Étude sur les torrents des Hautes-Alpes/Introduction

Carilian-Gœury et Victor Dalmont (p. xi-xix).

INTRODUCTION.


Le département des Hautes-Alpes présente des cours d’eau d’une nature singulière. On leur donne dans le pays le nom de torrents ; mais à ce terme sont attachées des propriétés caractéristiques, qui ne se retrouvent pas dans les torrents des autres contrées.

Leurs sources sont cachées dans les replis des montagnes. Ils descendent de là vers les vallées, et se mêlent aux ruisseaux ou aux rivières qui les arrosent. Quand ils arrivent dans ces parties basses, ils s’étalent sur un lit démesurément large, et bombé. Ce dernier fait est remarquable ; il établit déjà une distinction tranchée entre les torrents et la plupart des autres cours d’eau.

On sait, en effet, que ceux-ci coulent toujours dans des enfoncements qui les encaissent ; en sorte que si vous imaginez une section faite dans le terrain, suivant une direction perpendiculaire à leur cours, vous obtenez une courbe concave vers le ciel, et dans laquelle les eaux occupent la portion la plus basse. — Dans les torrents, tout au contraire, un pareil profil donne une courbe convexe, et les eaux se tiennent dans la région la plus haute. On peut prendre de suite une idée de cette curieuse disposition, en consultant les deux Coupes en travers, figurées dans la planche II. — Les eaux, ruisselant ainsi sur un faîte, sont contenues par une légère dépression qui les rassemble, et les empêche de s’éparpiller sur la convexité du lit.

On comprend qu’un semblable cours ne peut pas être bien stable : — c’est en effet ce que montre l’observation. Les plus petites crues jettent les eaux hors de la dépression. Elles se déversent alors à droite et à gauche, et s’échappent, en suivant les pentes transversales du lit.

Cette instabilité rend les torrents extrêmement funestes, car elle les transporte sur des points toujours nouveaux, et ouvre à leurs ravages des étendues immenses de terrain. On voit de ces lits dont la largeur dépasse 3 000 mètres. Il n’arrive jamais qu’un torrent couvre à la fois cette surface tout entière ; mais en se portant tantôt ici, tantôt là, il en menace continuellement toutes les parties, et, au bout de quelques crues, toutes portent réellement des traces de son passage.

Tels sont les torrents, lorsqu’ils débouchent dans les vallées.

Quand on les remonte dans les détours des montagnes, on les voit qui s’enfoncent entre des berges abruptes, crevassées, qui se dressent jusqu’à de grandes hauteurs, et forment des gorges profondes. Ces berges, sans cesse minées par la base, s’éboulent et entraînent dans leur chute les cultures et les habitations voisines.

Lorsque enfin l’on approche des sources mêmes des torrents, le terrain s’ouvre en amphithéâtre. Il forme une sorte d’entonnoir, béant vers le ciel, qui reçoit sur une vaste surface les eaux des pluies, des neiges et des orages, et les précipite rapidement dans la gorge.

Un autre fait non moins remarquable, c’est la multitude de ces torrents dans les Hautes-Alpes. Il ne s’agit pas ici d’expliquer quelques anomalies. Il s’agit d’un ordre de faits qui se reproduit à tous les pas, avec des caractères toujours constants, et dont la cause doit être générale et inhérente à la constitution même de ces montagnes. Lorsqu’on marche de Gap vers Embrun, en suivant la route royale no 94, plus du quart du trajet se fait sur les lits mêmes des torrents. On les aperçoit disséminés par tout le pays, inondant toutes les vallées, sillonnant tous les revers. — De là, cet air de désolation particulier à la contrée, et qui frappe tout d’abord les étrangers, quand ils parcourent pour la première fois ces montagnes.

Cette multiplicité de torrents est pour ce département le plus cruel des fléaux. Attachés comme une lèpre au sol de ses montagnes, ils en rongent les flancs, et dégorgent dans les plaines des monceaux de débris. C’est ainsi qu’ils ont créé, par une longue suite d’entassements, ces lits monstrueux, qui s’accroissent toujours, et menacent de tout envahir. Ils vouent à la stérilité tout le sol qu’ils tiennent enseveli sous leurs dépôts. Ils engloutissent chaque année quelques propriétés nouvelles. Ils interceptent les communications, et empêchent d’établir un bon système de routes.

