de détente et fait cesser tout à coup l’anxiété indéfinissable et l’obtusion des idées qui existaient chez ces malades. Ils sont alors comme dégrisés instantanément ; ils recouvrent en partie la connaissance, et commencent à se rendre compte, quoique d’une manière très incomplète, de la gravité de leur acte ; ou bien, au contraire, ils continuent à courir devant eux dans un état de grande excitation et de trouble général, dans lequel ils n’ont qu’une conscience très imparfaite de l’action qu’ils viennent de commettre, ou même n’en conservent aucun souvenir. La confusion très grande des souvenirs, sinon l’oubli complet d’un grand nombre de faits, est donc, dans les deux cas, un symptôme presque constant de ce genre de délire.

Lorsque les malades reviennent à eux-mêmes, soit immédiatement après l’acte violent qui sert de crise à leur accès, soit au bout d’un certain temps, ils parviennent quelquefois, à force d’efforts, à retrouver dans leur mémoire plusieurs détails des faits qui se sont produits pendant leur accès, surtout ceux qui ont eu lieu dans les derniers moments ; mais il règne toujours à cet égard une grande confusion dans leurs souvenirs. Cette incertitude des souvenirs a souvent été regardée à tort comme simulée, mais elle est bien réelle et caractérise cette situation mentale d’une manière tout à fait spéciale. Les épileptiques sont alors dans un état comparable à celui dans lequel on se trouve en sortant d’un rêve pénible. Les principales circonstances de l’accès leur ont d’abord échappé ; ils commencent par nier les faits qui leur sont imputés, et ne paraissent en avoir conservé aucun souvenir ; puis, peu à peu, ils se rappellent un certain nombre de détails qu’ils semblaient d’abord avoir oubliés : mais, en somme, leurs souvenirs sont toujours très incomplets. Aussi, tout en signalant les diverses variétés de diminution de la mémoire qui peuvent exister à la suite du délire épileptique, est-il très important de proclamer que la perte de la mémoire, à des degrés divers, est un caractère essentiel et presque constant de cet état mental.

Grand mal intellectuel. — Dans tous les asiles d’aliénés, il existe un certain nombre d’épileptiques affectés de cette forme de délire à laquelle nous donnons le nom de grand mal intellectuel, et qui est connue généralement sous le nom de manie avec fureur. Tous les auteurs ont noté l’extrême violence des individus atteints de cette forme particulière de maladie mentale. Plusieurs d’entre eux ont même signalé quelques-uns des caractères qui permettent de la distinguer des autres états maniaques analogues. Nous allons indiquer rapidement ses principaux caractères distinctifs.

Un premier caractère, propre à la manie épileptique, c’est son invasion beaucoup plus rapide que celle des autres variétés de la manie. Tantôt, en effet, elle débute brusquement, sans être précédée d’aucun symptôme précurseur. Dans d’autres circonstances, il existe quelques prodromes physiques, tels que la céphalalgie, les vomissements, la rougeur ou l’éclat brillant des yeux, l’altération de la voix, de légers mouvements convulsifs de la face ou des membres, ou bien, au moral, une période prodromique de tristesse, d’irritabilité, ou de légère excitation ; mais ces prodromes ne précèdent guère que de quelques heures au plus l’explosion de la manie épileptique, sous sa forme la plus accusée.

Un autre caractère, également très important, de la manie épileptique (caractère qui lui est du reste commun avec la plupart des manies intermittentes), c’est la ressemblance absolue de tous les accès chez le même malade, non seulement dans leur ensemble, mais dans chacun de leurs détails. Lorsqu’on a observé avec soin les diverses phases d’un premier accès de manie épileptique, on est vraiment frappé d’étonnement en constatant que le même malade exprime les mêmes idées, profère les mêmes paroles, se livre aux mêmes actes, éprouve, en un mot, les mêmes phénomènes physiques et moraux, à chacune des périodes de chaque nouvel accès. Ses idées, ses paroles et ses actes, sont comme empreints de fatalité, et se reproduisent avec une surprenante uniformité à tous les accès.

Pendant ces paroxysmes, les épileptiques présentent la plupart des phénomènes psychiques qui caractérisent l’état maniaque en général. Leurs idées se succèdent avec une grande rapidité ; ils parlent sans cesse ; ils passent sans interruption par les séries d’idées et les émotions les plus variées, et leurs actes sont aussi désordonnés que leurs paroles. Un trait particulier de leur agitation, noté par tous les auteurs, consiste dans l’excessive violence de leurs actes, qui les porte à frapper et à briser, avec une sorte de rage, tous les objets qui les entourent, à mordre, à déchirer, à crier sans interruption, et à se frapper eux-mêmes, avec un véritable acharnement, la tête contre les murailles. Cet état d’agitation poussée jusqu’à la fureur est quelquefois porté si loin, que ces malades deviennent les plus dangereux de tous les aliénés, sont redoutés de tous dans les asiles, et ne peuvent être contenus et protégés qu’à l’aide des moyens restrictifs les plus énergiques, tels que la camisole ou le séjour prolongé dans une cellule.

Mais ce caractère d’extrême violence n’est pas le seul qui distingue la manie épileptique des autres états maniaques. Un fait également très remarquable, c’est la nature terrifiante des idées qui dominent ces maniaques, et la fréquence des hallucinations de même nature qui se produisent chez eux, hallucinations de l’ouïe, de l’odorat, et surtout de la vue. Ces malades ont des visions presque continuelles ; ils voient des objets effrayants, des spectres, des fantômes, des assassins, des hommes armés qui se précipitent sur eux pour les tuer ; ils aperçoivent sans cesse des objets lumineux, des flammes, des cercles de feu, et, chose digne de remarque, la couleur rouge, ou la vue du sang, prédominent fréquemment dans leurs visions.

Ces accès de manie présentent encore une autre particularité très importante à signaler. Malgré le désordre et la violence de leurs actes, les paroles prononcées par les maniaques épileptiques sont en général beaucoup moins incohérentes que celles de beaucoup d’autres aliénés. On est étonné, au milieu d’une si forte agitation, de pouvoir suivre assez facilement la série des idées exprimées par les malades. Leur délire est plus suivi et plus compréhensible qu’il ne l’est habituellement dans la manie. Ils comprennent mieux les questions qui leur sont adressées ; ils y répondent plus directement et d’une manière plus exacte, et s’aperçoivent plus souvent de ce qui se passe autour d’eux, que la plupart des aliénés atteints de délire général avec excitation. L’incohérence moins grande du délire, et la netteté plus prononcée des idées pendant les accès de manie épileptique, est d’autant plus curieuse à signaler qu’elle contraste singulièrement avec l’absence presque complète de tout souvenir de l’accès après sa cessation, absence de souvenir qui est également un symptôme presque constant des accès de manie épileptique.

Pour terminer l’énumération rapide des principaux caractères qui permettent de distinguer la manie épileptique de la manie ordinaire, disons que les accès ne se prolongent ordinairement que pendant quelques jours, et ont ainsi une durée beaucoup moins longue que les autres accès de manie. Enfin leur cessation est habituellement aussi brusque que l’a été leur invasion. En quelques heures, quelquefois même plus rapidement, ces maniaques reviennent presque sans transitions à leur état normal. C’est à peine si, dans quelques cas, ils présentent une courte période de légère stupeur ou de torpeur physique et morale, avant le retour complet à la raison. Ils guérissent de leur accès comme on sort d’un rêve ; ils se réveillent, comme à la suite d’un cauchemar pénible, en ne conservant presque aucun souvenir des faits qui ont eu lieu pendant toute la durée de leur maladie.

Nous avons décrit séparément les deux formes du délire épileptique, auxquelles nous avons donné les noms de petit mal et de grand mal, parce que ces deux espèces de trouble intellectuel se présentent à l’observateur, et surtout au médecin légiste, sous deux aspects tout à fait différents. Le calme des mouvements, la lucidité partielle des idées, les apparences de raison, en un mot, que l’on observe chez les épileptiques atteints du petit mal intellectuel, contrastent au plus haut point avec l’agitation maniaque, le désordre extrême des actes et la loquacité incessante de ceux qui sont affectés du grand mal. Ces caractères établissent entre les deux états des différences aussi tranchées que celles que l’on constate chez les aliénés, entre les délires partiels et les délires généraux. Ces deux états ne pouvaient donc, sans inconvénients, être confondus dans une même description, qui, pour s’appliquer à des situations mentales aussi différentes, eût perdu toute précision et n’eût acquis qu’une vague généralité.

Mais cette distinction, utile pour la vérité de l’observation et pour la pratique, ne doit pas faire perdre de vue les nombreuses analogies qui existent entre ces deux variétés de la folie épileptique, et qui dénotent entre elles une véritable communauté d’origine.

Dans les deux cas, en effet, la maladie se produit sous forme d’accès, d’une durée relativement courte, si on les compare à la plupart des autres espèces de maladies mentales. Ces deux formes du délire épileptique ont l’une et l’autre une explosion rapide ; elles ont pour caractère commun, pendant leur cours, la violence et l’instantanéité des actes auxquels se livrent les malades, ainsi que la nature pénible ou effrayante des conceptions délirantes et des hallucinations qui les dominent. Enfin, dans le petit mal, comme dans le grand mal, on constate une cessation des accès aussi brusque que l’a été leur invasion, un oubli partiel ou total de leurs divers détails après leur disparition, et un retour à peu près complet, dans leurs intervalles, à un état de raison relative qui contraste singulièrement avec le trouble très étendu qui a existé pendant leur durée.

Non seulement les deux formes du délire épileptique offrent entre elles les points de contact que nous venons de signaler, mais on observe en outre, soit chez le même individu, soit chez divers malades, de nombreux états intermédiaires, qui tendent à démontrer qu’il n’existe, en réalité, entre ces deux variétés de la folie épileptique, qu’une simple différence de degré. Ces états intermédiaires, variables en durée et en intensité, représentent comme une série non interrompue de faits qui permet de passer, par transitions insensibles, et sans ligne de démarcation tranchée, du simple obscurcissement passager de l’intelligence, sorte d’étourdissement intellectuel, jusqu’à l’agitation maniaque la plus violente et à la fureur la plus incoercible.

Un dernier point de contact entre les deux espèces du délire épileptique réside dans l’alternance que l’on constate fréquemment entre elles chez le même malade, et dans les relations qu’elles ont l’une et l’autre avec les deux formes de l’épilepsie connues sous les noms de vertiges et de grandes attaques.

Ces caractères communs à toutes les variétés de trouble mental observées chez les épileptiques, dans le petit mal comme dans le grand mal, sont importants à connaître pour la pathologie mentale, et permettent de constituer une forme spéciale d’aliénation sous le nom de folie épileptique ; mais ils ont une plus grande importance encore pour la médecine légale : ils fournissent en effet les moyens de substituer aux appréciations vagues, que l’on a coutume de faire sur le degré de libre arbitre ou d’irresponsabilité des épileptiques, la description clinique d’une forme particulière de délire, de nature à porter plus complètement la conviction dans l’esprit des magistrats. Si nous ne nous étions proposé qu’un but purement descriptif, nous pourrions borner là notre travail ; mais, pour en tirer toutes les conséquences pratiques qu’il nous paraît contenir, deux choses essentielles nous restent encore à accomplir. À la description générale, nécessairement très abrégée, que nous venons de faire des deux formes de la folie épileptique, nous devons ajouter des détails pratiques, qui ne peuvent être convenablement exposés que par la citation d’un certain nombre d’observations particulières. À l’étude purement symptomatique, nous devons joindre l’exposé de la marche des accidents intellectuels de l’épilepsie, dans leurs rapports avec les manifestations physiques de cette maladie.

Étudier, à l’aide d’un certain nombre d’observations particulières, les relations qui existent entre les phénomènes physiques et les phénomènes intellectuels de l’épilepsie, tel sera donc le but d’un second chapitre.

Montrer ensuite les applications que peut fournir l’étude des symptômes et de la marche des troubles intellectuels de l’épilepsie pour la pathologie mentale et pour la médecine légale, tel sera l’objet d’un troisième chapitre.


SECONDE PARTIE

Marche des troubles intellectuels de l’épilepsie dans leurs rapports
avec les accidents physiques de cette maladie.

Pour étudier la marche des deux formes de trouble mental chez les épileptiques, dans leurs relations avec les symptômes physiques, deux procédés se présentent naturellement à notre esprit.

Le premier consisterait à énumérer simplement les principales variétés de marche que l’on observe chez les épileptiques, en se bornant à signaler dans ce résumé rapide, les différences les plus essentielles, sans tenir compte des diversités secondaires et exceptionnelles que l’on constate chez certains malades. Ce procédé, plus expéditif, aurait l’avantage de rendre plus sensibles ces diversités de marche de l’épilepsie ; mais il aurait l’inconvénient grave de sacrifier, soit dans les symptômes, soit dans la marche, un certain nombre de détails, qui sont précisément les plus importants à connaître pour l’application de cette étude à la pathologie mentale et à la médecine légale.

Pour remédier aux inconvénients que présenterait ce premier procédé d’exposition, nous avons pensé qu’il serait préférable d’avoir recours à un second procédé, plus lent, mais plus pratique. Nous choisirons donc, parmi les observations que nous avons trouvées dans divers auteurs, ou parmi celles que nous avons nous-même recueillies, quelques faits types, qui nous paraissent pouvoir servir d’exemple à l’appui de chacune des variétés de marche de la folie épileptique. Nous classerons ces observations en trois séries principales :

Dans la première, nous placerons les faits de trouble mental en rapport direct avec les attaques convulsives ou avec les vertiges.

Dans la deuxième, nous ferons figurer les accès de délire survenant dans l’intervalle des grandes ou des petites attaques, chez des individus reconnus par tous comme épileptiques.

Dans la troisième enfin, nous rapporterons des observations de trouble mental, présentant les caractères de la folie épileptique et dans lesquelles les phénomènes physiques de l’épilepsie, ou bien ont été méconnus, ou bien n’existaient réellement pas au moment où l’on observait ces malades.

Après avoir ainsi relaté, sous ces trois chefs principaux, un certain nombre d’observations particulières, nous pourrons alors résumer les principales variétés de marche des divers symptômes de l’épilepsie, qui ressortiront en quelque sorte d’elles-mêmes de la lecture attentive des faits que nous aurons cités.

1oLes accès de délire sont directement en rapport
avec les attaques épileptiques
.

Les faits de ce genre existent en grand nombre dans les annales de la science, nous ne pouvons nous y arrêter longtemps ici. Nous nous bornerons à renvoyer les lecteurs aux principaux recueils publiés dans divers pays sur la spécialité des maladies mentales[6].

Nous y ajouterons les travaux spéciaux qui ont paru sur l’épilepsie dans ses rapports avec l’aliénation mentale, parmi lesquels nous mentionnerons particulièrement les travaux de M. Delasiauve[7], du Dr Morel[8], de Cavalier[9], de Guillermin[10], etc.

Nous ne pouvons examiner avec détails les observations nombreuses de délire lié aux attaques d’épilepsie qui existent dans ces divers ouvrages, malgré l’intérêt très réel qui s’attacherait à cette étude comparative ; nous devons nous contenter de choisir parmi ces faits quelques observations, qui nous semblent pouvoir servir de types pour chacune des catégories que nous avons admises.

Les accès de délire, sous la forme du grand mal ou du petit mal, sont incomparablement plus fréquents après les attaques d’épilepsie qu’avant ces attaques. Esquirol a même soutenu[11] que le délire était excessivement rare avant les accès d’épilepsie. D’autres auteurs, au contraire, pensent que ce fait, moins fréquent, il est vrai, que le délire succédant aux attaques, est loin cependant d’être rare. Parmi eux, nous citerons le Dr Cavalier, qui rapporte[12] plusieurs exemples de ce genre. Nous y ajouterons l’opinion de M. le Dr Dagonet[13] et celle de Renaudin[14], qui expriment l’un et l’autre la pensée que, chez certains malades, l’accès épileptique, survenant à la suite d’un état maniaque, lui sert en quelque sorte de crise, et fait cesser tout à coup le délire.

Pour établir l’existence d’accès de délire avant les accès d’épilepsie, nous nous bornerons à rapporter ici les deux observations très courtes qui vont suivre.

Observation Ire. — A. H…, soixante ans, a été sujet à des attaques périodiques de manie depuis de longues années. Les paroxysmes surviennent à intervalles d’environ six semaines, et durent dix ou douze jours. Ils commencent subitement ; le malade s’agenouille, prie et chante à très haute voix, et bientôt il devient violent et dangereux. Dans l’un de ses accès, il se saisit malheureusement d’une femme qui lui donnait à manger et la tua. Il a une voix puissante, est très violent et très bruyant. Après un accès d’épilepsie auquel il est sujet, la violence commence à diminuer, ce qui est le contraire de la marche habituelle de la manie épileptique, l’accès aggravant ordinairement les symptômes maniaques[15].

Observation II. — P. J…, vingt-huit ans, d’une figure maladive et hébétée, est épileptique, et, au dire des témoins, dans les moments qui précèdent les accès, « il ne se connaît pas ». Il est accusé de s’être laissé aller plusieurs fois à des voies de fait envers son père. Une fois entre autres, irrité par quelques reproches que celui-ci lui adressait, il l’injuria grossièrement, et le frappa violemment avec un carreau qui lui était tombé sous la main. Un médecin, consulté par le tribunal, a soutenu que J. P… jouissait de toute l’intégrité de ses facultés morales[16].

Les observations de trouble intellectuel survenant à la suite des attaques d’épilepsie, soit immédiatement après, soit seulement quelques heures ou même quelques jours après les accès convulsifs, sont très nombreuses ; il n’est pas d’asile d’aliénés qui n’en présente plusieurs exemples. Dans ces cas, l’accès d’épilepsie est presque toujours suivi d’une période plus ou moins prolongée d’hébétude ou de torpeur. C’est ordinairement après cette période de torpeur (qui peut durer depuis un quart d’heure jusqu’à plusieurs heures, ou même plusieurs jours) qu’éclate l’accès de délire. Celui-ci a une durée qui peut varier entre vingt-quatre heures et douze ou quinze jours au plus ; mais le plus souvent, il ne se prolonge guère au delà de trois ou quatre jours. Pour donner une idée exacte des symptômes et de la marche habituelle des accès de délire consécutifs aux attaques d’épilepsie, nous allons rapporter ici quatre observations, qui nous paraissent suffisantes pour faire connaître les principales variétés de marche et de durée que l’on peut observer dans les cas de ce genre.

Le fait suivant est extrêmement curieux non seulement comme type de fureur épileptique, mais à cause des circonstances exceptionnelles au milieu desquelles cet accès de délire s’est produit.

Observation III. — François L…, vingt ans, cordonnier, était, depuis un grand nombre d’années, sujet à des attaques d’épilepsie. Elles avaient commencé par suite d’une chute sur la glace. Les accès, qui d’abord n’étaient suivis que d’une très légère aberration de la raison, devinrent plus sérieux et furent accompagnés de manie furieuse.

Il avait servi dans le 5e régiment d’infanterie légère, de 1838 à 1841, et, lorsqu’il sortit du service, il reprit son commerce. Lorsqu’il avait des attaques pendant cette période, il saisissait son marteau, son couteau ou tout autre instrument qu’il avait sous la main, et le brandissait d’une manière menaçante, de façon à s’attirer les railleries de ses camarades.

Lorsqu’il fut hors du service, il retourna chez lui et se décida à se marier. La cérémonie avec sa fiancée fut fixée au 26 octobre 1841.

Le 24, un mal de tête très intense survint, et lui parut à lui-même un indice de l’imminence d’une attaque. Il appela un médecin qui l’avait traité anciennement pour cette maladie et lui demanda de le saigner, opération qui lui avait toujours procuré du soulagement. Le médecin refusa, par le motif que ce remède ne devait pas être trop souvent employé.

Le 26, quelques heures avant le mariage, il fut saigné par un médecin, mais sans aucune diminution de la douleur. Pendant la cérémonie civile et religieuse du mariage, L… était abattu et taciturne ; il ne dit rien en dehors du simple oui. En quittant l’église, il fut saisi d’une douleur atroce de la tête ; elle fut tellement excessive que dans la maison de son beau-père, il fut obligé de se mettre au lit. La chambre dans laquelle il se trouvait était voisine de celle où l’on préparait le repas de noces. Là il fut saisi d’un accès d’épilepsie furieuse, et tandis que les personnes qui étaient avec lui couraient chercher des cordes pour l’attacher, il se précipita tout nu dans la salle à manger, avec une pelle dont il s’était emparé, poursuivit une femme qui s’enfuit et la renversa par terre en lui frappant un coup sur la tête. Son beau-père s’interposa ; mais, ainsi que les autres, il fut chassé. Le malade se mit alors par terre devant la porte, rongeant la pierre avec les dents ; enfin il se leva avec un couteau de cordonnier à la main ; il ouvrit la porte de force, s’écriant qu’il voulait les tuer. La première personne qu’il rencontra fut son beau-père, qu’il tua à l’instant. Cette attaque continua pendant trois jours.

Le 29, la raison revint, mais le malade pouvait seulement se rappeler le moment du mariage, et rien de ce qui suivit ; il supposait qu’il avait dormi pendant tout ce temps. Il fut bientôt transporté dans l’asile de Clément, où il se trouve encore. Dans ces circonstances, le tuteur de S… s’adressa à la cour pour obtenir la déclaration de nullité du mariage, par la raison que cet épileptique n’était pas complètement sain d’esprit au moment de la cérémonie, et par conséquent n’était pas apte à donner son consentement. La cour prononça la nullité du mariage[17].

J’extrais, en l’abrégeant considérablement, le fait suivant de meurtre commis par un épileptique, dans un accès de délire survenu trois jours après plusieurs attaques d’épilepsie.

Observation IV. — Joachim H…, vingt-neuf ans, a été épileptique dès l’âge de six ans. Depuis l’âge de la puberté, la maladie s’est aggravée, et dernièrement elle survenait une fois toutes les trois semaines. Il restait longtemps sans se relever des suites de ses attaques. Il était atteint de douleurs de tête et de vertiges, et manifestait une grande aversion pour la nourriture, sans être toutefois ni furieux ni aliéné.

Dans le mois de juillet 1826, il eut une attaque ; dans le cours des trois jours suivants, il en eut plusieurs autres, paraissant dans l’intervalle tout à fait sans conscience, et refusant toute nourriture.

Le troisième jour, il se leva de son lit, descendit dans la cour, où il rencontra le fils de son frère, âgé de dix ans, et la fille d’un de ses parents, à laquelle il était attaché, âgée de onze ans. Le petit garçon lui demanda s’il ne désirait pas manger. Le malade ne répondit pas, mais le frappa ; les enfants s’enfuirent ; il les poursuivit, s’empara de la jeune fille, la renversa, et, prenant une hachette qui se trouvait par terre, il lui fractura le crâne en plusieurs endroits, lorsque les voisins accoururent, et, après une résistance considérable, parvinrent à le dominer.

Il resta tranquille jusqu’au moment où l’on se prépara à le conduire chez le magistrat. Alors il se laissa aller à des expressions de haine violente envers ses concitoyens de la ville. En prison, il resta pendant deux jours dans un état d’absence de conscience, ne prit aucune nourriture, et eut un accès d’épilepsie. Le troisième jour, la raison revint ; il exprima quelque intérêt pour ses amis, se plaignit amèrement de ses souffrances ; mais n’avait aucun souvenir de ce qui était arrivé[18].

J’emprunte au Dr Cavalier[19] l’observation suivante, comme exemple très caractérisé de fureur épileptique de longue durée, succédant, après un court intervalle, à des accès répétés d’épilepsie :

Observation V. — A… était un ancien militaire, d’un tempérament sanguin, bien constitué, mais affaibli par une maladie asthmatique qui le tourmentait fort, surtout vers la fin de sa vie.

L’épilepsie dont ce malade était atteint était fort ancienne ; il n’était pas sujet aux vertiges.

Sans symptômes précurseurs, ce malade tombait brusquement en arrière, et se blessait souvent la tête ; le reste de l’attaque ne présentait rien de particulier. Les accès d’épilepsie étaient forts et fréquents ; il ne s’est jamais écoulé un temps bien long sans attaque. Quand elles étaient isolées, elles se trouvaient ordinairement suivies d’une torpeur assez courte. Au bout d’un quart d’heure, A… se remettait au travail, n’ayant conservé qu’un souvenir très confus de l’accident qui lui était arrivé.

Mais les attaques n’étaient pas toujours isolées ; de temps en temps, elles se répétaient cinq ou six fois dans la même journée, quelquefois même bien plus. Ces attaques étaient suivies assez souvent d’un accès de fureur qui se développait presque immédiatement après l’engourdissement qui suivait les convulsions épileptiques. Un quart d’heure ou une demi-heure environ après l’attaque, A… s’irritait brusquement, et frappait tout à coup, sans alléguer de prétexte, ceux qui étaient autour de lui. Il donnait alors des coups de poing, des coups de pied, et même des coups avec la tête ; il mordait fréquemment et cherchait toujours à faire beaucoup de mal. Il jurait, frappait des pieds, hurlait, vociférait, et se roulait par terre en déchirant ses vêtements. Il n’a jamais cherché à se suicider. Aucune remontrance, aucune menace, n’avaient alors de l’influence sur lui ; il semblait ne pas entendre ; il ne paraissait avoir alors aucune hallucination. On était obligé de le contenir, et quelquefois même de le renfermer dans une cellule. Cet accès durait quelquefois dix jours, et même quinze jours, sans rémission bien marquée. Il restait aussi furieux la nuit que le jour, il ne dormait pas et passait toute la nuit à crier. Il refusait souvent de manger, et crachait même au visage de ceux qui lui apportaient de la nourriture ; d’autres fois il mangeait avec voracité, en faisant des gestes et des grimaces qui ne paraissaient se rattacher à aucune idée. Pendant toute cette période, il était très rouge, il avait la conjonctive fortement enflammée. La violente dyspnée par laquelle il était tourmenté à la moindre fatigue disparaissait malgré la vivacité de ses mouvements. Les autres fonctions de la vie organique ne paraissaient nullement altérées ; on ne remarquait qu’une légère constipation. On n’a observé aucun phénomène critique, au moment où le calme commençait à renaître. La tranquillité revenait très promptement ; la disparition de la fureur était presque aussi rapide que son invasion.

Une fois l’accès passé, il n’avait conservé aucun souvenir de ce qui lui était arrivé pendant sa fureur ; il était étonné en entendant le récit de ses actes de violence.

Ces accès de fureur ont été assez rares ; ils survenaient particulièrement à la suite des attaques répétées dans un court espace de temps. Il n’a guère eu cette fureur que de 1843 à 1846. Après cette époque, les accès ont perdu de leur intensité et de leur fréquence, tandis que la démence faisait des progrès. D’un autre côté, la dyspnée intermittente devenait plus grave, et elle finit même par amener la mort, le 25 juin 1850 ; il était alors âgé d’environ soixante-cinq ans.

Le Dr Billod, médecin directeur de l’asile des aliénés de Sainte-Gemmes, près Angers, me communique l’observation suivante. Elle est relative à un malade qu’il a observé attentivement depuis cinq ans, et qui, depuis cette époque, a toujours présenté régulièrement des accès maniaques à la suite de ses accès d’épilepsie :

Observation VI. — M. L…, ancien notaire, âgé de quarante-neuf ans, d’un tempérament nervoso-sanguin, d’une haute stature et d’une vigoureuse constitution, entre à l’asile le 16 janvier 1856, pour y être traité d’une affection cérébrale qui paraît reconnaître pour cause des excès de toutes sortes, mais particulièrement vénériens.

Bien que les renseignements qui nous ont été fournis au moment de l’admission n’aient pas fait mention d’épilepsie, les intermissions signalées dans les manifestations du délire, de même que le degré d’exaltation et de fureur qui accompagnait ce même délire, et auquel succédaient un état de prostration morale extrême et une irritabilité toute spéciale du caractère, ne nous laissèrent aucun doute sur la nature primitivement épileptique de l’affection.

À des intervalles qui varient entre un et trois mois, et dont le terme moyen paraît être de six semaines, M. L… éprouve les accidents ci-après, dont l’évolution depuis cinq ans nous a paru à peu près invariable.

Le premier phénomène est une coloration vive et comme érythémateuse de la face ; les yeux sont injectés, et le malade accuse une certaine pesanteur de tête, ordinairement sans céphalalgie.

Au bout de huit ou dix heures, éclate un accès d’épilepsie, avec perte complète de connaissance, convulsions cloniques, écume à la bouche, à la suite duquel le malade revient assez complètement à lui, en conservant toutefois pendant quelques heures un certain degré d’hébétude, bientôt suivi d’un état d’excitation progressive qui ne tarde pas à dégénérer en un accès de manie, remarquable par le degré d’exaltation et de fureur et par la multiplicité des hallucinations et illusions de l’ouïe, de la vue et de la sensibilité, qui l’accompagnent.

Le délire est général ; mais, en prêtant l’oreille aux divagations du malade, on ne tarde pas à reconnaître une prédominance d’idées de persécution.

M. L… parle le plus souvent de gens qui le poursuivent de leur inimitié, en voulant à ses jours ou exerçant sur lui des mutilations de toutes sortes. Je l’ai entendu une fois se plaindre d’avoir les parties coupées, et une autre fois prétendre qu’on y avait introduit du fil de fer. Le délire s’alimente d’ailleurs de tous les souvenirs de sa vie passée ; mais la confusion qui règne dans son esprit est telle, qu’il fait souvent intervenir dans des événements antérieurs à sa séquestration des personnes qu’il n’a connues que depuis, et qu’il soutient obstinément reconnaître.

Le malade croit voir dans de simples accidents de la matière sur les murs de sa cellule des caricatures politiques, dont il m’a présenté plusieurs fois l’explication dans de courts moments de rémission.

La durée de cet accès de délire varie entre huit et douze jours. Lorsqu’il cesse, L… redemande sa pipe, sollicite son retour au quartier des pensionnaires paisibles, et s’y montre dans un état de lucidité à peu près complète jusqu’à l’accès suivant. Je dis à peu près complète, car il m’est démontré que M. L… n’a conservé de ce qu’il a éprouvé qu’un souvenir confus.

Le caractère de M. L… est ordinairement bienveillant et susceptible de traits d’une véritable délicatesse, mais extrêmement sensible et irritable ; les facultés intellectuelles n’ont encore subi aucun affaiblissement.

Les faits qui précèdent suffiront comme exemples d’accès de délire survenant avant ou après les attaques épileptiques, et liés étroitement avec elles.

Plusieurs auteurs mentionnent en outre quelques cas dans lesquels le délire se produit tout à la fois avant et après les accès convulsifs ; Cavalier et Guillermin en citent plusieurs exemples.

Nous nous bornerons à rapporter ici une observation très curieuse sous ce rapport, qui nous a été fournie également par le Dr Billod, et dans laquelle les accès d’épilepsie sont toujours précédés d’un état mélancolique et suivis d’un état maniaque.

Voici cette observation :

Observation VII. — M. G…, ecclésiastique, âgé de cinquante-quatre ans, d’un tempérament nervoso-sanguin, d’une constitution ordinaire, épileptique depuis près de vingt ans, entré à l’asile le 10 novembre 1855, offre l’exemple remarquable d’un état de folie en quelque sorte circulaire, consécutif à l’épilepsie.

M. G…, dont on ne sait à quelle cause attribuer l’affection (les circonstances de masturbation, d’excès de toute sorte, d’hérédité, de frayeur et de chagrin, étant écartées de source certaine), M. G…, dis-je, présente en moyenne, par mois, une période de deux ou trois accès épileptiques complets. Chacune de ces périodes est précédée, huit ou dix jours à l’avance, d’un délire mélancolique, avec conceptions délirantes de persécution et hallucinations de l’ouïe ; elles portent le malade à se plaindre incessamment du bruit qui se fait autour de lui et le trouble dans ses exercices de piété, et à récriminer contre le caractère outrageant pour la morale et la religion des paroles qu’il croit entendre.

À la suite des accès épileptiques, après une période de stupeur et d’hébétude qui dure un ou deux jours, M. G… entre dans une phase de bien-être et de satisfaction indicible. Il parle sans cesse de sa guérison, dont il tient à annoncer l’heureuse nouvelle à son évêque et à sa famille ; il donne, pour preuve de la force morale qu’il vient de recouvrer, le fait de pouvoir, sans en être troublé, se livrer à ses exercices de piété au milieu de tout le bruit qui se fait autour de lui. Les hallucinations de l’ouïe persistent dans cette phase mentale ; mais je me suis convaincu qu’elles se traduisent plutôt par un bruit confus que par des sons articulés, et qu’elles ne laissent distinguer, en tout cas, au malade aucune parole dont il ait à se plaindre.

Cette phase de bien-être dure habituellement de douze à quinze jours ; elle fait place ensuite à la phase contraire, qui précède la période d’accès épileptiques, à laquelle elle succède à son tour.

Les facultés intellectuelles n’ont pas encore subi, chez M. G…, un affaiblissement proportionné à la durée de l’affection épileptique, mais le caractère devient de plus en plus susceptible et irritable.