Ces ravages sont d’autant plus déplorables qu’ils se consomment dans un pays très-pauvre, sans industrie, où les terres cultivables sont rares, et font l’unique ressource des habitants. Ceux-ci n’arrivent souvent à se créer un champ qu’après des prodiges de fatigues et de persévérance. Puis le torrent survient, qui leur arrache en une heure le fruit de dix années de sueurs.

La terreur qu’inspirent ici les torrents paraît jusque dans les noms qui leur ont été donnés. C’est ainsi qu’on a le torrent de l’Épervier ; puis les torrents de Malaise, de Malfosse, de Malcombe, de Malpas, de Malatretetc. Quelques-uns portent le nom de Rabioux (enragé) ; plusieurs autres celui de Bramafam (hurle-faim). — Il y en a qui sont à la veille d’engloutir des villages entiers, et même des bourgs. Là, il suffit d’un nuage sombre, planant au-dessus des sources du torrent, pour répandre l’alarme dans une commune entière.

La calamité des torrents n’est pas concentrée dans les bornes de ce département. Elle s’étend au dehors. Elle pèse sur une grande partie du département des Basses-Alpes, et d’une manière terrible sur une de ses vallées (celle de l’Ubaye, où est située Barcelonnette). On les retrouve encore dans les régions des départements de l’Isère et de la Drôme qui avoisinent les Hautes-Alpes. Mais ils ne sévissent nulle part avec autant de fureur que dans ce dernier pays ; et c’est dans l’arrondissement d’Embrun surtout qu’ils se montrent en plus grande abondance, et sous leurs dimensions les plus formidables. À mesure qu’on s’éloigne de ce territoire, qui est comme le centre de leur action, on les voit peu à peu s’affaiblir dans leur violence, en même temps qu’ils deviennent de plus en plus rares. En s’éloignant encore, leurs propriétés caractéristiques finissent par s’évanouir complètement.

L’étude de ces cours d’eau présente un double intérêt. Elle livre à la science quelques observations nouvelles. Elle conduit ensuite à mieux connaître les causes qui les rendent si redoutables, et donne l’idée des moyens qui peuvent les combattre.

Jusqu’à ce jour, rien n’a été recueilli.

M. Héricart de Thury a publié, en 1806, une Potamographie des cours d’eau du département des Hautes-Alpes. Ce titre semble annoncer quelques détails sur les torrents ; mais la pensée de l’auteur était de ne crayonner qu’une esquisse rapide, et toute géologique, des vallées parcourues par les cours d’eau. Il signale, en passant, les effets destructeurs des torrents, sans s’arrêter à les décrire.

L’ouvrage de l’ancien préfet des Hautes-Alpes, M. Ladoucette (Essai sur la topographie des Hautes-Alpes), ne renferme pas sur cet objet plus de développements.

Un ingénieur s’est occupé longuement de cette étude : c’est Fabre. Son Essai sur la théorie des torrents et des rivières contient une description complète des torrents ; des considérations justes, et souvent ingénieuses, sur leur formation et sur leur manière d’agir ; enfin, beaucoup d’observations sous la forme d’aphorismes ; et c’est là peut-être le défaut de son ouvrage. La matière ne comportait pas ces formes géométriques, sous lesquelles il a voulu la faire plier. Il établit d’abord tout par le raisonnement, et ne cite pas les faits qui pourraient confirmer ses principes. Il est dès lors impossible de démêler dans son travail la part de l’observation de la part du raisonnement, c’est-à-dire, la part qui a une valeur certaine de la part douteuse, et l’on finit par demeurer également défiant sur le tout.

En outre, il paraît clairement, par plusieurs passages de ce livre, que les torrents observés par l’auteur ne sont pas ceux des Hautes-Alpes, quoiqu’ils s’en rapprochent en plusieurs points. Sa théorie, lorsqu’on l’applique à ces derniers cours d’eau, ne tombe donc pas toujours juste. Elle a été fondée visiblement sur l’observation des torrents qui désolent le midi de la Provence, et principalement de ceux du Var, où Fabre était ingénieur en chef.