2oLes accès de délire ont lieu dans l’intervalle des accès convulsifs,
chez des individus reconnus comme épileptiques
.

Les exemples de délire survenant dans les intervalles et à une certaine distance des accès épileptiques sont beaucoup plus rares que ceux qui succèdent plus ou moins directement aux attaques. Certains auteurs sont même disposés à les considérer comme tout à fait exceptionnels ; ils pensent que, dans la plupart des cas de ce genre, des vertiges ou des attaques nocturnes précèdent de peu de temps l’explosion du délire, lequel semble naître spontanément, mais est en réalité consécutif à des accès épileptiques restés ignorés. Nous sommes très enclin nous-même à adopter cette manière de voir, dans un certain nombre de cas ; néanmoins, nous croyons à la production spontanée du délire chez des épileptiques qui, depuis quelque temps déjà, sont exempts de petites ou de grandes attaques.

Nous ne pouvons citer ici un grand nombre de faits à l’appui de cette proposition ; nous nous contenterons d’en rapporter quelques-uns. Nous invoquerons d’abord le témoignage du Dr Delasiauve[20] qui s’exprime ainsi, à l’occasion d’un accès maniaque se produisant à une grande distance des accès d’épilepsie :

« Tel est, dit-il, le cas de Br…, l’un de nos malades, sujet à un délire violent, pendant lequel il devient insolent, querelleur, porté aux injures, à la fureur, aux voies de fait. L’épilepsie ne sévit chez lui que tous les deux ou trois mois. On inclinerait d’autant plus volontiers à croire que l’excitation maniaque est en dehors de son action, et ne reconnaît d’autre principe qu’elle-même, qu’elle naît spontanément, sans être précédée de crise, et souvent même à une époque très distante des premiers accès. »

Après cette citation, il ne nous paraît pas nécessaire de chercher d’autres preuves pour établir que les accès de délire peuvent se produire, chez les épileptiques, en dehors de l’action immédiate d’attaques convulsives, ayant précédé de quelques heures ou de quelques jours l’explosion du trouble mental. Pour compléter cette démonstration, nous nous bornerons à rapporter l’observation très intéressante qui va suivre ; nous l’empruntons au Dr Cavalier[21]. Mieux que toutes les réflexions auxquelles nous pourrions nous livrer, cette observation fera connaître la marche bizarre et irrégulière que peut affecter, pendant le cours de l’existence d’un épileptique, l’alternative des accès convulsifs et des accès maniaques.

Observation VIII. — Pierre S…, sergent du génie, était d’une forte constitution, d’une taille élevée, d’un tempérament sanguin. La régularité de sa conduite lui avait acquis l’amitié de ses camarades et l’estime de ses chefs. Enrôlé dans le génie en 1813, il fit la campagne d’Espagne, et en 1828 et 1829, celle de Morée. Il se trouvait à Lyon, en 1831, lors des mouvements politiques qui troublèrent cette ville. Saisi par une troupe d’ouvriers qui voulaient le jeter dans le Rhône, il éprouva une émotion si violente, qu’il lui survint une maladie dont on ne peut actuellement apprécier la nature. Il devint sujet, en outre, à des attaques d’épilepsie, légères d’abord, et qui restèrent telles longtemps, puisque Pierre S… put demeurer au service jusqu’en 1843. Ces attaques étaient alors fort rares ; deux ans entiers se sont même écoulés une fois sans manifestation épileptique. Il ne fut soumis à aucun traitement. Admis à la retraite, il vint aussitôt habiter Montpellier.

Peu de temps après, en proie à un accès de fureur, Pierre S… se précipita dans la rue, et, sans doute sous l’influence de quelque hallucination ou de quelque illusion, il essaya de désarmer une sentinelle qui se trouvait sur son passage. On eut beaucoup de peine à s’emparer de lui. Ramené dans son logement, Pierre S… devint assez promptement calme, et resta libre. Il paraît qu’il eut plusieurs autres accès de délire moins violents, et qui ne donnèrent pas lieu à des scènes de tumulte.

Au mois de mai 1846, à la suite de quelque discussion irritante, dit-on, Pierre S… fut saisi d’un nouvel accès de fureur ; s’armant d’un couteau, il fit à plusieurs personnes inoffensives des blessures si graves, qu’on les crut tout d’abord mortelles. Une vive terreur gagna les assistants ; tout le monde fuyait. La force publique parvint enfin à s’emparer de lui, et le conduisit dans les prisons du palais de justice. Une instruction fut commencée, mais les poursuites furent abandonnées, lorsqu’on eut constaté que ces actes de violence avaient été la conséquence d’un accès d’aliénation mentale. Par ordre de l’autorité administrative, il fut conduit dans l’asile public des aliénés de Montpellier. Lors de son entrée dans l’asile, le 12 juin 1846, Pierre S… jouissait d’une bonne santé ; il ne présentait aucun signe d’aliénation mentale. Il était seulement susceptible, irritable, et s’exagérait quelquefois l’importance de ce qui pouvait lui être désagréable ; il avait, en un mot, ce qu’on pourrait appeler le caractère d’un épileptique. Ainsi, il lui est arrivé de se précipiter, plein de colère, sur un malheureux aliéné qui avait paré sa boutonnière d’un ruban rouge ; il prétendait que lui seul dans la maison avait le droit de porter la décoration. Malgré cette irritabilité, il était fort soumis et très respectueux à l’égard des chefs de l’établissement. Ce malade n’avait que de loin en loin des accès d’épilepsie.

Au moment de son admission dans l’asile, Pierre S… vivait avec une femme dont il avait un enfant ; il désira le légitimer par un mariage. Le médecin en chef, M. Rech, fit un certificat dans lequel il constatait que l’aliénation mentale n’était pas continue, que pendant les intermissions, assez longues d’ailleurs, la raison était entière, et l’autorité civile procéda au mariage.

Dans le courant de novembre 1847, Pierre S… eut de fréquentes attaques d’épilepsie ; elles étaient annoncées, quelques jours à l’avance, par des étincelles que ce malade croyait voir ; elles n’étaient point d’ailleurs suivies de délire ni d’agitation. Cet état persista, sans variation notable, jusqu’au mois de mars 1848.

Les attaques devinrent plus fréquentes à partir de cette époque ; elles se reproduisaient surtout la nuit. Un affaiblissement intellectuel en était la conséquence ; il durait une demi-heure, trois quarts d’heure, quelquefois plus longtemps. Alors Pierre S… ne comprenait rien à ce qui l’environnait ; il s’agitait sans motifs, et quand il avait repris l’usage de ses sens, il ne pouvait rendre compte de ce qui s’était passé. Il jouissait habituellement de toute sa raison, et se serait soumis avec résignation à son isolement, si sa femme n’était point venue l’exciter fréquemment, en le pressant de réclamer sa sortie. Les refus qu’il éprouvait l’irritaient et troublaient parfois sa raison ; il ne se porta néanmoins à aucun acte de violence.

L’autorité administrative accordait fréquemment à cet aliéné l’autorisation d’aller voir sa femme en ville, sous la surveillance d’un infirmier. Il profita d’une de ces permissions pour se rendre auprès du commissaire du gouvernement, afin de réclamer sa liberté ; son animation fut extrême, malgré la présence de sa femme et d’un infirmier.

Les attaques furent encore plus fréquentes et plus graves dans le mois de septembre 1848. Il se passait peu de nuits que Pierre S… ne fût plongé dans quelque accès, souvent assez bruyant pour réveiller les malades qui couchaient dans le même dortoir. Il poussait alors des cris lugubres qui causaient une pénible impression à ceux qui les entendaient. À ces cris succédait d’ordinaire un râle des plus sonores, après lequel Pierre S… tombait dans cette sorte de torpeur qui est la suite ordinaire des attaques de cette nature. Le lendemain, ce malade ne se souvenait de rien ; il se plaignait seulement d’un brisement tout particulier qu’il ne pouvait expliquer. Il avait quelquefois, mais bien plus rarement, des attaques pendant le jour. Quelques-unes se bornaient à un simple vertige ; d’autres consistaient en une perte de connaissance avec chute, mais, sans convulsions notables. Le délire survenait d’ordinaire dans ce dernier cas, et persistait une demi-heure, une heure. Pierre S… était alors obstiné, refusait d’obéir, ou même ne comprenait pas, s’agitait sans motifs, prononçait des paroles qui n’avaient pas de sens, mais n’était point offensif. Enfin, mais plus rarement, de violentes attaques se manifestaient avec fortes convulsions, délire très intense. La plupart de ces attaques n’étaient suivies immédiatement d’aucune action de la part du malade ; mais quelquefois, à la suite d’attaques d’épilepsie paraissant avortées, c’est-à-dire ayant une expression symptomatique moins marquée, la modification psychique était bien plus profonde ; il se livrait alors à des actes plus graves pour lui et pour les assistants. Ainsi, on a vu cet épileptique se servir d’un couteau qu’il avait à l’insu des gardiens, le manier, et chercher à faire des boutonnières à son pantalon. À la suite de quelque autre attaque, il voulait renverser la table du réfectoire, et l’on eut quelque peine à l’en empêcher. Le délire était encore, à cette époque, rare et surtout de courte durée. Dans l’intervalle des accès, d’ailleurs, la raison était entière, le calme complet, la soumission parfaite. L’autorité administrative n’accorda plus qu’une permission de sortie tous les quinze jours.

Cet état se prolongea jusqu’au mois de mars 1849, sans aggravation bien notable. Pierre S… devint alors plus morne, plus irritable ; on remarqua qu’il recherchait la solitude. Il paraît que les chagrins de famille n’étaient pas étrangers à cette modification mentale. Néanmoins, chose digne de remarque, les attaques étaient alors plus rares et moins graves ; l’affection épileptique semblait en quelque sorte ramasser ses forces pour se manifester avec plus d’intensité.

Le 21 avril, Pierre S… eut deux attaques dans la journée, et trois la nuit suivante. Le lendemain matin, il délirait, mais il était inoffensif et ne se plaignait même de personne. Le soir, le délire augmenta et fut accompagné d’irritation. La journée et la nuit se passèrent ainsi dans l’agitation, sans nouvelle attaque.

Le 22 était le jour fixé pour la sortie de quinzaine ; le médecin jugea prudent de retenir ce malade. L’agitation s’accrut, et contre toutes ses habitudes de soumission et de respect, Pierre S… alla jusqu’à menacer de frapper et même de tuer le médecin alors absent. Ces menaces durèrent longtemps ; elles ne changèrent que d’objet, et furent proférées, tantôt contre les sœurs, tantôt contre les infirmiers. L’exaspération était extrême ; elle revêtait par moments tous les caractères de la fureur ; les hallucinations se succédaient rapidement ; le plus souvent, les assistants ne pouvaient assigner aucun motif, même futile, à ces emportements.

La nuit du 22 au 23 fut assez tranquille, et le lendemain, à la visite, le médecin trouva Pierre S… calme et respectueux. Il ordonna douze sangsues à l’anus. Pierre S… sembla accepter cette prescription avec plaisir ; mais, l’agitation et le délire étant revenus, ce malade refusa les sangsues, malgré toutes les injonctions. Cependant vers le soir, il parut se décider, et les sangsues furent appliquées ; mais à peine avaient-elles pris, qu’il les arracha toutes avec la main. Cette exaltation dura jusqu’au 27 avril, mais en diminuant de violence, au point que de la fureur elle se réduisit successivement à une simple irritabilité. On remarqua que l’exaspération était généralement plus intense le soir que le matin. On n’observa pas de nouvelles attaques d’épilepsie pendant tout le septénaire de l’accès.

Il n’y eut pas d’accès notables de délire jusqu’au mois de mars 1850 ; on remarqua seulement, de temps en temps, un peu plus d’irritabilité. Quant aux attaques d’épilepsie, elles eurent à peu près le même degré d’intensité et de fréquence. Dans la première quinzaine de mars 1850, les attaques d’épilepsie devinrent bien plus rares. Trois ou quatre jours avant le 21 mars, Pierre S… eut quatre ou cinq attaques d’épilepsie assez fortes. Il devint alors sombre par moments ; néanmoins il n’y eut pas de délire manifeste, et à part cette légère surexcitation, rien ne pouvait faire présager un nouvel et plus terrible accès.

Pierre S… ne paraît pas avoir eu d’attaques épileptiques dans la nuit et dans la matinée du 21, cependant l’irritabilité était notable. Dans l’après-midi, Pierre S… ayant été heurté involontairement par un aliéné aveugle, lieutenant en retraite, s’emporta violemment, et finit même par lui donner, sans autre motif, deux ou trois coups de poing. L’irritation alors ne tarda pas à se calmer, pour faire place aux idées les plus noires. Pierre S… se reprochait vivement d’avoir frappé un de ses supérieurs : « Tu t’es déshonoré, s’écriait-il, tu ne peux survivre à la honte. Pierre S…, tu as frappé un officier ! » Ces idées sombres l’ont vivement préoccupé toute l’après-midi. Un aliéné seulement fut témoin de cette scène et n’en rendit compte que plus tard.

Au moment où le dîner sonnait, à cinq heures du soir, Pierre S… eut une attaque près de son lit ; un oreiller fut placé sous sa tête, et il resta seul un instant pendant que l’on conduisait les aliénés au réfectoire. Quelques minutes après, un infirmier, étant venu le prendre, le trouva grièvement blessé. Pierre S… s’était frappé vers le milieu de l’abdomen avec un couteau de poche. Tout près de lui, par terre, se trouvaient quelques mètres d’intestin grêle complètement détachés.

Le malade mourut le lendemain.

L’auteur termine cette observation par le récit de l’état physique et moral du malade jusqu’à sa mort, et par le compte rendu de l’autopsie. Nous supprimons ces détails, qui n’ont pas de relation directe avec notre sujet.

3oLes accès de délire se produisent chez des individus dont l’épilepsie est méconnue, ou n’existe réellement pas au moment où l’on observe ces malades.

Les faits de cette catégorie constituent l’objet principal de notre travail ; ils méritent de nous arrêter plus longtemps que ceux des deux catégories précédentes. Ils sont beaucoup plus fréquents qu’on ne l’imagine généralement, et dignes, au plus haut degré, de fixer l’attention du praticien et du médecin légiste.

Voici comment s’exprime, à l’occasion de l’un de ces faits, M. le Dr Delasiauve :

Observation IX. — Le nommé H…, séquestré une première fois à Bicêtre comme atteint d’aliénation mentale, y fut réintégré pour la même cause, après avoir assassiné sa femme. L’avocat s’était appuyé, aux débats, pour obtenir l’acquittement du meurtrier, sur des altérations passagères de l’intelligence, et ce moyen de défense avait prévalu devant la cour. L’épilepsie n’avait pas été soupçonnée. Ce fut seulement dans l’asile, où, sauf quelques agitations fugitives, H… se montra jusqu’à sa mort, survenue longtemps après, d’une parfaite lucidité, que par certaines circonstances, auxquelles se joignit la déclaration d’un parent, révélant des crises nerveuses antérieures, on fut conduit à rattacher ses égarements momentanés, et partant ses actes répréhensibles, à des accès épileptiques nocturnes.

Convaincu que la perpétration criminelle résultait d’un trouble mental, la justice avait agi prudemment en substituant la séquestration administrative à une condamnation capitale. L’existence des attaques si elle avait été connue, aurait rassuré plus complètement les magistrats sur l’équité de leur arrêt[22].

Cette observation très curieuse démontre que l’existence de l’épilepsie, chez des individus considérés simplement comme aliénés, peut être méconnue pendant longtemps, même par des médecins très habitués à cette maladie.

Nous allons y joindre plusieurs observations analogues, recueillies par nous-même. Ce sont des exemples du genre de délire auquel nous avons donné le nom de petit mal intellectuel. Dans la plupart de ces cas, la maladie qui seule avait fixé l’attention était l’aliénation mentale. C’est seulement par l’examen des caractères spéciaux du délire que nous avons été conduit à soupçonner et à découvrir chez ces malades des vertiges ou de grandes attaques nocturnes. Nous nous bornerons, pour le moment, à relater ces observations, sans les faire suivre d’aucun commentaire, nous réservant d’y revenir plus tard, à l’occasion de la médecine légale.

Observation X. — Le nommé V…, vingt et un ans, a été arrêté le 22 mars 1858, à onze heures du soir, dans Paris, et conduit à la préfecture de police, pour avoir donné, sans motif appréciable et sans provocation, un coup de couteau à une fille publique qu’il avait rencontrée sur un trottoir. Interrogé le lendemain 23 mars, il nous a donné les renseignements suivants, que nous rapportons sous forme aphoristique, pour abréger cette observation.

V… se rappelle d’une manière confuse ce qu’il a fait avant et après l’acte violent sus-mentionné ; mais, au moment même où il a frappé cette femme, il avait, dit-il, la tête perdue. Il ne se rappelle qu’une chose, c’est que le couteau est entré en quelque sorte tout seul. En se sauvant après l’accomplissement de l’acte, il n’avait pas l’idée de ce qu’il venait de faire ; ce n’est qu’en arrivant sur la place des Victoires qu’il a commencé à se rendre compte d’une manière incomplète de l’action qu’il venait de commettre.

Voici les renseignements que nous avons obtenus de lui sur ses antécédents :

Ce malade ne sait pas s’il y a dans sa famille des personnes tombant du haut mal ou atteintes d’aliénation mentale. Il a eu une fièvre typhoïde il y a trois ou quatre ans. Il n’est pas sujet aux maux de tête. Il éprouve très fréquemment des étourdissements ; il est alors obligé de s’appuyer sur une table, ou sur le premier objet venu, pour ne pas tomber. C’est comme un nuage, dit-il, qui lui passe devant les yeux. Un jour il parlait et l’étourdissement lui a coupé la parole. Ces étourdissements surviennent chez lui deux ou trois fois par jour. Il lui est arrivé souvent de voir comme de petites boules bleues devant les yeux ; autrefois c’était du rouge. Il lui prend quelquefois des tremblements involontaires qui durent environ un quart d’heure. (Les attaques que le malade appelle des tremblements sont-elles de véritables attaques d’épilepsie ? C’est ce qu’il est impossible de déterminer à l’aide du compte rendu fait par le malade lui-même.) Il dit éprouver de temps en temps une émotion subite au cœur.

V… déclare lui-même qu’il n’a pas beaucoup de mémoire. Il y a des moments surtout où la mémoire lui manque complètement. Le patron chez lequel il était employé lui donnait quelquefois des courses à faire, et en route, il oubliait l’objet de sa course. Quelquefois même il se surprend ne sachant plus faire son ouvrage habituel. Quand il lit, il lui arrive souvent d’être distrait et de ne plus savoir ce qu’il lit, Autrefois il aimait beaucoup la lecture ; mais depuis deux ou trois mois, il ne peut plus lire. Il ne se rappelle pas si, dans certains moments, il lui arrive d’avoir des accès de folie et de déraisonner. Il prétend être somnambule pendant la nuit. Souvent, en travaillant, il surgit dans son esprit des idées tristes tout à coup. Il a eu fréquemment des idées de suicide ; depuis deux ans et demi, il lui prend souvent l’idée de se jeter à l’eau, quand il passe sur les ponts. Ces envies de se tuer surviennent tout à coup, dit-il, sans qu’il sache pourquoi. Dans ces moments-là, il veut mourir, sans se sentir triste ou malheureux. Son père est mort le 21 février dernier. Quatre jours avant la mort de son père, il avait cherché à s’empoisonner avec un narcotique. Il est resté alors trois jours enfermé dans une chambre, sans en sortir. Il dit n’être pas colère habituellement et n’avoir jamais rien brisé. Il lui arrive très souvent de quitter brusquement son atelier et de se promener sans but dans Paris ou dans les environs ; il affirme cependant qu’il ne se perd jamais. Un jour il est parti tout à coup de son atelier pour faire à pied le voyage d’Amiens ; il est resté deux jours sans rentrer chez lui et sans manger.

Le jour où il a commis l’acte violent pour lequel il a été arrêté, il s’était promené pendant toute la journée dans la campagne, et n’avait rien mangé.

À la suite de cet interrogatoire, V… fut envoyé à Bicêtre comme épileptique aliéné. Il fut jugé irresponsable de l’acte non motivé et sans préméditation qu’il avait commis, au milieu d’un état de délire évident, lié à des vertiges épileptiques fréquents, sans grandes attaques convulsives régulièrement constatées.

Observation XI. — Le nommé M… (Georges), âgé de vingt ans, a été amené à la préfecture de police pour actes de violence envers son père. À première vue, il paraît faible d’intelligence. Il dit qu’il en veut à son père, parce que celui-ci l’appelle idiot, et que c’est la chose qu’il peut le moins supporter. En l’interrogeant plus attentivement, j’arrive à me convaincre qu’il est moins faible d’intelligence qu’il ne le paraît, et qu’en réalité il est épileptique. Il avoue, en effet, qu’il a des étourdissements très fréquents, qu’il est alors obligé de s’appuyer sur le premier objet venu pour ne pas tomber, et même qu’il tombe quelquefois. Il a de plus de fréquents moments de colère qui lui prennent tout à coup ; ils s’accompagnent de tremblements, et sont souvent suivis de pleurs : c’est une maladie, dit-il. Ces accès commencent par des visions ; il voit son père, qui lui fait peur, et il lui donne des coups de pied pour le chasser. Il voit des flammes, des cercueils, des morts, qui l’effrayent. Il est alors comme étourdi, comme un homme ivre. Il souffre horriblement de la tête, s’arrache les cheveux, et veut se frapper la tête contre les murailles ; il est dans le désespoir, a des envies de se tuer, de se mettre sous les roues des voitures ; une fois même, il a réalisé cette pensée, et, si la voiture eût marché, il eût été écrasé. Il a alors la tête comme perdue, dit-il, et ne se rappelle pas ensuite ce qu’il a dit ou fait pendant ses accès. Sa mémoire se perd, surtout dans certains moments. Il est employé chez un avoué et a de fréquentes distractions ; il se trompe souvent en copiant ; il met un mot pour un autre, et quelquefois ses propres idées à la place de celles qu’il devrait copier ; tantôt il met des lettres en trop, tantôt au contraire il oublie et saute des mots ; fréquemment il ne peut ni lire ni écrire ; il est alors absorbé, distrait et comme absent. Il lui arrive souvent de sortir de chez lui pendant le jour ou pendant la nuit ; il éprouve le besoin de marcher sans but, et alors quelquefois il se perd. Une fois il s’est retrouvé ainsi au milieu de la plaine Saint-Denis ; une autre fois, il a été ramassé par la police.

En résumé, ce malade a de fréquentes absences ; il éprouve des étourdissements, des pertes de mémoire, des désespoirs subits avec envies de se détruire, un besoin de vagabondage sans but, enfin des accès de colère fréquents, instinctifs, accompagnés d’hallucinations, surtout de la vue, et d’actes de violence contre son père et sa mère. Tous ces faits suffisent, à nos yeux, pour établir chez lui l’existence d’un délire épileptique très caractérisé, lié à des vertiges. Il prétend que pendant ses accès il n’a jamais envie de faire du mal qu’à son père et à sa mère, et qu’il ne frapperait que pour se défendre ; mais comme sa mémoire est très confuse, il peut bien ne pas se rappeler d’autres actes de violence auxquels il s’est peut-être livré, comme la plupart des épileptiques atteints de cette forme particulière de trouble mental à laquelle nous avons réservé le nom de petit mal intellectuel.

Observation XII. — R…, vingt et un ans, est épileptique, avec vertiges fréquents et grandes attaques environ deux fois par mois. Il a été plusieurs fois à Bicêtre et à l’asile de Niort. Il se rappelle peu de choses lui-même relativement à ses accès ; mais il sait qu’il est épileptique, qu’il a voulu se suicider, sans savoir pourquoi, et que souvent il se promène, pendant plusieurs jours, sans motif et sans savoir où il va. Les renseignements qui se trouvent dans son dossier constatent le vagabondage, les actes violents, l’action de briser, les tentatives fréquentes de suicide et les accès de fureur de plusieurs jours, avec intervalles de calme et de raison assez complète, pour que plusieurs fois les commissaires de police et les médecins n’aient pas voulu constater l’aliénation.

Observation XIII. — G…, quarante-sept ans, est domestique à Saint-Nicolas. Par moments, il lui prend des besoins de marcher, de se sauver, sans savoir où il va : « Je vais n’importe où, dit-il ; je vais où la tête me fait aller ». Quelquefois cet état dure une heure, d’autres fois plus longtemps. Il prétend n’avoir eu qu’une seule fois une attaque de nerfs, avec tremblement général ; mais il sent que sa mémoire est infidèle et qu’il oublie beaucoup de choses. Il a souvent la tête lourde et les jambes faibles ; très fréquemment, il se mord la langue pendant la nuit, et il laisse écouler involontairement ses urines en rêvant. Il éprouve quelquefois des envies de se faire du mal ; mais ordinairement, dit-il, ces idées ne durent pas longtemps. Il prétend qu’habituellement il n’est pas colère, il y a quelque temps cependant il était susceptible et disposé à l’irritation.

Il éprouve quelquefois des étourdissements ; mais ce qu’il ressent le plus souvent, ce sont des faiblesses dans les jambes. Il est habituellement d’un caractère gai ; mais, quand sa tête est malade, dit-il, il devient triste. Il entend quelquefois des voix, comme si on lui parlait ; il parle alors seul malgré lui sans savoir pourquoi. Il pleure également sans motifs : les larmes lui viennent tout à coup, dit-il, mais cela ne dure pas ; cet état de tristesse disparaît presque instantanément. « Je ne perds jamais complètement connaissance, dit-il, mais je me sens poussé, malgré moi, à faire une chose ou une autre. » Il prétend qu’il ne lui est jamais arrivé de frapper personne, et qu’il est doux de caractère. Sa vue est quelquefois brouillée.

Observation XIV. — L… (Henri-Gustave), vingt-neuf ans, né à Domfront (Orne), est venu de lui-même se livrer entre les mains du commissaire de police, pour se soustraire aux persécutions dont il se croit l’objet : « Il ne veut plus être la risée de tout le monde. Il entend des voix jour et nuit ; on lui reproche des crimes imaginaires. Il est si malheureux, dit-il, qu’il demande protection pour devenir plus libre. Il voit quelquefois des figures et des lumières rouges ; il a des frayeurs ; il éprouve par moments le désir de se jeter à l’eau ; d’autres fois, il a besoin de frapper contre les murs ou par terre, pour épuiser sa colère. Il n’est pas méchant, dit-il ; quelquefois seulement il est colère et disposé à frapper, mais il se retient. »

Il éprouve souvent des tremblements et des étourdissements ; une fois même il est tombé. Il est donc bien évidemment épileptique. Tous ces phénomènes surviennent chez lui par accès : tantôt il parle, agit et travaille, comme tout le monde ; tantôt, au contraire, il a de l’obtusion dans les idées, il oublie tout, ne peut plus se retrouver dans ce qu’il fait ; il erre çà et là, dans un état de vagabondage, veut se tuer, et dit lui-même qu’il ne sait ce qu’il fait. Il entend alors des voix, il voit des lumières et des figures qui passent devant ses yeux. Il a en partie conscience du vague et de la confusion qui existent dans ses idées.

Les observations qui précèdent suffiraient pour faire connaître les caractères particuliers du trouble mental auquel nous avons donné le nom de petit mal intellectuel des épileptiques. Elles permettent d’apprécier l’importance de l’étude de cet état mental, pour faire découvrir chez ces individus des vertiges épileptiques ou de grandes attaques nocturnes, qui, sans cette connaissance, pourraient rester ignorés. Néanmoins, pour compléter la démonstration d’un fait aussi important pour la clinique et la médecine légale, nous ne pouvons nous empêcher de citer ici une dernière observation, plus curieuse encore que les précédentes, que nous avons eu l’occasion de recueillir, dans la prison du palais de justice à Rouen, avec le Dr Morel, de Saint-Yon. Cette observation est d’autant plus intéressante à rapporter que le jeune homme qui en fait l’objet, et qui présentait évidemment tous les symptômes physiques et moraux de l’épilepsie, avait été condamné à cinq ans de prison par la cour de Rouen, à la suite d’un acte violent commis sous l’influence de sa maladie, et commençait à subir sa peine dans la prison, au moment où nous l’avons interrogé (7 août 1857).

Observation XV. — Le nommé S…, âgé de vingt et un ans, a été condamné à cinq ans de prison par la cour de Rouen, pour avoir failli tuer un de ses camarades de fabrique d’un coup de pilon. Voici les détails que nous avons pu obtenir de lui-même sur ses antécédents et sur son état actuel :

Il est né en Alsace et appartient à une famille qui compte des aliénés, des apoplectiques et des épileptiques. Il dit lui-même que sa maladie lui vient du côté de sa mère, qui a été longtemps malade comme lui, et qui en est morte ; plusieurs de ses frères et sœurs en sont morts également. Lui-même a toujours été bizarre et original ; d’un caractère sombre et mélancolique, il passait fréquemment d’une gaieté excessive à une prostration très grande. Irritable au plus haut degré, il lui est arrivé fréquemment de frapper ses camarades, sans provocation aucune. Ses amis avaient eu tant à souffrir de l’inégalité de son caractère, que peu à peu ils s’étaient éloignés de lui. Lorsqu’on lui rappelait ces faits, il niait les avoir commis ; ses souvenirs étaient si vagues et ses actes si instantanés, qu’il ne pouvait donner l’explication des actes étranges dont il était le premier à gémir. Employé dans une fabrique de Rouen, pour un talent particulier de coloriste, qu’il possédait à un haut degré, malgré le niveau peu élevé de son intelligence, il se défiait tellement de lui-même, qu’il avait rompu toute relation avec ses camarades, et se renfermait le plus souvent dans sa chambre, où il se livrait à des expériences de chimie. Il rapporte qu’il éprouve, depuis son enfance, de fréquents étourdissements, qui lui passent devant les yeux comme un brouillard. Il sait si bien qu’il est sujet à des étourdissements qui l’obligent à se coucher pendant le jour pour ne pas tomber, et qui le poussent malgré lui à casser et à frapper, qu’il en a prévenu le directeur de la fabrique avant d’y entrer ; il lui a dit, en outre, que quelquefois il ne se rappelait pas ce qu’il venait de faire ou d’écrire, et que plus tard il était obligé de déchirer et de refaire certaines pages de ses registres, qu’il avait mal écrites pendant qu’il était malade. Il sent si bien qu’il est exposé à perdre la mémoire dans certains moments, qu’il a pris depuis longtemps l’habitude de mettre par écrit les choses dont il désire conserver le souvenir, et que sans cette précaution il oublierait. Il accuse des maux de tête presque continuels ; par moments, ils sont extrêmement intenses, surtout au front, puis au sommet, et vont en diminant à la partie postérieure. Ces maux de tête sont quelquefois si forts pendant la nuit, qu’il est obligé de se tenir presque assis dans son lit, ou même de ne pas se coucher. Il dort très peu ; il se réveille vingt minutes, ou une demi heure environ, après s’être endormi, par suite de ses maux de tête ou de ce qu’il appelle des serrements de nerfs ; il sent alors ses bras qui se crispent et se contractent, puis ses yeux se brouillent. Il lui est arrivé souvent, en dormant, de se mordre, non pas la langue, mais l’intérieur des joues. Il se réveille fréquemment avec les pouces serrés dans le creux de la main, et la salive qui s’écoule le long de sa bouche.

Pendant le jour, au moins trois fois par semaine, il éprouve des étourdissements semblables. Jamais il n’est tombé, dit-il, parce que ces étourdissements ne surviennent pas tout à coup, et qu’il a le temps de se prémunir contre la chute. Il sent ses mains qui se crispent, ses yeux qui se brouillent, et il est obligé de s’appuyer sur un meuble, sur le lit, ou même de se coucher, parce qu’il ne pourrait pas se tenir debout. Ces phénomènes se produisent surtout dans la soirée, mais également pendant le jour. Néanmoins, il dit n’être jamais tombé complètement, ne pas s’être blessé, et n’avoir jamais été rapporté chez lui sans connaissance.