Toutefois, j’invoquerai souvent ce livre, dont le mérite est incontestable. Il est le seul qui traite à fond, non pas exactement le sujet même dont je vais m’occuper, mais un sujet qui en est très-voisin. — Fabre lui-même a annoncé qu’aucun livre n’avait été publié sur cet objet, et il priait qu’on excusât l’imperfection de son travail, à cause de la nouveauté de la matière. Son Essai a été publié en 1797.

Un autre ouvrage du même genre est celui publié par Lecreulx, en 1804 (Recherches sur la formation et l’existence des ruisseaux, rivières et torrents). Je n’aurai rien à y puiser. L’auteur, qui a voulu réfuter l’Essai de Fabre, ne connaissait évidemment pas l’espèce de cours d’eau que celui-ci a eue principalement en vue.

Mais je citerai souvent un excellent Mémoire de M. Dugied (Projet de boisement des Basses-Alpes, présenté à S. E. le ministre secrétaire d’état de l’Intérieur, par M. Dugied, ex-préfet de ce département). — C’est le seul mémoire, à ma connaissance, qui traite spécialement des moyens à opposer au fléau des torrents. Celui qu’il propose est largement conçu. Mais les propriétés mêmes des torrents n’y sont pas analysées, ni même décrites. Le travail de M. Dugied s’adresse à ceux pour qui les torrents sont déjà parfaitement connus.

Ainsi, dans tous ces ouvrages, rien ne fait connaître les torrents du département des Hautes-Alpes. Il m’a paru qu’il y avait pourtant là quelques faits dignes de remarque, qu’il ne serait pas inutile d’éclaircir et de répandre au dehors. Leur connaissance intéresse surtout les ingénieurs que l’administration envoie dans les Hautes-Alpes, et qui s’y succèdent généralement très-vite. Un décret spécial a mis dans leurs attributions l’étude de tous les travaux, publics ou particuliers, qui seraient entrepris ici sur les torrents. Ce service leur présente souvent beaucoup de difficulté, à cause de sa nouveauté, et parce qu’ils ne peuvent se guider, ni sur ce qu’ils ont observé ailleurs, ni même sur ce qui s’est fait ici antérieurement à eux, tout ce qui a été pratiqué jusqu’à ce jour étant retombé aussitôt dans l’oubli.

Une autre pensée m’a encore déterminé à entreprendre cette étude, et je dois dire que c’est celle qui m’a surtout dirigé tout le long de mon travail. Ce malheureux département marche à grands pas vers sa ruine, et l’administration, dont le devoir est de veiller à la conservation de son territoire, n’a pas encore tenté ici le moindre effort pour conjurer l’avenir. Il devient temps d’appeler enfin son attention sur ce pays. Elle semble ignorer l’étendue du mal, et j’ai cru qu’en mettant la plaie au jour, et en indiquant ce qui pouvait la guérir, j’accomplissais un devoir.

Je diviserai cet ouvrage en cinq parties :

Je décrirai d’abord les propriétés principales des torrents.

J’examinerai ensuite les moyens de défense qu’on a employés jusqu’à présent.

Dans la troisième partie, je considérerai les torrents dans les difficultés qu’ils opposent à la construction des routes et des ponts.

Dans la quatrième partie, je rechercherai les causes qui font naître ou qui alimentent les torrents. — On peut déterminer ces causes de la manière la plus rigoureuse, en analysant les faits observés ; et la même recherche fait découvrir quel est le système à suivre pour mettre un terme au mal.

Enfin, dans la cinquième partie, j’exposerai ce système, et je dirai ce qui, dans ma conviction la plus intime, peut seul prévenir l’affreuse destinée qui menace ces montagnes. — Je discuterai cette partie avec plus de développement que les précédentes. Dans celles-ci, je n’aurai eu que des faits à décrire ou à expliquer. Ici, ce sera un système à faire prévaloir, des objections à prévoir et à repousser.

Je ne doute pas que mes convictions ne soient partagées par tous ceux qui ont vu le mal de près, comme moi. Je souhaite qu’elles le soient aussi par les hommes placés à la tête de l’État, et qui ont seuls le pouvoir d’accomplir les mesures que je propose ; mesures dont le double effet serait de sauver ces montagnes, et de leur assigner une destination utile, dont l’heureuse influence s’étendrait sur tous les pays environnants.