Lorsque ces étourdissements se reproduisent plusieurs fois de suite, il se sent, malgré lui, porté à frapper, à briser les objets ; il cherche à se contenir, mais quelquefois il ne peut s’en empêcher. Il lui est arrivé souvent de casser les objets dont il se sert pour ses couleurs. Quand il est dans cet état, il se méfie de lui-même ; il évite de parler à qui que ce soit, et s’éloigne volontairement, quand on s’approche de lui, parce qu’il sent que si on lui disait le moindre mot, il entrerait en discussion et frapperait celui qui lui répondrait. « Dans d’autres moments, dit-il, j’ai un caractère très doux ; mais, dans ces moments-là, je fais des choses que je regrette bien après. C’est comme cette fois-ci, je ne sais pourquoi j’ai frappé mon camarade, que j’aimais bien ; j’en ai été bien peiné plus tard, mais dans le moment je n’y pensais pas. »

Quand il éprouve ces étourdissements coup sur coup, sa mémoire s’affaiblit beaucoup ; il veut prendre un objet, et, en allant le chercher, il oublie ce qu’il allait faire. Dans ces moments-là, il lui arrive également d’écrire des choses qu’il ne se rappelle plus ensuite avoir écrites ; quand il les relit plus tard, il les déchire, parce qu’il s’aperçoit que ce n’est pas bien fait. Il lui est ainsi fréquemment arrivé de déchirer plusieurs pages de ses registres. La mémoire est beaucoup plus affaiblie après les étourdissements que dans les intervalles ; il se rappelle plus tard des choses qu’il avait complètement oubliées après les étourdissements. C’est ainsi, par exemple, qu’on lui a fait voir un papier qu’il aurait écrit dix minutes après l’acte violent pour lequel il a été condamné ; or il se rappelle bien être monté dans sa chambre après cet acte, et avoir pris son registre, mais il ne se rappelle pas du tout ce qu’il a écrit. Il dit n’avoir jamais éprouvé d’absences de plusieurs jours, mais avoir eu des moments où on le considérait comme hébété. Il se promenait alors constamment dans sa chambre ; il avait un grand besoin de locomotion, ne pouvait ni travailler ni se fixer à rien ; il ne se promenait pas au dehors ou dans la campagne, mais il ne pouvait rester en place.

Les détails de l’acte violent pour lequel ce jeune homme a été condamné sont intéressants à rapporter. En passant auprès de son camarade, qui était le seul ami qu’il eût conservé dans la fabrique, il s’arrêta devant lui, l’embrassa à plusieurs reprises avec effusion de larmes, puis revint s’asseoir à sa place. Il était connu comme très excentrique et personne n’y fit attention. Un instant après, il se leva de nouveau, passa encore derrière son ami, et, cette fois, lui asséna sur la tête un coup de pilon si violent qu’on le crut mort sur le coup. Le malade lui-même, interrogé dans la prison sur les détails et les motifs de cet acte, nous répond qu’il en a en grande partie perdu le souvenir ; cependant, il sait qu’il a frappé son camarade sans préméditation : le pilon était toujours auprès de lui, il s’en est servi parce qu’il l’a trouvé sous sa main. Il se rappelle que son ami avait accusé, les jours précédents, les personnes de la fabrique d’avoir mis du jalap dans sa soupe et d’avoir voulu l’empoisonner ; cette accusation lui est revenue tout à coup à l’esprit en voyant cet individu devant lui, il a cru qu’il l’accusait lui-même de ce crime ; alors, cette idée lui ayant traversé l’esprit, il le frappa machinalement, par suite d’une impulsion instinctive à frapper qu’il avait dans ce moment comme dans beaucoup d’autres, et qu’il a amèrement regrettée depuis.

Les observations précédentes terminent la série des faits destinés à prouver que l’épilepsie diurne ou nocturne peut être méconnue chez des malades présentant les caractères spéciaux du délire épileptique, et que la connaissance de ce délire spécial peut devenir un auxiliaire précieux pour découvrir les symptômes physiques de la maladie qui passeraient inaperçus.

Pour compléter l’exposé des faits que nous voulions rapporter, il nous resterait maintenant à aborder le côté le plus délicat de notre sujet. Nous aurions à citer des exemples de transformation de l’épilepsie en délire, chez des malades qui ont été épileptiques, mais qui n’offrent plus les symptômes physiques de la maladie, au moment où on les observe. Cette question touche à l’un des problèmes les plus ardus de la pathologie générale, c’est-à-dire à la transformation possible des maladies les unes dans les autres ; elle nous amènerait à envisager dans l’épilepsie la convulsion et le délire comme deux symptômes ou comme deux manifestations diverses d’un même état morbide. Cette question de doctrine ne peut être traitée ici incidemment, à l’occasion de quelques observations particulières ; nous nous sommes, du reste, imposé à cet égard une extrême réserve. Nous n’avons voulu nous appuyer, pour décrire les caractères du délire épileptique, que sur des faits d’épilepsie certaine, dans lesquels la relation entre le délire d’une part, les vertiges et les attaques convulsives d’autre part, ne pouvait être contestée par personne. Néanmoins, pour parcourir entièrement le cercle que nous nous sommes tracé, nous croyons devoir relater ici, sans réflexions, les trois observations suivantes, dont deux sont déjà consignées dans les annales de la science et dont la troisième nous est personnelle. Notre but est simplement d’attirer l’attention des observateurs sur ces faits singuliers, dans lesquels le délire paraît n’être qu’une transformation de l’épilepsie, qui a cessé de se produire depuis assez longtemps ; quelquefois même, elle reparaît de nouveau plus tard, et son retour coïncide alors avec la disparition du trouble mental.

Voici ces trois observations, bien dignes d’être méditées :

Observation XVI. — Un paysan, né à Krumbach, en Souabe, et de parents qui ne jouissaient pas de la meilleure santé, âgé de vingt-sept ans, célibataire, était sujet, depuis l’âge de huit ans, à de fréquents accès d’épilepsie. Depuis deux ans, sa maladie a changé de caractère, sans qu’on puisse en alléguer de raison ; au lieu d’accès d’épilepsie, cet homme se trouve depuis cette époque, attaqué d’un penchant irrésistible pour le meurtre. Il sent l’approche de son accès plusieurs heures, quelquefois un jour avant l’invasion ; du moment où il a ce pressentiment, il demande avec instances qu’on le garrotte, qu’on le charge de chaînes, pour l’empêcher de commettre un crime. « Lorsque cela me prend, dit-il, il faut que je tue, que j’étrangle, ne fût-ce qu’un enfant. » Son père et sa mère, que du reste il chérit tendrement, seraient, dans ses accès, les premières victimes de son penchant au meurtre : « Ma mère, s’écrie-t-il d’une voix terrible, sauve-toi où il faut que je t’étouffe ! »

Avant l’accès, il se plaint d’être accablé par le sommeil, sans cependant pouvoir dormir ; il se sent très abattu et éprouve de légers mouvements convulsifs dans les membres. Pendant les accès il conserve le sentiment de sa propre existence. Il sait parfaitement qu’en commettant un meurtre, il se rendrait coupable d’un crime. Lorsqu’on l’a mis hors d’état de nuire, il fait des contorsions et des grimaces effrayantes, tantôt chantant, tantôt parlant en vers. L’accès dure d’un à deux jours ; l’accès fini, il s’écrie : « Déliez-moi ; hélas ! j’ai bien souffert, mais je m’en suis tiré heureusement, puisque je n’ai tué personne »[23].

Observation XVII. — Le Dr Schupmann rapporte l’observation d’une épileptique âgée de trente ans, dont les accès étaient d’une remarquable intensité. Elle fut atteinte du choléra qui l’affaiblit beaucoup, mais qui se termina cependant par la guérison. À peine rétablie, elle s’agita, montra beaucoup de mobilité, prétendit qu’elle sentait remuer quelque chose de vivant dans son ventre et, se pénétrant de plus en plus de cette idée fixe, finit enfin par prétendre qu’elle était enceinte. La moindre contradiction à ce sujet produisait un accès de fureur tel qu’il fallait l’assujettir sur un fauteuil. On tenta plusieurs épreuves pour la tirer d’erreur, on simula même un accouchement, et l’on eut alors l’occasion d’observer une excitation assez vive du côté des organes de la génération. Tout fut inutile ; elle resta dans son erreur. Le sommeil l’avait quittée, l’agitation n’avait pas de trêve. On y opposa l’emploi de l’opium à haute dose, ainsi que du camphre et du nitre, et l’on finit par obtenir graduellement un peu de repos ; mais l’idée fixe restait toujours. Elle n’a disparu que par le retour des accès d’épilepsie, qui, pendant cette aliénation mentale passagère, n’avaient pas reparu, et étaient ainsi la cause de ce délire[24].

Observation XVIII. — Le nommé B…, âgé de quarante trois ans, a été réformé autrefois du service militaire pour cause d’épilepsie. Il y a quelques jours (3 décembre 1860), il s’est présenté chez un commissaire de police pour lui demander protection contre lui-même. Il lui apprit que sa femme l’ayant quitté, il s’est trouvé pris d’un accès de désespoir involontaire, qu’il perd la tête, qu’il ne sait plus ce qu’il fait, qu’il erre dans la campagne, qu’il éprouve le besoin irrésistible de tuer sa femme et qu’il la tuera !

Cet homme, âgé de quarante-trois ans, est, dans le moment où je l’interroge (5 décembre 1860), dans un état mental satisfaisant ; il n’a aucune hébétude, répond facilement à toutes les questions, et dit qu’il veut écrire à sa femme pour l’engager à revenir avec lui. Son état de délire a donc disparu.

Il dit qu’il a quelquefois des sueurs qui lui prennent subitement à la suite de la plus simple contrariété ; que de temps en temps il boit, mais qu’en dehors de cette circonstance il ne perd pas la tête. Il prétend qu’il ne lui arrive jamais de se promener sans but, et qu’il n’oublie pas non plus des périodes entières de son existence.

Il affirme que l’idée de tuer sa femme lui a pris tout à coup. Il dit n’éprouver jamais d’étourdissements et n’avoir pas eu d’attaques d’épilepsie depuis qu’il a quitté le régiment (à l’âge de vingt-deux ans, et il en a maintenant quarante-trois). Les étourdissements ont eu lieu, dit-il, une fois ou deux dans la première année de son mariage, en 1841 ; mais, depuis cette époque, il affirme ne plus en avoir éprouvé. La moindre chose le contrarie. Il a des nerfs, dit-il ; il lui est arrivé de frapper dans des disputes, mais il prétend qu’il ne casse pas et qu’il n’a pas de colères violentes.

Ces renseignements négatifs donnés par le malade lui-même n’ont pas une grande valeur ; ils auraient besoin d’être confirmés par le témoignage de personnes ayant vécu avec lui ; on ne doit donc les accepter qu’avec réserve.

Mais cette observation, toute incomplète qu’elle est sous certains rapports (surtout au point de vue de la cessation de l’épilepsie pendant vingt et un ans), est néanmoins très curieuse comme exemple d’une tendance instinctive à l’homicide, se développant sous forme d’accès, chez un individu qui a eu des attaques d’épilepsie vingt ans auparavant. Reste à savoir s’il n’aurait pas encore actuellement des attaques nocturnes qui passeraient inaperçues !

Après les détails contenus dans les observations que nous avons rapportées, il nous sera possible de résumer rapidement les principales variétés de marche du délire épileptique, dans ses rapports avec les vertiges et les attaques convulsives.

L’épilepsie présente dans sa marche de grandes irrégularités, soit chez le même malade, soit chez des malades différents. Il est des épileptiques qui n’ont qu’un petit nombre d’accès pendant toute la durée de leur existence ; il en est d’autres qui éprouvent des attaques beaucoup plus fréquentes, par exemple tous les mois, tous les quinze jours, une ou plusieurs fois par semaine, et même tous les jours ou plusieurs fois par jour. Chez certains malades, on n’observe que de grandes attaques convulsives, qui ont lieu alternativement le jour et la nuit ; chez d’autres, ces attaques convulsives ne se produisent que pendant la nuit. Souvent alors elles ne se manifestent que par la morsure de la langue ou des lèvres, l’émission involontaire des urines, un ronflement particulier qui a lieu pendant le sommeil ; des mouvements convulsifs partiels, plus ou moins intenses, qui ne sont remarqués que quand on les recherche ; l’écume à la bouche observée au moment du réveil ; enfin les petites ecchymoses très nombreuses sous la peau du cou ou du front, symptôme sur lequel Trousseau a surtout attiré l’attention des observateurs[25]. D’autres épileptiques enfin ne présentent, comme manifestation de leur maladie, que des vertiges, ou de simples absences ; tantôt ces symptômes existent seuls pendant plusieurs années, tantôt, au contraire, ils coïncident ou alternent avec de grandes attaques convulsives. Ces diverses manifestations de l’épilepsie, tantôt se reproduisent avec une certaine périodicité, à intervalles à peu près égaux, tantôt surviennent à intervalles très rapprochés, et comme par séries, puis cessent pendant un certain temps de se produire, et se suspendent même pendant longtemps chez quelques malades.

Les mêmes variétés que l’on constate dans le mode de succession des phénomènes physiques de l’épilepsie, on les observe dans la production des troubles intellectuels, et dans leurs rapports avec les vertiges ou les grandes attaques. Il est un certain nombre d’épileptiques qui, malgré l’intensité et la fréquente répétition de leurs accès, conservent néanmoins, pendant toute leur vie, l’intégrité de leurs facultés intellectuelles, et ne présentent que de légères perturbations de l’intelligence et du caractère, auxquelles on ne peut donner le nom de folie. Il est d’autres malades qui, à la suite d’accès épileptiques fréquents et renouvelés pendant de longues années, arrivent peu à peu à un état continu de démence et même d’idiotisme, interrompu de temps en temps seulement par des périodes d’agitation de courte durée. Chez d’autres épileptiques enfin, la raison est généralement intacte, et l’on n’observe, pendant tout le cours de leur vie, qu’un petit nombre d’accès de délire, ou même qu’un seul accès, ainsi qu’il en existe quelques exemples bien avérés dans les annales de la science.

Néanmoins, dans la grande majorité des cas d’épilepsie déjà ancienne, les accès de délire surviennent assez fréquemment, soit en liaison directe avec les attaques, soit dans leurs intervalles ; mais il existe, sous ce rapport, de grandes différences, quant au degré de fréquence, chez le même malade ou chez des malades différents. Ainsi, tantôt les vertiges ou les accès convulsifs ont lieu plus souvent que les accès de délire, c’est là évidemment le cas le plus fréquent ; tantôt, au contraire, ce sont les accès de délire qui se produisent le plus fréquemment et qui attirent seuls l’attention des médecins et des magistrats ; tantôt enfin, et c’est là le cas le plus rare, tous les accès convulsifs sans exception sont suivis d’accès de délire.

On voit, d’après ce résumé rapide, qu’il existe de grandes irrégularités dans le mode de production des troubles intellectuels chez les épileptiques. Il est dès lors impossible de déterminer, d’une manière absolue, la marche du délire épileptique, dans ses rapports avec les accidents physiques de l’épilepsie. Cependant, tout en admettant de nombreuses diversités individuelles, nous croyons pouvoir résumer, d’une manière générale, la marche la plus habituelle du délire dans ses relations avec les attaques épileptiques, par les propositions suivantes :

1oLes accès épileptiques fréquents et longtemps renouvelés amènent ordinairement l’affaiblissement progressif des facultés intellectuelles, et conduisent peu à peu les malades qui en sont atteints à un état de démence et d’idiotisme. Néanmoins, lorsque les attaques se suspendent pendant un temps assez long, l’intelligence peut reprendre momentanément une partie de son activité ; de plus, il est quelques cas exceptionnels dans lesquels l’intelligence conserve toute son intégrité, malgré la répétition fréquente et prolongée des accès épileptiques.

2oLes absences et les vertiges, ainsi que l’a dit Esquirol, entraînent plus rapidement et plus sûrement l’affaiblissement intellectuel que les grandes attaques convulsives, même fréquemment renouvelées.

3oLes accès de délire auxquels nous avons donné le nom de petit mal intellectuel sont liés le plus habituellement aux vertiges ou aux attaques nocturnes ; les accès de grand mal, au contraire, sont presque toujours en rapport avec les grandes attaques convulsives.

4oLes deux formes du délire épileptique se produisent de préférence à la période moyenne de l’épilepsie, c’est-à-dire alors que cette maladie existe déjà depuis quelques années ; la première période est presque toujours exempte de délire, et la dernière est habituellement accompagnée de démence, et dépourvue de perturbations plus actives de l’intelligence.

5oLes accès de délire surviennent beaucoup plus souvent avant et surtout après les attaques épileptiques que dans leurs intervalles et à une grande distance des vertiges ou des accès convulsifs.

6oLes conditions qui, dans la marche de l’épilepsie, favorisent le plus la production du délire, sont les suivantes : Lorsque l’épilepsie est restée longtemps suspendue, elle fait souvent explosion avec une nouvelle intensité, en même temps sous la forme convulsive et sous la forme délirante. Lorsque les accès épileptiques se reproduisent à intervalles très rapprochés, par séries, et comme coup sur coup, on voit fréquemment, dans ces circonstances, apparaître le délire ; cela a lieu surtout lorsque ces attaques successives sont en quelque sorte avortées, ne se manifestent que d’une manière incomplète, et que le mal ne sort pas, pour nous servir d’une expression souvent employée par les malades eux-mêmes ou par ceux qui les entourent. Ainsi se trouvent conciliées, selon nous, les deux opinions en apparence opposées, exprimées à cet égard par plusieurs auteurs qui se sont spécialement occupés de cette question.

M. Delasiauve, par exemple[26], pense que « des symptômes maniaques ont d’autant plus de chances de se produire, que les accès épileptiques sont plus rapprochés, plus multipliés, plus intenses, et qu’ils reconnaissent une origine plus ancienne ».

Morel, au contraire[27] s’exprime ainsi : « J’ai remarqué que les accès épileptiques étaient compliqués d’une exaltation d’autant plus grande, que ces accès étaient plus éloignés et que l’individu jouissait, dans les intervalles, d’une raison parfaite ». Puis Morel[28] déclare adopter également l’opinion du Dr Cavalier, relativement à l’influence plus grande des accès avortés d’épilepsie pour la production du délire.

Ces opinions, qui paraissent contradictoires, nous semblent pouvoir se résumer dans la proposition suivante :

Le délire se produit surtout à la suite d’attaques épileptiques répétées, à intervalles rapprochés, après une longue suspension de la maladie.

Telles sont les considérations générales que nous avons cru devoir présenter sur la marche du délire épileptique. Pour terminer notre travail, il nous reste maintenant à faire ressortir les conséquences que peut avoir l’étude de ce délire spécial et de ses variétés de marche pour la pathologie mentale et la médecine légale des aliénés.


TROISIÈME PARTIE

Conséquences de l’étude du délire épileptique pour la pathologie mentale
et la médecine légale des aliénés
.

Dans l’état actuel de la science, quand on fixe son attention sur les rapports de l’épilepsie et de la folie, on se contente ordinairement de constater que ces deux affections se compliquent fréquemment l’une l’autre ; tantôt alors on subordonne la folie à l’épilepsie, tantôt au contraire c’est l’affection convulsive que l’on subordonne à l’affection mentale. Dans cette direction de la science, on arrive facilement à conclure que ces deux maladies, ayant un même siège et se trouvant souvent réunies, peuvent être attribuées à une même lésion anatomique. C’est ainsi que Bouchet et Cazauvieith[29], les ont rattachées l’une et l’autre à la congestion ou à l’inflammation du cerveau ou de ses membranes. D’autres auteurs, sans remonter jusqu’à la cause prochaine des deux phénomènes dont ils observaient la fréquente coïncidence, se sont bornés à proclamer, comme l’a fait Esquirol[30], que l’épilepsie pouvait entraîner à sa suite toutes les formes de l’aliénation mentale, depuis l’idiotisme et la démence jusqu’à la manie et au délire partiel.

Quand on se place au point de vue que nous avons cherché à faire prévaloir, on n’envisage plus de la même façon les relations qui existent entre l’épilepsie et la folie. On admet l’existence d’une folie ou d’un délire épileptique ayant des caractères spéciaux, et l’on croit qu’il est possible de remonter de la connaissance de ce délire à celle de l’affection convulsive elle-même. Dès lors on ne considère plus le délire et la convulsion comme deux maladies distinctes, mais comme deux manifestations diverses d’un même état morbide, qui peuvent exister séparément ou simultanément, alterner ou se succéder à courts intervalles, mais qui ont au fond la même signification pathologique[31].

Cette donnée théorique entraîne dans la pratique des conséquences assez importantes. Elle permet de rechercher et de découvrir chez un aliéné l’existence de l’épilepsie, alors que les signes physiques de cette maladie ont été méconnus, ou bien ne se produisent réellement pas au moment où l’on observe le malade. Elle fournit ainsi au praticien un auxiliaire précieux pour le diagnostic et le pronostic de certains états d’aliénation mentale, dont la véritable nature pourrait échapper à l’observateur. Enfin, la connaissance des troubles intellectuels propres à l’épilepsie donne une base plus solide à la classification des maladies mentales, en permettant d’établir une espèce naturelle, sous le nom de folie épileptique, au lieu des formes artificielles que nous possédons actuellement, sous les noms de manie, monomanie, mélancolie et démence, qui ne représentent que des états symptomatiques provisoires et non des espèces véritables d’aliénation mentale.

Mais ce n’est pas ici le lieu d’insister sur les avantages que peut offrir pour la pathologie mentale la création d’une forme spéciale, sous le nom de folie épileptique. Nous avons voulu seulement signaler en passant cette conséquence de notre travail, et nous avons hâte d’arriver à son application la plus importante, c’est-à-dire à l’utilité qu’il peut avoir pour la médecine légale des aliénés.

La première question qui se présente naturellement à l’esprit, lorsqu’on aborde la médecine légale de l’épilepsie, est celle-ci : Tous les épileptiques qui se livrent à un acte violent justiciable des tribunaux doivent-ils être considérés, oui ou non, comme aliénés, et partant comme irresponsables ? Quelques médecins, trop préoccupés des bizarreries de caractère et des singularités de conduite que l’on observe chez la plupart des épileptiques, même chez ceux qui ont conservé toutes les apparences de la raison, se sont prononcés pour l’affirmative ; ils ont admis que la seule constatation de l’épilepsie chez un individu accusé d’une action réputée criminelle devait suffire pour le faire acquitter, comme n’ayant pas joui de toute sa liberté morale au moment de l’accomplissement de l’acte qui lui est imputé.

Une doctrine aussi absolue ne peut être acceptée sans réserves ; elle étendrait outre mesure la sphère de l’irresponsabilité maladive, et, si elle était généralement adoptée par les médecins, elle compromettrait gravement leur autorité aux yeux des magistrats, qui n’admettront jamais que le fait seul de l’épilepsie puisse suffire pour faire absoudre un coupable. Les médecins qui n’observent les épileptiques que dans les asiles d’aliénés peuvent être enclins à adopter cette opinion absolue. En effet, malgré le caractère essentiellement intermittent des troubles intellectuels chez les épileptiques, la répétition fréquente des accès de délire laisse le plus souvent, dans l’esprit de ceux qui les éprouvent, des traces évidentes et durables, même dans l’intervalle des paroxysmes. Mais lorsqu’on ne borne pas son observation aux épileptiques qui sont renfermés dans les asiles d’aliénés, lorsqu’on l’étend à tous ceux qui vivent dans la société, sans que personne puisse soupçonner leur maladie, il est impossible de ne pas accorder à un certain nombre d’épileptiques le privilège de la responsabilité morale, sinon pendant toute leur vie, au moins pendant de longues périodes de leur existence.

Puisque la question de la responsabilité ou de l’irresponsabilité des épileptiques ne peut être tranchée d’une manière absolue ; puisqu’on doit considérer certains épileptiques comme coupables des actes qui leur sont imputés, à certaines périodes de leur maladie, l’appréciation de cette responsabilité devient extrêmement délicate dans chaque cas particulier. Elle mérite donc de la part des médecins, comme de la part des magistrats, un examen très attentif. Quelle est la limite de cette responsabilité ? Voilà ce que les médecins légistes ont cherché à déterminer. La plupart d’entre eux se sont livrés, à cette occasion, à des dissertations interminables sur les divers degrés du libre arbitre chez l’homme à l’état normal, à l’état de passion, et à l’état de maladie. Ces dissertations, qui sont plutôt du domaine de la philosophie que de la médecine, ne doivent pas trouver place ici ; il nous est impossible cependant de ne pas en parler. Au lieu de vouloir mesurer, chez chaque individu, l’intensité de l’impulsion maladive et le degré de résistance que pourrait lui opposer la volonté (toutes choses qu’il est absolument impossible d’apprécier avec exactitude), certains auteurs ont cherché à découvrir des moyens plus pratiques pour se prononcer sur la liberté morale des épileptiques au moment de l’acte incriminé. Quelques-uns d’entre eux ont admis que le même malade pouvait tout à la fois être déclaré responsable de certains actes, et irresponsable de certains autres, selon que ces actes étaient ou n’étaient pas en rapport direct avec l’idée ou l’impulsion maladives dominantes.

Cette doctrine, qu’on a voulu appliquer, non seulement à l’épilepsie, mais aux diverses variétés de l’aliénation partielle, nous paraît tout à fait inadmissible. Nous ne pouvons comprendre cette scission de la personnalité humaine en deux parties, dont l’une serait entraînée irrésistiblement par une idée délirante ou un penchant maladif, tandis que l’autre resterait maîtresse d’elle-même, et devrait être considérée comme responsable de ses actes. Il est déjà très difficile d’admettre que l’intelligence puisse être troublée sur certains points, tandis qu’elle resterait saine sur tous les autres ; mais cette doctrine nous paraît bien plus incompréhensible encore quand on veut l’appliquer à la volonté et à la liberté morale, c’est-à-dire à ce qui constitue au plus haut degré l’unité de la personnalité humaine. Sans doute il existe des degrés divers de libre arbitre à l’état normal comme à l’état maladif. La nature et l’éducation établissent sous ce rapport de grandes différences entre les hommes qui ont plus ou moins l’habitude d’exercer de l’empire sur eux-mêmes, dont les impulsions instinctives sont plus ou moins impérieuses, et exigent par conséquent comme contre-poids une force de résistance plus ou moins énergique. Il existe également chez les aliénés des degrés très variables d’irrésistibilité des impulsions maladives ; depuis le délire partiel le plus limité jusqu’à l’accès de fureur le plus incoercible, il y a une foule d’états intermédiaires, dans lesquels les malades conservent, jusqu’à un certain point, la possibilité de résister à l’entraînement de leur délire. C’est même sur cette persistance du libre arbitre dans une certaine mesure chez les aliénés, que repose le principe des punitions et des récompenses qu’on emploie pour obtenir la discipline et la soumission de ces malades dans les asiles, et pour favoriser la réaction qu’ils doivent exercer sur eux-mêmes, dans le but de contribuer à leur guérison. Mais ces degrés divers du libre arbitre que le philosophe constate à l’état normal, et que le médecin utilise à l’état maladif, ne peuvent être admis en pratique, lorsqu’on envisage l’aliénation mentale au point de vue médico-légal. Si l’on adoptait ce principe, on verrait surgir à l’instant les difficultés les plus insolubles et les plus inextricables, parce qu’on ne possède aucun moyen certain pour discerner avec exactitude le degré de liberté ou d’entraînement irrésistible dans chaque cas particulier. À plus forte raison, est-il impossible d’admettre que dans le même moment, un même individu puisse être déclaré responsable de certains actes et irresponsables de certains autres. Aussi la seule manière pratique de poser les questions médico-légales relatives à l’épilepsie et à l’aliénation mentale est celle qui est consacrée par la législation actuelle : l’individu soumis à l’examen était-il sain d’esprit ou aliéné au moment où il a accompli l’acte pour lequel il est traduit devant les tribunaux ? S’il était aliéné, il doit être considéré comme irresponsable ; sinon il doit être condamné comme coupable.

Mais, si l’on ne peut regarder les épileptiques comme partiellement responsables, dans un moment donné de leur maladie, on peut admettre plus facilement une responsabilité variable selon les instants où l’on observe ces malades. Quelques auteurs, s’appuyant sur ce principe, beaucoup plus vrai et plus pratique que le précédent, ont cherché un moyen d’apprécier la liberté morale des épileptiques dans le nombre, la durée et l’intensité des accès convulsifs. Ainsi, par exemple, on a établi que plus les accès épileptiques étaient fréquents à intervalles rapprochés, plus ils étaient prolongés et intenses ; plus les actes incriminés avaient été commis à une époque rapprochée des accès convulsifs, plus ils devaient être considérés comme irrésistibles et automatiques, et moins le malade devait en être rendu responsable. Quelques auteurs même, et en particulier Zachias[32], pour consacrer ce principe par une règle pratique applicable à tous les cas, ont proclamé que tout épileptique devait être regardé comme irresponsable pour les actes accomplis par lui dans l’espace des trois jours qui précèdent ou qui suivent une attaque d’épilepsie.

Ce criterium, inspiré par une pensée d’indulgence envers les épileptiques, et par le désir de concilier les exigences de la justice avec les données de la science médicale, aurait certainement des avantages si l’on persistait dans les errements de la médecine légale actuelle ; si l’on continuait à se demander simplement si un épileptique est aliéné, oui ou non, sans chercher à étudier et à décrire les caractères particuliers de son délire.

Mais ces formules générales et absolues offrent toutes le grave inconvénient de dire trop ou trop peu, selon les cas. Avec la prétention de s’appliquer indistinctement à tous les faits, elles se bornent à un énoncé vague, qui ne répond avec vérité à aucun des cas particuliers qui se présentent à l’examen du médecin expert. Pour la médecine légale de l’épilepsie, comme pour celle de l’aliénation mentale, il importe donc de sortir de ces généralités vagues, qui ne présentent aucune utilité pratique, et qui abandonnent en définitive le jugement de chaque fait particulier à l’appréciation individuelle du juge ou du médecin.

Pour mieux préciser les conditions dans lesquelles les épileptiques doivent être considérés comme responsables ou irresponsables, pour donner aux médecins experts et aux magistrats des moyens plus pratiques de juger si un épileptique était aliéné ou non, au moment de l’acte incriminé, l’étude que nous avons faite précédemment des variétés du délire épileptique peut nous fournir des éléments précieux que nous avons maintenant à examiner.

Les épileptiques se présentent à l’observation du médecin légiste dans des situations mentales assez différentes. Les uns, à la suite d’attaques convulsives anciennes et fréquemment réitérées, sont tombés dans un état de démence, ou même d’idiotisme, dont l’appréciation n’offre pas en général de difficultés sérieuses. Ces états continus d’aliénation mentale conservent bien habituellement, même à une période avancée de chronicité, le cachet de l’intermittence que l’épilepsie imprime à toutes ses manifestations. C’est même ordinairement pendant un paroxysme d’agitation ou de fureur que se produisent, chez ces épileptiques en démence, les actes de violence qui les amènent devant la justice ; mais, le plus souvent, les détails de l’accès pendant lequel ces actes ont eu lieu, ainsi que l’affaiblissement prononcé de l’intelligence qui existe au moment où l’on interroge les malades, suffisent parfaitement pour démontrer leur aliénation mentale et les faire acquitter par les tribunaux.

Les actes commis par les épileptiques avant, pendant ou après leurs accès convulsifs, ou bien pendant la durée d’un accès violent et prolongé de manie avec fureur, sont également en général d’une appréciation peu difficile. Le médecin n’a qu’à décrire avec quelques détails la situation mentale dans laquelle se trouvait le malade au moment où ces actes se sont produits, pour porter la conviction dans l’esprit des magistrats. Ce ne sont pas là les conditions qui présentent de véritables obstacles au médecin légiste, et qui nécessitent l’étude approfondie et spéciale du délire épileptique. Néanmoins, même dans ces cas, qui paraissent si simples au premier abord, il est quelques circonstances exceptionnelles qui peuvent compliquer le problème à résoudre, embarrasser le médecin expert, et qui méritent d’être indiquées.

Les accès de délire qui précèdent, accompagnent ou suivent les attaques d’épilepsie, sont certainement plus faciles à juger que ceux qui se produisent dans l’intervalle et à une certaine distance des accès convulsifs. Cependant il arrive quelquefois que l’observateur a manqué, et que l’épilepsie n’est pas mentionnée dans les renseignements fournis au médecin expert. Dans ces cas, la connaissance des caractères spéciaux du délire épileptique peut mettre sur la voie de la découverte de l’épilepsie, dont les symptômes avaient passé inaperçus. Ceci peut surtout se rencontrer lorsque les accès de fureur ont eu lieu pendant la nuit. Marc en cite un exemple bien remarquable. Cet auteur rapporte en effet[33] l’observation d’un conseiller d’une ville d’Allemagne, qui fut atteint subitement, pendant la nuit, d’un accès de manie transitoire, dans lequel il chercha à tuer sa femme ; il ajoute que cet accès de fureur avait été précédé d’un ronflement très prononcé pendant le sommeil. Or, comme l’a très bien fait remarquer M. Baillarger, il est extrêmement probable que ce ronflement, observé pendant le sommeil, n’était autre chose qu’une attaque d’épilepsie, qui aura été méconnue[34].

Dans d’autres circonstances, le caractère peu tranché du trouble intellectuel qui précède ou suit immédiatement les attaques convulsives peut, malgré la constatation de ces attaques, laisser des doutes dans l’esprit des magistrats. On comprend dès lors quel secours précieux peut apporter, dans le jugement de ces cas difficiles, la connaissance préalable des symptômes propres à la folie épileptique.

Une dernière circonstance mérite d’être signalée relativement aux actes accomplis par les épileptiques pendant la durée d’une ou de plusieurs attaques successives d’épilepsie. Ces actes n’offrent ordinairement aucune difficulté d’appréciation ; leur caractère essentiellement automatique et involontaire est évident pour tous. Ils participent en quelque sorte de l’irrésistibilité des mouvements convulsifs eux-mêmes. Cependant il est certaines attaques incomplètes d’épilepsie qui tiennent le milieu entre le vertige simple et l’attaque complète, pendant lesquels les malades paraissent, dans l’intervalle des convulsions, en rapport avec le monde extérieur. Ils prononcent alors des paroles ou se livrent à des actes qui pourraient faire douter de la nature réellement épileptique de ces accès, et faire attribuer aux actes accomplis au milieu de cet état tout particulier du système nerveux un caractère de volonté et de liberté morale qu’ils ne possèdent à aucun titre[35]. Cette situation mentale si singulière ressemble, sous plusieurs rapports, au somnambulisme et à certaines névroses extraordinaires, autres que l’épilepsie ; elle est également comparable à l’état de rêve.

Un phénomène remarquable, qui a lieu fréquemment dans ces attaques d’épilepsie ou dans l’intervalle de deux attaques complètes, mérite d’être signalé en passant. Le malade, dans ces conditions, paraît complètement revenu à lui-même : il entre en conversation avec les personnes qui l’entourent, il se livre à des actes qui paraissent commandés par sa volonté ; il semble, en un mot, revenu à son état normal. Puis l’attaque épileptique recommence, et, lorsqu’elle a cessé et que le malade est alors réellement revenu à la raison, on constate avec étonnement qu’il n’a conservé aucun souvenir des paroles ni des actes qui ont eu lieu dans l’intervalle des deux accès. Il ne peut donc être regardé comme responsable de ce qu’il a dit et fait pendant cette période de temps intermédiaire. Un fait analogue se produit quelquefois dans les rêves : réveillé au milieu d’un rêve, on se lève, on s’entretient avec les personnes présentes, on se livre à des actes habituels qui nécessitent l’intervention de la volonté ; puis on se rendort, on reprend son rêve interrompu, et, chose étonnante, au réveil, on n’a conservé aucun souvenir de l’intervalle de temps intercalé entre les deux périodes de sommeil.

Les accès de manie avec fureur, que nous avons décrits, dans notre premier chapitre, sous le nom de grand mal intellectuel, soit qu’ils se trouvent directement en rapport avec les attaques d’épilepsie, soit qu’ils se produisent dans leurs intervalles, n’offrent aux médecins légistes que de rares difficultés d’appréciation. Néanmoins, lorsque l’attaque épileptique nocturne ou diurne n’a pas été constatée, ou bien lorsqu’elle n’a pas eu lieu à l’époque où le malade se trouve accusé, les caractères que nous avons assignés à la manie épileptique peuvent être d’un grand secours pour faire découvrir des accès de grand ou de petit mal qui seraient passés inaperçus, ou pour démontrer la nature épileptique de la maladie et en faire retrouver les manifestations dans la vie antérieure du malade. Or, comme nous le dirons tout à l’heure, constater l’épilepsie chez un aliéné accusé d’un acte violent, c’est changer en certitude les doutes que l’on pouvait conserver sur son irresponsabilité, et contribuer puissamment à le faire acquitter par les tribunaux.

Les accès de manie avec fureur, malgré les signes très évidents de délire qu’ils présentent habituellement, peuvent encore offrir au médecin expert deux causes d’erreur qu’il importe de faire remarquer.

La netteté parfois très grande des idées que ces malades manifestent pendant leurs accès, les paroles assez suivies qu’ils prononcent, même au milieu d’un grand désordre des mouvements, la préméditation, le calcul et les motifs de vengeance, qui, dans quelques cas rares, président à l’accomplissement des actes qui leur sont imputés, pourraient induire les magistrats en erreur sur la nature maladive de ces actes, si, au lieu d’envisager l’ensemble des symptômes de la maladie, on se bornait, comme on le fait trop souvent, à discuter sur les mobiles et les détails de l’acte spécial qui fait l’objet de l’examen médico-légal. De plus, la lucidité complète que présente quelquefois le malade au moment où on l’interroge, après la cessation de l’accès de manie (cessation qui peut avoir lieu brusquement, très peu de temps après l’acte violent), pourrait encore porter les magistrats à douter de la vérité du témoignage des assistants ou du malade lui-même. Enfin la perte de la mémoire ou du moins la diminution considérable des souvenirs, si fréquente à la suite de cet état mental, contraste à un tel point avec les signes de lucidité relative manifestés pendant les accès, que les magistrats y voient souvent une preuve de mauvaise foi ou de simulation, plutôt qu’un nouveau signe ajouté au tableau de l’état maladif. Dans ces cas délicats, le médecin expert a donc besoin de connaître exactement tous les symptômes propres à la manie spéciale des épileptiques pour parvenir à déterminer le jugement des tribunaux. Mais c’est principalement dans les cas de petit mal intellectuel que les difficultés de la médecine légale des épileptiques augmentent considérablement ; c’est alors surtout que le médecin légiste doit avoir recours à la connaissance de tous les antécédents du malade et des symptômes propres à caractériser cet état morbide pour porter la conviction dans l’esprit des magistrats. Aussi avons-nous décrit avec soin et séparément cet état mental, sur lequel nous devons de nouveau insister d’une manière particulière, à l’occasion de la médecine légale.

Le petit mal intellectuel, que nous avons décrit précédemment dans ses caractères généraux, présente de nombreuses différences de durée et d’intensité, depuis les actes de violence instantanés et temporaires jusqu’aux accès plus prolongés et plus intenses, dont les degrés les plus élevés se rapprochent de la manie avec fureur. Ces diverses formes du petit mal intellectuel correspondent aux nuances également variées du vertige épileptique lui-même, depuis le simple étourdissement passager, qui ne dure que quelques secondes, jusqu’à l’attaque incomplète, avec convulsions partielles et demi-perte de connaissance, qui se trouve sur la limite de la grande attaque épileptique.

Les médecins légistes de tous les pays, et, en dernier lieu, Trousseau[36] et Tardieu[37], ont appelé l’attention sur les actes soudains, non motivés, et d’une exécution très rapide, auxquels se livrent les épileptiques, et qui surviennent plus souvent chez ces malades que dans les autres formes de maladie mentale. Ces actes violents et sans motifs appréciables se produisent en effet fréquemment dans la folie épileptique, et méritent d’être signalés comme un de ses symptômes les plus importants.

Mais, dans cette circonstance, comme dans la plupart des cas de délire partiel, les médecins légistes ont eu le tort de concentrer presque exclusivement leur attention sur les détails ou les mobiles des actes incriminés, comme si ces actes constituaient à eux seuls toute la maladie, comme si elle se réduisait à l’exaltation subite et temporaire du penchant au meurtre, au vol ou à l’incendie, dégagée de tout autre symptôme physique et moral. C’est ainsi qu’on a créé les diverses monomanies homicide, incendiaire, du vol, etc., lesquelles reposent uniquement sur la considération de l’acte violent, dont il ne reste plus alors au médecin légiste qu’à étudier les caractères spéciaux, pour chercher à en démontrer la nature maladive. Pour les épileptiques par exemple, on les a représentés comme saisis subitement de l’impulsion au meurtre, se précipitant brusquement sur la première personne qu’ils rencontrent, la frappant ou la tuant, puis revenant brusquement à la raison après cet accès si court de folie instantanée, et ne donnant plus ensuite aucun signe d’aliénation mentale. Ces faits sont certainement exacts dans une certaine mesure ; nous sommes même très convaincus qu’il suffit de rechercher, chez de pareils malades, l’existence de l’épilepsie, sous la forme de vertiges ou de grandes attaques nocturnes ou diurnes, pour avoir de grandes chances de la découvrir. Mais l’observation ainsi faite nous paraît tout à fait incomplète.

Nous ne nions pas, d’une manière absolue, l’existence des accès instantanés d’aussi courte durée chez les épileptiques ; nous les comparons même, dans l’ordre moral, à ce qu’est le vertige épileptique simple dans l’ordre physique : mais nous soutenons que ces faits sont heureusement très rares, et que presque toujours, sinon toujours, l’accès de trouble mental est plus prolongé et plus intense. L’observateur attentif constate en effet, avant et pendant l’acte violent, un obscurcissement notable de l’intelligence et un état de confusion générale des idées, pendant lequel le malade ne se rend bien compte, ni de ce qui se passe en lui ni autour de lui. Il existe, en un mot, un ensemble de symptômes physiques et moraux, qui permettent d’assigner à ce trouble passager de l’intelligence des caractères maladifs, indépendamment de l’acte qui fait l’objet spécial de l’examen.

Dans la majorité des cas, le petit mal intellectuel des épileptiques, dans ses divers degrés, présente une plus longue durée et des symptômes plus nombreux, que nous avons déjà décrits, et qu’il suffira de rappeler. Quelques heures, souvent même plus longtemps, avant l’acte violent qui lui est reproché, le malade a abandonné son domicile, ses affaires, l’atelier où il travaillait ; il s’est montré absorbé, distrait, et il a présenté une véritable obtusion dans les idées ; il a vagabondé, erré à l’aventure ; il a éprouvé des accès de désespoir, des colères subites et non provoquées, des impulsions variées se succédant à courts intervalles, des envies de se détruire, de briser de déchirer les objets qui tombaient sous sa main ; il a eu des oublis extraordinaires, des défaillances absolues de la mémoire, des maux de tête, des étourdissements, il a aperçu des étincelles lumineuses, des visions, des objets effrayants.

C’est au milieu de cet état d’anxiété morale, d’impulsions instinctives ou automatiques, et de confusion extrême des idées, que les épileptiques, poussés, comme ils le disent, par une force invincible qui domine leur volonté, vont se jeter à l’eau, se donnent un coup de couteau dans la poitrine, ou se livrent à des actes de violence et de destruction sur les objets qui les entourent ; ou bien encore ils s’emparent du premier instrument venu pour se précipiter avec violence sur la première personne qu’ils rencontrent, la frappent à coups redoublés, et font souvent ainsi successivement plusieurs victimes. Ils frappent machinalement, sans motifs, sans intérêt, sans savoir ce qu’ils font, ou du moins avec une conscience très vague de leurs actes. En général, aussitôt après l’acte accompli, il y a subitement une sorte de réveil, plus ou moins complet selon les cas. Les malades alors, appréciant plus ou moins la gravité de l’acte qu’ils viennent de commettre, se sauvent pour se soustraire aux conséquences de leur crime, ou bien, le plus souvent, ils vont eux-mêmes se remettre entre les mains de la justice et avouent leur action, dont ils n’ont ordinairement qu’un souvenir très imparfait, mais dont ils se rappellent quelquefois les principaux détails avec plus de netteté que les circonstances antérieures qui ont eu lieu pendant leur accès.

Tels sont les faits que l’on observe habituellement pendant les accès de petit mal intellectuel, chez les épileptiques.

La connaissance de ces caractères a une grande importance pour la médecine légale ; elle permet de soupçonner l’existence d’attaques d’épilepsie qui seraient restées ignorées, et de démontrer aux magistrats la réalité d’un état maladif complexe, au lieu de se borner à disserter sur les mobiles d’un acte de folie instantanée. Or, tous ces renseignements scientifiques sont bien nécessaires pour éclairer la justice dans des cas d’une appréciation aussi délicate. En effet, ces accès de trouble intellectuel sont ordinairement d’assez courte durée, relativement aux autres formes de maladies mentales. Le malade paraît complètement revenu à lui quand on l’interroge, et il a souvent recours aux mêmes moyens que les véritables criminels, pour se soustraire à l’action de la loi. La négation du fait incriminé, qui tient en réalité à la perte de la mémoire, paraît aux magistrats une preuve de plus de culpabilité, et la persistance incomplète de la mémoire, au contraire, lorsqu’elle existe, semble un aveu arraché tardivement à un coupable. Enfin, dans quelques cas exceptionnels, l’acte imputé à l’épileptique n’est pas aussi dénué de motifs, de calcul et de préméditation, qu’il l’est habituellement. Quelquefois, en effet, un accès de petit mal intellectuel réveille subitement dans le cœur d’un épileptique un sentiment de jalousie, de vengeance, ou de colère envers une personne déterminée, et le pousse alors immédiatement à l’action, tandis qu’il fût parvenu à comprimer ce sentiment dans son état normal. Toutes ces circonstances, et plusieurs autres que nous ne pouvons énumérer ici, rendent souvent extrêmement ardue la tâche du médecin-légiste dans ces cas délicats.

Il est donc pour lui de la plus haute importance, dans ces circonstances exceptionnelles, de pouvoir joindre à l’exposé des caractères tirés de l’acte lui-même et de ses motifs, le tableau complet de l’état maladif au physique et au moral, et l’histoire entière du malade pendant toute son existence, au lieu de détacher le fait incriminé de tout son entourage, qui seul permet d’en apprécier la véritable nature.

Pour compléter l’examen des divers états dans lesquels les épileptiques peuvent se présenter devant la justice, nous avons encore à dire quelques mots des actes accomplis dans l’état mental habituel des épileptiques, c’est-à-dire dans les intervalles des accès convulsifs et des accès de délire. Nous avons dit combien les troubles intellectuels de l’épilepsie étaient intermittents dans leur essence ; rien n’est donc plus variable que l’état mental des épileptiques dans les intervalles de leurs accès. Ces malades ont souvent de longues périodes de raison, et malgré la bizarrerie de leur caractère et le niveau variable de leur intelligence, on ne peut les considérer comme aliénés, et partant comme irresponsables, pendant les intermittences souvent très prolongées où ils se conduisent à peu près comme la plupart des hommes. Dans ces circonstances, le degré de leur responsabilité morale ne peut être apprécié d’après des lois générales ; on est obligé de se guider sur les faits observés dans chaque cas particulier, et cette appréciation est nécessairement vague et douteuse. Une large part doit donc être faite, dans ces cas, au jugement du médecin. Lorsqu’un épileptique commet un acte violent dans ces conditions (comme cela est arrivé par exemple, à celui qui a tué le médecin de l’asile des aliénés d’Avignon), le malade peut être considéré, dans certains cas, comme partiellement responsable de son action ; il ne reste plus alors au médecin qu’à plaider les circonstances atténuantes et à demander au tribunal la diminution de la peine. Telle est l’opinion de la plupart des auteurs qui se sont occupés de cette question, opinion que M. Baillarger a encore exprimée[38]. C’est dans ces circonstances seulement que le médecin expert peut se baser sur les principes généraux que nous avons déjà exposés, c’est-à-dire sur le nombre, la fréquence et l’ancienneté des attaques d’épilepsie, sur leur production peu de temps avant ou après l’acte incriminé, etc.

Ceci nous amène naturellement à parler de la capacité civile des épileptiques. C’est en effet pendant les intervalles de raison que ces malades sont appelés à accomplir des actes civils, tels que testaments, donations, ventes, etc., dont la validité peut plus tard être contestée. Nous ne pouvons que mentionner ici, en passant, ces diverses circonstances, sans y insister. Nous nous bornerons à poser à cet égard un principe général. Dans les cas douteux, c’est-à-dire quand les actes civils n’ont pas eu lieu pendant des accès de maladie mentale caractérisée (tels que ceux du grand ou du petit mal intellectuel), ou bien pendant un état continu d’aliénation mentale, comme il en existe chez d’anciens épileptiques, on doit ordinairement les considérer comme valables. On ne peut en effet, selon nous, priver toute une classe d’individus, déjà si malheureuse sous tant de rapports par l’effet de sa maladie, de l’exercice de ses droits civils, alors que l’expérience a démontré que, malgré des altérations de caractère ou des affaiblissements temporaires de l’intelligence, ces malades pouvaient jouir entre leurs accès de longs intervalles de raison. Nous pensons donc, en thèse générale, que dans les cas douteux, on doit faire pencher la balance du côté de la validité des actes, toutes les fois qu’il s’agit de questions civiles, tandis qu’on doit faire pencher du côté de l’irresponsabilité lorsqu’il s’agit de questions criminelles.

En terminant cette revue médico-légale rapide relative à l’épilepsie, nous voulons encore aborder brièvement deux questions qui concernent également l’existence civile de ces malades : nous voulons parler de leur mariage et de leur séquestration.

De tout temps, les médecins, prenant en considération les inconvénients graves qui peuvent résulter, pour la personne qui épouse un épileptique, des attaques convulsives elles-mêmes ou du trouble mental qui les accompagne si fréquemment, ont cherché à détourner ces malades du mariage ou même à le leur interdire. À ces motifs déjà si décisifs, on doit encore ajouter les dangers qui proviennent pour les enfants de la loi d’hérédité, qui peut perpétuer chez eux la maladie, soit sous sa forme primitive, soit plus souvent encore transformée en d’autres névroses, en aliénation mentale ou en idiotisme.

Legrand du Saulle[39] a résumé avec habileté ces divers motifs et il n’a pas craint de conclure à l’interdiction absolue du mariage pour les épileptiques. On ne peut, selon nous, poser scientifiquement une règle aussi sévère, et l’on doit admettre des exceptions. Du reste, quand même les médecins adopteraient une manière de voir aussi exclusive, la législation ne pourrait jamais la consacrer, ni forcer les individus à s’y soumettre. Cependant il est remarquable qu’en fait, la plupart des épileptiques ne se marient pas[40]. Nous avons cité néanmoins[41], l’observation curieuse d’un épileptique qui s’est marié pendant qu’il était dans l’asile des aliénés de Montpellier, avec l’autorisation du médecin en chef, le Dr Rech. Nous avons rapporté un autre fait également intéressant en sens contraire[42] : c’est un exemple de cassation de mariage basée sur cette circonstance, que la cérémonie avait eu lieu pendant la période prodromique d’un accès d’épilepsie suivi de fureur, et que le malade ne pouvait être considéré comme ayant joui de son libre arbitre au moment où il avait donné son consentement.

La séquestration des épileptiques est une question également très difficile à résoudre, et qui, selon nous, ne peut pas non plus être tranchée d’une manière absolue.

La législation actuelle n’a pas pourvu d’une manière régulière à la position des épileptiques dans la société. Tantôt ils sont soumis au droit commun, tantôt au contraire à la loi des aliénés, selon qu’ils sont considérés comme sains d’esprit ou comme atteints d’aliénation mentale. Or le même individu peut, selon les moments, être placé alternativement dans l’une ou dans l’autre de ces catégories. La demande d’asiles spéciaux pour les épileptiques, qui a été faite itérativement par des médecins de tous les pays, n’a été encore que très rarement réalisée ; d’ailleurs, la position légale de ces malades dans les asiles spéciaux serait toujours difficile à régulariser.

On est donc obligé, dans l’état actuel de notre jurisprudence, de se contenter de séquestrer les épileptiques dans les asiles d’aliénés, lorsqu’ils présentent des signes évidents d’aliénation mentale ; mais la brièveté habituelle de leurs accès, les intervalles souvent très longs de raison qu’ils présentent, les réclamations incessantes et fréquemment couronnées de succès qu’ils adressent aux autorités pour obtenir leur sortie, mettent souvent dans le plus grand embarras les médecins qui dirigent les asiles d’aliénés. L’embarras est d’autant plus grand que ces médecins connaissent mieux les dangers de tout ordre auxquels ces malades sont exposés, ou exposent ceux qui les entourent, par la rapidité d’invasion et le caractère d’extrême violence de leurs accès.

Ces dangers sont tellement considérables, il est arrivé si fréquemment des malheurs par suite de la mise en liberté de pareils malades, que plusieurs médecins, parmi lesquels nous citerons Cazauvieith[43] et Aubanel[44], n’ont pas hésité à se prononcer en faveur de la séquestration perpétuelle des épileptiques et des aliénés homicides.

Une doctrine aussi exclusive nous paraît inadmissible en pratique. Il est en effet des épileptiques, même homicides, qui présentent des périodes trop longues de raison pour qu’on puisse songer à les séquestrer indéfiniment, en vue d’une hypothèse qui peut-être ne se réalisera jamais ; mais ceci prouve de plus en plus la difficulté extrême de cette question, dont la solution doit être entièrement abandonnée à la conscience du médecin qui observe les caractères et la marche de l’épilepsie dans chaque cas particulier.

Il nous reste maintenant à résumer les principales conséquences que l’étude du délire épileptique peut avoir pour la médecine légale des aliénés.

Nous reconnaissons volontiers que quelques-uns des signes que nous avons indiqués comme appartenant à la folie épileptique, tels que la perte de mémoire ou l’absence de motifs des actes par exemple, peuvent manquer dans certains cas soumis à l’examen des médecins experts ; mais il n’en est pas moins vrai que ces signes se rencontrent le plus généralement chez les épileptiques, et qu’ils deviennent ainsi un auxiliaire précieux pour la médecine légale. Ici, comme dans toutes les affections, le médecin doit juger d’après l’ensemble des symptômes et non d’après un seul ; il doit donc chercher à retrouver dans le fait qu’il est chargé d’examiner le tableau général de la maladie. Or il résulte de notre travail que, pour discerner l’état mental d’un épileptique, le médecin légiste pourra puiser à trois sources différentes :

1oIl s’appuiera sur les caractères tirés de la marche des accès de délire, dans leurs rapports avec les accidents physiques de l’épilepsie. Ainsi, il constatera que le délire s’est produit sous forme d’accès survenus sans convulsions et sans vertiges, ou bien en rapport direct avec ces symptômes physiques ; que ces accès ont été relativement courts ; qu’ils ont eu une invasion et une cessation rapide ; enfin qu’ils se sont reproduits à intervalles plus ou moins rapprochés dans la vie antérieure du malade, ou bien dans la prison.

2oIl se fondera sur les caractères physiques et moraux des accès de grand ou de petit mal intellectuel que nous avons décrits, et qui consistent principalement dans le vague et l’obtusion des idées, la production d’impulsions violentes et instantanées, le besoin de marcher sans but, de frapper ou de briser sans motifs, et la confusion extrême des souvenirs après la disparition du délire.

3oEnfin il se basera sur les caractères des actes eux-mêmes accomplis pendant ces accès, caractères que l’on peut résumer en disant que ces actes sont violents, automatiques, instantanés, et non motivés.

C’est en s’appuyant sur cette triple base clinique que le médecin légiste peut trouver dans sa science spéciale les moyens d’éclairer la justice dans les cas d’actes violents commis par des épileptiques.

En procédant ainsi, il sépare du groupe si vague et si mal défini des folies transitoires, folies instantanées ou folies des actes, admises jusqu’à présent dans les traités de médecine légale, une catégorie bien distincte de faits ayant ses caractères particuliers et décrits à l’avance d’après des observations prises dans des conditions où les malades n’avaient aucun intérêt à simuler ou à dissimuler la folie. De cette façon, lorsqu’il est consulté par les magistrats, le médecin n’a plus qu’à appliquer au fait soumis à son examen les données scientifiques qui lui sont fournies par les cas analogues qu’il a préalablement observés.

Sans doute les actes instantanés et non motivés, ainsi que les accès de folie transitoire, peuvent se produire en dehors de l’influence de l’épilepsie.

Nous ne dirons pas, comme l’a fait Trousseau dans la discussion qui a eu lieu à l’Académie de Médecine[45], que lorsqu’on observe des actes de ce genre, on peut affirmer avec certitude que l’on a affaire à un épileptique, alors même que l’on ne constaterait pas les phénomènes physiques de cette affection. Nous pensons que l’acte seul ne peut suffire pour porter un semblable jugement, et qu’il importe de prendre en considération l’ensemble des symptômes de la maladie. Ces actes instantanés et sans motifs peuvent en effet se produire (ainsi que l’a très bien dit Tardieu[46] dans l’idiotisme, dans l’alcoolisme, chez les hystériques, les femmes enceintes et les nouvelles accouchées). Nous ajouterons que les actes de cette nature surviennent encore assez fréquemment chez les individus que le Dr Morel a groupés sous le titre de dégénérés, et dont il a esquissé avec tant de vérité les traits principaux[47].

Nous croyons aussi qu’il existe des folies transitoires indépendantes de l’épilepsie, ainsi qu’on en trouve de nombreux exemples dans les auteurs qui se sont occupés de la médecine légale des aliénés. Nous pensons même qu’une science plus avancée parviendra à découvrir parmi ces faits, réunis artificiellement à l’aide d’un seul caractère (la brièveté de l’accès et l’instantanéité des actes), plusieurs catégories distinctes, différant totalement par l’ensemble de leurs symptômes, tout en se rapprochant par le caractère commun relatif à la nature des actes. Nous disons seulement que l’on peut, dès à présent, détacher de ce groupe informe et mal limité de la folie des actes une catégorie bien déterminée de faits, sous le nom de folie épileptique. Nous sommes convaincu que cette forme de maladie mentale est beaucoup plus fréquente que ne l’imaginent ceux qui n’observent que dans les asiles d’aliénés, ou que ne le croient les médecins légistes eux-mêmes, parce que jusqu’à présent leur attention n’a pas été suffisamment attirée sur son existence.

Nous avons également la conviction que beaucoup de faits rapportés, sous les noms de folie temporaire, folie instantanée, ou folie transitoire, rentrent dans cette catégorie ; que seulement l’existence de l’épilepsie n’ayant pas été recherchée, elle n’a pu être mentionnée dans ces observations, qui ne contiennent le plus souvent aucuns détails propres à la faire reconnaître. Nous croyons enfin que, dans un certain nombre de cas, l’épilepsie ne se manifeste, pendant quelque temps, que sous sa forme intellectuelle, c’est-à-dire sous une forme larvée, ainsi que l’a très bien démontré le Dr Morel, dans un travail très intéressant sur cette espèce de maladie mentale[48].

Ainsi donc, en résumé, dans les cas si fréquents où le délire épileptique donne lieu à des actes violents, justiciables des tribunaux, l’étude que nous avons faite des caractères spéciaux de ce délire aura, selon nous, un double avantage :

1oElle conduira les médecins à rechercher les symptômes physiques de l’épilepsie, toutes les fois qu’ils constateront les phénomènes qui appartiennent en propre à ce trouble mental ;

2oElle donnera aux juges, par la description clinique de ce trouble mental lui-même, des éléments de conviction bien autrement probants que ne peuvent lui en fournir les discussions sur le libre arbitre ou sur les mobiles des actes incriminés, auxquelles se bornent en général les rapports des médecins légistes, et qui laissent très souvent flottantes les limites entre le crime et la folie.

En se livrant à de pareilles dissertations, le médecin sort de sa sphère particulière et devient avocat. Qu’il reste donc dans la limite de ses attributions. Qu’il se contente de produire devant la justice des documents exclusivement scientifiques. Qu’il puise ses arguments et ses preuves, non dans la discussion du fait lui-même, pour laquelle le juge et l’avocat peuvent se croire aussi compétents que lui, mais dans la connaissance des cas analogues antérieurement observés, et il peut être assuré que, non seulement sa compétence spéciale ne sera jamais contestée, mais que son intervention deviendra indispensable dans toutes les questions relatives à la médecine légale des aliénés.


  1. Archives de médecine, 1860 et 1861.
  2. Cavalier, De la fureur épileptique ; thèse de Montpellier, 1850. — Morel, Études cliniques sur les maladies mentales, t. II ; 1853. — Morel, Traité des maladies mentales, 1860. — Delasiauve, Traité de l’épilepsie, 1854. — Aubanel, Rapport médico-légal sur le nommé Maurin (Annales médico-psychologiques, 1856). — Guillermin, De la Manie épileptique ; thèse de Paris, 1857.
  3. Voir Cheyne, Cyclopedia of practical med., t. II, art. Epilepsy. Voir aussi le fait d’Idées encore présentes à la mémoire, à la suite d’un accès d’épilepsie, publié par Nasse (Journal d’anthropolpgie, t. I, p. 190 ; 1825). Voir encore Griesinger, Traité des maladies mentales ; Tubingen, 1845.
  4. Morel, Études cliniques (t. II, p. 305 et suiv. ; 1853) et Traité des maladies mentales (1860).
  5. Il est important de faire remarquer que les malades observés dans cette situation mentale sont ordinairement jeunes (de 15 à 25 ans), soit parce que ce genre de délire se transforme avec l’âge en idiotisme, soit parce que des actes violents font enfermer de bonne heure ces épileptiques dans les maisons de détention, où ils échappent à l’observation médicale.
  6. Annales médico-psychologiques ; Annales d’hygiène et de médecine légale en France ; Journal für psychiatrie en Allemagne ; Journal of psychological medicine de Forbes-Winslow en Angleterre ; The American journal of insanity en Amérique ; Zeitschrift für die Staats arzneikunde de Henke en Allemagne, etc.
  7. Delasiauve, Traité de l’épilepsie ; Paris, 1851.
  8. Dr Morel, Études cliniques ; Nancy, 1852-53 ; Traité des maladies mentales ; Paris, 1860.
  9. Cavalier, Fureur épileptique ; Montpellier, 1850.
  10. Guillermin, Manie épileptique ; Paris, 1857.
  11. Esquirol, Traité des maladies mentales ; Paris, 1838, article Épilepsie.
  12. Cavalier, Thèse, 1850.
  13. Dagonet, Rapport sur l’asile de Stephansfeld, p. 17 ; 1853.
  14. Renaudin, Annales médico-psychologiques, 2e série, t. IIp. 478.
  15. Alexander Morison, The physiognomy of mental diseases, p. 35 ; London, 1838.
  16. Gazette des tribunaux, 19 septembre 1843 ; extrait des Annales médico-psychologiques, t. III, p. 98 ; 1844.
  17. American journal of insanity, 1845-46, t. II, p. 186 ; extrait de la Gazette des tribunaux, numéro du 7 janvier 1845.
  18. Extrait de Jahn, in Henke’s Zeischrift für die Staats Arzneikunde, t. IV, p. 282 ; 1827.
  19. Cavalier, thèse, page 43.
  20. Delasiauve, Traité de l’épilepsie, page 152.
  21. Dr Cavalier, Thèse, Fureur épileptique, 1850.
  22. Delasiauve, Traité de l’épilepsie, p. 486.
  23. Esquirol, Mémoire sur la monomanie homicide, p. 831 ; fait emprunté à Gall.
  24. Extrait, par Renaudin, du Journal für psychiatrie, 2e cahier, 1847, dans les Annales médico-psychol., 2e série, t. Ip. 301.
  25. Trousseau, Clinique médicale de l’Hôtel-Dieu, 7e édition ; Paris, 1885.
  26. Delasiauve, p. 151.
  27. Morel, Études cliniques, t. II, p. 319.
  28. Morel, p. 320.
  29. Bouchet et Cazauvieith, Archives générales de médecine ; 1825.
  30. Esquirol, Des maladies mentales ; Paris, 1838.
  31. Nous sommes heureux de trouver la même opinion énoncée presque dans les mêmes termes par notre honorable confrère et ami le Dr Billod. Voici comment il s’exprime à cet égard : « Quels sont les rapports qui existent entre les attaques d’épilepsie et les accès de fureur ? Ces accès de fureur, au lieu d’être consécutifs à l’accès d’épilepsie, ne seraient-ils pas une des formes multiples que peut revêtir l’atteinte du mal épileptique ? En d’autres termes, les accès d’épilepsie et de fureur ne seraient-ils pas deux formes d’accès du même mal, deux effets différents de la même cause, au lieu d’être unis entre eux par une relation de cause à effet ? » Mémoire sur la paralysie générale des aliénés, Annales médico-psychologiques, 2e série, t. II, p. 611 ; 1850.
  32. Zachias, Quæstiones medico legales ; Lugduni, 1674.
  33. Marc, De la folie, t. II, p. 509.
  34. Baillarger, La Responsabilité des épileptiques.
  35. M. Calmeil a cité quelques exemples de ces attaques incomplètes. Thèse (Paris, 1824), et Trousseau en a rapporté plusieurs également intéressants. (Bull. de l’Acad. de méd., 19 mars 1861, et Clinique médicale de l’Hôtel-Dieu, 7e édition ; Paris, 1885.)
  36. Trousseau, Bull. de l’Acad. de médecine et Clinique médicale, 7e édition ; Paris, 1885.
  37. Tardieu, Bull. de l’Acad. de méd. et Étude médico-légale sur la folie, 2e édition ; Paris, 1880.
  38. Baillarger, Responsabilité des épileptiques (Bulletin de l’Académie de médecine).
  39. Legrand du Saulle, Annales médico-psychologiques, no de janvier 1861.
  40. Cette circonstance explique peut-être, jusqu’à un certain point, la contradiction qui existe entre les divers auteurs relativement à la fréquence de l’hérédité de l’épilepsie. Leuret, en effet (Archives générales de médecine, 1843) et le Dr Petit, de Nantes, ont nié que l’épilepsie fût très souvent héréditaire.
  41. Obs. 8.
  42. Obs. 3.
  43. Cazauvieith, Du Suicide et de l’aliénation mentale, p. 291 ; Paris, 1810.
  44. Dans plusieurs rapports médico-légaux insérés dans les Annales médico-psychologiques.
  45. Trousseau, Bull. de l’Acad. de méd.
  46. Tardieu, Bull. de l’Acad. de méd.
  47. Morel, Dégénérescences de l’espèce humaine ; 1857, et Traité des maladies mentales ; 1860.
  48. Morel, D’une forme de délire, suite d’une surexcitation nerveuse, se rattachant à une variété non encore décrite d’épilepsie, ou épilepsie larvée. (Gazette hebdomad. ; Paris, décembre 1860.